« La Débâcle/Partie 3/Chapitre II » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Typographie
Phe (discussion | contributions)
m split
Ligne 19 :
mêlé à des chasseurs d’Afrique, il ne put
rejoindre son régiment.
 
Deux canons, tournés vers l’intérieur de la
presqu’île, défendaient le passage du pont. Tout de
suite après le canal, dans une maison bourgeoise,
l’état-major Prussienprussien avait installé un poste,
sous les ordres d’un commandant, chargé de la
réception et de la garde des prisonniers. Du
Ligne 31 ⟶ 32 :
et les troupeaux s’engouffraient, allaient camper
où les poussait le hasard des routes.
 
Maurice crut pouvoir s’adresser à un officier
Bavaroisbavarois, qui fumait, tranquillement assis à
califourchon sur une chaise.
 
— Le 106{{e}} de ligne, monsieur, par où faut-il
passer ?
 
L’officier, par exception, ne comprenait-il pas le
français ? S’amusa-t-il à égarer un pauvre diable
de soldat ? Il eut un sourire, il leva la main, fit
le signe d’aller tout droit.
 
Bien que Maurice fût du pays, il n’était jamais
venu dans la presqu’île, il marcha dès lors à la
Ligne 71 ⟶ 76 :
commençait à se faire, il s’assit un instant sur une
borne de la route, les jambes lasses.
 
Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait,
il aperçut, en face, de l’autre côté de la Meuse,
Ligne 97 ⟶ 103 :
du désastre renaissait, l’abreuvait de souffrance
et de dégoût, jusqu’au vomissement.
 
Cependant, la crainte d’être surpris par la nuit
noire, lui fit reprendre ses recherches.
Ligne 138 ⟶ 145 :
l’arbre le protégerait toujours un peu, si
la pluie recommençait.
 
Mais il ne put s’endormir, hanté par la pensée de
cette prison vaste, ouverte au plein air de la
Ligne 163 ⟶ 171 :
que, plus loin, éparses dans la vaste campagne,
on aurait pu compter les lignes noires des
régiments Prussiensprussiens, une triple enceinte vivante et
mouvante qui murait l’armée prisonnière.
 
Maintenant, d’ailleurs, les yeux grands ouverts par
l’insomnie, Maurice ne voyait plus que les
Ligne 195 ⟶ 204 :
Guillaume, cette abominable guerre n’était-elle pas
finie ? Mais il se rappelait ce que lui
avaient répondu deux soldats Bavaroisbavarois, qui
conduisaient les prisonniers à Iges : " nous tous en
France, nous tous à Paris ! " dans son
Ligne 216 ⟶ 225 :
craquait, s’effondrait, à jamais, au fond d’un
malheur sans bornes.
 
Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata
devant lui, alla se perdre au loin. Il s’était
Ligne 229 ⟶ 239 :
une balle en pleine poitrine, comme il tentait
de se sauver, en passant la Meuse à la nage.
 
Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice
fut debout. Le ciel restait clair, il avait une
Ligne 249 ⟶ 260 :
de la liberté qui fait s’écraser les grands
troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.
 
Jean eut un cri de joie.
 
— Ah ! C’est toi enfin ! Je t’ai cru dans la
rivière !
 
Il était là, avec ce qui restait de l’escouade,
Pache et Lapoulle, Loubet et Chouteau.
Ligne 287 ⟶ 301 :
journée du 4, qui était un dimanche, se passa
gaiement.
 
Maurice lui-même, raffermi depuis qu’il avait
rejoint les camarades, ne souffrit guère que des
Ligne 295 ⟶ 310 :
par petits groupes, chantant d’une voix lente
et haute, pour célébrer le dimanche.
 
— Ah ! Ces musiques ! Finit par crier Maurice
exaspéré. Elles m’entrent dans la peau !
 
Moins nerveux, Jean haussa les épaules.
 
— Dame ! Ils ont des raisons pour être contents. Et
puis, peut-être qu’ils croient nous distraire… La
journée n’a pas été mauvaise, ne nous plaignons pas.
 
Mais, à la tombée du jour, la pluie recommença.
C’était un désastre. Quelques soldats avaient
Ligne 309 ⟶ 328 :
durent passer la nuit, au plein air, sous cette
pluie diluvienne.
 
Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue
avait
Ligne 325 ⟶ 345 :
les jambes ramenées sous eux, pour les garer des
grosses gouttes.
 
Et la journée du lendemain, et la journée du
surlendemain, furent vraiment abominables, sous les
Ligne 343 ⟶ 364 :
pendant trois heures, inutilement ; puis,
une seconde, il s’était pris de querelle
avec un Bavaroisbavarois. Si les officiers français ne
pouvaient rien, dans l’impuissance où ils étaient
d’agir, l’état-major allemand avait-il donc parqué
Ligne 361 ⟶ 382 :
le hangar, Jean, malgré son calme habituel,
s’emportait.
 
— Est-ce qu’ils se fichent de nous, à sonner,
quand il n’y a rien ? Du tonnerre de dieu si je me
dérange encore !
 
Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau.
C’était inhumain, ces sonneries réglementaires ;
Ligne 380 ⟶ 403 :
de folie, galopaient, se perdaient au travers
des champs vides de la presqu’île.
 
— Encore de la viande pour les corbeaux ! Disait
douloureusement Maurice, qui se rappelait la
Ligne 385 ⟶ 409 :
Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous
dévorer… Ah ! Les pauvres bêtes !
 
La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible.
Et Jean qui commençait à s’inquiéter sérieusement
Ligne 410 ⟶ 435 :
s’était pas découvert, dans l’agitation de son
sommeil. Depuis que, sur le plateau d’Illy,
son compagnon l’avait sauvé des Prussiensprussiens, en
l’emportant entre ses bras, il payait sa dette au
centuple. C’était, sans qu’il le raisonnât, le don
Ligne 429 ⟶ 454 :
car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop
la tête.
 
Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à
exécution une idée qui le hantait.
 
— Écoute, mon petit, puisqu’on ne nous donne rien à
manger et qu’on nous oublie dans ce sacré trou,
Ligne 436 ⟶ 463 :
crever comme des chiens… As-tu encore des
jambes ?
 
Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en
était tout réchauffé.
 
— Mais oui, j’ai des jambes !
 
— Alors, nous allons partir à la découverte… Nous
avons de l’argent, c’est bien le diable si nous ne
Ligne 447 ⟶ 477 :
des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu’ils
se débrouillent !
 
En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par
leur égoïsme sournois, volant ce qu’ils pouvaient,
Ligne 452 ⟶ 483 :
qu’il n’y avait rien à tirer de bon de Lapoulle,
la brute, ni de Pache, le cafard.
 
Tous les deux donc, Jean et Maurice, s’en
allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi
Ligne 497 ⟶ 529 :
portes, volaient jusqu’à l’huile des lampes
pour la boire.
 
Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. à cinq,
on ferait de la besogne.
 
— Venez donc… Y a des chevaux qui claquent, et si
on avait seulement du bois sec…
 
puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan,
cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le
Ligne 506 ⟶ 541 :
arrivaient au pas de course, en les menaçant
de leurs revolvers, les mirent en fuite.
 
Jean, quand il vit les quelques habitants restés à
Iges aussi misérables et affamés que les soldats,
regretta d’avoir dédaigné la farine, au moulin.
 
— Faut retourner, peut-être qu’il y en a encore.
 
Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé
d’inanition, que Jean le laissa dans un trou des
Ligne 522 ⟶ 560 :
un réservoir naturel d’eau de pluie, assez pure,
auquel ils se désaltérèrent avec délices.
 
Puis, comme Jean proposait de rester là
l’après-midi, Maurice eut un geste violent.
 
— Non, non, pas là !… J’en tomberais malade,
d’avoir ça longtemps sous les yeux…
 
de sa main tremblante, il indiquait l’horizon
De sa main tremblante, il indiquait l’horizon
immense,
 
Ligne 533 ⟶ 574 :
bois de la Garenne, ces champs exécrables du
massacre et de la défaite.
 
— Tout à l’heure, pendant que je t’attendais, j’ai
dû me décider à tourner le dos, car j’aurais fini
Ligne 538 ⟶ 580 :
qu’on exaspère… Tu ne peux t’imaginer le mal que ça
me fait, ça me rend fou !
 
Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant,
inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet
égarement de folie qu’il avait remarqué déjà. Il
affecta de plaisanter.
 
— Bon ! C’est facile, nous allons changer de pays.
 
Alors, ils errèrent jusqu’à la fin du jour, au
hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie
Ligne 566 ⟶ 611 :
ces galops de bêtes folles passer sur le ciel
rouge du couchant.
 
Ainsi que Maurice l’avait prévu, les milliers de
chevaux emprisonnés avec l’armée, et qu’on ne
Ligne 591 ⟶ 637 :
long cri d’agonie de quelque soldat perdu,
que l’enragé galop venait d’écraser.
 
Le soleil était encore sur l’horizon, lorsque Jean et
Maurice, en route pour retourner au campement,
Ligne 597 ⟶ 644 :
comploter là quelque mauvais coup. Loubet, tout de
suite, les appela, et Chouteau leur dit :
 
— C’est par rapport au dîner de ce soir… Nous
allons crever, voici trente-six heures que nous ne
Ligne 602 ⟶ 650 :
il y a là des chevaux, et que ce n’est pas
mauvais, la viande des chevaux…
 
— N’est-ce pas ? Caporal, vous en êtes, continua
Loubet, parce que plus nous serons, mieux ça
Ligne 608 ⟶ 657 :
ce grand rouge qui a l’air malade. Ce sera plus
facile de l’achever.
 
Et il montrait un cheval que la faim venait
d’abattre, au bord d’un champ ravagé de
Ligne 613 ⟶ 663 :
moments la tête, promenait ses yeux mornes,
avec un grand souffle triste.
 
— Ah ! Comme c’est long ! Grogna Lapoulle, que son
 
Ligne 618 ⟶ 669 :
gros appétit torturait. Je vas l’assommer,
voulez-vous ?
 
Mais Loubet l’arrêta. Merci ! Pour se faire une
sale histoire avec les Prussiens, qui avaient
Ligne 626 ⟶ 678 :
les quatre, ils étaient dans le fossé, à guetter,
les yeux luisants, ne quittant pas la bête.
 
— Caporal, demanda Pache, d’une voix un peu
tremblante, vous qui avez de l’idée, si vous pouviez
le tuer sans lui faire du mal ?
 
D’un geste de révolte, Jean refusa la cruelle
besogne. Cette pauvre bête agonisante, oh ! Non,
Ligne 641 ⟶ 695 :
ragaillardir un peu à l’espoir qu’on dînerait, il
dit lui-même de son air de bonne humeur :
 
— Ma foi, non, je n’ai pas d’idée, et s’il faut
le tuer, sans lui faire du mal…
 
— Oh ! Moi, je m’en fiche, interrompit Lapoulle.
Vous allez voir !
 
Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le
fossé, l’attente recommença. De temps à autre,
Ligne 660 ⟶ 717 :
 
— Ah ! Zut ! Cria Chouteau, c’est le moment !
 
La campagne restait claire, d’une clarté louche
d’entre chien et loup. Et Lapoulle courut le
Ligne 676 ⟶ 734 :
trop, les coups ne portaient plus, Lapoulle
ne pouvait le finir.
 
— Nom de dieu ! Qu’il a les os durs !… Tenez-le
donc, que je le crève !
 
Jean et Maurice, glacés, n’entendaient pas les
appels de Chouteau, restaient les bras ballants,
sans se décider à intervenir.
 
Et Pache, brusquement, dans un élan instinctif
de religieuse pitié, tomba sur la terre à deux
genoux, joignit les mains, se mit à bégayer des
prières, comme on en dit au chevet des agonisants.
 
— Seigneur, prenez pitié de lui…
 
une fois encore, Lapoulle frappa à faux,
n’enleva qu’une oreille au misérable cheval,
qui se renversa, avec un grand cri.
 
— Attends, attends ! Gronda Chouteau. Il faut en
finir, il nous ferait pincer… Ne le lâche pas,
Loubet !
 
Dans sa poche, il venait de prendre son couteau,
un petit couteau dont la lame n’était guère plus
Ligne 709 ⟶ 774 :
les hommes hagards qui attendaient qu’il fût mort.
Ils se troublèrent et s’éteignirent.
 
— Mon dieu, bégayait Pache toujours à genoux,
secourez-le, ayez-le en votre sainte garde…
 
ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros
Ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros
embarras, pour en tirer un bon morceau. Loubet,
qui avait fait tous les métiers, indiquait bien
Ligne 724 ⟶ 791 :
des loups qui fouillaient à pleins crocs la
carcasse d’une proie.
 
— Je ne sais pas bien quel morceau ça peut être,
dit enfin Loubet en se relevant, les bras chargés
d’un lambeau énorme de viande. Mais voilà tout de
même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux.
 
Jean et Maurice, saisis d’horreur, avaient
détourné la tête. Cependant, la faim les pressait,
Ligne 740 ⟶ 809 :
les six galopaient, galopaient, sans reprendre
haleine, comme poursuivis.
 
Tout d’un coup, Loubet arrêta les autres.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/453]]==
Ligne 746 ⟶ 816 :
— C’est bête, faudrait savoir où nous allons faire
cuire ça.
 
Jean, qui se calmait, proposa les carrières. Elles
n’étaient pas à plus de trois cents mètres, il y
Ligne 767 ⟶ 838 :
l’eau de la Meuse, dont la berge se trouvait
de l’autre côté de la route.
 
— J’y vas avec la marmite, proposa Jean.
 
Tous se récrièrent.
 
— Ah ! Non ! Nous ne voulons pas être empoisonnés,
c’est plein de morts !
 
La Meuse, en effet, roulait des cadavres d’hommes
et de chevaux. On en voyait, à chaque minute,
Ligne 780 ⟶ 855 :
eau abominable, s’étaient trouvés pris de nausées
et de dysenterie, à la suite d’affreuses coliques.
 
Il fallait se résigner pourtant. Maurice expliqua
que l’eau, après avoir bouilli, ne serait plus
dangereuse.
 
— Alors, j’y vas, répéta Jean, qui emmena
Lapoulle. Lorsque la marmite fut enfin au feu,
Ligne 813 ⟶ 890 :
avec les trois autres, sous les peupliers du
canal, pour y dormir.
 
En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant
le bras de Jean, l’avait entraîné par un sentier
Ligne 825 ⟶ 903 :
même d’un profond sommeil, ce qui leur rendit
quelque force.
 
Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient
plus comment ils vivaient, ils furent simplement
Ligne 837 ⟶ 916 :
mille à douze cents hommes, qu’on dirigeait sur
les forteresses de l’Allemagne. L’avant-veille,
ils avaient vu, devant le poste Prussienprussien, un
convoi d’officiers et de généraux qui allaient, à
Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer.
Ligne 846 ⟶ 925 :
berge, dans le désordre croissant de tant de
souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.
 
Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent
qu’ils mangeraient. Depuis le matin, tout un
Ligne 859 ⟶ 939 :
barbare d’échange fit voler les paquets. Mais,
Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans
sa cravate, le Bavaroisbavarois qui lui renvoyait un pain,
le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit
farce méchante, que le pain tomba à l’eau. Alors,
Ligne 871 ⟶ 951 :
à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer
ses pièces de cent sous.
 
La journée, malgré son grand soleil, fut terrible
encore. Il y eut deux alertes, deux appels de
Ligne 893 ⟶ 974 :
truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice
près du pont, pour guetter eux aussi la nourriture.
 
Il était quatre heures déjà, ils n’avaient rien
mangé encore, par ce beau jeudi ensoleillé,
Ligne 910 ⟶ 992 :
de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet
arrachement.
 
— Ah ! Mes pauvres amis ! Balbutia-t-il, stupéfait,
bouleversé, lui qui arrivait le sourire aux lèvres,
l’air bonhomme et pas fier, dans son désir de
popularité.
 
Jean s’était emparé du dernier pain, le défendait ;
et, tandis que Maurice et lui, assis au bord de la
Ligne 925 ⟶ 1 009 :
accablement, bien que sa mère continuât à lui
tenir compagnie du matin au soir.
 
— Et ma sœur ? Demanda Maurice.
 
— Votre sœur, c’est vrai !… Elle m’accompagnait,
c’était elle qui portait les deux pains.
 
Seulement, elle a dû rester là-bas, de l’autre
côté du canal. Jamais le poste n’a consenti
Ligne 933 ⟶ 1 020 :
ont rigoureusement interdit aux femmes l’entrée
de la presqu’île.
 
Alors, il parla d’Henriette, de ses tentatives
vaines pour voir son frère et lui venir en aide. Un
Ligne 958 ⟶ 1 046 :
morgue de l’ennemi héréditaire, grandi dans
la haine de la race qu’il châtiait.
 
— Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours
mangé, ce soir ; et ce qui me désespère, c’est que
Ligne 969 ⟶ 1 058 :
lui donner, il se chargea obligeamment de lettres
écrites au crayon, que d’autres soldats lui
confièrent, car on avait vu des Bavaroisbavarois allumer
leur pipe, en riant, avec les lettres qu’ils
avaient promis de faire parvenir.
 
Puis, comme Maurice et Jean l’accompagnaient
jusqu’au pont, Delaherche s’écria :
 
— Mais, tenez ! La voici là-bas, Henriette !… Vous
la voyez bien qui agite son mouchoir.
 
Au delà de la ligne des sentinelles, en effet,
parmi la foule, on distinguait une petite figure
Ligne 982 ⟶ 1 074 :
levèrent les bras, répondirent d’un furieux branle
de la main.
 
Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa
la plus abominable des journées. Pourtant, après une
Ligne 990 ⟶ 1 083 :
jour-là, ils assistèrent à une effrayante scène, dont
le cauchemar les hanta longtemps.
 
La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se
plaignait plus, l’air étourdi et content, comme un
Ligne 1 003 ⟶ 1 097 :
surtout. Hein ? Quel sale individu, s’il avait à
manger, de ne pas partager avec les camarades !
 
— Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le
suivre… Nous verrons s’il ose s’emplir tout seul,
Ligne 1 011 ⟶ 1 106 :
— Oui, oui ! C’est ça, nous le suivrons ! Répéta
violemment Lapoulle. Nous verrons bien !
 
Il serrait les poings, le seul espoir de manger
enfin le rendait fou. Son gros appétit le torturait
Ligne 1 022 ⟶ 1 118 :
jamais rien. Il aurait payé de son sang une livre
de pain.
 
Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les
arbres de la tour à Glaire, et les trois autres,
prudemment, filèrent derrière lui.
 
— Faut pas qu’il se doute, répétait Chouteau.
Méfiez-vous, s’il se retourne.
 
Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se
crut seul, car il se mit à marcher d’un pas
Ligne 1 036 ⟶ 1 135 :
ses provisions, il avait encore de quoi faire
un repas.
 
— Nom de dieu de cafard ! Hurla Lapoulle, voilà
donc pourquoi tu te caches !… Tu vas me donner
ça, c’est ma part !
 
Donner son pain, pourquoi donc ? Si chétif qu’il
fût, une colère le redressa, tandis qu’il serrait
le morceau de toutes ses forces sur son cœur. Lui
aussi avait faim.
 
— Fiche-moi la paix, entends-tu ! C’est à moi !
Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit
Ligne 1 062 ⟶ 1 164 :
restaient plantés au bord d’un champ. Et ce fut
ainsi qu’ils virent tout.
 
Le malheur voulut que Pache, buttant contre une
pierre, s’abattit. Déjà les trois autres arrivaient,
jurant, hurlant, fouettés par la course, pareils
à des loups lâchés sur une proie.
 
— Donne ça, nom de dieu ! Cria Lapoulle, ou je te
fais ton affaire !
 
Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau
lui passa, grand ouvert, le couteau mince, qui lui
avait servi à saigner le cheval.
 
— Tiens ! Le couteau !
 
Mais Jean s’était précipité, pour empêcher un
malheur, perdant la tête lui aussi, parlant de les
fourrer tous au bloc ; ce qui le fit traiter par
Loubet de Prussienprussien, avec un mauvais rire,
puisqu’il n’y avait plus de chefs et que les
Prussiens seuls commandaient.
 
— Tonnerre de dieu ! Répétait Lapoulle, veux-tu
me donner ça !
 
Malgré la terreur dont il était blême, Pache
serra davantage le pain contre sa poitrine, dans
son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien
de ce qui est à lui.
 
— Non !
 
Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau
dans la gorge, si violemment, que le misérable ne
Ligne 1 090 ⟶ 1 201 :
de pain roula par terre, dans le sang qui avait
jailli.
 
Devant ce meurtre imbécile et fou, Maurice,
immobile jusque-là, parut lui-même être pris
Ligne 1 105 ⟶ 1 217 :
voir si terrible dans son assouvissement,
n’osaient pas même lui réclamer leur part.
 
La nuit était complètement venue, une nuit
claire, au beau ciel étoilé ; et Maurice et Jean,
Ligne 1 131 ⟶ 1 244 :
tuer. Pourtant, il s’affaissa, il resta
longtemps vautré parmi les herbes de la rive.
 
Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à
Jean :
 
— Écoute, je ne puis plus rester. Je t’assure que je
vais devenir fou… Ça m’étonne que le corps ait
Ligne 1 152 ⟶ 1 267 :
à prix d’argent, revêtiraient leurs uniformes,
pour franchir les lignes prussiennes.
 
— Mon petit, tais-toi ! Répétait Jean désespéré,
ça me fait peur de t’entendre dire des bêtises.
Ligne 1 157 ⟶ 1 273 :
possible, tout ça ?… Demain, nous verrons.
Tais-toi !
 
Lui, bien qu’il eût également le cœur abreuvé de
colère et de dégoût, gardait son bon sens, dans
Ligne 1 166 ⟶ 1 283 :
larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d’un
coup :
 
— Tiens ! Regarde !
 
Un clapotement d’eau venait de se faire entendre.
Ils virent Lapoulle, qui s’était décidé à se
Ligne 1 185 ⟶ 1 304 :
se mit à descendre, abandonnée et molle
dans le courant.
 
Le lendemain, un samedi, dès l’aube, Jean ramena
 
Ligne 1 211 ⟶ 1 331 :
apporté des pioches et des pelles, en forçant les
prisonniers à enterrer les corps.
 
Ce samedi-là, d’ailleurs, la disette cessa. Comme
on était moins nombreux et que des vivres
Ligne 1 220 ⟶ 1 341 :
encore, et l’on mangea jusqu’au lendemain
matin. Beaucoup en crevèrent.
 
Pendant la journée, Jean n’avait eu que la
préoccupation de surveiller Maurice, qu’il
Ligne 1 248 ⟶ 1 370 :
camarades qui mangeaient encore, sans pouvoir
se rassasier.
 
Alors, la détresse commença pour Maurice. Il avait
tâché de fuir cette plainte d’horrible douleur qui
Ligne 1 270 ⟶ 1 393 :
affamé de justice, dans un besoin brûlant de se
venger du destin.
 
Lorsque l’aube parut, l’un des soldats était mort,
l’autre râlait toujours.
 
— Allons, viens, mon petit, dit Jean avec
douceur. Nous allons prendre l’air, ça vaudra mieux.
Ligne 1 286 ⟶ 1 411 :
Saint-Menges à gauche, le bois de la Garenne à
droite.
 
— Non, non ! Je ne peux plus, je ne peux plus voir
ça ! C’est d’avoir ça devant moi qui me troue
le cœur et me fend le crâne… Emmène-moi,
emmène-moi tout de suite !
 
Ce jour-là était encore un dimanche, des volées de
cloche venaient de Sedan, tandis qu’on entendait
Ligne 1 296 ⟶ 1 423 :
délire croissant de Maurice, se décida à tenter
un moyen qu’il mûrissait depuis la veille. Devant
le poste Prussienprussien, sur la route, un départ
se préparait, celui d’un autre régiment, le 5{{e}} de
ligne. Une grande confusion régnait dans la
Ligne 1 308 ⟶ 1 435 :
idée, car ils les aperçurent derrière eux, avec
leurs regards inquiets d’assassin.
 
Ah ! Quel soulagement, à cette première minute
heureuse ! Dehors, il semblait que ce fût une