« Ferragus » : différence entre les versions

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Le lendemain, vers neuf heures, Jules s’échappa de chez lui, courut à la rue des Enfants-Rouges, monta, et sonna chez la veuve Gruget.
Une bien belle chose est le métier d’espion, quand on le fait pour son compte et au profit d’une passion. N’est-ce pas se donner les plaisirs du voleur en restant honnête homme ? Mais il faut se résigner à bouillir de colère, à rugir d’impatience, à se glacer les pieds dans la boue, à transir et brûler, à dévorer de fausses espérances. Il faut aller, sur la foi d’une indication, vers un but ignoré, manquer son coup, pester, s’improviser à soi-même des élégies, des dithyrambes, s’exclamer niaisement devant un passant inoffensif qui vous admire ; puis renverser des bonnes femmes et leurs paniers de pommes, courir, se reposer, rester devant une croisée, faire mille suppositions... Mais c’est la chasse, la chasse dans Paris, la chasse avec tous ses accidents, moins les chiens, le fusil et le tahiau ! Il n’est de comparable à ces scènes que celles de la vie des joueurs. Puis besoin est d’un cœur gros d’amour ou de vengeance pour s’embusquer dans Paris, comme un tigre qui veut sauter sur sa proie, et pour jouir alors de tous les accidents de Paris et d’un quartier, en leur prêtant un intérêt de plus que celui dont ils abondent déjà. Alors, ne faut-il pas avoir une âme multiple ? n’est-ce pas vivre de mille passions, de mille sentiments ensemble ?
 
- Ah ! vous êtes de parole, exact comme l’aurore. Entrez donc, monsieur, lui dit la vieille passementière en le reconnaissant. Je vous ai apprêté une tasse de café à la crème, au cas où... reprit-elle quand la porte fut fermée. Ah ! de la vraie crème, un petit pot que j’ai vu traire moi-même à la vacherie que nous avons dans le marché des Enfants-Rouges.
Auguste de Maulincour se jeta dans cette ardente existence avec amour, parce qu’il en ressentit tous les malheurs et tous les plaisirs. Il allait déguisé, dans Paris, veillait à tous les coins de la rue Pagevin ou de la rue des Vieux-Augustins. Il courait comme un chasseur de la rue de Ménars à la rue Soly, de la rue Soly à la rue de Ménars, sans connaître ni la vengeance, ni le prix dont seraient ou punis ou récompensés tant de soins, de démarches et de ruses ! Et, cependant, il n’en était pas encore arrivé à cette impatience qui tord les entrailles et fait suer ; il flânait avec espoir, en pensant que madame Jules ne se hasarderait pas pendant les premiers jours à retourner là où elle avait été surprise. Aussi avait-il consacré ces premiers jours à s’initier à tous les secrets de la rue. Novice en ce métier, il n’osait questionner ni le portier, ni le cordonnier de la maison dans laquelle venait madame Jules ; mais il espérait pouvoir se créer un observatoire dans la maison située en face de l’appartement mystérieux. Il étudiait le terrain, il voulait concilier la prudence et l’impatience, son amour et le secret.
 
- Merci, madame, non, rien. Menez-moi...
Dans les premiers jours du mois de mars, au milieu des plans qu’il méditait pour frapper un grand coup, et en quittant son échiquier après une de ces factions assidues qui ne lui avaient encore rien appris, il s’en retournait vers quatre heures à son hôtel où l’appelait une affaire relative à son service, lorsqu’il fut pris, rue Coquillière, par une de ces belles pluies qui grossissent tout à coup les ruisseaux, et dont chaque goutte fait cloche en tombant sur les flaques d’eau de la voie publique. Un fantassin de Paris est alors obligé de s’arrêter tout court, de se réfugier dans une boutique ou dans un café, s’il est assez riche pour y payer son hospitalité forcée ; ou, selon l’urgence, sous une porte cochère, asile des gens pauvres ou mal mis. Comment aucun de nos peintres n’a-t-il pas encore essayé de reproduire la physionomie d’un essaim de Parisiens groupés, par un temps d’orage, sous le porche humide d’une maison ? Où rencontrer un plus riche tableau ? N’y a-t-il pas d’abord de piéton rêveur ou philosophe qui observe avec plaisir, soit les raies faites par la pluie sur le fond grisâtre de l’atmosphère, espèce de ciselures semblables aux jets capricieux des filets de verre ; soit les tourbillons d’eau blanche que le vent roule en poussière lumineuse sur les toits ; soit les capricieux dégorgements des tuyaux pétillants, écumeux ; enfin mille autres riens admirables, étudiés avec délices par les flâneurs, malgré les coups de balai dont les régale le maître de la loge ? Puis il y a le piéton causeur qui se plaint et converse avec la portière, quand elle se pose sur son balai comme un grenadier sur son fusil ; le piéton indigent, fantastiquement collé sur le mur, sans nul souci de ses haillons habitués au contact des rues ; le piéton savant qui étudie, épèle ou lit les affiches sans les achever ; le piéton rieur qui se moque des gens auxquels il arrive malheur dans la rue, qui rit des femmes crottées et fait des mines à ceux ou celles qui sont aux fenêtres ; le piéton silencieux qui regarde à toutes les croisées, à tous les étages ; le piéton industriel, armé d’une sacoche ou muni d’un paquet, traduisant la pluie par profits et pertes ; le piéton aimable, qui arrive comme un obus, en disant : Ah ! quel temps, messieurs ! et qui salue tout le monde ; enfin, le vrai bourgeois de Paris, homme à parapluie, expert en averse, qui l’a prévue, sorti malgré l’avis de sa femme, et qui s’est assis sur la chaise du portier. Selon son caractère, chaque membre de cette société fortuite contemple le ciel, s’en va sautillant pour ne pas se crotter, ou parce qu’il est pressé, ou parce qu’il voit des citoyens marchant malgré vent et marée, ou parce que la cour de la maison étant humide et catarrhalement mortelle, la lisière, dit un proverbe, est pire que le drap. Chacun a ses motifs. Il ne reste que le piéton prudent, l’homme qui, pour se remettre en route, épie quelques espaces bleus à travers les nuages crevassés.
 
- Bien, bien, mon cher monsieur. Venez par ici.
Monsieur de Maulincour se réfugia donc, avec toute une famille de piétons, sous le porche d’une vieille maison dont la cour ressemblait à un grand tuyau de cheminée. Il y avait le long de ces murs plâtreux, salpêtrés et verdâtres, tant de plombs et de conduits, et tant d’étages dans les quatre corps de logis, que vous eussiez dit les cascatelles de Saint-Cloud. L’eau ruisselait de toutes parts ; elle bouillonnait, elle sautillait, murmurait ; elle était noire, blanche, bleue, verte ; elle criait, elle foisonnait sous le balai de la portière, vieille femme édentée, faite aux orages, qui semblait les bénir et qui poussait dans la rue mille débris dont l’inventaire curieux révélait la vie et les habitudes de chaque locataire de la maison. C’était des découpures d’indienne, des feuilles de thé, des pétales de fleurs artificielles, décolorées, manquées ; des épluchures de légumes, des papiers, des fragments de métal. A chaque coup de balai, la vieille femme mettait à nu l’âme du ruisseau, cette fente noire, découpée en cases de damier, après laquelle s’acharnent les portiers. Le pauvre amant examinait ce tableau, l’un des milliers que le mouvant Paris offre chaque jour ; mais il l’examinait machinalement, en homme absorbé par ses pensées, lorsqu’en levant les yeux il se trouva nez à nez avec un homme qui venait d’entrer.
 
La veuve conduisit Jules dans une chambre située au-dessus de la sienne, et où elle lui montra, triomphalement, une ouverture grande comme une pièce de quarante sous, pratiquée pendant la nuit à une place correspondant aux rosaces les plus hautes et les plus obscures du papier tendu dans la chambre de Ferragus. Cette ouverture se trouvait, dans l’une et l’autre pièce, au-dessus d’une armoire. Les légers dégâts faits par le serrurier n’avaient donc laissé de traces d’aucun côté du mur, et il était fort difficile d’apercevoir dans l’ombre cette espèce de meurtrière. Aussi Jules fut-il obligé, pour se maintenir là, et pour y bien voir, de rester dans une position assez fatigante, en se perchant sur un marchepied que la veuve Gruget avait eu soin d’apporter.
C’était, en apparence du moins, un mendiant, mais non pas le mendiant de Paris, création sans nom dans les langages humains ; non, cet homme formait un type nouveau frappé en dehors de toutes les idées réveillées par le mot de mendiant. L’inconnu ne se distinguait point par ce caractère originalement parisien qui nous saisit assez souvent dans les malheureux que Charlet a représentés parfois, avec un rare bonheur d’observation : c’est de grossières figures roulées dans la boue, à la voix rauque, au nez rougi et bulbeux, à bouches dépourvues de dents, quoique menaçantes ; humbles et terribles, chez lesquelles l’intelligence profonde qui brille dans les yeux semble être un contre-sens. Quelques-uns de ces vagabonds effrontés ont le teint marbré, gercé, veiné ; le front couvert de rugosités ; les cheveux rares et sales, comme ceux d’une perruque jetée au coin d’une borne. Tous gais dans leur dégradation, et dégradés dans leurs joies, tous marqués du sceau de la débauche jettent leur silence comme un reproche ; leur attitude révèle d’effrayantes pensées. Placés entre le crime et l’aumône, ils n’ont plus de remords, et tournent prudemment autour de l’échafaud sans y tomber, innocents au milieu du vice, et vicieux au milieu de leur innocence. Ils font souvent sourire, mais font toujours penser. L’un vous représente la civilisation rabougrie, il comprend tout : l’honneur du bagne, la patrie, la vertu ; puis c’est la malice du crime vulgaire, et les finesses d’un forfait élégant. L’autre est résigné, mime profond, mais stupide. Tous ont des velléités d’ordre et de travail, mais ils sont repoussés dans leur fange par une société qui ne veut pas s’enquérir de ce qu’il peut y avoir de poëtes, de grands hommes, de gens intrépides et d’organisations magnifiques parmi les mendiants, ces bohémiens de Paris ; peuple souverainement bon et souverainement méchant, comme toutes les masses qui ont souffert ; habitué à supporter des maux inouïs, et qu’une fatale puissance maintient toujours au niveau de la boue. Ils ont tous un rêve, une espérance, un bonheur : le jeu, la loterie ou le vin. Il n’y avait rien de cette vie étrange dans le personnage collé fort insouciamment sur le mur, devant monsieur de Maulincour, comme une fantaisie dessinée par un habile artiste derrière quelque toile retournée de son atelier. Cet homme long et sec, dont le visage plombé trahissait une pensée profonde et glaciale, séchait la pitié dans le cœur des curieux, par une attitude pleine d’ironie et par un regard noir qui annonçaient sa prétention de traiter d’égal à égal avec eux. Sa figure était d’un blanc sale, et son crâne ridé, dégarni de cheveux, avait une vague ressemblance avec un quartier de granit. Quelques mèches plates et grises, placées de chaque côté de sa tête, descendaient sur le collet de son habit crasseux et boutonné jusqu’au cou. Il ressemblait tout à la foi à Voltaire et à don Quichotte ; il était railleur et mélancolique, plein de philosophie mais à demi aliéné. Il paraissait ne pas avoir de chemise. Sa barbe était longue. Sa méchante cravate noire tout usée, déchirée, laissait voir un cou protubérant, fortement sillonné, composé de veines grosses comme des cordes. Un large cercle brun, meurtri, se dessinait sous chacun de ses yeux. Il semblait avoir au moins soixante ans. Ses mains étaient blanches et propres. Il portait des bottes éculées et percées. Son pantalon bleu, raccommodé en plusieurs endroits, était blanchi par une espèce de duvet qui le rendait ignoble à voir. Soit que ses vêtements mouillés exhalassent une odeur fétide, soit qu’il eût à l’état normal cette senteur de misère qu’ont les taudis parisiens, de même que les Bureaux, les Sacristies et les Hospices ont la leur, goût fétide et rance, dont rien ne saurait donner l’idée, les voisins de cet homme quittèrent leurs places et le laissèrent seul ; il jeta sur eux, puis reporta sur l’officier son regard calme et sans expression, le regard si célèbre de monsieur de Talleyrand, coup d’oeil terne et sans chaleur, espèce de voile impénétrable sous lequel une âme forte cache de profondes émotions et les plus exacts calculs sur les hommes, les choses et les événements. Aucun pli de son visage ne se creusa. Sa bouche et son front furent impassibles ; mais ses yeux s’abaissèrent par un mouvement d’une lenteur noble et presque tragique. Il y eut enfin tout un drame dans le mouvement de ses paupières flétries.
 
- Il est avec un monsieur, dit la vieille en se retirant.
L’aspect de cette figure stoïque fit naître chez monsieur de Maulincour l’une de ces rêveries vagabondes qui commencent par une interrogation vulgaire et finissent par comprendre tout un monde de pensées. L’orage était passé. Monsieur de Maulincour n’aperçut plus de cet homme que le pan de sa redingote qui frôlait la borne ; mais, en quittant sa place pour s’en aller, il trouva sous ses pieds une lettre qui venait de tomber, et devina qu’elle appartenait à l’inconnu, en lui voyant remettre dans sa poche un foulard dont il venait de se servir. L’officier, qui prit la lettre pour la lui rendre, en lut involontairement l’adresse :
 
Jules aperçut en effet un homme occupé à panser un cordon de plaies, produites par une certaine quantité de brûlures pratiquées sur les épaules de Ferragus, dont il reconnut la tête, d’après la description que lui en avait faite monsieur de Maulincour.
A Mosieur,
 
- Quand crois-tu que je serai guéri, demandait-il.
Mosieur Ferragusse,
 
- Je ne sais, répondit l’inconnu ; mais, au dire des médecins, il faudra bien encore sept ou huit pansements.
Rue des Grans-Augustains, au coing de la rue Soly,
 
- Eh ! bien, à ce soir, dit Ferragus en tendant la main à celui qui venait de poser la dernière bande de l’appareil.
PARIS.
 
- A ce soir, répondit l’inconnu en serrant cordialement la main de Ferragus. Je voudrais te voir quitte de tes souffrances.
La lettre ne portait aucun timbre, et l’indication empêcha monsieur de Maulincour de la restituer : car il y a peu de passions qui ne deviennent improbes à la longue. Le baron eut un pressentiment de l’opportunité de cette trouvaille, et voulut, en gardant la lettre, se donner le droit d’entrer dans la maison mystérieuse pour y venir la rendre à cet homme, ne doutant pas qu’il ne demeurât dans la maison suspecte. Déjà des soupçons, vagues comme les premières lueurs du jour, lui faisaient établir des rapports entre cet homme et madame Jules. Les amants jaloux supposent tout, et c’est en supposant tout, en choisissant les conjectures les plus probables que les juges, les espions, les amants et les observateurs devinent la vérité qui les intéresse.
 
- Enfin, les papiers de monsieur de Funcal nous seront remis demain et Henri Bourignard est bien mort, reprit Ferragus. Les deux fatales lettres qui nous ont coûté si cher n’existent plus. Je redeviendrai donc quelque chose de social, un homme parmi les hommes, et je vaux bien le marin qu’ont mangé les poissons. Dieu sait si c’est pour moi que je me fais comte !
- Est-ce à lui la lettre ? est-elle de madame Jules ?
 
- Pauvre Gratien, toi, notre plus forte tête, notre frère chéri, tu es le Benjamin de la bande ; tu le sais.
Mille questions ensemble lui furent jetées par son imagination inquiète ; mais aux premiers mots il sourit. Voici textuellement, dans la splendeur de sa phrase naïve, dans son orthographe ignoble, cette lettre, à laquelle il était impossible de rien ajouter, dont il ne fallait rien retrancher, si ce n’est la lettre même, mais qu’il a été nécessaire de ponctuer en la donnant. Il n’existe dans l’original ni virgules, ni repos indiqué, ni même de points d’exclamation ; fait qui tiendrait à détruire le système des points par lesquels les auteurs modernes ont essayé de peindre les grands désastres de toutes les passions.
 
- Adieu ! surveillez bien mon Maulincour.
" HENRY !
 
- Sois en paix sur ce point.
Dans le nombre des sacrifisses que je m’étais imposée a votre égard ce trouvoit ce lui de ne plus vous donner de mes nouvelles, mais une voix irrésistible mordonne de vous faire connettre vos crimes en vers moi. Je sais d’avance que votre ame an durcie dans le vice ne daignera pas me pleindre. Votre cœur est sour à la censibilité. Ne l’ét-il pas aux cris de la nature, mais peu importe : je dois vous apprendre jusquà quelle poing vous vous êtes rendu coupable et l’orreur de la position où vous m’avez mis. Henry, vous saviez tout ce que j’ai souffert de ma promière faute et vous avez pu mé plonger dans le même malheur et m’abendonner à mon désespoir et à ma douleur. Oui, je la voue, la croyence que javoit d’être aimée et d’être estimée de vou m’avoit donné le couraje de suporter mon sort. Mais aujourd’hui que me reste-til ? ne m’avez vous pas fai perdre tout ce que j’avoit de plus cher, tout ce qui m’attachait à la vie : parans, amis, onneur, réputations, je vous ai tout sacrifiés et il ne me reste que l’oprobre, la honte et je le dis sans rougire, la misère. Il ne manquai à mon malheur que la sertitude de votre mépris et de votre aine ; maintenant que je l’é, j’orai le couraje que mon projet exije. Mon parti est pris et l’honneur de ma famille le commande : je vais donc mettre un terme à mes souffransses. Ne faites aucune réflaictions sur mon projet, Henry. Il est affreux, je le sais, mais mon état m’y forsse. Sans secour, sans soutien, sans un ami pour me consoler, puije vivre ? non. Le sort en a désidé. Ainci dans deux jours, Henry, dans deux jours Ida ne cera plus digne de votre estime ; mais recevez le serment que je vous fais d’avoir ma conscience tranquille, puisque je n’ai jamais sésé d’être digne de votre amitié. O Henry, mon ami, car je ne changerai jamais pour vous, promettez-moi que vous me pardonnerèz la carrier que je vait embrasser. Mon amour m’a donné du courage, il me soutiendra dans la vertu. Mon cœur d’ailleur plain de ton image cera pour moi un préservatife contre la séduction. N’oubliez jamais que mon sort est votre ouvrage, et jugez-vous. Puice le ciel ne pas vous punir de vos crimes, c’est à genoux que je lui demende votre pardon, car je le sens, il ne me manquerai plus à mes maux que la douleur de vous savoir malheureux. Malgré le dénument où je me trouve, je refuserai tout èspec de secour de vous. Si vous m’aviez aimé, j’orai pu les recevoir comme venent de la mitié, mais un bienfait exité par la pitié, mon ame le repousse et je cerois plus lache en le resevent que celui qui me le proposerai. J’ai une grâce a vous demander. Je ne sais pas le temps que je dois rester chez madame Meynardie, soyez assez généreux déviter di paroitre devent moi. Vos deux dernier visites mon fait un mal dont je me résentirai longtemps : je ne veux point entrer dans des détailles sur votre condhuite à ce sujet. Vous me haisez, ce mot est gravé dans mon cœur et la glassé défroit. Hélas ! c’est au moment où j’ai besoin de tout mon courage que toutes mes facultés ma bandonnent, Henry, mon ami, avant que j’aie mis une barrier entre nous, donne moi une dernier preuve de ton estime : écris-moi, répons moi, dis moi que tu mestime encore quoique ne m’aimant plus. Malgré que mes yeux soit toujours dignes de rencontrer les vôtres, je ne solicite pas d’entrevue : je crains tout de ma faiblesse et de mon amour. Mais de grâce écrivez moi un mot de suite, il me donnera le courage dont j’ai besoin pour supporter mes adversités. Adieu l’oteur de tous mes maux, mais le seul ami que mon cœur ai choisi et qu’il n’oublira jamais.
 
- Hé, marquis ? cria le vieux forçat.
" IDA. "
 
- Quoi ?
Cette vie de jeune fille dont l’amour trompé, les joies funestes, les douleurs, la misère et l’épouvantable résignation étaient résumés en si peu de mots ; ce poème inconnu, mais essentiellement parisien, écrit dans cette lettre sale, agirent pendant un moment sur monsieur de Maulincour, qui finit par se demander si cette Ida ne serait pas une parente de madame Jules, et si le rendez-vous du soir, duquel il avait été fortuitement témoin, n’était pas nécessité par quelque tentative charitable. Que le vieux pauvre eût séduit Ida ?... cette séduction tenait du prodige. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l’une par l’autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins qui avoisine la rue Montmartre. Tous les fiacres stationnés lui disaient quelque chose. - Y serait-elle ? pensa-t-il. Et son cœur battait par un mouvement chaud et fiévreux. Il poussa la petite porte à grelot, mais en baissant la tête et en obéissant à une sorte de honte, car il entendait une voix secrète qui lui disait : - Pourquoi mets-tu le pied dans ce mystère ?
 
- Ida est capable de tout, après la scène d’hier au soir. Si elle s’est jetée à l’eau, je ne la repêcherai certes pas, elle gardera bien mieux le secret de mon nom, le seul qu’elle possède ; mais surveille-la ; car, après tout, c’est une bonne fille.
Il monta quelques marches, et se trouva nez à nez avec la vieille portière.
 
- Bien.
- Monsieur Ferragus ?
 
L’inconnu se retira. Dix minutes après, monsieur Jules n’entendit pas, sans avoir un frisson de fièvre, le bruissement particulier aux robes de soie, et reconnut presque le bruit des pas de sa femme.
- Connais pas...
 
- Eh ! bien, mon père, dit Clémence. Pauvre père, comment allez-vous ? Quel courage !
- Comment, monsieur Ferragus ne demeure pas ici ?
 
- Viens, mon enfant, répondit Ferragus en lui tendant la main.
- Nous n’avons pas ça dans la maison.
 
Et Clémence lui présenta son front, qu’il embrassa.
- Mais, ma bonne femme...
 
- Voyons, qu’as-tu, pauvre petite ? Quels chagrins nouveaux...
- Je ne suis pas une bonne femme, monsieur, je suis concierge.
 
- Des chagrins, mon père, mais c’est la mort de votre fille que vous aimez tant. Comme je vous l’écrivais hier, il faut absolument que dans votre tête, si fertile en idées, vous trouviez le moyen de voir mon pauvre Jules, aujourd’hui même. Si vous saviez comme il a été bon pour moi, malgré des soupçons, en apparence, si légitimes ! Mon père, mon amour c’est ma vie. Voulez-vous me voir mourir ? Ah ! j’ai déjà bien souffert ! et, je le sens, ma vie est en danger.
- Mais, madame, reprit le baron, j’ai une lettre à remettre à monsieur Ferragus.
 
- Te perdre, ma fille, dit Ferragus, te perdre par la curiosité d’un misérable Parisien ! Je brûlerais Paris. Ah ! tu sais ce qu’est un amant, mais tu ne sais pas ce qu’est un père.
- Ah ! si monsieur a une lettre, dit-elle en changeant de ton, la chose est bien différente. Voulez-vous la faire voir, votre lettre ? Auguste montra la lettre pliée. La vieille hocha la tête d’un air de doute, hésita, sembla vouloir quitter sa loge pour aller instruire le mystérieux Ferragus de cet incident imprévu ; puis elle dit : - Eh ! bien, montez, monsieur. Vous devez savoir où c’est.... Sans répondre à cette phrase, par laquelle cette vieille rusée pouvait lui tendre un piége, l’officier grimpa lestement les escaliers, et sonna vivement à la porte du second étage. Son instinct d’amant lui disait : - Elle est là.
 
- Mon père, vous m’effrayez quand vous me regardez ainsi. Ne mettez pas en balance deux sentiments si différents. J’avais un époux avant de savoir que mon père était vivant...
L’inconnu du porche, le Ferragus ou l ’oteur des maux d’Ida, ouvrit lui-même. Il se montra vêtu d’une robe de chambre à fleurs, d’un pantalon de molleton blanc, les pieds chaussés dans de jolies pantoufles en tapisserie, et la tête débarbouillée. Madame Jules, dont la tête dépassait le chambranle de la porte de la seconde pièce, pâlit et tomba sur une chaise.
 
- Si ton mari a mis, le premier, des baisers sur ton front, répondit Ferragus, moi, le premier, j’y ai mis des larmes.... Rassure-toi, Clémence, parle à cœur ouvert. Je t’aime assez pour être heureux de savoir que tu es heureuse, quoique ton père ne soit presque rien dans ton cœur, tandis que tu remplis le sien.
- Qu’avez-vous, madame, s’écria l’officier en s’élançant vers elle.
 
- Mon Dieu, de semblables paroles me font trop de bien ! Vous vous faites aimer davantage, et il me semble que c’est voler quelque chose à Jules. Mais, mon bon père, songez donc qu’il est au désespoir. Que lui dire dans deux heures ?
Mais Ferragus étendit le bras et rejeta vivement l’officieux en arrière par un mouvement si sec qu’Auguste crut avoir reçu dans la poitrine un coup de barre de fer.
 
- Enfant, ai-je donc attendu ta lettre pour te sauver du malheur qui te menace ? Et que deviennent ceux qui s’avisent de toucher à ton bonheur, ou de se mettre entre nous ? N’as-tu donc jamais reconnu la seconde providence qui veille sur toi ? Tu ne sais pas que douze hommes pleins de force et d’intelligence forment un cortège autour de ton amour et de ta vie, prêts à tout pour votre conservation ? Est-ce un père qui risquait la mort en allant te voir aux promenades, ou en venant t’admirer dans ton petit lit chez ta mère, pendant la nuit ? est-ce le père auquel un souvenir de tes caresses d’enfant a seul donné la force de vivre, au moment où un homme d’honneur devait se tuer pour échapper à l’infamie ? Est-ce MOI enfin, moi qui ne respire que par ta bouche, moi qui ne vois que par tes yeux, moi qui ne sens que par ton cœur, est-ce moi qui ne saurais pas défendre avec des ongles de lion, avec l’âme d’un père, mon seul bien, ma vie, ma fille ?... Mais, depuis la mort de cet ange qui fut ta mère, je n’ai rêvé qu’à une seule chose, au bonheur de t’avouer pour ma fille, de te serrer dans mes bras à la face du ciel et de la terre, à tuer le forçat... Il y eut là une légère pause...... A te donner un père, reprit-il, à pouvoir presser sans honte la main de ton mari, à vivre sans crainte dans vos cœurs, à dire à tout le monde en te voyant : - " Voilà mon enfant ! " enfin, à être père à mon aise !
- Arrière ! monsieur, dit cet homme. Que nous voulez-vous ? Vous rôdez dans le quartier depuis cinq à six jours. Seriez-vous un espion ?
 
- O mon père, mon père !
- Etes-vous monsieur Ferragus ? dit le baron.
 
- Après bien des peines, après avoir fouillé le globe, dit Ferragus en continuant, mes amis m’ont trouvé une peau d’homme à endosser. Je vais être d’ici à quelques jours monsieur de Funcal, un comte portugais. Va, ma chère fille, il y a peu d’hommes qui puissent à mon âge avoir la patience d’apprendre le portugais et l’anglais, que ce diable de marin savait parfaitement.
- Non, monsieur.
 
- Mon cher père !
- Néanmoins, reprit Auguste, je dois vous remettre ce papier, que vous avez perdu sous la porte de la maison où nous étions tous deux pendant la pluie.
 
- Tout a été prévu, et d’ici à quelques jours Sa Majesté Jean VI, roi de Portugal, sera mon complice. Il ne te faut donc qu’un peu de patience là où ton père en a eu beaucoup. Mais moi, c’était tout simple. Que ne ferais-je pas pour récompenser ton dévouement pendant ces trois années ! Venir si religieusement consoler ton vieux père, risquer ton bonheur !
En parlant et en tendant la lettre à cet homme, le baron ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil sur la pièce où le recevait Ferragus, il la trouva fort bien décorée, quoique simplement. Il y avait du feu dans la cheminée ; tout auprès était une table servie plus somptueusement que ne le comportaient l’apparente situation de cet homme et la médiocrité de son loyer. Enfin, sur une causeuse de la seconde pièce, qu’il lui fut possible de voir, il aperçut un tas d’or, et entendit un bruit qui ne pouvait être produit que par des pleurs de femme.
 
- Mon père ! Et Clémence prit les mains de Ferragus, et les baisa.
- Ce papier m’appartient, je vous remercie, dit l’inconnu en se tournant de manière à faire comprendre au baron qu’il désirait le renvoyer aussitôt.
 
- Allons, encore un peu de courage, ma Clémence, gardons le fatal secret jusqu’au bout. Ce n’est pas un homme ordinaire que Jules ; mais cependant savons-nous si son grand caractère et son extrême amour ne détermineraient pas une sorte de mésestime pour la fille d’un...
Trop curieux pour faire attention à l’examen profond dont il était l’objet, Auguste ne vit pas les regards à demi magnétiques par lesquels l’inconnu semblait vouloir le dévorer ; mais s’il eût rencontré cet oeil de basilic, il aurait compris le danger de sa position. Trop passionné pour penser à lui-même, Auguste salua, descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sens dans la réunion de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madame Jules ; occupation qui, moralement, équivalait à chercher l’arrangement des morceaux de bois biscornus du casse-tête chinois, sans avoir la clef du jeu. Mais madame Jules l’avait vu, madame Jules venait là, madame Jules lui avait menti. Maulincour se proposa d’aller rendre une visite à cette femme le lendemain, elle ne pouvait pas refuser de le voir, il s’était fait son complice, il avait les pieds et les mains dans cette ténébreuse intrigue. Il tranchait déjà du sultan, et pensait à demander impérieusement à madame Jules de lui révéler tous ses secrets.
 
- Oh ! s’écria Clémence, vous avez lu dans le cœur de votre enfant, je n’ai pas d’autre peur, ajouta-t-elle d’un ton déchirant. C’est une pensée qui me glace. Mais, mon père, songez que je lui ai promis la vérité dans deux heures.
En ce temps-là, Paris avait la fièvre des constructions. Si Paris est un monstre, il est assurément le plus maniaque des monstres. Il s’éprend de mille fantaisies : tantôt il bâtit comme un grand seigneur qui aime la truelle ; puis, il laisse sa truelle et devient militaire ; il s’habille de la tête aux pieds en garde national, fait l’exercice et fume ; tout à coup il abandonne les répétitions militaires et jette son cigare ; puis il se désole, fait faillite, vend ses meubles sur la place du Châtelet, dépose son bilan ; mais quelques jours après, il arrange ses affaires, se met en fête et danse. Un jour il mange du sucre d’orge à pleines mains, à pleines lèvres ; hier il achetait du papier Weynen ; aujourd’hui le monstre a mal aux dents et s’applique un alexipharmaque sur toutes ses murailles ; demain il fera ses provisions de pâte pectorale.Il a ses manies pour le mois, pour la saison, pour l’année, comme ses manies d’un jour. En ce moment donc, tout le monde bâtissait et démolissait quelque chose, on ne sait quoi encore. Il y avait très-peu de rues qui ne vissent l’échafaudage à longues perches, garni de planches mises sur des traverses et fixées d’étages en étages dans des boulins ; construction frêle, ébranlée par les Limousins, mais assujettie par des cordages, toute blanche de plâtre, rarement garantie des atteintes d’une voiture par ce mur de planches, enceinte obligée des monuments qu’on ne bâtit pas. Il y a quelque chose de maritime dans ces mâts, dans ces échelles, dans ces cordages, dans les cris des maçons. Or, à douze pas de l’hôtel Maulincour, un de ces bâtiments éphémères était élevé devant une maison que l’on construisait en pierres de taille. Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez madame Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s’échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu’elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d’épouvante fit trembler l’échafaudage et les maçons ; l’un d’eux, en danger de mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissait avoir été touché par la pierre. La foule s’amassa promptement. Tous les maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabriolet de monsieur de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue. Deux pouces de plus, et l’officier avait la tête coiffée par la pierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut un événement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. Monsieur de Maulincour, sûr de n’avoir rien touché, se plaignit. La justice intervint. Enquête faite, il fut prouvé qu’un petit garçon, armé d’une latte, montait la garde et criait aux passants de s’éloigner. L’affaire en resta là. Monsieur de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours ; car l’arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions ; puis, la secousse nerveuse causée par la surprise lui donna la fièvre. Il n’alla pas chez madame Jules. Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu’en descendant la rue de Bourgogne, à l’endroit où se trouve l’égout, en face la Chambre des Députés, l’essieu se cassa net par le milieu, et le baron allait si rapidement que cette cassure eut pour effet de faire tendre les deux roues à se rejoindre assez violemment pour lui fracasser la tête ; mais il fut préservé de ce danger par la résistance qu’opposa la capote. Néanmoins il reçut une blessure grave au côté. Pour la seconde fois en dix jours il fut rapporté quasi mort chez la douairière éplorée. Ce second accident lui donna quelque défiance, et il pensa, mais vaguement, à Ferragus et à madame Jules. Pour éclaircir ses soupçons, il garda l’essieu brisé dans sa chambre, et manda son carrossier. Le carrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deux choses à monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas de ses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravât grossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pas expliquer par quels moyens cet essieu avait été substitué à l’autre ; puis la cassure de cet essieu suspect avait été ménagée par une chambre, espèce de creux intérieur, par des soufflures et par des pailles très-habilement pratiquées.
 
- Eh ! bien, ma fille, dis-lui qu’il aille à l’ambassade de Portugal, voir le comte de Funcal, ton père, j’y serai.
- Eh ! monsieur le baron, il a fallu être joliment malin, dit-il, pour arranger un essieu sur ce modèle, on jurerait que c’est naturel...
 
- Et monsieur de Maulincour qui lui a parlé de Ferragus ? Mon Dieu, mon père, tromper, tromper, quel supplice !
Monsieur de Maulincour pria son carrossier de ne rien dire de cette aventure, et se tint pour dûment averti. Ces deux tentatives d’assassinat étaient ourdies avec une adresse qui dénotait l’inimitié de gens supérieurs.
 
- A qui le dis-tu ? Mais encore quelques jours, et il n’existera pas un homme qui puisse me démentir. D’ailleurs, monsieur de Maulincour doit être hors d’état de se souvenir... Voyons, folle, sèche tes larmes, et songe...
- C’est une guerre à mort, se dit-il en s’agitant dans son lit, une guerre de sauvage, une guerre de surprise, d’embuscade, de traîtrise, déclarée au nom de madame Jules. A quel homme appartient-elle donc ? De quel pouvoir dispose donc ce Ferragus ?
 
En ce moment, un cri terrible retentit dans la chambre où était monsieur Jules Desmarets.
Enfin monsieur de Maulincour, quoique brave et militaire, ne put s’empêcher de frémir. Au milieu de toutes les pensées qui l’assaillirent, il y en eut une contre laquelle il se trouva sans défense et sans courage : le poison ne serait-il pas bientôt employé par ses ennemis secrets ? Aussitôt, dominé par des craintes que sa faiblesse momentanée, que la diète et la fièvre augmentaient encore, il fit venir une vieille femme attachée depuis long-temps à sa grand’mère, une femme qui avait pour lui un de ces sentiments à demi maternels, le sublime du commun. Sans s’ouvrir entièrement à elle, il la chargea d’acheter secrètement, et chaque jour, en des endroits différents, les aliments qui lui étaient nécessaires, en lui recommandant de les mettre sous clef, et de les lui apporter elle-même, sans permettre à qui que ce fût de s’en approcher quand elle les lui servirait. Enfin il prit les précautions les plus minutieuses pour se garantir de ce genre de mort. Il se trouvait au lit, seul, malade ; il pouvait donc penser à loisir à sa propre défense, le seul besoin assez clairvoyant pour permettre à l’égoïsme humain de ne rien oublier. Mais le malheureux malade avait empoisonné sa vie par la crainte ; et, malgré lui, le soupçon teignit toutes les heures de ses sombres nuances. Cependant ces deux leçons d’assassinat lui apprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommes politiques, il comprit la haute dissimulation dont il faut user dans le jeu des grands intérêts de la vie. Taire son secret n’est rien ; mais se taire à l’avance, mais savoir oublier un fait pendant trente ans, s’il le faut, à la manière d’Ali Pacha, pour assurer une vengeance méditée pendant trente ans, est une belle étude en un pays où il y a peu d’hommes qui sachent dissimuler pendant trente jours. Monsieur de Maulincour ne vivait plus que par madame Jules. Il était perpétuellement occupé à examiner sérieusement les moyens qu’il pouvait employer dans cette lutte inconnue pour triompher d’adversaires inconnus. Sa passion anonyme pour cette femme grandissait de tous ces obstacles. Madame Jules était toujours debout, au milieu de ses pensées et de son cœur, plus attrayante alors par ses vices présumés que par les vertus certaines qui en avaient fait pour lui son idole.
 
- Ma fille, ma pauvre fille !
Le malade, voulant reconnaître les positions de l’ennemi, crut pouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sa situation. Le commandeur aimait Auguste comme un père aime les enfants de sa femme ; il était fin, adroit, il avait un esprit diplomatique. Il vint donc écouter le baron, hocha la tête, et tous deux tinrent conseil. Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires.
 
Cette clameur passa par la légère ouverture pratiquée au-dessus de l’armoire, et frappa de terreur Ferragus et madame Jules.
Le vieillard lui répondit gravement : - La police, mon cher enfant, est ce qu’il y a de plus inhabile au monde, et le pouvoir ce qu’il y a de plus faible dans les questions individuelles. Ni la police, ni le pouvoir ne savent lire au fond des cœurs. Ce qu’on doit raisonnablement leur demander, c’est de rechercher les causes d’un fait. Or, le pouvoir et la police sont éminemment impropres à ce métier : ils manquent essentiellement de cet intérêt personnel qui révèle tout à celui qui a besoin de tout savoir. Aucune puissance humaine ne peut empêcher un assassin ou un empoisonneur d’arriver soit au cœur d’un prince, soit à l’estomac d’un honnête homme. Les passions font toute la police.
 
- Va voir ce que c’est, Clémence.
Le commandeur conseilla fortement au baron de s’en aller en Italie, d’Italie en Grèce, de Grèce en Syrie, de Syrie en Asie, et de ne revenir qu’après avoir convaincu ses ennemis secrets de son repentir, et de faire ainsi tacitement sa paix avec eux ; sinon, de rester dans son hôtel, et même dans sa chambre, où il pouvait se garantir des atteintes de ce Ferragus, et n’en sortir que pour l’écraser en toute sûreté.
 
Clémence descendit avec rapidité le petit escalier, trouva toute grande ouverte la porte de l’appartement de madame Gruget, entendit les cris qui retentissaient dans l’étage supérieur, monta l’escalier, vint, attirée par le bruit des sanglots, jusque dans la chambre fatale, où, avant d’entrer, ces mots parvinrent à son oreille : - C’est vous, monsieur, avec vos imaginations, qui êtes cause de sa mort.
- Il ne faut toucher à son ennemi que pour lui abattre la tête, lui dit-il gravement.
 
- Taisez-vous, misérable, disait Jules en mettant son mouchoir sur la bouche de la veuve Gruget, qui cria : - A l’assassin ! au secours !
Néanmoins, le vieillard promit à son favori d’employer tout ce que le ciel lui avait départi d’astuce pour, sans compromettre personne, pousser des reconnaissances chez l’ennemi, en rendre bon compte, et préparer la victoire. Le commandeur avait un vieux Figaro retiré, le plus malin singe qui jamais eût pris figure humaine, jadis spirituel comme un diable, faisant tout de son corps comme un forçat, alerte comme un voleur, fin comme une femme mais tombé dans la décadence du génie, faute d’occasions, depuis la nouvelle constitution de la société parisienne, qui a mis en réforme les valets de comédie. Ce Scapin émérite était attaché à son maître comme à un être supérieur ; mais le rusé vidame ajoutait chaque année aux gages de son ancien prévôt de galanterie une assez forte somme, attention qui en corroborait l’amitié naturelle par les liens de l’intérêt, et valait au vieillard des soins que la maîtresse la plus aimante n’eût pas inventés pour son ami malade. Ce fut cette perle des vieux valets de théâtre, débris du dernier siècle, ministre incorruptible, faute de passions à satisfaire, auquel se fièrent le commandeur et monsieur de Maulincour.
 
En ce moment, Clémence entra, vit son mari, poussa un cri et s’enfuit.
- Monsieur le baron gâterait tout, dit ce grand homme en livrée appelé au conseil. Que monsieur mange, boive et dorme tranquillement. Je prends tout sur moi.
 
- Qui sauvera ma fille, demanda la veuve Gruget après une longue pause. Vous l’avez assassinée.
En effet, huit jours après la conférence, au moment où monsieur de Maulincour, parfaitement remis de son indisposition, déjeunait avec sa grand’mère et le vidame, Justin entra pour faire son rapport. Puis, avec cette fausse modestie qu’affectent les gens de talent, il dit, lorsque la douairière fut rentrée dans ses appartements :
 
- Et comment ? demanda machinalement monsieur Jules stupéfait d’avoir été reconnu par sa femme.
- Ferragus n’est pas le nom de l’ennemi qui poursuit monsieur le baron. Cet homme, ce diable s’appelle Gratien, Henri, Victor, Jean-Joseph Bourignard. Le sieur Gratien Bourignard est un ancien entrepreneur de bâtiments, jadis fort riche, et surtout l’un des plus jolis garçons de Paris, un Lovelace capable de séduire Grandisson. Ici s’arrêtent mes renseignements. Il a été simple ouvrier, et les Compagnons de l’Ordre des Dévorants l’ont, dans le temps, élu pour chef, sous le nom de Ferragus XXIII. La police devrait savoir cela, si la police était instituée pour savoir quelque chose. Cet homme a déménagé, ne demeure plus rue des Vieux-Augustins, et perche maintenant rue Joquelet, madame Jules Desmarest va le voir souvent ; assez souvent son mari, en allant à la Bourse, la mène rue Vivienne, ou elle mène son mari à la Bourse. Monsieur le vidame connaît trop bien ces choses là pour exiger que je lui dise si c’est le mari qui mène sa femme ou la femme qui mène son mari ; mais madame Jules est si jolie que je parierais pour elle. Tout cela est du dernier positif. Mon Bourignard joue souvent au numéro 129. C’est, sous votre respect, monsieur, un farceur qui aime les femmes, et qui vous a ses petites allures comme un homme de condition. Du reste, il gagne souvent, se déguise comme un acteur, se grime comme il veut, et vous a la vie la plus originale du monde. Je ne doute pas qu’il n’ait plusieurs domiciles, car, la plupart du temps, il échappe à ce que monsieur le commandeur nomme les investigations parlementaires. Si monsieur le désire, on peut néanmoins s’en défaire honorablement, eu égard à ses habitudes. Il est toujours facile de se débarrasser d’un homme qui aime les femmes. Néanmoins, ce capitaliste parle de déménager encore. Maintenant, monsieur le vidame et monsieur le baron ont-ils quelque chose à me commander ?
 
- Lisez, monsieur, cria la vieille en fondant en larmes. Y a-t-il des rentes qui puissent consoler de cela !
- Justin, je suis content de toi, ne va pas plus loin sans ordre ; mais veille ici à tout, de manière que monsieur le baron n’ait rien à craindre.
 
" Adieu, ma mère ! je le lege tout ce que j’é. Je te demande pardon de mes fotes et du dernié chagrin que je te donne en mettant fain à mes jours. Henry, que j’aime plus que moi-même, m’a dit que je faisai son malheure, et puisqu’il m’a repoussé de lui, et que j’ai perdu toutes mes espairence d’établiceman, je vai me noyer. J’irai au-dessous de Neuilly pour n’être point mise à la Morgue. Si Henry ne me hait plus après que je m’ai puni par la mor, prie le de faire enterrer une povre fille dont le cœur n’a battu que pour lui, et qu’il me pardonne, car j’ai eu tort de me mélair de ce qui ne me regardai pas. Panse-lui bien ses moqca. Comme il a souffert ce povre cha. Mais j’orai pour me détruir le couraje qu’il a eu pour se faire brulai. Fais porter les corsets finis, chez mes pratiques. Et prie Dieu pour votre fille.
- Mon cher enfant, reprit le vidame, reprends ta vie et oublie madame Jules.
 
IDA. "
- Non, non, dit Auguste, je ne céderai pas la place à Gratien Bourignard, je veux l’avoir pieds et poings liés, et madame Jules aussi.
 
- Portez cette lettre à monsieur de Funcal, celui qui est là. S’il en est encore temps, lui seul peut sauver votre fille.
Le soir, le baron Auguste de Maulincour, récemment promu à un grade supérieur dans une compagnie des Gardes-du-corps, alla au bal, à l’Elysée-Bourbon, chez madame la duchesse de Berri. Là, certes, il ne pouvait y avoir aucun danger à redouter pour lui. Le baron de Maulincour en sortit néanmoins avec une affaire d’honneur à vider, une affaire qu’il était impossible d’arranger. Son adversaire, le marquis de Ronquerolles, avait les plus fortes raisons de se plaindre d’Auguste, et Auguste y avait donné lieu par son ancienne liaison avec la sœur de monsieur de Ronquerolles, la comtesse de Serizy. Cette dame, qui n’aimait pas la sensiblerie allemande, n’en était que plus exigeante dans les moindres détails de son costume de prude. Par une de ces fatalités inexplicables, Auguste fit une innocente plaisanterie que madame de Serizy prit fort mal, et de laquelle son frère s’offensa. L’explication eut lieu dans un coin, à voix basse. En gens de bonne compagnie, les deux adversaires ne firent point de bruit. Le lendemain seulement, la société du faubourg Saint-Honoré, du faubourg Saint-Germain, et le château, s’entretinrent de cette aventure. Madame de Serizy fut chaudement défendue, et l’on donna tous les torts à Maulincour. D’augustes personnages intervinrent. Des témoins de la plus haute distinction furent imposés à messieurs de Maulincour et de Ronquerolles, et toutes les précautions furent prises sur le terrain pour qu’il n’y eût personne de tué. Quand Auguste se trouva devant son adversaire, homme de plaisir, auquel personne ne refusait des sentiments d’honneur, il ne put voir en lui l’instrument de Ferragus, chef des Dévorants, mais il eut une secrète envie d’obéir à d’inexplicables pressentiments en questionnant le marquis.
 
Et Jules disparut en se sauvant comme un homme qui aurait commis un crime. Ses jambes tremblaient. Son cœur élargi recevait des flots de sang plus chauds, plus copieux qu’en aucun moment de sa vie, et les renvoyait avec une force inaccoutumée. Les idées les plus contradictoires se combattaient dans son esprit, et cependant une pensée les dominait toutes. Il n’avait pas été loyal avec la personne qu’il aimait le plus, et il lui était impossible de transiger avec sa conscience dont la voix, grossissant en raison du forfait, correspondait aux cris intimes de sa passion, pendant les plus cruelles heures de doute qui l’avaient agité précédemment. Il resta durant une grande partie de la journée errant dans Paris et n’osant pas rentrer chez lui. Cet homme probe tremblait de rencontrer le front irréprochable de cette femme méconnue. Les crimes sont en raison de la pureté des consciences, et le fait qui, pour tel cœur, est à peine une faute dans la vie, prend les proportions d’un crime pour certaines âmes candides. Le mot de candeur n’a-t-il pas en effet une céleste portée ? Et la plus légère souillure empreinte au blanc vêtement d’une vierge n’en fait-elle pas quelque chose d’ignoble, autant que le sont les haillons d’un mendiant ? Entre ces deux choses, la seule différence n’est que celle du malheur à la faute. Dieu ne mesure jamais le repentir, il ne le scinde pas, et il en faut autant pour effacer une tache que pour lui faire oublier toute une vie. Ces réflexions pesaient de tout leur poids sur Jules, car les passions ne pardonnent pas plus que les lois humaines, et elles raisonnent plus juste : ne s’appuient-elles pas sur une conscience à elles, infaillible comme l’est un instinct ? Désespéré, Jules rentra chez lui, pâle, écrasé sous le sentiment de ses torts, mais exprimant, malgré lui, la joie que lui causait l’innocence de sa femme. Il entra chez elle tout palpitant, il la vit couchée, elle avait la fièvre, il vint s’asseoir près du lit, lui prit la main, la baisa, la couvrit de ses larmes.
- Messieurs, dit-il aux témoins, je ne refuse certes pas d’essuyer le feu de monsieur de Ronquerolles ; mais, auparavant, je déclare que j’ai eu tort, je lui fais les excuses qu’il exigera de moi, publiquement même s’il le désire, parce que, quand il s’agit d’une femme, rien ne saurait, je crois, déshonorer un galant homme. J’en appelle donc à sa raison et à sa générosité, n’y a-t-il pas un peu de niaiserie à se battre quand le bon droit peut succomber ?...
 
- Cher ange, lui dit il, quand ils furent seuls, c’est du repentir.
Monsieur de Ronquerolles n’admit pas cette façon de finir l’affaire, et alors le baron, devenu plus soupçonneux, s’approcha de son adversaire.
 
- Et de quoi ? reprit-elle.
- Eh ! bien, monsieur le marquis, lui dit-il, engagez-moi, devant ces messieurs, votre foi de gentilhomme de n’apporter dans cette rencontre aucune raison de vengeance autre que celle dont il s’agit publiquement.
 
En disant cette parole, elle inclina la tête sur son oreiller, ferma les yeux et resta immobile, gardant le secret de ses souffrances pour ne pas effrayer son mari : délicatesse de mère, délicatesse d’ange. C’était toute la femme dans un mot. Le silence dura longtemps. Jules, croyant Clémence endormie, alla questionner Joséphine sur l’état de sa maîtresse.
- Monsieur, ce n’est pas une question à me faire.
 
- Madame est rentrée à demi morte, monsieur. Nous sommes allés chercher monsieur Haudry.
Et monsieur de Ronquerolles alla se mettre à sa place. Il était convenu. par avance, que les deux adversaires se contenteraient d’échanger un coup de pistolet. Monsieur de Ronquerolles, malgré la distance déterminée qui semblait devoir rendre la mort de monsieur de Maulincour très-problématique, pour ne pas dire impossible, fit tomber le baron. La balle lui traversa les côtes, à deux doigts au-dessous du cœur, mais heureusement sans de fortes lésions.
 
- Est-il venu ? qu’a-t-il dit ?
- Vous visez trop bien, monsieur, dit l’officier aux gardes, pour avoir voulu venger des passions mortes.
 
- Rien, monsieur. Il n’a pas paru content, a ordonné de ne laisser personne auprès de madame, excepté la garde, et il a dit qu’il reviendrait pendant la soirée.
Monsieur de Ronquerolles crut Auguste mort, et ne put retenir un sourire sardonique en entendant ces paroles.
 
Monsieur Jules rentra doucement chez sa femme, se mit dans un fauteuil, et resta devant le lit, immobile, les yeux attachés sur les yeux de Clémence ; quand elle soulevait ses paupières, elle le voyait aussitôt, et il s’échappait d’entre ses cils douloureux un regard tendre, plein de passion, exempt de reproche et d’amertume, un regard qui tombait comme un trait de feu sur le cœur de ce mari noblement absous et toujours aimé par cette créature qu’il tuait. La mort était entre eux un pressentiment qui les frappait également. Leurs regards s’unissaient dans une même angoisse, comme leurs cœurs s’unissaient jadis dans un même amour, également senti, également partagé. Point de questions, mais d’horribles certitudes. Chez la femme, générosité parfaite ; chez le mari, remords affreux ; puis, dans les deux âmes, une même vision du dénoûment, un même sentiment de la fatalité.
- La sœur de Jules César, monsieur, ne doit pas être soupçonnée.
 
Il y eut un moment où, croyant sa femme endormie, Jules la baisa doucement au front, et dit après l’avoir long-temps contemplée : - Mon Dieu, laisse-moi cet ange encore assez de temps pour que je m’absolve moi-même de mes torts par une longue adoration... Fille, elle est sublime ; femme, quel mot pourrait la qualifier ?
- Toujours madame Jules, répondit Auguste.
 
Clémence leva les yeux, ils étaient pleins de larmes.
Il s’évanouit, sans pouvoir achever une mordante plaisanterie qui expira sur ses lèvres ; mais, quoiqu’il perdît beaucoup de sang, sa blessure n’était pas dangereuse. Après une quinzaine de jours pendant lesquels la douairière et le vidame lui prodiguèrent ces soins de vieillard, soins dont une longue expérience de la vie donne seule le secret, un matin sa grand’mère lui porta de rudes coups. Elle lui révéla les mortelles inquiétudes auxquelles étaient livrés ses vieux, ses derniers jours. Elle avait reçu une lettre signée d’un F, dans laquelle l’histoire de l’espionnage auquel s’était abaissé son petit-fils lui était, de point en point, racontée. Dans cette lettre, des actions indignes d’un honnête homme étaient reprochées à monsieur de Maulincour. Il avait, disait-on, mis une vieille femme rue de Ménars, sur la place de fiacres qui s’y trouve, vieille espionne occupée en apparence à vendre aux cochers l’eau de ses tonneaux, mais en réalité chargée d’épier les démarches de madame Jules Desmarets. Il avait espionné l’homme le plus inoffensif du monde pour en pénétrer tous les secrets, quand, de ces secrets, dépendait la vie ou la mort de trois personnes. Lui seul avait voulu la lutte impitoyable dans laquelle, déjà blessé trois fois, il succomberait inévitablement, parce que sa mort avait été jurée, et serait sollicitée par tous les moyens humains. Monsieur de Maulincour ne pourrait même plus éviter son sort en promettant de respecter la vie mystérieuse de ces trois personnes, parce qu’il était impossible de croire à la parole d’un gentilhomme capable de tomber aussi bas que des agents de police ; et pourquoi, pour troubler, sans raison, la vie d’une femme innocente et d’un vieillard respectable. La lettre ne fut rien pour Auguste, en comparaison des tendres reproches que lui fit essuyer la baronne de Maulincour. Manquer de respect et de confiance envers une femme, l’espionner sans en avoir le droit ! Et devait-on espionner la femme dont on est aimé ? Ce fut un torrent de ces excellentes raisons qui ne prouvent jamais rien, et qui mirent, pour la première fois de sa vie, le jeune baron dans une des grandes colères humaines où germent, d’où sortent les actions les plus capitales de la vie.
 
- Tu me fais mal, dit-elle d’un son de voix faible.
- Puisque ce duel est un duel à mort, dit-il en forme de conclusion, je dois tuer mon ennemi par tous les moyens que je puis avoir à ma disposition.
 
La soirée était avancée, le docteur Haudry vint, et pria le mari de se retirer pendant sa visite. Quand il sortit, Jules ne lui fit pas une seule question, il n’eut besoin que d’un geste.
Aussitôt le commandeur alla trouver, de la part de monsieur de Maulincour, le chef de la police particulière de Paris, et, sans mêler ni le nom ni la personne de madame Jules au récit de cette aventure, quoiqu’elle en fût le nœud secret, il lui fit part des craintes que donnait à la famille de Maulincour le personnage inconnu assez osé pour jurer la perte d’un officier aux gardes, en face des lois et de la police. L’homme de la police leva de surprise ses lunettes vertes, se moucha plusieurs fois, et offrit du tabac au vidame, qui, par dignité, prétendait ne pas user de tabac, quoiqu’il en eût le nez barbouillé. Puis le Sous-Chef prit ses notes, et promit que, Vidocq et ses limiers aidant, il rendrait sous peu de jours bon compte à la famille Maulincour de cet ennemi, disant qu’il n’y avait pas de mystères pour la police de Paris. Quelques jours après, le chef vint voir monsieur le vidame à l’hôtel de Maulincour, et trouva le jeune baron parfaitement remis de sa dernière blessure. Alors, il leur fit en style administratif ses remercîments des indications qu’ils avaient eu la bonté de lui donner, en lui apprenant que ce Bourignard était un homme condamné à vingt ans de travaux forcés, mais miraculeusement échappé pendant le transport de la chaîne de Bicêtre à Toulon. Depuis treize ans, la police avait infructueusement essayé de le reprendre, après avoir su qu’il était venu fort insouciamment habiter Paris, où il avait évité les recherches les plus actives, quoiqu’il fût constamment mêlé à beaucoup d’intrigues ténébreuses. Bref, cet homme, dont la vie offrait les particularités les plus curieuses, allait être certainement saisi à l’un de ses domiciles, et livré à la justice. Le bureaucrate termina son rapport officieux en disant à monsieur de Maulincour que s’il attachait assez d’importance à cette affaire pour être témoin de la capture de Bourignard, il pouvait venir le lendemain, à huit heures du matin, rue Sainte-Foi, dans une maison dont il lui donna le numéro. Monsieur de Maulincour se dispensa d’aller chercher cette certitude, s’en fiant, avec le saint respect que la police inspire à Paris, sur la diligence de l’administration. Trois jours après, n’ayant rien lu dans le journal sur cette arrestation, qui cependant devait fournir matière à quelque article curieux, monsieur de Maulincour conçut des inquiétudes, que dissipa la lettre suivante :
 
- Appelez en consultation ceux de mes confrères en qui vous aurez le plus de confiance, je puis avoir tort.
" Monsieur le baron,
 
- Mais, docteur, dites-moi la vérité. Je suis homme, je saurai l’entendre ; et j’ai d’ailleurs le plus grand intérêt à la connaître pour régler certains comptes...
" J’ai l’honneur de vous annoncer que vous ne devez plus conserver aucune crainte touchant l’affaire dont il est question. Le nommé Gratien Bourignard, dit Ferragus, est décédé hier, en son domicile, rue Joquelet, n o 7. Les soupçons que nous devions concevoir sur son identité ont pleinement été détruits par les faits. Le médecin de la Préfecture de police a été par nous adjoint à celui de la mairie, et le chef de la police de sûreté a fait toutes les vérifications nécessaires pour parvenir à une pleine certitude. D’ailleurs, la moralité des témoins qui ont signé l’acte de décès, et les attestations de ceux qui ont soigné ledit Bourignard dans ses derniers moments, entre autres celle du respectable vicaire de l’église Bonne-Nouvelle, auquel il a fait ses aveux, au tribunal de la pénitence, car il est mort en chrétien, ne nous ont pas permis de conserver les moindres doutes.
 
- Madame Jules est frappée à mort, répondit le médecin. Il y a une maladie morale qui a fait des progrès et qui complique sa situation physique, déjà si dangereuse, mais rendue plus grave encore par des imprudences : se lever pieds nus la nuit ; sortir quand je l’avais défendu ; sortir hier à pied, aujourd’hui en voiture. Elle a voulu se tuer. Cependant mon arrêt n’est pas irrévocable, il y a de la jeunesse, une force nerveuse étonnante... Il faudrait risquer le tout pour le tout par quelque réactif violent ; mais je ne prendrai jamais sur moi de l’ordonner, je ne le conseillerais même pas ; et, en consultation, je m’opposerais à son emploi.
" Agréez, monsieur le baron, " etc.
 
Jules rentra. Pendant onze jours et onze nuits, il resta près du lit de sa femme, ne prenant de sommeil que pendant le jour, la tête appuyée sur le pied de ce lit. Jamais aucun homme ne poussa plus loin que Jules la jalousie des soins et l’ambition du devouement. Il ne souffrait pas que l’on rendît le plus léger service à sa femme ; il lui tenait toujours la main, et semblait ainsi vouloir lui communiquer de la vie. Il y eut des incertitudes, de fausses joies, de bonnes journées, un mieux, des crises, enfin les horribles nutations de la Mort qui hésite, qui balance, mais qui frappe. Madame Jules trouvait toujours la force de sourire à son mari ; elle le plaignait, sachant que bientôt il serait seul. C’était une double agonie, celle de la vie, celle de l’amour ; mais la vie s’en allait faible et l’amour allait grandissant. Il y eut une nuit affreuse, celle où Clémence éprouva ce délire qui précède toujours la mort chez les créatures jeunes. Elle parla de son amour heureux, elle parla de son père, elle raconta les révélations de sa mère au lit de mort, et les obligations qu’elle lui avait imposées. Elle se débattait, non pas avec la vie, mais avec sa passion, qu’elle ne voulait pas quitter.
Monsieur de Maulincour, la douairière et le vidame respirèrent avec un plaisir indicible. La bonne femme embrassa son petit-fils, en laissant échapper une larme, et le quitta pour remercier Dieu par une prière. La chère douairière, qui faisait une neuvaine pour le salut d’Auguste, se crut exaucée.
 
- Faites, mon Dieu, dit-elle, qu’il ne sache pas que je voudrais le voir mourir avec moi.
- Eh ! bien, dit le commandeur, tu peux maintenant te rendre au bal dont tu me parlais, je n’ai plus d’objections à t’opposer.
 
Jules, ne pouvant soutenir ce spectacle, était en ce moment dans le salon voisin, et n’entendit pas des vœux auxquels il eût obéi.
Monsieur de Maulincour fut d’autant plus empressé d’aller à ce bal, que madame Jules devait s’y trouver. Cette fête était donnée par le Préfet de la Seine, chez lequel les deux sociétés de Paris se rencontraient comme sur un terrain neutre. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Il entra dans un boudoir encore désert, où des tables de jeu attendaient les joueurs, et il s’assit sur un divan, livré aux pensées les plus contradictoires sur madame Jules. Un homme prit alors le jeune officier par le bras, et le baron resta stupéfait en voyant le pauvre de la rue Coquillière, le Ferragus d’Ida, l’habitant de la rue Soly, le Bourignard de Justin, le forçat de la police, le mort de la veille.
 
Quand la crise fut passée, madame Jules retrouva des forces. Le lendemain, elle redevint belle, tranquille ; elle causa, elle avait de l’espoir, elle se para comme se parent les malades. Puis elle voulut être seule pendant toute la journée, et renvoya son mari par une de ces prières faites avec tant d’instances, qu’elles sont exaucées comme on exauce les prières des enfants. D’ailleurs, monsieur Jules avait besoin de cette journée. Il alla chez monsieur de Maulincour, afin de réclamer de lui le duel à mort convenu naguère entre eux. Il ne parvint pas sans de grandes difficultés jusqu’à l’auteur de cette infortune ; mais, en apprenant qu’il s’agissait d’une affaire d’honneur, le vidame obéit aux préjugés qui avaient toujours gouverné sa vie, et introduisit Jules auprès du baron. Monsieur Desmarets chercha le baron de Maulincour.
- Monsieur, pas un cri, pas un mot, lui dit Bourignard dont il reconnut la voix, mais qui certes eût semblé méconnaissable à tout autre. Il était mis élégamment, portait les insignes de l’ordre de la Toison-d’Or et une plaque à son habit. - Monsieur, reprit-il d’une voix qui sifflait comme celle d’une hyène, vous autorisez toutes mes tentatives en mettant de votre côté la police. Vous périrez, monsieur. Il le faut. Aimez-vous madame Jules ? Etiez-vous aimé d’elle ? de quel droit vouliez-vous troubler son repos, noircir sa vertu ?
 
- Oh ! c’est bien lui, dit le commandeur en montrant un homme assis dans un fauteuil au coin du feu.
Quelqu’un survint. Ferragus se leva pour sortir.
 
- Qui, Jules ? dit le mourant d’une voix cassée.
- Connaissez-vous cet homme, demanda monsieur de Maulincour en saisissant Ferragus au collet. Mais Ferragus se dégagea lestement, prit monsieur de Maulincour par les cheveux, et lui secoua railleusement la tête à plusieurs reprises. - Faut-il donc absolument du plomb pour la rendre sage ? dit-il.
 
Auguste avait perdu la seule qualité qui nous fasse vivre, la mémoire. A cet aspect, monsieur Desmarets recula d’horreur. Il ne pouvait reconnaître l’élégant jeune homme dans une chose sans nom en aucun langage, suivant le mot de Bossuet. C’était en effet un cadavre à cheveux blancs ; des os à peine couverts par une peau ridée, flétrie, desséchée ; des yeux blancs et sans mouvement, une bouche hideusement entr’ouverte, comme le sont celles des fous ou celles des débauchés tués par leurs excès. Aucune trace d’intelligence n’existait plus ni sur le front, ni dans aucun trait ; de même qu’il n’y avait plus, dans sa carnation molle, ni rougeur, ni apparence de circulation sanguine. Enfin, c’était un homme rapetissé, dissous, arrivé à l’état dans lequel sont ces monstres conservés au Muséum, dans les bocaux où ils flottent au milieu de l’alcool. Jules crut voir au-dessus de ce visage la terrible tête de Ferragus, et cette complète Vengeance épouvanta la Haine. Le mari se trouva de la pitié dans le cœur pour le douteux débris de ce qui avait été naguère un jeune homme.
- Non pas personnellement, monsieur, répondit de Marsay le témoin de cette scène ; mais je sais que monsieur est monsieur de Funcal, Portugais fort riche.
 
- Le duel a eu lieu, dit le commandeur.
Monsieur de Funcal avait disparu. Le baron se mit à sa poursuite sans pouvoir le rejoindre, et quand il arriva sous le péristyle, il vit, dans un brillant équipage, Ferragus qui ricanait en le regardant, et partait au grand trot.
 
- Monsieur a tué bien du monde, s’écria douloureusement Jules.
- Monsieur, de grâce, dit Auguste en rentrant dans le salon et en s’adressant à de Marsay qui se trouvait être de sa connaissance, où monsieur de Funcal demeure-t-il ?
 
- Et des personnes bien chères, ajouta le vieillard. Sa grand’mère meurt de chagrin, et je la suivrai peut-être dans la tombe.
- Je l’ignore mais on vous le dira sans doute ici.
 
Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en heure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettre sous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signe facile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut. Jules tomba demi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, au milieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faite la veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivement désirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin de l’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et que l’Eglise déploie en conférant aux moribonds les derniers sacrements.
Le baron, ayant questionné le Préfet, apprit que le comte de Funcal demeurait à l’ambassade de Portugal. En ce moment où il croyait encore sentir les doigts glacés de Ferragus dans ses cheveux, il vit madame Jules dans tout l’éclat de sa beauté, fraîche, gracieuse, naïve, resplendissant de cette sainteté féminine dont il s’était épris. Cette créature, infernale pour lui, n’excitait plus chez Auguste que de la haine, et cette haine déborda sanglante, terrible dans ses regards ; il épia le moment de lui parler sans être entendu de personne, et lui dit : - Madame, voici déjà trois fois que vos bravi me manquent...
 
- Tu n’y aurais pas résisté, lui dit son frère. Je n’ai pu moi-même soutenir ce spectacle et tous tes gens fondaient en larmes. Clémence était comme une sainte. Elle avait pris de la force pour nous faire ses adieux, et cette voix, entendue pour la dernière fois, déchirait le cœur. Quand elle a demandé pardon des chagrins involontaires qu’elle pouvait avoir donnés à ceux qui l’avaient servie, il y a eu un cri mêlé de sanglots, un cri...
- Que voulez-vous dire, monsieur ? répondit-elle en rougissant. Je sais qu’il vous est arrivé plusieurs accidents fâcheux, auxquels j’ai pris beaucoup de part ; mais comment puis-je y être pour quelque chose ?
 
- Assez, dit Jules, assez.
- Vous savez donc qu’il y a des bravi dirigés contre moi par l’homme de la rue Soly ?
 
Il voulut être seul pour lire les dernières pensées de cette femme que le monde avait admirée, et qui avait passé comme une fleur.
- Monsieur !
 
" Mon bien aimé, ceci est mon testament. Pourquoi ne ferait-on pas des testaments pour les trésors du cœur, comme pour les autres biens ? Mon amour, n’était-ce pas tout mon bien ? je veux ici ne m’occuper que de mon amour : il fut toute la fortune de ta Clémence, et tout ce qu’elle peut te laisser en mourant. Jules, je suis encore aimée, je meurs heureuse. Les médecins expliquent ma mort à leur manière, moi seule en connais la véritable cause. Je te la dirai, quelque peine qu’elle puisse te faire. Je ne voudrais pas emporter dans un cœur tout à toi quelque secret qui ne te fût pas dit, alors que je meurs victime d’une discrétion nécessaire.
- Madame, maintenant je ne serai pas seul à vous demander compte, non pas de mon bonheur, mais de mon sang...
 
Jules, j’ai été nourrie, élevée dans la plus profonde solitude, loin des vices et des mensonges du monde, par l’aimable femme que tu as connue. La société rendait justice à ses qualités de convention, par lesquelles une femme plaît à la société ; mais moi, j’ai secrètement joui d’une âme céleste, et j’ai pu chérir la mère qui faisait de mon enfance une joie sans amertume, en sachant bien pourquoi je la chérissais. N’était ce pas aimer doublement ? Oui, je l’aimais, je la craignais, je la respectais, et rien ne me pesait au cœur, ni le respect, ni la crainte. J’étais tout pour elle, elle était tout pour moi. Pendant dix-neuf années, heureuses, insouciantes, mon âme, solitaire au milieu du monde qui grondait autour de moi, n’a réfléchi que la plus pure image, celle de ma mère, et mon cœur n’a battu que par elle ou pour elle. J’étais scrupuleusement pieuse, et me plaisais à demeurer pure devant Dieu. Ma mère cultivait en moi tous les sentiments nobles et fiers. Ah ! j’ai plaisir à te l’avouer, Jules, je sais maintenant que j’ai été jeune fille, que je suis venue à toi vierge de cœur. Quand je suis sortie de cette profonde solitude ; quand, pour la première fois, j’ai lissé mes cheveux en les ornant d’une couronne de fleurs d’amandier ; quand j’ai complaisamment ajouté quelques nœuds de satin à ma robe blanche, en songeant au monde que j’allais voir, et que j’étais curieuse de voir ; eh ! bien, cette innocente et modeste coquetterie a été faite pour toi, car, à mon entrée dans le monde, je t’ai vu, toi, le premier. Ta figure, je l’ai remarquée, elle tranchait sur toutes les autres ; ta personne m’a plu ; ta voix et tes manières m’ont inspiré de favorables pressentiments ; et, quand tu es venu, que tu m’as parlé, la rougeur sur le front, que ta voix a tremblé, ce moment m’a donné des souvenirs dont je palpite encore en l’écrivant aujourd’hui, que j’y songe pour la dernière fois. Notre amour a été d’abord la plus vive des sympathies, mais il fut bientôt mutuellement deviné ; puis, aussitôt partagé, comme depuis nous en avons également ressenti les innombrables plaisirs. Dès lors, ma mère ne fut plus qu’en second dans mon cœur. Je le lui disais, et elle souriait, l’adorable femme ! Puis, j’ai été à toi, toute à toi. Voilà ma vie, toute ma vie, mon cher époux. Et voici ce qui me reste à te dire. Un soir, quelques jours avant sa mort, ma mère m’a révélé le secret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Je t’ai bien mieux aimé, quand j’appris, avant le prêtre chargé d’absoudre ma mère, qu’il existait des passions condamnées par le monde et par l’Eglise. Mais, certes, Dieu ne doit pas être sévère quand elles sont le péché d’âmes aussi tendres que l’était celle de ma mère ; seulement, cet ange ne pouvait se résoudre au repentir. Elle aimait bien, Jules, elle était tout amour. Aussi ai-je prié tous les jours pour elle, sans la juger. Alors je connus la cause de sa vive tendresse maternelle ; alors je sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui j’étais toute la vie, tout l’amour ; que ta fortune était son ouvrage et qu’il t’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait un nom flétri, qu’il en était plus malheureux pour moi, pour nous, que pour lui-même. Ma mère était toute sa consolation, et ma mère mourait, je promis de la remplacer. Dans toute l’ardeur d’une âme dont rien n’avait faussé les sentiments, je ne vis que le bonheur d’adoucir l’amertume qui chagrinait les derniers moments de ma mère, et je m’engageai donc à continuer cette œuvre de charité secrète, la charité du cœur. La première fois que j’aperçus mon père, ce fut auprès du lit où ma mère venait d’expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en moi toutes ses espérances mortes. J’avais juré, non pas de mentir, mais de garder le silence, et ce silence, quelle femme l’aurait rompu ? Là est ma faute, Jules, une faute expiée par la mort. J’ai douté de toi. Mais la crainte est si naturelle à la femme, et surtout à la femme qui sait tout ce qu’elle peut perdre. J’ai tremblé pour mon amour. Le secret de mon père me parut être la mort de mon bonheur, et plus j’aimais, plus j’avais peur. Je n’osais avouer ce sentiment à mon père ; c’eût été le blesser, et dans sa situation, toute blessure était vive. Mais lui, sans me le dire, il partageait mes craintes. Ce cœur tout paternel tremblait pour mon bonheur autant que je tremblais moi-même, et n’osait parler, obéissant à la même délicatesse qui me rendait muette. Oui, Jules, j’ai cru que tu pourrais un jour ne plus aimer la fille de Gratien, autant que tu aimais ta Clémence. Sans cette profonde terreur, t’aurais-je caché quelque chose, à toi qui étais même tout entier dans ce repli de mon cœur ? Le jour où cet odieux, ce malheureux officier t’a parlé, j’ai été forcée de mentir. Ce jour j’ai pour la seconde fois de ma vie connu la douleur, et cette douleur a été croissante jusqu’en ce moment où je t’entretiens pour la dernière fois. Qu’importe maintenant la situation de mon père ? Tu sais tout. J’aurais, à l’aide de mon amour, vaincu la maladie, supporté toutes les souffrances, mais je ne saurais étouffer la voix du doute. N’est-il pas possible que mon origine altère la pureté de ton amour, l’affaiblisse, le diminue ? Cette crainte, rien ne peut la détruire en moi. Telle est, Jules, la cause de ma mort. Je ne saurais vivre en redoutant un mot, un regard ; un mot que tu ne diras peut-être jamais, un regard qui ne t’échappera point ; mais que veux-tu ? je les crains. Je meurs aimée, voilà ma consolation. J’ai su que, depuis quatre ans, mon père et ses amis ont presque remué le monde, pour mentir au monde. Afin de me donner un état, ils ont acheté un mort, une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre un vivant, tout cela pour toi, pour nous. Nous ne devions rien en savoir. Eh ! bien, ma mort épargnera sans doute ce mensonge à mon père, il mourra de ma mort. Adieu donc, Jules, mon cœur est ici tout entier. T’exprimer mon amour dans l’innocence de sa terreur, n’est-ce pas te laisser toute mon âme ? Je n’aurais pas eu la force de te parler, j’ai eu celle de t’écrire. Je viens de confesser à Dieu les fautes de ma vie ; j’ai bien promis de ne plus m’occuper que du roi des cieux ; mais je n’ai pu résister au plaisir de me confesser aussi à celui qui, pour moi, est tout sur la terre. Hélas ! qui ne me le pardonnerait, ce dernier soupir, entre la vie qui fut et la vie qui va être ? Adieu donc, mon Jules aimé ; je vais à Dieu, près de qui l’amour est toujours sans nuages, près de qui tu viendras un jour. Là, sous son trône, réunis à jamais, nous pourrons nous aimer pendant les siècles. Cet espoir peut seul me consoler. Si je suis digne d’être là par avance, de là, je te suivrai dans ta vie, mon âme t’accompagnera, t’enveloppera, car tu resteras encore ici-bas, toi. Mène donc une vie sainte pour venir sûrement près de moi. Tu peux faire tant de bien sur cette terre ! N’est-ce pas une mission angélique pour un être souffrant que de répandre la joie autour de lui, de donner ce qu’il n’a pas ? Je te laisse aux malheureux. Il n’y a que leurs sourires et leurs larmes dont je ne serai point jalouse. Nous trouverons un grand charme à ces douces bienfaisances. Ne pourrons-nous pas vivre encore ensemble, si tu veux mêler mon nom, ta Clémence, à ces belles œuvres ? Après avoir aimé comme nous aimions, il n’y a plus que Dieu, Jules. Dieu ne ment pas, Dieu ne trompe pas. N’adore plus que lui, je le veux. Cultive-le bien dans tous ceux qui souffrent, soulage les membres endoloris de son église. Adieu, chère âme que j’ai remplie, je te connais : tu n’aimeras pas deux fois. Je vais donc expirer heureuse par la pensée qui rend toutes les femmes heureuses. Oui, ma tombe sera ton cœur. Après cette enfance que je t’ai contée, ma vie ne s’est-elle pas écoulée dans ton cœur ? Morte, tu ne m’en chasseras jamais. Je suis fière de cette vie unique ! Tu ne m’auras connue que dans la fleur de la jeunesse, je te laisse des regrets sans désenchantement. Jules, c’est une mort bien heureuse.
En ce moment Jules Desmarets s’approcha.
 
Toi qui m’as si bien comprise, permets-moi de te recommander, chose superflue sans doute, l’accomplissement d’une fantaisie de femme, le vœu d’une jalousie dont nous sommes l’objet. Je te prie de brûler tout ce qui nous aura appartenu, de détruire notre chambre, d’anéantir tout ce qui peut être un souvenir de notre amour.
- Que dites-vous donc à ma femme, monsieur ?
 
Encore une fois, adieu, le dernier adieu, plein d’amour, comme le sera ma dernière pensée et mon dernier souffle. "
- Venez vous en enquérir chez moi, si vous en êtes curieux, monsieur.
 
Quand Jules eut achevé cette lettre, il lui vint au cœur une de ces frénésies dont il est impossible de rendre les effroyables crises. Toutes les douleurs sont individuelles, leurs effets ne sont soumis à aucune règle fixe : certains hommes se bouchent les oreilles pour ne plus rien entendre ; quelques femmes ferment les yeux pour ne plus rien voir ; puis, il se rencontre de grandes et magnifiques âmes qui se jettent dans la douleur comme dans un abîme. En fait de désespoir, tout est vrai. Jules s’échappa de chez son frère, revint chez lui, voulant passer la nuit près de sa femme, et voir jusqu’au dernier moment cette créature céleste. Tout en marchant avec l’insouciance de la vie que connaissent les gens arrivés au dernier degré de malheur, il concevait comment, dans l’Asie, les lois ordonnaient aux époux de ne point se survivre. Il voulait mourir. Il n’était pas encore accablé, il était dans la fièvre de la douleur. Il arriva sans obstacles, monta dans cette chambre sacrée ; il y vit sa Clémence sur le lit de mort, belle comme une sainte, les cheveux en bandeau, les mains jointes, ensevelie déjà dans son linceul. Des cierges éclairaient un prêtre en prières, Joséphine pleurant dans un coin, agenouillée, puis, près du lit, deux hommes. L’un était Ferragus. Il se tenait debout, immobile, et contemplait sa fille d’un oeil sec ; sa tête, vous l’eussiez prise pour du bronze : il ne vit pas Jules. L’autre était Jacquet, Jacquet pour lequel madame Jules avait été constamment bonne. Jacquet avait pour elle une de ces respectueuses amitiés qui réjouissent le cœur sans troubles, qui sont une passion douce, l’amour moins ses désirs et ses orages ; et il était venu religieusement payer sa dette de larmes, dire de longs adieux à la femme de son ami, baiser pour la première fois le front glacé d’une créature dont il avait tacitement fait sa sœur. Là tout était silencieux. Ce n’était ni la Mort terrible comme elle l’est dans l’Eglise, ni la pompeuse Mort qui traverse les rues ; non, c’était la mort se glissant sous le toit domestique, la mort touchante ; c’était les pompes du cœur, les pleurs dérobés à tous les yeux. Jules s’assit près de Jacquet dont il pressa la main, et, sans se dire un mot, tous les personnages de cette scène restèrent ainsi jusqu’au matin. Quand le jour fit pâlir les cierges, Jacquet, prévoyant les scènes douloureuses qui allaient se succéder, emmena Jules dans la chambre voisine. En ce moment le mari regarda le père, et Ferragus regarda Jules. Ces deux douleurs s’interrogèrent, se sondèrent, s’entendirent par ce regard. Un éclair de fureur brilla passagèrement dans les yeux de Ferragus.
Et Maulincour sortit, laissant madame Jules pâle et presque en défaillance.
 
- C’est toi qui l’as tuée, pensait-il.
 
- Pourquoi s’être défié de moi ? paraissait répondre l’époux.
 
Cette scène fut semblable à celle qui se passerait entre deux tigres reconnaissant l’inutilité d’une lutte, après s’être examinés pendant un moment d’hésitation, sans même rugir.
 
- Jacquet, dit Jules, tu as veillé à tout ?
 
- A tout, répondit le chef de bureau, mais partout me prévenait un homme qui partout ordonnait et payait.
 
- Il m’arrache sa fille, s’écria le mari dans un violent accès de désespoir.
 
Il s’élança dans la chambre de sa femme ; mais le père n’y était plus. Clémence avait été mise dans un cercueil de plomb, et des ouvriers s’apprêtaient à en souder le couvercle. Jules rentra tout épouvanté de ce spectacle, et le bruit du marteau dont se servaient ces hommes le fit machinalement fondre en larmes.
 
- Jacquet, dit-il, il m’est resté de cette nuit terrible une idée, une seule, mais une idée que je veux réaliser à tout prix. Je ne veux pas que Clémence demeure dans un cimetière de Paris. Je veux la brûler, recueillir ses cendres et la garder. Ne me dis pas un mot sur cette affaire, mais arrange-toi pour qu’elle réussisse. Je vais me renfermer dans sa chambre, et j’y resterai jusqu’au moment de mon départ. Toi seul entreras ici pour me rendre compte de tes démarches... Va, n’épargne rien.
 
Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde ; car, à Paris, tout fait spectacle, même la douleur la plus vraie. Il y a des gens qui se mettent aux fenêtres pour voir comment pleure un fils en suivant le corps de sa mère, comme il y en a qui veulent être commodément placés pour voir comment tombe une tête. Aucun peuple du monde n’a eu des yeux plus voraces. Mais les curieux furent particulièrement surpris en apercevant les six chapelles latérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes en deuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ces chapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieur Desmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors de l’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneurs ecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompe et si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent à cette cérémonie. La grand’messe fut célébrée avec la sombre magnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinaires de Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diverses paroisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il sur des chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité, mais avides d’émotions, un effet plus profond, plus nerveusement glacial que le fut l’impression produite par cette hymne, au moment ou huit voix de chantres accompagnées par celles des prêtres et les voix des enfants de chœur l’entonnèrent alternativement. Des six chapelles latérales, douze autres voix d’enfants s’élevèrent aigres de douleur, et s’y mêlèrent lamentablement. De toutes les parties de l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusait des douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes qui pleuraient la morte. Jamais, en aucune religion humaine, les frayeurs de l’âme, violemment arrachée du corps et tempêtueusement agitée en présence de la foudroyante majesté de Dieu, n’ont été rendues avec autant de vigueur. Devant cette clameur des clameurs, doivent s’humilier les artistes et leurs compositions les plus passionnées. Non, rien ne peut lutter avec ce chant qui résume les passions humaines et leur donne une vie galvanique au delà du cercueil, en les amenant palpitantes encore devant le Dieu vivant et vengeur. Ces cris de l’enfance, unis aux sons de voix graves, et qui comprennent alors, dans ce cantique de la mort, la vie humaine avec tous ses développements, en rappelant les souffrances du berceau, en se grossissant de toutes les peines des autres âges avec les larges accents des hommes, avec les chevrotements des vieillards et des prêtres ; toute cette stridente harmonie pleine de foudres et d’éclairs ne parle-t-elle pas aux imaginations les plus intrépides, aux cœurs les plus glacés, et même aux philosophes ! En l’entendant, il semble que Dieu tonne. Les voûtes d’aucune église ne sont froides ; elles tremblent, elles parlent, elles versent la peur par toute la puissance de leurs échos. Vous croyez voir d’innombrables morts se levant et tendant les mains. Ce n’est plus ni un père, ni une femme, ni un enfant qui sont sous le drap noir, c’est l’humanité sortant de sa poudre. Il est impossible de juger la religion catholique, apostolique et romaine, tant que l’on n’a pas éprouvé la plus profonde des douleurs, en pleurant la personne adorée qui gît sous le cénotaphe, tant que l’on n’a pas senti toutes les émotions qui vous emplissent alors le cœur, traduites par cette hymne du désespoir, par ces cris qui écrasent les âmes, par cet effroi religieux qui grandit de strophe en strophe, qui tournoie vers le ciel, et qui épouvante, qui rapetisse, qui élève l’âme et vous laisse un sentiment de l’éternité dans la conscience, au moment où le dernier vers s’achève. Vous avez été aux prises avec la grande idée de l’infini, et alors tout se tait dans l’Eglise. Il ne s’y dit pas une parole ; les incrédules eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils ont. Le génie espagnol a pu seul inventer ces majestés inouïes pour la plus inouïe des douleurs. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Eglise fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied. Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre.
 
Ici semble finir le récit de cette histoire ; mais peut-être serait-elle incomplète si, après avoir donné un léger croquis de la vie parisienne, si, après en avoir suivi les capricieuses ondulations, les effets de la mort y étaient oubliés. La mort, dans Paris, ne ressemble à la mort dans aucune capitale, et peu de personnes connaissent les débats d’une douleur vraie aux prises avec la civilisation, avec l’administration parisienne. D’ailleurs, peut-être monsieur Jules et Ferragus XXIII intéressent-ils assez pour que le dénoûment de leur vie soit dénué de froideur. Enfin beaucoup de gens aiment à se rendre compte de tout, et voudraient, ainsi que l’a dit le plus ingénieux de nos critiques, savoir par quel procédé chimique l’huile brûle dans la lampe d’Aladin. Jacquet, homme administratif, s’adressa naturellement à l’autorité pour en obtenir la permission d’exhumer le corps de madame Jules et de le brûler. Il alla parler au Préfet de police, sous la protection de qui dorment les morts. Ce fonctionnaire voulut une pétition. Il fallut acheter une feuille de papier timbré, donner à la douleur une forme administrative ; il fallut se servir de l’argot bureaucratique pour exprimer les vœux d’un homme accablé, auquel les paroles manquaient ; il fallut traduire froidement et mettre en marge l’objet de la demande :
 
Le pétitionnaire
 
sollicite l’incinération
 
de sa femme.
 
Voyant cela, le chef chargé de faire un rapport au Conseiller d’Etat, Préfet de police, dit, en lisant cette apostille, où l’ objet de la demande était, comme il l’avait recommandé, clairement exprimé : - Mais, c’est une question grave ! mon rapport ne peut être prêt que dans huit jours.
 
Jules, auquel Jacquet fut forcé de parler de ce délai, comprit ce qu’il avait entendu dire à Ferragus : Brûler Paris. Rien ne lui semblait plus naturel que d’anéantir ce réceptacle de monstruosités.
 
- Mais, dit-il à Jacquet, il faut aller au Ministre de l’Intérieur, et lui faire parler par ton Ministre.
 
Jacquet se rendit au Ministère de l’Intérieur, y demanda une audience qu’il obtint, mais à quinze jours de date. Jacquet était un homme persistant. Il chemina donc de bureau en bureau, et parvint au secrétaire particulier du Ministre auquel il fit parler par le secrétaire particulier du Ministre des Affaires Etrangères. Ces hautes protections aidant, il eut pour le lendemain, une audience furtive, pour laquelle s’étant précautionné d’un mot de l’autocrate des Affaires Etrangères, écrit au pacha de l’Intérieur, Jacquet espéra enlever l’affaire d’assaut. Il prépara des raisonnements, des réponses péremptoires, des en cas ; mais tout échoua.
 
- Cela ne me regarde pas, dit le Ministre. La chose concerne le Préfet de police. D’ailleurs il n’y a pas de loi qui donne aux maris la propriété des corps de leurs femmes, ni aux pères celle de leurs enfants. C’est grave ! Puis il y a des considérations d’utilité publique qui veulent que ceci soit examiné. Les intérêts de la ville de Paris peuvent en souffrir. Enfin, si l’affaire dépendait immédiatement de moi, je ne pourrais pas me décider hic et nunc, il me faudrait un rapport.
 
Le Rapport est dans l’administration actuelle ce que sont les limbes dans le christianisme. Jacquet connaissait la manie du rapport, et il n’avait pas attendu cette occasion pour gémir sur ce ridicule bureaucratique. Il savait que, depuis l’envahissement des affaires par le rapport, révolution administrative consommée en 1804, il ne s’était pas rencontré de ministre qui eût pris sur lui d’avoir une opinion, de décider la moindre chose, sans que cette opinion, cette chose eût été vannée, criblée, épluchée par les gâte-papier, les porte-grattoir et les sublimes intelligences de ses bureaux. Jacquet (il était un de ces hommes digne d’avoir Plutarque pour biographe) reconnut qu’il s’était trompé dans la marche de cette affaire, et l’avait rendue impossible en voulant procéder légalement. Il fallait simplement transporter madame Jules à l’une des terres de Desmarets ; et, là, sous la complaisante autorité d’un maire de village, satisfaire la douleur de son ami. La légalité constitutionnelle et administrative n’enfante rien ; c’est un monstre infécond pour les peuples, pour les rois et pour les intérêts privés ; mais les peuples ne savent épeler que les principes écrits avec du sang ; or, les malheurs de la légalité seront toujours pacifiques ; elle aplatit une nation, voilà tout. Jacquet, homme de liberté, revint alors en songeant aux bienfaits de l’arbitraire, car l’homme ne juge les lois qu’à la lueur de ses passions. Puis, quand Jacquet se vit en présence de Jules, force lui fut de le tromper, et le malheureux, saisi par une fièvre violente, resta pendant deux jours au lit. Le ministre parla, le soir même, dans un dîner ministériel, de la fantaisie qu’avait un Parisien de faire brûler sa femme à la manière des Romains. Les cercles de Paris s’occupèrent alors pour un moment des funérailles antiques. Les choses anciennes devenant à la mode, quelques personnes trouvèrent qu’il serait beau de rétablir, pour les grands personnages, le bûcher funéraire. Cette opinion eut ses détracteurs et ses défenseurs. Les uns disaient qu’il y avait trop de grands hommes, et que cette coutume ferait renchérir le bois de chauffage, que chez un peuple aussi ambulatoire dans ses volontés que l’était le Français, il serait ridicule de voir à chaque terme un Longchamp d’ancêtres promenés dans leurs urnes ; puis, que, si les urnes avaient de la valeur, il y avait chance de les trouver à l’encan, saisies, pleine de respectables cendres, par les créanciers, gens habitués à ne rien respecter. Les autres répondaient qu’il y aurait plus de sécurité qu’au Père-Lachaise pour les aïeux à être ainsi casés, car, dans un temps donné, la ville de Paris serait contrainte d’ordonner une Saint-Barthélemi contre ses morts qui envahissaient la campagne et menaçaient d’entreprendre un jour sur les terres de la Brie. Ce fut enfin une de ces futiles et spirituelles discussions de Paris, qui trop souvent creusent des plaies bien profondes. Heureusement pour Jules, il ignora les conversations, les bons mots, les pointes que sa douleur fournissait à Paris. Le préfet de Police fut choqué de ce que monsieur Jacquet avait employé le Ministre pour éviter les lenteurs, la sagesse de la haute voirie. L’exhumation de madame Jules était une question de voirie. Donc le Bureau de police travaillait à répondre vertement à la pétition, car il suffit d’une demande pour que l’Administration soit saisie ; or, une fois saisie, les choses vont loin, avec elle. L’Administration peut mener toutes les questions jusqu’au Conseil d’Etat, autre machine difficile à remuer. Le second jour, Jacquet fit comprendre à son ami qu’il fallait renoncer à son projet ; que, dans une ville où le nombre des larmes brodées sur les draps noirs était tarifé, où les lois admettaient sept classes d’enterrements, où l’on vendait au poids de l’argent la terre des morts, où la douleur était exploitée, tenue en partie double, où les prières de l’église se payaient cher, où la Fabrique intervenait pour réclamer le prix de quelques filets de voix ajoutées au Dies irae, tout ce qui sortait de l’ornière administrativement tracée à la douleur était impossible.
 
- C’eût été, dit Jules, un bonheur dans ma misère, j’avais formé le projet de mourir loin d’ici, et désirais tenir Clémence entre mes bras dans la tombe ! Je ne savais pas que la bureaucratie pût alonger ses ongles jusque dans nos cercueils.
 
Puis il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Arrivés là, ils trouvèrent, comme à la porte des spectacles ou à l’entrée des musées, comme dans la cour des diligences, des ciceroni qui s’offrirent à les guider dans le dédale du Père-Lachaise. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, de savoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrent consulter le portier du cimetière. Les morts ont un concierge, et il y a des heures auxquelles les morts ne sont pas visibles. Il faudrait remuer tous les règlements de haute et basse police pour obtenir le droit de venir pleurer à la nuit, dans le silence et la solitude, sur la tombe où gît un être aimé. Il y a consigne pour l’hiver, consigne pour l’été. Certes, de tous les portiers de Paris, celui du Père-Lachaise est le plus heureux. D’abord, il n’a point de cordon à tirer ; puis, au lieu d’une loge, il a une maison, un établissement qui n’est pas tout à fait un ministère, quoiqu’il y ait un très-grand nombre d’administrés et plusieurs employés, que ce gouverneur des morts ait un traitement et dispose d’un pouvoir immense dont personne ne peut se plaindre : il fait de l’arbitraire à son aise. Sa loge n’est pas non plus une maison de commerce, quoiqu’il ait des bureaux, une comptabilité, des recettes, des dépenses et des profits. Cet homme n’est ni un suisse, ni un concierge, ni un portier ; la porte qui reçoit les morts est toujours béante ; puis, quoiqu’il ait des monuments à conserver, ce n’est pas un conservateur, enfin c’est une indéfinissable anomalie, autorité qui participe de tout et qui n’est rien, autorité placée, comme la mort dont elle vit, en dehors de tout. Néanmoins cet homme exceptionnel relève de la ville de Paris, être chimérique comme le vaisseau qui lui sert d’emblème, créature de raison mue par mille pattes rarement unanimes dans leurs mouvements, en sorte que ses employés sont presque inamovibles. Ce gardien du cimetière est donc le concierge arrivé à l’état de fonctionnaire, non soluble par la dissolution. Sa place n’est d’ailleurs pas une sinécure : il ne laisse inhumer personne sans un permis, il doit compte de ses morts, il indique dans ce vaste champ les six pieds carrés où vous mettrez quelque jour tout ce que vous aimez, tout ce que vous haïssez, une maîtresse, un cousin. Oui, sachez-le bien, tous les sentiments de Paris viennent aboutir à cette loge, et s’y administrationalisent. Cet homme a des registres pour coucher ses morts, ils sont dans leur tombe et dans ses cartons. Il a sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides. Il est un personnage. Les gens en pleurs ne lui parlent pas tout d’abord. Il ne comparaît que dans les cas graves : un mort pris pour un autre, un mort assassiné, une exhumation, un mort qui renaît. Le buste du roi régnant est dans sa salle, et il garde peut-être les anciens bustes royaux, impériaux, quasi-royaux dans quelque armoire, espèce de petit Père-Lachaise pour les révolutions. Enfin, c’est un homme public, un excellent homme, bon père et bon époux, épitaphe à part. Mais tant de sentiments divers ont passé devant lui sous forme de corbillard ; mais il a tant vu de larmes, les vraies, les fausses ; mais il a vu la douleur sous tant de faces, et sur tant de faces, il a vu six millions de douleurs éternelles ! Pour lui, la douleur n’est plus qu’une pierre de onze lignes d’épaisseur et de quatre pieds de haut sur vingt-deux pouces de large. Quant aux regrets, ce sont les ennuis de sa charge, il ne déjeune ni ne dîne jamais sans essuyer la pluie d’une inconsolable affliction. Il est bon et tendre pour toutes les autres affections : il pleurera sur quelque héros de drame, sur monsieur Germeuil de l’Auberge des Adrets, l’homme à la culotte beurre frais, assassiné par Macaire ; mais son cœur s’est ossifié à l’endroit des véritables morts. Les morts sont des chiffres pour lui ; son état est d’organiser la mort. Puis enfin, il se rencontre, trois fois par siècle, une situation où son rôle devient sublime, et alors il est sublime à toute heure... en temps de peste.
 
Quand Jacquet l’aborda, ce monarque absolu rentrait assez en colère.
 
- J’avais dit, s’écria-t-il, d’arroser les fleurs depuis la rue Masséna jusqu’à la place Regnault de Saint-Jean-d’Angély ! Vous vous êtes moqué de cela, vous autres. Sac à papier ! si les parents s’avisent de venir aujourd’hui qu’il fait beau, ils s’en prendront à moi : ils crieront comme des brûlés, ils diront des horreurs de nous et nous calomnieront...
 
- Monsieur, lui dit Jacquet, nous désirerions savoir où a été inhumée madame Jules.
 
- Madame Jules, qui ? demanda-t-il. Depuis huit jours, nous avons eu trois madame Jules...
 
- Ah ! dit-il en s’interrompant et regardant à la porte, voici le convoi du colonel de Maulincour, allez chercher le permis... Un beau convoi, ma foi ! reprit-il. Il a suivi de près sa grand’mère. Il y a des familles où ils dégringolent comme par gageure. Ça vous a un si mauvais sang, ces Parisiens.
 
- Monsieur, lui dit Jacquet en lui frappant sur le bras, la personne dont je vous parle est madame Jules Desmarets, la femme de l’Agent de change.
 
- Ah ! je sais, répondit-il en regardant Jacquet. N’était-ce pas un convoi où il y avait treize voitures de deuil, et un seul parent dans chacune des douze premières ? C’était si drôle que ça nous a frappés...
 
- Monsieur, prenez garde. Monsieur Jules est avec moi, il peut vous entendre, et ce que vous dites n’est pas convenable.
 
- Pardon, monsieur, vous avez raison. Excusez, je vous prenais pour des héritiers.
 
- Monsieur, reprit-il en consultant un plan du cimetière, madame Jules est rue du maréchal Lefebvre, allée n o 4, entre mademoiselle Raucourt, de la Comédie-Française, et monsieur Moreau-Malvin, un fort boucher, pour lequel il y a un tombeau de marbre blanc de commandé, qui sera vraiment un des plus beaux de notre cimetière.
 
- Monsieur, dit Jacquet en interrompant le concierge, nous ne sommes pas plus avancés...
 
- C’est vrai, répondit-il en regardant tout autour de lui.
 
- Jean, cria-t-il à un homme qu’il aperçut, conduisez ces messieurs à la fosse de madame Jules ; la femme d’un Agent de change ! Vous savez, près de mademoiselle Raucourt, la tombe où il y a un buste.
 
Et les deux amis marchèrent sous la conduite de l’un des gardiens ; mais ils ne parvinrent pas à la route escarpée qui menait à l’allée supérieure du cimetière sans avoir essuyé plus de vingt propositions que des entrepreneurs de marbrerie, de serrurerie et de sculpture vinrent leur faire avec une grâce mielleuse.
 
- Si monsieur voulait faire construire quelque chose, nous pourrions l’arranger à bien bon marché..
 
Jacquet fut assez heureux pour éviter à son ami ces paroles épouvantables pour des cœurs saignants, et ils arrivèrent au lieu du repos. En voyant cette terre fraîchement remuée, et où des maçons avaient enfoncé des fiches afin de marquer la place des dés de pierre nécessaires au serrurier pour poser sa grille, Jules s’appuya sur l’épaule de Jacquet, en se soulevant par intervalles, pour jeter de longs regards sur ce coin d’argile où il lui fallait laisser les dépouilles de l’être par lequel il vivait encore.
 
- Comme elle est mal là ! dit-il.
 
- Mais elle n’est pas là, lui répondit Jacquet, elle est dans ta mémoire. Allons, viens, quitte cet odieux cimetière, où les morts sont parés comme des femmes au bal.
 
- Si nous l’ôtions de là ?
 
- Est-ce possible ?
 
- Tout est possible, s’écria Jules.
 
- Je viendrai donc là, dit-il après une pause. Il y a de la place.
 
Jacquet réussit à l’emmener de cette enceinte divisée comme un damier par des grilles en bronze, par d’élégants compartiments où étaient enfermés des tombeaux tous enrichis de palmes, d’inscriptions, de larmes aussi froides que les pierres dont s’étaient servis des gens désolés pour faire sculpter leurs regrets et leurs armes. Il y a là de bons mots gravés en noir, des épigrammes contre les curieux, des concetti, des adieux spirituels, des rendez-vous pris où il ne se trouve jamais qu’une personne, des biographies prétentieuses, du clinquant, des guenilles, des paillettes. Ici des thyrses ; là, des fers de lance ; plus loin, des urnes égyptiennes ; çà et là, quelques canons ; partout, les emblèmes de mille professions ; enfin tous les styles : du mauresque, du grec, du gothique, des frises, des oves, des peintures, des urnes, des génies, des temples, beaucoup d’immortelles fanées et de rosiers morts. C’est une infâme comédie ! c’est encore tout Paris avec ses rues, ses enseignes, ses industries, ses hôtels ; mais vu par le verre dégrossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, réduit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n’a plus rien de grand que sa vanité. Puis Jules aperçut à ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par ses fumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Il embrassa d’un coup d’oeil furtif ces quarante mille maisons, et dit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la place Vendôme et la coupole d’or des Invalides : - Elle m’a été enlevée là, par la funeste curiosité de ce monde qui s’agite et se presse, pour se presser et s’agiter.
 
A quatre lieues de là, sur les bords de la Seine, dans un modeste village assis au penchant de l’une des collines qui dépendent de cette longue enceinte montueuse au milieu de laquelle le grand Paris se remue, comme un enfant dans son berceau, il se passait une scène de mort et de deuil, mais dégagée de toutes les pompes parisiennes, sans accompagnements de torches ni de cierges, ni de voitures drapées, sans prières catholiques, la mort toute simple. Voici le fait. Le corps d’une jeune fille était venu matinalement échouer sur la berge, dans la vase et les joncs de la Seine. Des tireurs de sable, qui allaient à l’ouvrage, l’aperçurent en montant dans leur frêle bateau. - Tiens ! cinquante francs de gagnés, dit l’un d’eux. - C’est vrai, dit l’autre. Et ils abordèrent auprès de la morte. - C’est une bien belle fille. - Allons faire notre déclaration. Et les deux tireurs de sable, après avoir couvert le corps de leurs vestes, allèrent chez le maire du village, qui fut assez embarrassé d’avoir à faire le procès-verbal nécessité par cette trouvaille.
 
Le bruit de cet événement se répandit avec la promptitude télégraphique particulière aux pays où les communications sociales n’ont aucune interruption, et où les médisances, les bavardages, les calomnies, le conte social dont se repaît le monde ne laisse point de lacune d’une borne à une autre. Aussitôt des gens qui vinrent à la Mairie tirèrent le maire de tout embarras. Ils convertirent le procès-verbal en un simple acte de décès. Par leurs soins, le corps de la fille fut reconnu pour être celui de la demoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de la Corderie-du-Temple, n o 14. La police judiciaire intervint, la veuve Gruget, mère de la défunte, arriva, munie de la dernière lettre de sa fille. Au milieu des gémissements de la mère, un médecin constata l’asphyxie par l’invasion du sang noir dans le système pulmonaire, et tout fut dit. Les enquêtes faites, les renseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permit d’inhumer la grisette. Le curé du lieu refusa de la recevoir à l’église et de prier pour elle. Ida Gruget fut alors ensevelie dans un linceul par une vieille paysanne, et mise dans cette bière vulgaire, faite en planches de sapin, puis portée au cimetière par quatre hommes, et suivie de quelques paysannes curieuses, qui se racontaient cette mort en la commentant avec une surprise mêlée de commisération. La veuve Gruget fut charitablement retenue par une vieille dame, qui l’empêcha de se joindre au triste convoi de sa fille. Un homme à triples fonctions, sonneur, bedeau, fossoyeur de la paroisse, avait fait une fosse dans le cimetière du village, cimetière d’un demi-arpent, situé derrière l’église ; une église bien connue, église classique, ornée d’une tour carrée à toit pointu couvert en ardoise, soutenue à l’extérieur par des contreforts anguleux. Derrière le rond décrit par le chœur, se trouvait le cimetière, entouré de murs en ruines, champ plein de monticules ; ni marbres, ni visiteurs, mais certes sur chaque sillon des pleurs et des regrets véritables qui manquèrent à Ida Gruget. Elle fut jetée dans un coin parmi des ronces et de hautes herbes. Quand la bière fut descendue dans ce champ si poétique par sa simplicité, le fossoyeur se trouva bientôt seul, à la nuit tombante. En comblant cette fosse, il s’arrêtait par intervalles pour regarder dans le chemin, par-dessus le mur ; il y eut un moment où, la main appuyée sur sa pioche, il examina la Seine, qui lui avait amené ce corps.
 
- Pauvre fille ! s’écria un homme survenu là tout à coup.
 
- Vous m’avez fait peur, monsieur ! dit le fossoyeur.
 
- Y a-t-il eu un service pour celle que vous enterrez ?
 
- Non, monsieur. Monsieur le curé n’a pas voulu. Voilà la première personne enterrée ici sans être de la paroisse. Ici, tout le monde se connaît. Est-ce que monsieur ?... Tiens, il est parti !
 
Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un homme vêtu de noir se présenta chez monsieur Jules et, sans vouloir lui parler, remit dans la chambre de sa femme une grande urne de porphyre, sur laquelle il lut ces mots :
 
INVITA LEGE,
 
CONJUGI MOERENTI
 
FILIOLAE CINERES
 
RESTITUIT,
 
AMICIS XII JUVANTIBUS,
 
MORIBUNDUS PATER.
 
- Quel homme ! dit Jules en fondant en larmes. Huit jours suffirent à l’Agent de change pour obéir à tous les désirs de sa femme, et pour mettre ordre à ses affaires ; il vendit sa charge au frère de Martin Faleix, et partit de Paris au moment où l’Administration discutait encore s’il était licite à un citoyen de disposer du corps de sa femme.
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