« La Débâcle/Partie 3/Chapitre VI » : différence entre les versions

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<span style="font-size:120%;"><center>VI</center></span>
 
 
 
À Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie
avait repris, après les terribles secousses de la
bataille et de la capitulation ; et, depuis
bientôt quatre mois, les jours suivaient
les jours, sous le morne écrasement de
l’occupation prussienne.
Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique,
surtout, restait clos, comme inhabité : c’était
sur la rue, à l’extrémité des appartements de
maître, la chambre que le colonel De Vineuil
habitait toujours. Tandis que les autres
fenêtres s’ouvraient, laissaient passer tout un
va-et-vient, tout un bruit de vie, celles de cette
pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes
obstinément fermées. Le colonel s’était plaint
de ses yeux, dont la grande lumière avivait les
souffrances, disait-il ; et l’on ne savait s’il
mentait, on entretenait près de lui une lampe,
nuit et jour, pour le contenter. Pendant deux
longs mois, il avait dû garder le lit, bien que le
major Bouroche n’eût diagnostiqué qu’une
fêlure de la cheville : la plaie ne se fermait pas,
toutes sortes de complications étaient survenues.
Maintenant, il se levait, mais dans un tel
accablement moral, en proie à un mal indéfini, si
têtu, si envahissant, qu’il vivait ses journées
étendu sur une chaise longue, devant un grand feu
de bois. Il maigrissait, devenait une ombre,
sans que le médecin qui le soignait, très surpris,
pût trouver une lésion, la cause de cette mort
lente. Ainsi qu’une flamme, il s’éteignait.
Et Madame Delaherche, la mère, s’était enfermée
avec
 
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lui, dès le lendemain de l’occupation. Sans doute
ils avaient dû s’entendre, en quelques mots,
une fois pour toutes, sur leur formel désir de se
cloîtrer ensemble au fond de cette pièce,
tant que des prussiens logeraient dans la maison.
Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un
capitaine, M De Gartlauben, y couchait encore, à
demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la
vieille dame n’avaient reparlé de ces choses.
Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle
se levait dès l’aube, venait s’installer dans un
fauteuil, en face de son ami, à l’autre coin de la
cheminée ; et, sous la lumière immobile de la
lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour
les petits pauvres, tandis que lui, les
yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien,
ne semblait vivre et mourir que d’une pensée,
dans une stupeur croissante. Ils n’échangeaient
sûrement pas vingt paroles en une journée,
il l’avait arrêtée du geste, chaque fois
que, sans le vouloir, elle qui allait et venait
par la maison, laissait échapper quelque nouvelle
du dehors ; de sorte que désormais, il ne
pénétrait plus rien là de la vie extérieure,
et que rien n’était entré du siège de Paris, des
défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs
de l’invasion. Mais, dans cette tombe volontaire,
le colonel avait beau refuser la lumière du jour,
se boucher les deux oreilles, tout l’effroyable
désastre, tout le deuil mortel devait lui
arriver par les fentes, avec l’air qu’il
respirait ; car, d’heure en heure, il était
comme empoisonné quand même, il se mourait
davantage.
Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans
son besoin de vivre, Delaherche s’agitait,
tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n’avait pu
encore que remettre en marche quelques métiers,
au milieu du désarroi des ouvriers et des
clients. Alors, afin d’occuper ses tristes loisirs,
il lui était venu une idée, celle de dresser un
inventaire total de sa maison et d’y étudier
certains perfectionnements, depuis longtemps
rêvés. Justement, il avait sous la main,
 
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pour l’aider dans ce travail, un jeune homme,
échoué chez lui à la suite de la bataille, le fils
d’un de ses clients. Edmond Lagarde, grandi à
Passy, dans la petite boutique de nouveautés
de son père, sergent au 5{{e}} de ligne, à peine âgé
de vingt-trois ans, et n’en paraissant
guère que dix-huit, avait fait le coup de feu
en héros, avec un tel acharnement, qu’il était
rentré, le bras gauche cassé par une des
dernières balles, vers cinq heures, à la
porte du Ménil ; et Delaherche, depuis qu’on
avait évacué les blessés de ses hangars, le
gardait, par bonhomie. C’était de la sorte
qu’Edmond faisait partie de la famille,
mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette
heure, servant de secrétaire au fabricant de drap,
en attendant de pouvoir rentrer à Paris. Grâce à
la protection de ce dernier, et sur sa formelle
promesse de ne pas fuir, les autorités
prussiennes le laissaient tranquille. Il était
blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme,
d’ailleurs d’une timidité si délicate, qu’il
rougissait au moindre mot. Sa mère l’avait élevé,
s’était saignée, mettant à payer ses
années de collège les bénéfices de leur étroit
commerce. Et il adorait Paris, et il le
regrettait passionnément devant Gilberte, ce
chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en
camarade.
Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du
nouvel hôte, M De Gartlauben, capitaine de la
landwehr, dont le régiment avait remplacé à
Sedan les troupes actives. Malgré son grade
modeste, c’était là un puissant personnage,
car il avait pour oncle le gouverneur général
installé à Reims, qui exerçait sur toute la
région un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait
d’aimer Paris, de l’avoir habité, de n’en
ignorer ni les politesses ni les raffinements ; et,
en effet, il affectait toute une correction
d’homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa
rudesse native. Toujours sanglé dans son uniforme, il
était grand et gros, mentant sur son âge,
désespéré de ses quarante-
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cinq
ans. Avec plus d’intelligence, il aurait pu être
terrible ; mais sa vanité outrée le mettait dans
une continuelle satisfaction, car jamais il n’en
venait à croire qu’on pouvait se moquer de lui.
Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable
sauveur. Mais, dans les premiers temps, après
la capitulation, quelles lamentables journées !
Sedan, envahi, peuplé de soldats allemands,
tremblait, craignait le pillage. Puis,
les troupes victorieuses refluèrent vers la vallée
de la Seine, il ne resta qu’une garnison, et la
ville tomba à une paix morte de nécropole :
les maisons toujours closes, les boutiques
fermées, les rues désertes dès le crépuscule,
avec les pas lourds et les cris rauques des
patrouilles. Aucun journal, aucune lettre
n’arrivait plus. C’était le cachot muré, la
brusque amputation, dans l’ignorance et
l’angoisse des désastres nouveaux dont on sentait
l’approche. Pour comble de misère, la disette
devenait menaçante. Un matin, on s’était
réveillé sans pain, sans viande, le pays ruiné,
comme mangé par un vol de sauterelles,
depuis une semaine que des centaines de mille
hommes y roulaient leur flot débordé. La ville ne
possédait plus que pour deux jours de vivres, et
l’on avait dû s’adresser à la Belgique, tout
venait maintenant de la terre voisine, à travers la
frontière ouverte, d’où la douane avait disparu,
emportée elle aussi dans la catastrophe.
Enfin, c’étaient les vexations continuelles, la
lutte qui recommençait chaque matin, entre la
commandature prussienne installée à la
sous-préfecture, et le conseil municipal siégeant
en permanence à l’hôtel de ville. Ce dernier,
héroïque dans sa résistance administrative, avait
beau discuter, ne céder que pied à pied, les
habitants succombaient sous les exigences toujours
croissantes, sous la fantaisie et la fréquence
excessive des réquisitions.
D’abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et
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des officiers qu’il eut à loger. Toutes les
nationalités défilaient chez lui, la pipe aux
dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à
l’improviste, deux mille hommes, trois mille
hommes, des fantassins, des cavaliers, des
artilleurs ; et, bien que ces hommes n’eussent
droit qu’au toit et au feu, il fallait souvent
courir, se procurer des provisions. Les chambres où
ils séjournaient, restaient d’une saleté
repoussante. Souvent, les officiers rentraient
ivres, se rendaient plus insupportables que leurs
soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si
impérieuse, que les faits de violence et de
pillage étaient rares. Dans tout Sedan,
on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut
plus tard seulement, lorsque Paris résista,
qu’ils firent sentir durement leur domination,
exaspérés de voir que la lutte s’éternisait,
inquiets de l’attitude de la province,
craignant toujours le soulèvement en masse, cette
guerre de loups que leur avaient déclarée les
francs-tireurs.
Delaherche venait justement de loger un
commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses
bottes, et qui, en partant, avait laissé de
l’ordure jusque sur la cheminée, lorsque,
dans la seconde quinzaine de septembre, le
capitaine De Gartlauben tomba chez lui, un soir
de pluie diluvienne. La première heure fut assez
rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle
chambre, faisait sonner son sabre sur les marches
de l’escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il
devint correct, s’enferma, passa d’un air raide,
en saluant poliment. Il était très adulé, car on
n’ignorait pas qu’un mot de lui au colonel, qui
commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir
une réquisition ou relâcher un homme. Récemment,
son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait
lancé une proclamation froidement féroce,
décrétant l’état de siège et punissant de la
peine de mort toute personne qui servirait
l’ennemi, soit comme espion, soit en égarant les
troupes allemandes qu’elles seraient chargées de
conduire, soit en détruisant les
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/548]]==
ponts et les canons, en endommageant les lignes
télégraphiques et les chemins de fer. L’ennemi,
c’étaient les français ; et le cœur des
habitants bondissait, en lisant la grande
affiche blanche, collée à la porte de la
commandature, qui leur faisait un crime de leur
angoisse et de leurs vœux. Il était si dur déjà
d’apprendre les nouvelles victoires des armées
allemandes par les hourras de la garnison !
Chaque journée amenait ainsi son deuil,
les soldats allumaient de grands feux, chantaient,
se grisaient, la nuit entière, tandis que les
habitants, forcés désormais de rentrer à neuf
heures, écoutaient du fond de leurs maisons
noires, éperdus d’incertitude, devinant
un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces
circonstances, vers le milieu d’octobre, que M De
Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de
quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan
renaissait à l’espérance, le bruit courait
d’un grand succès de l’armée de la Loire,
en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois
déjà, les meilleures nouvelles s’étaient changées
en messagères de désastres ! Et, dès le soir, en
effet, on apprenait que l’armée bavaroise
s’était emparée d’Orléans. Rue Maqua,
dans une maison qui faisait face à la fabrique, des
soldats braillèrent si fort, que le capitaine,
ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire,
en trouvant lui-même ce tapage déplacé.
Le mois s’écoula, M De Gartlauben fut encore
amené à rendre quelques petits services. Les
autorités prussiennes avaient réorganisé les
services administratifs, on venait d’installer un
sous-préfet allemand, ce qui n’empêchait pas
d’ailleurs les vexations de continuer, bien que
celui-ci se montrât relativement raisonnable. Dans
les continuelles difficultés qui renaissaient entre
la commandature et le conseil municipal, une des
plus fréquentes était la réquisition des
voitures ; et toute une grosse affaire éclata, un
matin que Delaherche n’avait pu envoyer,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/549]]==
devant la Sous-Préfecture, sa calèche attelée de
deux chevaux : le maire fut un moment arrêté,
lui-même serait allé le rejoindre à la
citadelle, sans M De Gartlauben, qui apaisa,
d’une simple démarche, cette grande colère. Un
autre jour, son intervention fit accorder un
sursis à la ville, condamnée à payer trente mille
francs d’amende, pour la punir des prétendus
retards apportés à la reconstruction du pont de
Villette, un pont détruit par les prussiens,
toute une déplorable histoire qui ruina
et bouleversa Sedan. Mais ce fut surtout après la
reddition de Metz que Delaherche dut une véritable
reconnaissance à son hôte. L’affreuse nouvelle avait
été pour les habitants comme un coup de foudre,
l’anéantissement de leurs derniers espoirs ; et,
dès la semaine suivante, des passages écrasants de
troupes s’étaient de nouveau produits,
le torrent d’hommes descendu de Metz, l’armée
du prince Frédéric-Charles se dirigeant sur la
Loire, celle du général Manteuffel marchant sur
Amiens et sur Rouen, d’autres corps allant
renforcer les assiégeants, autour de Paris.
Pendant plusieurs jours, les maisons regorgèrent
de soldats, les boulangeries et les boucheries
furent balayées jusqu’à la dernière miette,
jusqu’au dernier os, le pavé des rues garda une
odeur de suint, comme après le passage des
grands troupeaux migrateurs. Seule, la
fabrique de la rue Maqua n’eut pas à souffrir de ce
débordement de bétail humain, préservée par une main
amie, désignée simplement pour héberger quelques
chefs de bonne éducation.
Aussi Delaherche finit-il par se départir de son
attitude froide. Les familles bourgeoises s’étaient
enfermées au fond de leurs appartements, évitant
tout rapport avec les officiers qu’elles logeaient.
Mais lui, agité de son continuel besoin de parler,
de plaire, de jouir de la vie, souffrait
beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande
maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à
part, dans une
 
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raideur de rancune, lui pesait terriblement
aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour,
par arrêter M De Gartlauben dans l’escalier,
pour le remercier de ses services. Et,
peu à peu, l’habitude fut prise, les deux hommes
échangèrent quelques paroles, quand ils se
rencontrèrent ; de sorte qu’un soir le capitaine
prussien se trouva assis, dans le cabinet
du fabricant, au coin de la cheminée où
brûlaient d’énormes bûches de chêne, fumant un
cigare, causant en ami des nouvelles récentes.
Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne
parut pas, il affecta d’ignorer son existence,
bien qu’au moindre bruit il tournât vivement
les yeux vers la porte de la chambre voisine.
Il semblait vouloir faire oublier sa situation de
vainqueur, se montrait d’esprit dégagé et large,
plaisantait volontiers certaines réquisitions qui
prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu’on
avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce
bandage et ce cercueil l’amusèrent beaucoup. Pour le
reste, le charbon de terre, l’huile, le lait, le
sucre, le beurre, le pain, la viande, sans
compter des vêtements, des poêles, des lampes,
enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert
à la vie quotidienne, il avait un haussement
d’épaules : mon dieu ! Que voulez-vous ? C’était
vexatoire sans doute, il convenait même qu’on
demandait trop ; seulement, c’était la guerre, il
fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche,
qu’irritaient ces réquisitions incessantes,
gardait son franc parler, les épluchait
chaque soir, comme s’il eût examiné le livre de sa
cuisine. Pourtant, ils n’eurent qu’une discussion
vive, au sujet de la contribution d’un million,
dont le préfet prussien De Rethel venait de
frapper le département des Ardennes, sous le
prétexte de compenser les pertes causées à
l’Allemagne par les vaisseaux de guerre français
et par l’expulsion des allemands domiciliés en
France. Dans la répartition, Sedan devait payer
quarante-deux mille francs. Et il s’épuisa à faire
comprendre à son
 
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hôte que cela était inique, que la situation de la
ville se trouvait exceptionnelle, qu’elle avait déjà
trop souffert pour être ainsi frappée. D’ailleurs,
tous deux sortaient plus intimes de ces
explications, lui enchanté de s’être étourdi
du flot de sa parole, le prussien content d’avoir
fait preuve d’une urbanité toute parisienne.
Un soir, de son air gai d’étourderie, Gilberte
entra. Elle s’arrêta, en jouant la surprise.
M De Gartlauben s’était levé, et il eut la
discrétion de se retirer presque tout de suite.
Mais, le lendemain, il trouva Gilberte
installée, il reprit sa place au coin du feu. Alors,
commencèrent des soirées charmantes, que l’on
passait dans ce cabinet de travail, et non dans le
salon, ce qui établissait une distinction subtile.
Même, plus tard, lorsque la jeune femme eut
consenti à faire de la musique à son hôte,
qui l’adorait, elle se rendait seule dans le salon
voisin, en laissait simplement la porte ouverte. Par
ce rude hiver, les vieux chênes des Ardennes
brûlaient à grande flamme, au fond de la haute
cheminée, on prenait vers dix heures une tasse de
thé, on causait dans la bonne chaleur de
la vaste pièce. Et M De Gartlauben était
visiblement tombé amoureux fou de cette jeune femme si
rieuse, qui coquetait avec lui comme elle faisait
autrefois, à Charleville, avec les amis du
capitaine Beaudoin. Il se soignait davantage, se
montrait d’une galanterie outrée, se contentait de
la moindre faveur, tourmenté de l’unique souci de
n’être pas pris pour un barbare, un soldat
grossier violentant les femmes.
Et la vie se trouva ainsi comme dédoublée, dans la
vaste maison noire de la rue Maqua. Tandis qu’aux
repas Edmond, avec sa jolie figure de chérubin
blessé, répondait par monosyllabes au bavardage
ininterrompu de Delaherche, en rougissant dès que
Gilberte le priait de lui passer le sel, tandis que
le soir M De Gartlauben, les yeux pâmés, assis
dans le cabinet de travail, écoutait une
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/552]]==
sonate de Mozart que la jeune femme jouait pour lui
au fond du salon, la pièce voisine où vivaient le
colonel De Vineuil et Madame Delaherche restait
silencieuse, les persiennes closes, la lampe
éternellement allumée, ainsi qu’un tombeau éclairé
par un cierge. Décembre avait enseveli la ville
sous la neige, les nouvelles désespérées
s’y étouffaient dans le grand froid. Après la
défaite du général Ducrot à Champigny, après la
perte d’Orléans, il ne restait plus qu’un sombre
espoir, celui que la terre de France devînt la
terre vengeresse, la terre exterminatrice,
dévorant les vainqueurs. Que la neige tombât donc
à flocons plus épais, que le sol se fendît sous les
morsures de la gelée, pour que l’Allemagne entière
y trouvât son tombeau ! Et une angoisse nouvelle
serrait le cœur de Madame Delaherche. Une nuit que
son fils était absent, appelé en Belgique par ses
affaires, elle avait entendu, en passant devant la
chambre de Gilberte, un léger bruit de voix,
des baisers étouffés, mêlés de rires. Saisie, elle
était rentrée chez elle, dans l’épouvante de
l’abomination qu’elle soupçonnait : ce ne pouvait
être que le prussien qui se trouvait là, elle
croyait bien avoir remarqué déjà des regards
d’intelligence, elle restait écrasée sous cette
honte dernière. Ah ! Cette femme que son fils avait
amenée, malgré elle, dans la maison, cette femme de
plaisir, à qui elle avait déjà pardonné une fois,
en ne parlant pas, après la mort du capitaine
Beaudoin ! Et cela recommençait, et c’était cette
fois la pire infamie ! Qu’allait-elle
faire ? Une telle monstruosité ne pouvait
continuer sous son toit. Le deuil de la réclusion où
elle vivait en était accru, elle avait des journées
d’affreux combat. Les jours où elle rentrait chez le
colonel, plus sombre, muette pendant des heures,
avec des larmes dans les yeux, il la regardait, il
s’imaginait que la France venait de subir
une défaite de plus.
Ce fut à ce moment qu’Henriette tomba un matin rue
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/553]]==
Maqua, pour intéresser les Delaherche au sort de
l’oncle Fouchard. Elle avait entendu parler avec des
sourires de l’influence toute-puissante que
Gilberte possédait sur M De Gartlauben. Aussi
resta-t-elle un peu gênée, devant Madame
Delaherche, qu’elle rencontra la première, dans
l’escalier, remontant chez le colonel, et à qui elle
crut devoir expliquer le but de sa visite.
— Oh ! Madame, que vous seriez bonne
d’intervenir ! … mon oncle est dans une position
terrible, on parle de l’envoyer en Allemagne.
La vieille dame, qui l’aimait pourtant, eut un
geste de colère.
— Mais, ma chère enfant, je n’ai aucun pouvoir… il
ne faut pas s’adresser à moi…
puis, malgré l’émotion où elle la voyait :
— Vous arrivez très mal, mon fils part ce soir pour
Bruxelles… d’ailleurs, il est comme moi, sans
puissance aucune… adressez-vous donc à ma
belle-fille, qui peut tout.
Et elle laissa Henriette interdite, convaincue
maintenant qu’elle tombait dans un drame de
famille. Depuis la veille, Madame Delaherche avait
pris la résolution de tout dire à son fils, avant
le départ de celui-ci pour la Belgique, où il
allait traiter un achat important de houille,
dans l’espoir de remettre en marche les métiers de
sa fabrique. Jamais elle ne tolérerait que
l’abomination recommençât, à côté d’elle, pendant
cette nouvelle absence. Elle attendait donc pour
parler d’être certaine qu’il ne renverrait pas son
départ à un autre jour, comme il le faisait depuis
une semaine. C’était l’écroulement de
la maison, le prussien chassé, la femme elle aussi
jetée à la rue, son nom affiché ignominieusement
contre les murs, ainsi qu’on avait menacé de le
faire, pour toute française qui se livrerait à un
allemand.
Lorsque Gilberte aperçut Henriette, elle poussa
un cri de joie.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/554]]==
<br />
 
— Ah ! Que je suis heureuse de te voir ! … il
me semble qu’il y a si longtemps, et l’on
vieillit si vite, au milieu de ces vilaines
histoires !
Elle l’avait entraînée dans sa chambre, elle la
fit asseoir sur la chaise longue, se serra contre
elle.
— Voyons, tu vas déjeuner avec nous… mais,
auparavant, causons. Tu dois avoir tant de choses à
me dire ! … je sais que tu es sans nouvelles de ton
frère. Hein ? Ce pauvre Maurice, comme je le
plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans
pain peut-être ! … et ce garçon que tu
soignes, l’ami de ton frère ? Tu vois qu’on m’a
déjà fait des bavardages… est-ce que c’est pour
lui que tu viens ?
Henriette tardait à répondre, prise d’un grand
trouble intérieur. N’était-ce pas, au fond, pour
Jean qu’elle venait, pour être certaine que,
l’oncle relâché, on n’inquiéterait plus son cher
malade ? Cela l’avait emplie de confusion,
d’entendre Gilberte parler de lui, et elle
n’osait plus dire le motif véritable de sa visite,
la conscience désormais souffrante, répugnant à
employer l’influence louche qu’elle lui croyait.
— Alors, répéta Gilberte, d’un air de malignité,
c’est pour ce garçon que tu as besoin de nous ?
Et, comme Henriette, acculée, parlait enfin de
l’arrestation du père Fouchard :
— Mais, c’est vrai ! Suis-je assez sotte ! Moi qui
en causais encore ce matin ! … oh ! Ma chère, tu as
bien fait de venir, il faut s’occuper de ton oncle
tout de suite, parce que les derniers renseignements
que j’ai eus ne sont pas bons. Ils veulent faire
un exemple.
— Oui, j’ai songé à vous autres, continua Henriette
d’une voix hésitante. J’ai pensé que tu me donnerais
un bon conseil, que tu pourrais peut-être agir…
la jeune femme eut un bel éclat de rire.
— Es-tu bête, je vais faire relâcher ton oncle
avant trois jours ! … on ne t’a donc pas dit que
j’ai ici, dans la
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/555]]==
maison, un capitaine prussien qui fait tout ce que
je veux ? … tu entends, ma chère, il n’a rien à me
refuser !
Et elle riait plus fort, simplement écervelée dans
son triomphe de coquette, tenant les deux mains
de son amie, qu’elle caressait, et qui ne trouvait
pas de remerciements, pleine de malaise,
tourmentée de la crainte que ce ne fût là un aveu.
Quelle sérénité, quelle gaieté fraîche
pourtant !
— Laisse-moi faire, je te renverrai contente
ce soir.
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Henriette
resta surprise de la délicate beauté d’Edmond,
qu’elle ne connaissait pas. Il la ravissait comme une
jolie chose. était-ce possible que ce garçon se fût
battu et qu’on eût osé lui casser le bras ? La
légende de sa grande bravoure achevait de le
rendre charmant, et Delaherche, qui avait
accueilli Henriette en homme heureux de voir
une figure nouvelle, ne cessa, pendant qu’on
servait des côtelettes et des pommes de terre en
robe de chambre, de faire l’éloge de son secrétaire,
aussi actif et bien élevé qu’il était beau. Le
déjeuner, ainsi à quatre, dans la salle
à manger bien chaude, prit le tour d’une intimité
délicieuse.
— Et c’est pour nous intéresser au sort du père
Fouchard que vous êtes venue ? Reprit le fabricant.
çà m’ennuie beaucoup d’être forcé de partir ce
soir… mais ma femme va vous arranger ça, elle est
irrésistible, elle obtient tout ce qu’elle veut.
Il riait, il disait ces choses avec une bonhomie
parfaite, simplement flatté de ce pouvoir dont il
tirait lui-même quelque orgueil. Puis,
brusquement :
— à propos, ma chère, Edmond ne t’a pas dit sa
trouvaille ?
— Non, quelle trouvaille ? Demanda gaiement
Gilberte, en tournant vers le jeune sergent ses
jolis yeux de caresse.
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/556]]==
<br />
 
Mais celui-ci rougissait, comme sous l’excès du
plaisir, chaque fois qu’une femme le regardait
de la sorte.
— Mon dieu ! Madame, il ne s’agit simplement que de
la vieille dentelle, que vous regrettiez de ne pas
avoir, pour garnir votre peignoir mauve… j’ai eu
hier la chance de découvrir cinq mètres d’ancien
point de Bruges, vraiment très beau, et à bon
compte. La marchande viendra vous les montrer
tout à l’heure.
Elle fut ravie, elle l’aurait embrassé.
— Oh ! Que vous êtes gentil, je vous récompenserai !
Puis, comme on servait encore une terrine de foies
gras, achetée en Belgique, la conversation
tourna, s’arrêta un instant au poisson de la Meuse
qui mourait empoisonné, finit par tomber sur le
danger de peste qui menaçait Sedan, au prochain
dégel. En novembre, des cas d’épidémie s’étaient
déjà déclarés. On avait eu beau, après
la bataille, dépenser six mille francs pour
balayer la ville, brûler en tas les sacs, les
gibernes, tous les débris louches : les campagnes
environnantes n’en soufflaient pas moins des
odeurs nauséabondes, à la moindre humidité,
tellement elles étaient gorgées de cadavres, à
peine enfouis, mal recouverts de quelques
centimètres de terre. Partout, des tombes
bossuaient les champs, le sol se fendait sous la
poussée intérieure, la putréfaction suintait et
s’exhalait. Et l’on venait, les jours précédents, de
découvrir un autre foyer d’infection, la Meuse,
d’où l’on avait pourtant retiré déjà plus de douze
cents corps de chevaux. L’opinion générale était
qu’il n’y restait plus un cadavre humain,
lorsqu’un garde champêtre, en regardant avec
attention, à plus de deux mètres de profondeur,
avait aperçu sous l’eau des blancheurs, qu’on aurait
pris pour des pierres : c’étaient des lits de
cadavres, des corps éventrés que le ballonnement,
rendu impossible, n’avait pu ramener à la surface.
Depuis près de quatre mois, ils séjournaient là,
dans cette eau, parmi les herbes. Les
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/557]]==
coups de croc ramenaient des bras, des jambes,
des têtes. Rien que la force du courant détachait
et emportait parfois une main. L’eau se troublait,
de grosses bulles de gaz montaient, crevaient
à la surface, empestant l’air d’une odeur infecte.
— Cela va bien qu’il gèle, fit remarquer
Delaherche. Mais, dès que la neige disparaîtra,
il va falloir procéder à des recherches,
désinfecter tout ça, autrement nous y resterions
tous.
Et, sa femme l’ayant supplié en riant de passer
à des sujets plus propres, pendant qu’on mangeait,
il conclut simplement :
— Dame ! Voilà le poisson de la Meuse compromis
pour longtemps.
Mais on avait fini, on servait le café, quand la
femme de chambre annonça que M De Gartlauben
demandait la faveur d’entrer un instant. Ce fut
un émoi, car il n’était jamais venu à cette heure,
en plein jour. Tout de suite, Delaherche avait dit
de l’introduire, voyant là une circonstance
heureuse qui allait permettre de lui présenter
Henriette. Et le capitaine, lorsqu’il aperçut une
autre jeune femme, outra encore sa politesse. Il
accepta même une tasse de café, qu’il buvait sans
sucre, comme il avait vu beaucoup de personnes le
boire, à Paris. D’ailleurs, s’il avait insisté
pour être reçu, c’était uniquement dans
le désir d’apprendre tout de suite à madame qu’il
venait d’obtenir la grâce d’un de ses protégés, un
malheureux ouvrier de la fabrique, emprisonné à la
suite d’une rixe avec un soldat prussien.
Alors, Gilberte profita de l’occasion pour parler
du père Fouchard.
— Capitaine, je vous présente une de mes plus chères
amies… elle désire se mettre sous votre
protection, elle est la nièce du fermier qu’on a
arrêté à Remilly, vous savez bien, à la suite
de cette histoire de francs-tireurs.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/558]]==
<br />
 
— Ah ! Oui, l’affaire de l’espion, le malheureux
qu’on a trouvé dans un sac… oh ! C’est grave,
très grave ! Je crains bien de ne rien pouvoir.
— Capitaine, vous me feriez tant de plaisir !
Elle le regardait de ses yeux de caresse, il eut
une satisfaction béate, s’inclina d’un air de
galante obéissance. Tout ce qu’elle voudrait !
— Monsieur, je vous en serai bien reconnaissante,
articula avec peine Henriette, prise d’un
insurmontable malaise, à la pensée soudaine
de son mari, de son pauvre Weiss, fusillé
là-bas, à Bazeilles.
Mais Edmond, qui s’en était allé discrètement,
dès l’arrivée du capitaine, venait de reparaître,
pour dire un mot à l’oreille de Gilberte. Elle se
leva avec vivacité, conta l’histoire de la
dentelle, que la marchande apportait ; et
elle suivit le jeune homme, en s’excusant. Alors,
restée seule en compagnie des deux hommes,
Henriette put s’isoler, assise dans une embrasure
de fenêtre, tandis qu’ils continuaient de causer
très haut.
— Capitaine, vous accepterez bien un petit verre…
voyez-vous, je ne me gêne pas, je vous dis tout ce
que je pense, parce que je connais la largeur
de votre esprit. Eh bien ! Je vous assure que votre
préfet a tort de vouloir saigner encore la ville de
ces quarante-deux mille francs… songez donc au
total de nos sacrifices, depuis le commencement.
D’abord, à la veille de la bataille, toute une
armée française, épuisée, affamée. Ensuite, vous
autres, qui aviez les dents longues aussi. Rien
que les passages de ces troupes, les réquisitions,
les réparations, les dépenses de toute sorte nous
ont coûté un million et demi. Mettez-en autant pour
les ruines occasionnées par la bataille, les
destructions, les incendies : ça fait trois millions.
Enfin, j’évalue bien à deux millions la perte
éprouvée par l’industrie et le commerce… hein ?
Qu’est-ce que vous en dites ? Nous voilà au chiffre
de cinq millions, pour une
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/559]]==
ville de treize mille habitants ! Et vous nous
demandez encore quarante-deux mille francs de
contribution, je ne sais sous quel prétexte !
Est-ce que c’est juste, est-ce que c’est
raisonnable ?
M De Gartlauben hochait la tête, se contentait de
répondre :
— Que voulez-vous ? C’est la guerre, c’est la
guerre !
Et l’attente se prolongeait, les oreilles
d’Henriette bourdonnaient, toutes sortes de vagues
et tristes pensées l’assoupissaient à demi,
dans l’embrasure de la fenêtre, pendant que
Delaherche donnait sa parole d’honneur que
jamais Sedan n’aurait pu faire face à la crise,
dans le manque total du numéraire, sans l’heureuse
création d’une monnaie fiduciaire locale, du
papier-monnaie de la caisse du crédit industriel,
qui avait sauvé la ville d’un désastre financier.
— Capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de
cognac.
Et il sauta à un autre sujet.
— Ce n’est pas la France qui a fait la guerre,
c’est l’empire… ah ! L’empereur m’a bien
trompé. Tout est fini avec lui, nous nous
laisserions démembrer plutôt… tenez !
Un seul homme a vu clair en juillet, oui !
Monsieur Thiers, dont le voyage actuel, au travers
des capitales de l’Europe, est encore un grand
acte de sagesse et de patriotisme. Tous les vœux
des gens raisonnables l’accompagnent,
puisse-t-il réussir !
D’un geste, il acheva sa pensée, car il eût jugé
malséant, devant un prussien, même sympathique,
d’exprimer un désir de paix. Mais ce désir, il
était ardemment en lui, comme au fond de toute
l’ancienne bourgeoisie plébiscitaire et
conservatrice. On allait être à bout de sang et
d’argent, il fallait se rendre ; et une sourde
rancune contre Paris qui s’entêtait dans sa
résistance, montait de toutes les provinces
occupées. Aussi conclut-il à voix plus basse,
faisant
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/560]]==
allusion aux proclamations enflammées de
Gambetta :
— Non, non ! Nous ne pouvons pas être avec les fous
furieux. ça devient du massacre… moi, je suis avec
Monsieur Thiers, qui veut les élections ; et,
quant à leur république, mon dieu ! Ce n’est pas elle
qui me gêne, on la gardera s’il le faut, en
attendant mieux.
Très poliment, M De Gartlauben continuait à
hocher la tête d’un air d’approbation, en répétant :
— Sans doute, sans doute…
Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put
rester davantage. C’était, en elle, une irritation
sans cause précise, un besoin de ne plus être là ;
et elle se leva doucement, elle sortit, à la
recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps
attendre.
Mais, comme elle entrait dans la chambre à coucher,
elle resta stupéfaite, en apercevant, étendue sur
la chaise longue, son amie en larmes,
bouleversée par une émotion extraordinaire.
— Eh bien ! Quoi donc ? Que t’arrive-t-il ?
Les pleurs de la jeune femme redoublèrent, elle se
refusait à parler, envahie maintenant d’une
confusion qui lui jetait tout le sang de son cœur
au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant dans
les bras grands ouverts, tendus vers elle :
— Oh ! Ma chérie, si tu savais… jamais je
n’oserais te dire… et pourtant je n’ai que toi,
tu peux seule me donner peut-être un bon conseil…
elle eut un frémissement, elle bégaya davantage.
— J’étais avec Edmond… alors, à l’instant,
Madame Delaherche vient de me surprendre…
— Comment, de te surprendre ?
— Oui, nous étions là, il me tenait, il
m’embrassait…
et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras
tremblants, elle lui dit tout.
— Oh ! Ma chérie, ne me juge pas trop mal, ça me
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/561]]==
ferait tant de peine ! … je sais bien, je t’avais
juré que ça ne recommencerait jamais. Mais tu as vu
Edmond, il est si brave, et il est si joli ! Puis,
songe donc, ce pauvre jeune homme, blessé,
malade, loin de sa mère ! Avec ça, il n’a
jamais été riche, on a tout mangé chez lui, pour le
faire instruire… je t’assure, je n’ai pas pu
refuser.
Henriette l’écoutait, effarée, ne revenant pas de sa
surprise.
— Comment ! C’était avec le petit sergent ! … mais,
ma chère, tout le monde te croit la maîtresse du
prussien !
Du coup, Gilberte se releva, s’essuya les yeux,
protestant.
— La maîtresse du prussien… ah ! Non, par
exemple ! Il est affreux, il me répugne… pour qui
me prend-on ? Comment peut-on me croire capable
d’une pareille infamie ? Non, non, jamais !
J’aimerais mieux mourir !
Dans sa révolte, elle était devenue grave, d’une
beauté douloureuse et irritée qui la transfigurait.
Et, brusquement, sa gaieté coquette, son insoucieuse
légèreté revinrent, au milieu d’un invincible rire.
— ça, c’est vrai, je m’amuse de lui. Il m’adore, et
je n’ai qu’à le regarder, pour qu’il obéisse… si
tu savais comme c’est drôle, de se moquer ainsi de
ce gros homme, qui a toujours l’air de croire
qu’on va enfin le récompenser !
— Mais c’est un jeu très dangereux, dit
sérieusement Henriette.
— Crois-tu ? Qu’est-ce que je risque ? Lorsqu’il
s’apercevra qu’il ne doit compter sur rien, il ne
pourra que se fâcher et s’en aller… et puis,
non ! Jamais il ne s’en apercevra ! Tu ne
connais pas l’homme, il est de ceux avec
lesquels les femmes vont aussi loin qu’elles
veulent, sans danger. Pour ça, vois-tu, j’ai un
sens qui m’a toujours avertie. Il a bien trop de
vanité, jamais il n’admettra que je me sois
moquée de lui… et tout ce que je lui
permettrai,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/562]]==
ce sera d’emporter mon souvenir, avec la consolation
de se dire qu’il a agi correctement, en galant
homme qui a longtemps habité Paris.
Elle s’égayait, elle ajouta :
— En attendant, il va faire remettre en liberté
l’oncle Fouchard, et il n’aura pour sa peine qu’une
tasse de thé, sucrée de ma main.
Mais, tout d’un coup, elle revint à ses craintes,
à l’effroi d’avoir été surprise. Des larmes
reparurent au bord de ses paupières.
— Mon dieu ! Et Madame Delaherche ? … que va-t-il
se passer ? Elle ne m’aime guère, elle est capable de
tout dire à mon mari.
Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya
les yeux de son amie, elle la força de réparer le
désordre de ses vêtements.
— écoute, ma chère, je n’ai pas la force de te
gronder, et pourtant tu sais si je te blâme !
Mais on m’avait fait une telle peur avec ton
prussien, j’ai redouté des choses si laides,
que l’autre histoire, ma foi ! Est un soulagement…
calme-toi, tout peut s’arranger.
C’était fort sage, d’autant plus que Delaherche,
presque aussitôt, entra avec sa mère. Il expliqua
qu’il venait d’envoyer chercher la voiture qui
devait le conduire en Belgique, décidé à prendre le
train pour Bruxelles, le soir même. Il voulait donc
faire ses adieux à sa femme. Puis, se tournant vers
Henriette :
— Soyez tranquille, Monsieur De Gartlauben, en me
quittant, m’a promis de s’occuper de votre
oncle ; et, quand je ne serai plus là, ma femme
fera le reste.
Depuis que Madame Delaherche était entrée,
Gilberte ne la quittait pas des yeux, le cœur
serré d’angoisse. Allait-elle parler, dire ce
qu’elle venait de voir, empêcher son fils de
partir ? La vieille dame, silencieuse, avait, dès
la porte, fixé, elle aussi, les regards sur sa
belle-fille. Dans
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/563]]==
son rigorisme, elle éprouvait sans doute le
soulagement qui avait rendu Henriette tolérante.
Mon dieu ! Puisque c’était avec ce jeune homme, ce
français qui s’était battu si bravement, ne
devait-elle pas pardonner, comme elle avait
pardonné déjà pour le capitaine Beaudoin ? Ses yeux
s’adoucirent, elle détourna la tête. Son fils
pouvait s’absenter, Edmond protégerait Gilberte
contre le prussien. Elle eut même un faible
sourire, elle qui ne s’était pas égayée depuis la
bonne nouvelle de Coulmiers.
— Au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais
tes affaires et reviens-nous vite.
Et elle s’en alla, elle rentra lentement, de
l’autre côté du palier, dans la chambre murée, où
le colonel, de son air de stupeur, regardait
l’ombre, en dehors du pâle rond de clarté qui
tombait de la lampe.
Le soir même, Henriette retourna à Remilly ; et,
trois jours plus tard, elle eut la joie de voir, un
matin, le père Fouchard rentrer à la ferme
tranquillement, comme s’il revenait à pied de
conclure un marché dans le voisinage. Il s’assit, il
mangea un morceau de pain, avec du fromage. Puis,
à toutes les questions, il répondit sans hâte,
de l’air d’un homme qui n’avait jamais eu peur.
Pourquoi donc l’aurait-on retenu ? Il n’avait rien
fait de mal. Ce n’était pas lui qui avait tué le
prussien, n’est-ce pas ? Alors, il s’était contenté
de dire aux autorités : " cherchez, moi je ne sais
rien. " et il avait bien fallu le lâcher,
ainsi que le maire, puisqu’on n’avait pas de preuves
contre eux. Mais ses yeux de paysan rusé et
goguenard luisaient, dans sa joie muette d’avoir
roulé tous ces sales bougres, dont il commençait à
avoir assez, à présent qu’ils le chicanaient sur la
qualité de sa viande.
Décembre s’acheva, Jean voulut partir. Maintenant,
sa jambe était solide, le docteur déclarait qu’il
pouvait aller se battre. Et ce fut, pour
Henriette, une grande peine, qu’elle s’efforça
de cacher. Depuis la désastreuse bataille
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/564]]==
de Champigny, aucune nouvelle de Paris ne leur
était venue. Ils savaient simplement que le
régiment de Maurice, exposé à un feu terrible,
avait perdu beaucoup d’hommes. Puis, toujours
ce grand silence, aucune lettre, jamais la
moindre ligne pour eux, lorsqu’il savait que
des familles de Raucourt et de Sedan avaient
reçu des dépêches, par des voies détournées.
Peut-être le pigeon qui portait les nouvelles
si ardemment attendues, avait-il rencontré
quelque épervier vorace ; ou peut-être était-il
tombé, à la lisière d’un bois, traversé par la
balle d’un prussien. Mais, surtout, ce qui les
hantait, c’était la crainte que Maurice ne fût
mort. Ce silence de la grande ville,
là-bas, muette sous l’étreinte de l’investissement,
était devenu, dans l’angoisse de leur attente, un
silence de tombe. Ils avaient perdu l’espoir de rien
apprendre, et, lorsque Jean exprima sa volonté
formelle de partir, Henriette n’eut que cette
plainte sourde :
— Mon dieu ! C’est donc fini, je vais donc rester
seule !
Le désir de Jean était d’aller rejoindre l’armée du
nord, que le général Faidherbe venait de
reconstituer. Depuis que le corps du général De
Manteuffel avait poussé jusqu’à Dieppe, cette
armée défendait trois départements séparés du reste
de la France, le nord, le Pas-De-Calais
et la Somme ; et le projet de Jean, d’une
exécution facile, était simplement de gagner
Bouillon, puis de faire le tour par la Belgique. Il
savait qu’on achevait de former le 23{{e}} corps, avec
tous les anciens soldats de Sedan et de
Metz qu’on pouvait rallier. Il entendait dire que le
général Faidherbe reprenait l’offensive, et il
fixa définitivement son départ au dimanche suivant,
lorsqu’il apprit la bataille de Pont-Noyelle,
cette bataille au résultat indécis, que les
français avaient failli gagner.
Ce fut encore le docteur Dalichamp qui offrit de le
conduire à Bouillon, dans son cabriolet. Il était
d’un courage, d’une bonté inépuisables. à
Raucourt, que ravageait
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/565]]==
le typhus, apporté par les bavarois, il avait des
malades dans toutes les maisons, en dehors des
deux ambulances qu’il visitait, celle de
Raucourt même et celle de Remilly. Son ardent
patriotisme, son besoin de protester contre les
inutiles violences, l’avaient deux fois fait
arrêter, puis relâcher par les prussiens. Aussi
riait-il d’un bon rire, le matin où il arriva avec
sa voiture, pour prendre Jean, heureux de faire
échapper un autre de ces vaincus de Sedan, tout ce
pauvre et brave monde, comme il disait, qu’il
soignait, qu’il aidait de sa bourse. Jean, qui
souffrait de la question d’argent, sachant
Henriette pauvre, avait accepté les cinquante
francs que le docteur lui offrait pour son voyage.
Le père Fouchard, pour les adieux, fit bien les
choses. Il envoya Silvine chercher deux
bouteilles de vin, il voulut que tout le monde bût
un verre à l’extermination des allemands. Lui,
gros monsieur désormais, tenait son magot, caché
quelque part ; et, tranquille depuis que les
francs-tireurs des bois de Dieulet avaient
disparu, traqués comme des fauves, il n’avait plus
que le désir de jouir de la paix prochaine,
lorsqu’elle serait conclue. Même, dans un accès de
générosité, il venait de donner des gages à
Prosper, pour l’attacher à la ferme, que le
garçon, d’ailleurs, n’avait pas l’envie de quitter.
Il trinqua avec Prosper, il voulut trinquer aussi
avec Silvine, dont il avait eu un instant l’idée de
faire sa femme, tant il la voyait sage, tout entière
à sa besogne ; mais à quoi bon ? Il sentait bien
qu’elle ne se dérangerait plus, qu’elle
serait encore là, lorsque Charlot, grandi, partirait
comme soldat à son tour. Et, quand il eut trinqué
avec le docteur, avec Henriette, avec Jean, il
s’écria :
— à la santé de tous ! Que chacun fasse son affaire
et ne se porte pas plus mal que moi !
Henriette avait absolument voulu accompagner Jean
jusqu’à Sedan. Il était en bourgeois, avec un
paletot et
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/566]]==
un chapeau rond, prêtés par le docteur. Ce jour-là,
le soleil luisait sur la neige, par le grand froid
terrible. On ne devait que traverser la ville ;
mais, lorsque Jean sut que son colonel était
toujours chez les Delaherche, une grande envie lui
vint d’aller le saluer ; et, en même temps,
il remercierait le fabricant de ses bontés. Ce fut
sa dernière douleur, dans cette ville de désastre et
de deuil. Comme ils arrivaient à la fabrique de la
rue Maqua, une fin tragique y bouleversait la
maison. Gilberte s’effarait, Madame Delaherche
pleurait de grosses larmes silencieuses, tandis que
son fils, remonté de ses ateliers, où le
travail avait un peu repris, poussait des
exclamations de surprise. On venait de trouver
le colonel, sur le parquet de sa chambre, tombé
comme une masse, mort. L’éternelle lampe brûlait
seule, dans la pièce close. Appelé en hâte, un
médecin n’avait pas compris, ne découvrant aucune
cause probable, ni anévrisme, ni congestion.
Le colonel était mort, foudroyé, sans qu’on sût d’où
était venue la foudre ; et, le lendemain
seulement, on ramassa un morceau de vieux journal,
qui avait servi de couverture à un livre, et où se
trouvait le récit de la reddition de Metz.
— Ma chère, dit Gilberte à Henriette, Monsieur De
Gartlauben, tout à l’heure, en descendant l’escalier,
a ôté son chapeau devant la porte de la pièce où
repose le corps de mon oncle… c’est Edmond qui
l’a vu, et, n’est-ce pas ? C’est un homme
décidément très bien.
Jamais encore Jean n’avait embrassé Henriette.
Avant de remonter dans le cabriolet, avec le
docteur, il voulut la remercier de ses bons soins,
de l’avoir soigné et aimé comme un frère. Mais il ne
trouva pas les mots, il ouvrit les bras, il
l’embrassa en sanglotant. Elle était éperdue,
elle lui rendit son baiser. Quand le cheval partit, il
se retourna, leurs mains s’agitèrent, tandis qu’ils
répétaient d’une voix bégayante :
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/567]]==
<br />
 
— Adieu ! Adieu !
Cette nuit-là, Henriette, rentrée à Remilly,
était de service à l’ambulance. Pendant sa longue
veillée, elle fut encore prise d’une affreuse
crise de larmes, et elle pleura, elle pleura
infiniment, en étouffant sa peine entre ses
deux mains jointes.