« La Débâcle/Partie 3/Chapitre II » : différence entre les versions

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<span style="font-size:120%;"><center>II</center></span>
 
 
 
Au moment où la colonne de prisonniers sortait de
Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice
fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite,
il s’égara davantage. Et, lorsqu’il arriva enfin
au pont, jeté sur le canal qui coupe la
presqu’île d’Iges à sa base, il se trouva
mêlé à des chasseurs d’Afrique, il ne put
rejoindre son régiment.
Deux canons, tournés vers l’intérieur de la
presqu’île, défendaient le passage du pont. Tout de
suite après le canal, dans une maison bourgeoise,
l’état-major prussien avait installé un poste,
sous les ordres d’un commandant, chargé de la
réception et de la garde des prisonniers. Du
reste, les formalités étaient brèves, on comptait
simplement comme des moutons les hommes qui
entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop
s’inquiéter des uniformes ni des numéros ;
et les troupeaux s’engouffraient, allaient camper
où les poussait le hasard des routes.
Maurice crut pouvoir s’adresser à un officier
bavarois, qui fumait, tranquillement assis à
califourchon sur une chaise.
— Le 106{{e}} de ligne, monsieur, par où faut-il
passer ?
L’officier, par exception, ne comprenait-il pas le
français ? S’amusa-t-il à égarer un pauvre diable
de soldat ? Il eut un sourire, il leva la main, fit
le signe d’aller tout droit.
Bien que Maurice fût du pays, il n’était jamais
venu dans la presqu’île, il marcha dès lors à la
découverte,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/437]]==
comme jeté par un coup de vent au fond d’une île
lointaine. D’abord, à gauche, il longea la tour
à Glaire, une belle propriété, dont le petit parc
avait un charme infini, ainsi planté sur le bord
de la Meuse. La route suivait ensuite la rivière,
qui coulait à droite, au bas de hautes berges
escarpées. Peu à peu, elle montait avec de lents
circuits, pour contourner le monticule qui occupait
le milieu de la presqu’île ; et il y avait là
d’anciennes carrières, des excavations, où
se perdaient d’étroits sentiers. Plus loin,
au fil de l’eau, se trouvait un moulin. Puis,
la route obliquait, redescendait jusqu’au village
d’Iges, bâti sur la pente, et qu’un bac reliait
à l’autre rive, devant la filature de Saint-Albert.
Enfin, des terres labourées, des prairies
s’élargissaient, toute une étendue de vastes
terrains plats et sans arbres, qu’enfermait la boucle
arrondie de la rivière. Vainement, Maurice avait
fouillé des yeux le versant accidenté du coteau :
il ne voyait là que de la cavalerie et de
l’artillerie, en train de s’installer.
Il questionna de nouveau, s’adressa à un brigadier
de chasseurs d’Afrique, qui ne savait rien. La nuit
commençait à se faire, il s’assit un instant sur une
borne de la route, les jambes lasses.
Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait,
il aperçut, en face, de l’autre côté de la Meuse,
les champs maudits où il s’était battu
l’avant-veille. C’était, sous le jour finissant
de cette journée de pluie, une évocation
livide, le morne déroulement d’un horizon noyé de
boue. Le défilé de Saint-Albert, l’étroit chemin
par lequel les prussiens étaient venus, filait
le long de la boucle, jusqu’à un éboulis
blanchâtre de carrières. Au delà de la montée
du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la
Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la
gauche, c’était surtout Saint-Menges, dont le
chemin descendant aboutissait au bac ; c’était le
mamelon du Hattoy au milieu, Illy très loin,
au fond, Fleigneux enfoncé derrière
 
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un pli de terrain, Floing plus rapproché,
à droite. Il reconnaissait le champ dans lequel
il avait attendu des heures, couché parmi les
choux, le plateau que l’artillerie de réserve avait
essayé de défendre, la crête où il avait vu Honoré
mourir sur sa pièce fracassée. Et l’abomination
du désastre renaissait, l’abreuvait de souffrance
et de dégoût, jusqu’au vomissement.
Cependant, la crainte d’être surpris par la nuit
noire, lui fit reprendre ses recherches.
Peut-être le 106{{e}} campait-il dans les parties
basses, au delà du village. Il n’y découvrit que des
rôdeurs, il se décida à faire le tour de
la presqu’île, en suivant la boucle. Comme il
traversait un champ de pommes de terre, il eut la
précaution d’en déterrer quelques pieds et de
s’emplir les poches : elles n’étaient pas mûres
encore, mais il n’avait rien autre chose,
Jean ayant voulu, pour comble de malechance,
se charger des deux pains que Delaherche leur
avait remis, au départ. Ce qui le frappait
maintenant, c’était la quantité considérable de
chevaux qu’il rencontrait, parmi les terres nues
dont la pente douce descendait du monticule
central à la Meuse, vers Donchery. Pourquoi avoir
amené toutes ces bêtes ? Comment allait-on les
nourrir ? Et la nuit noire s’était faite,
lorsqu’il atteignit un petit bois, au
bord de l’eau, dans lequel il fut surpris de
trouver les cent-gardes de l’escorte de l’empereur,
installés déjà, se séchant devant de grands feux.
Ces messieurs, ainsi campés à l’écart, avaient de
bonnes tentes, des marmites qui bouillaient,
une vache attachée à un arbre. Tout de suite,
il sentit qu’on le regardait de travers, dans son
lamentable abandon de fantassin en lambeaux,
couvert de boue. Pourtant, on lui permit de faire
cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se
retira au pied d’un arbre, à une centaine de
mètres, pour les manger. Il ne pleuvait plus,
le ciel s’était découvert, des étoiles luisaient
très vives, au fond des ténèbres bleues. Alors, il
comprit qu’il passerait
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/439]]==
la nuit là, quitte à continuer ses recherches,
le lendemain matin. Il était brisé de fatigue,
l’arbre le protégerait toujours un peu, si
la pluie recommençait.
Mais il ne put s’endormir, hanté par la pensée de
cette prison vaste, ouverte au plein air de la
nuit, dans laquelle il se sentait enfermé. Les
prussiens avaient eu une idée d’une intelligence
vraiment singulière, en poussant là les
quatre-vingt mille hommes qui restaient de l’armée
de Châlons. La presqu’île pouvait mesurer une lieue
de long sur un kilomètre et demi de large, de quoi
parquer à l’aise l’immense troupeau débandé des
vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de
l’eau ininterrompue qui les entourait, la boucle de
la Meuse sur trois côtés, puis le canal
de dérivation à la base, unissant les deux lits
rapprochés de la rivière. Là seulement,
se trouvait une porte, le pont, que les deux
canons défendaient. Aussi rien n’allait-il
être plus facile que de garder ce camp, malgré
son étendue. Déjà, il avait remarqué, à l’autre
bord, le cordon des sentinelles allemandes, un
soldat tous les cinquante pas, planté près de l’eau,
avec l’ordre de tirer sur tout homme qui tenterait
de s’échapper à la nage. Des uhlans galopaient
derrière, reliaient les différents postes ; tandis
que, plus loin, éparses dans la vaste campagne,
on aurait pu compter les lignes noires des
régiments prussiens, une triple enceinte vivante et
mouvante qui murait l’armée prisonnière.
Maintenant, d’ailleurs, les yeux grands ouverts par
l’insomnie, Maurice ne voyait plus que les
ténèbres, où s’allumaient les feux des bivouacs.
Pourtant, au delà du ruban pâle de la Meuse,
il distinguait encore les silhouettes immobiles
des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles
restaient droites et noires ; et, à des
intervalles réguliers, leur cri guttural lui
arrivait, un cri de veille menaçante qui se
perdait au loin dans le gros bouillonnement de la
rivière. Tout le cauchemar de l’avant-veille
renaissait en
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/440]]==
lui, à ces dures syllabes étrangères traversant
une belle nuit étoilée de France, tout ce qu’il
avait revu une heure plus tôt, le plateau
d’Illy encore encombré de morts, cette
banlieue scélérate de Sedan où venait de crouler un
monde. La tête appuyée contre une racine, dans
l’humidité de cette lisière de bois, il retomba
au désespoir qui l’avait saisi la veille, sur le
canapé de Delaherche ; et ce qui, aggravant
les souffrances de son orgueil, le torturait
maintenant, c’était la question du lendemain,
le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu
de quelles ruines ce monde d’hier avait croulé.
Puisque l’empereur avait rendu son épée au roi
Guillaume, cette abominable guerre n’était-elle pas
finie ? Mais il se rappelait ce que lui
avaient répondu deux soldats bavarois, qui
conduisaient les prisonniers à Iges : " nous tous en
France, nous tous à Paris ! " dans son
demi-sommeil, il eut la vision brusque
de ce qui se passait, l’empire balayé, emporté,
sous le coup de l’exécration universelle, la
république proclamée au milieu d’une explosion de
fièvre patriotique, tandis que la légende de 92
faisait défiler des ombres, les soldats
de la levée en masse, les armées de volontaires
purgeant de l’étranger le sol de la patrie. Et
tout se confondait dans sa pauvre tête malade,
les exigences des vainqueurs, l’âpreté de la
conquête, l’obstination des vaincus à donner
jusqu’à leur dernière goutte de sang, la
captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui
étaient là, cette presqu’île d’abord, les
forteresses de l’Allemagne ensuite, pendant
des semaines, des mois, des années peut-être. Tout
craquait, s’effondrait, à jamais, au fond d’un
malheur sans bornes.
Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata
devant lui, alla se perdre au loin. Il s’était
réveillé, il se retournait sur la terre dure,
lorsqu’un coup de feu déchira le grand silence.
Un râle de mort, tout de suite, avait traversé
la nuit noire ; et il y eut un éclaboussement
d’eau,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/441]]==
la courte lutte d’un corps qui coule à pic. Sans
doute quelque malheureux qui venait de recevoir
une balle en pleine poitrine, comme il tentait
de se sauver, en passant la Meuse à la nage.
Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice
fut debout. Le ciel restait clair, il avait une
hâte de rejoindre Jean et les camarades de la
compagnie. Un instant, il eut l’idée de fouiller
de nouveau l’intérieur de la presqu’île ; puis,
il résolut d’en achever le tour. Et, comme il se
retrouvait au bord du canal, il aperçut les débris
du 106{{e}}, un millier d’hommes campés sur la berge,
que protégeait seule une file maigre de peupliers.
La veille, s’il avait tourné à gauche, au lieu
de marcher droit devant lui, il aurait
rattrapé tout de suite son régiment. Presque tous
les régiments de ligne s’étaient entassés là,
le long de cette berge qui va de la tour à Glaire
au château de Villette, une autre propriété
bourgeoise, entourée de quelques masures,
du côté de Donchery ; tous bivouaquaient près
du pont, près de l’issue unique, dans cet instinct
de la liberté qui fait s’écraser les grands
troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.
Jean eut un cri de joie.
— Ah ! C’est toi enfin ! Je t’ai cru dans la
rivière !
Il était là, avec ce qui restait de l’escouade,
Pache et Lapoulle, Loubet et Chouteau.
Ceux-ci, après avoir dormi sous une porte de
Sedan, s’étaient trouvés réunis de nouveau
par le grand coup de balai. Dans la compagnie,
d’ailleurs, ils n’avaient plus d’autre chef que le
caporal, la mort ayant fauché le sergent Sapin, le
lieutenant Rochas et le capitaine Beaudoin. Et,
bien que les vainqueurs eussent aboli les grades,
en décidant que les prisonniers ne devaient
obéissance qu’aux officiers allemands, tous les
quatre ne s’en étaient pas moins serrés autour de
lui, le sachant prudent et expérimenté, bon à
suivre dans les circonstances difficiles. Aussi,
ce matin-là, la concorde et
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/442]]==
la belle humeur régnaient-elles, malgré la bêtise
des uns et la mauvaise tête des autres. Pour
la nuit, d’abord, il leur avait trouvé un endroit
à peu près sec, entre deux rigoles, où ils
s’étaient allongés, n’ayant plus, à eux tous,
qu’une toile. Ensuite, il venait de se procurer
du bois et une marmite, dans laquelle Loubet leur
avait fait du café, dont la bonne chaleur
les ragaillardissait. La pluie ne tombait
plus, la journée s’annonçait superbe, on avait
encore un peu de biscuit et de lard ; et puis, comme
disait Chouteau, ça faisait plaisir, de ne plus
obéir à personne, de flâner à sa fantaisie. On
avait beau être enfermé, il y avait de la place.
Du reste, dans deux ou trois jours, on serait
parti. Si bien que cette première journée, la
journée du 4, qui était un dimanche, se passa
gaiement.
Maurice lui-même, raffermi depuis qu’il avait
rejoint les camarades, ne souffrit guère que des
musiques prussiennes, qui jouèrent toute
l’après-midi, de l’autre côté du canal. Vers le
soir, il y eut des chœurs. On voyait, au delà
du cordon des sentinelles, les soldats se promenant
par petits groupes, chantant d’une voix lente
et haute, pour célébrer le dimanche.
— Ah ! Ces musiques ! Finit par crier Maurice
exaspéré. Elles m’entrent dans la peau !
Moins nerveux, Jean haussa les épaules.
— Dame ! Ils ont des raisons pour être contents. Et
puis, peut-être qu’ils croient nous distraire… la
journée n’a pas été mauvaise, ne nous plaignons pas.
Mais, à la tombée du jour, la pluie recommença.
C’était un désastre. Quelques soldats avaient
envahi les rares maisons abandonnées de la
presqu’île. Quelques autres étaient parvenus
à dresser des tentes. Le plus grand nombre, sans
abri d’aucune sorte, sans couverture même,
durent passer la nuit, au plein air, sous cette
pluie diluvienne.
Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue
avait
 
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assoupi, se réveilla au milieu d’un véritable
lac. Les rigoles, enflées par les averses, venaient
de déborder, submergeant le terrain où il s’était
étendu. Chouteau et Loubet juraient de colère,
tandis que Pache secouait Lapoulle, qui
dormait quand même à poings fermés, dans cette
noyade. Alors, Jean, ayant songé aux peupliers
plantés le long du canal, courut s’y abriter,
avec ses hommes, qui achevèrent là cette nuit
affreuse, à demi ployés, le dos contre l’écorce,
les jambes ramenées sous eux, pour les garer des
grosses gouttes.
Et la journée du lendemain, et la journée du
surlendemain, furent vraiment abominables, sous les
continuelles ondées, si drues et si fréquentes,
que les vêtements n’avaient pas le temps de sécher
sur le corps. La famine commençait, il ne restait
plus un biscuit, plus de lard ni de café. Pendant
ces deux jours, le lundi et le mardi, on vécut
de pommes de terre volées dans les champs voisins ;
et encore, vers la fin du deuxième jour, se
faisaient-elles si rares, que les soldats ayant
de l’argent les achetaient jusqu’à cinq sous pièce.
Des clairons sonnaient bien à la distribution,
le caporal s’était même hâté de se rendre
devant un grand hangar de la tour à Glaire, où
le bruit courait qu’on délivrait des rations de
pain. Mais, une première fois, il avait attendu là,
pendant trois heures, inutilement ; puis,
une seconde, il s’était pris de querelle
avec un bavarois. Si les officiers français ne
pouvaient rien, dans l’impuissance où ils étaient
d’agir, l’état-major allemand avait-il donc parqué
l’armée vaincue sous la pluie, avec l’intention de la
laisser crever de faim ? Pas une précaution ne
semblait avoir été prise, pas un effort n’était fait
pour nourrir les quatre-vingt mille hommes
dont l’agonie commençait, dans cet enfer effroyable
que les soldats allaient nommer le camp de la
misère, un nom de détresse dont les plus braves
devaient garder le frisson.
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/444]]==
<br />
 
Au retour de ses longues stations inutiles devant
le hangar, Jean, malgré son calme habituel,
s’emportait.
— Est-ce qu’ils se fichent de nous, à sonner,
quand il n’y a rien ? Du tonnerre de dieu si je me
dérange encore !
Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau.
C’était inhumain, ces sonneries réglementaires ;
et elles avaient un autre effet, qui crevait
le cœur de Maurice. Chaque fois que sonnaient
les clairons, les chevaux français, abandonnés
et libres de l’autre côté du canal, accouraient,
se jetaient dans l’eau pour rejoindre leurs
régiments, affolés par ces fanfares connues qui leur
arrivaient ainsi que des coups d’éperon. Mais,
épuisés, entraînés, bien peu atteignaient la
berge. Ils se débattaient, lamentables, se noyaient
en si grand nombre, que leurs corps déjà, enflés
et surnageant, encombraient le canal. Quant
à ceux qui abordaient, ils étaient comme pris
de folie, galopaient, se perdaient au travers
des champs vides de la presqu’île.
— Encore de la viande pour les corbeaux ! Disait
douloureusement Maurice, qui se rappelait la
quantité inquiétante de chevaux, rencontrée par lui.
Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous
dévorer… ah ! Les pauvres bêtes !
La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible.
Et Jean qui commençait à s’inquiéter sérieusement
de l’état fébrile de Maurice, l’obligea à
s’envelopper dans un lambeau de couverture, qu’ils
avaient acheté dix francs à un zouave ; tandis que
lui, dans sa capote trempée comme une éponge,
recevait le déluge qui ne cessa point, cette
nuit-là. Sous les peupliers, la position devenait
intenable : un fleuve de boue coulait, la terre
gorgée gardait l’eau en flaques profondes. Le pis
était qu’on avait l’estomac vide, le repas du soir
ayant consisté en deux betteraves pour les
six hommes, qu’ils n’avaient même pu faire cuire,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/445]]==
faute de bois sec, et dont la fraîcheur sucrée
s’était changée bientôt en une intolérable
sensation de brûlure. Sans compter que la
dysenterie se déclarait, causée par la fatigue, la
mauvaise nourriture, l’humidité persistante.
à plus de dix reprises, Jean, adossé contre le
tronc du même arbre, les jambes sous l’eau,
avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne
s’était pas découvert, dans l’agitation de son
sommeil. Depuis que, sur le plateau d’Illy,
son compagnon l’avait sauvé des prussiens, en
l’emportant entre ses bras, il payait sa dette au
centuple. C’était, sans qu’il le raisonnât, le don
entier de sa personne, l’oubli total de lui-même
pour l’amour de l’autre ; et cela obscur
et vivace, chez ce paysan resté près de la terre,
qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce
qu’il sentait. Déjà, il s’était retiré les morceaux
de la bouche, comme disaient les hommes de
l’escouade ; maintenant, il aurait donné
sa peau pour en revêtir l’autre, lui abriter les
épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du
sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin
d’humanité souffrante dont la faim enrageait les
appétits, il devait peut-être à cette complète
abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de
conserver sa tranquille humeur et sa belle santé ;
car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop
la tête.
Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à
exécution une idée qui le hantait.
— écoute, mon petit, puisqu’on ne nous donne rien à
manger et qu’on nous oublie dans ce sacré trou,
faut pourtant se remuer un peu, si l’on ne veut pas
crever comme des chiens… as-tu encore des
jambes ?
Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en
était tout réchauffé.
— Mais oui, j’ai des jambes !
— Alors, nous allons partir à la découverte… nous
avons de l’argent, c’est bien le diable si nous ne
trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous
embarrassons pas
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/446]]==
des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu’ils
se débrouillent !
En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par
leur égoïsme sournois, volant ce qu’ils pouvaient,
ne partageant jamais avec les camarades ; de même
qu’il n’y avait rien à tirer de bon de Lapoulle,
la brute, ni de Pache, le cafard.
Tous les deux donc, Jean et Maurice, s’en
allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi
déjà, le long de la Meuse. Le parc de la tour à
Glaire et la maison d’habitation étaient
dévastés, pillés, les pelouses ravinées comme
par un orage, les arbres abattus, les bâtiments
envahis. Une foule en guenilles, des soldats couverts
de boue, les joues creuses, les yeux luisants
de fièvre, y campaient en bohémiens, vivaient en
loups dans les chambres souillées, n’osant sortir,
de peur de perdre leur place pour la nuit. Et,
plus loin, sur les pentes, ils traversèrent la
cavalerie et l’artillerie, si correctes jusque-là,
déchues elles aussi, se désorganisant sous cette
torture de la faim, qui affolait les chevaux et
jetait les hommes à travers champs, en bandes
dévastatrices. à droite, ils virent, devant le
moulin, une queue interminable d’artilleurs et
de chasseurs d’Afrique défilant avec lenteur : le
meunier leur vendait de la farine, deux poignées
dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de
trop attendre les fit passer outre, avec
l’espoir de trouver mieux, dans le village
d’Iges ; et ce fut une consternation, lorsqu’ils
l’eurent visité, nu et morne, pareil à un village
d’Algérie, après un passage de sauterelles : plus
une miette de vivres, ni pain, ni légumes, ni
viande, les misérables maisons comme raclées avec
les ongles. On disait que le général Lebrun était
descendu chez le maire. Vainement, il s’était
efforcé d’organiser un service de bons, payables
après la campagne, de façon à faciliter
l’approvisionnement des troupes. Il n’y avait plus
rien, l’argent devenait
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/447]]==
inutile. La veille encore, on payait un biscuit
deux francs, une bouteille de vin sept francs,
un petit verre d’eau-de-vie vingt sous, une pipe
de tabac dix sous. Et, maintenant, des officiers
devaient garder la maison du général, ainsi
que les masures voisines, le sabre au poing, car de
continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les
portes, volaient jusqu’à l’huile des lampes
pour la boire.
Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. à cinq,
on ferait de la besogne.
— Venez donc… y a des chevaux qui claquent, et si
on avait seulement du bois sec…
puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan,
cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le
chaume de la toiture. Des officiers qui
arrivaient au pas de course, en les menaçant
de leurs revolvers, les mirent en fuite.
Jean, quand il vit les quelques habitants restés à
Iges aussi misérables et affamés que les soldats,
regretta d’avoir dédaigné la farine, au moulin.
— Faut retourner, peut-être qu’il y en a encore.
Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé
d’inanition, que Jean le laissa dans un trou des
carrières, assis sur une roche, en face du large
horizon de Sedan. Lui, après une queue de trois
quarts d’heure, revint enfin avec un torchon plein
de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose
que de la manger ainsi, à poignées. Ce n’était
pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de
pâte. Pourtant, ce déjeuner les réconforta un peu.
Ils eurent même la chance de trouver, dans la roche,
un réservoir naturel d’eau de pluie, assez pure,
auquel ils se désaltérèrent avec délices.
Puis, comme Jean proposait de rester là
l’après-midi, Maurice eut un geste violent.
— Non, non, pas là ! … j’en tomberais malade,
d’avoir ça longtemps sous les yeux…
de sa main tremblante, il indiquait l’horizon
immense,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/448]]==
le Hattoy, les plateaux de Floing et d’Illy, le
bois de la Garenne, ces champs exécrables du
massacre et de la défaite.
— Tout à l’heure, pendant que je t’attendais, j’ai
dû me décider à tourner le dos, car j’aurais fini
par hurler de rage, oui ! Hurler comme un chien
qu’on exaspère… tu ne peux t’imaginer le mal que ça
me fait, ça me rend fou !
Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant,
inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet
égarement de folie qu’il avait remarqué déjà. Il
affecta de plaisanter.
— Bon ! C’est facile, nous allons changer de pays.
Alors, ils errèrent jusqu’à la fin du jour, au
hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie
plate de la presqu’île, dans l’espérance d’y
trouver des pommes de terre encore ; mais les
artilleurs, ayant pris les charrues, avaient
retourné les champs, glanant, ramassant tout. Ils
revinrent sur leurs pas, ils traversèrent de nouveau
des foules désœuvrées et mourantes, des soldats
promenant leur faim, semant le sol de leurs corps
engourdis, tombés d’épuisement par centaines, au
grand soleil. Eux-mêmes, à chaque heure,
succombaient, devaient s’asseoir. Puis, une sourde
exaspération les remettait debout, ils
recommençaient à rôder, comme aiguillonnés par
l’instinct de l’animal qui cherche sa nourriture.
Cela semblait durer depuis des mois, et les
minutes coulaient pourtant, rapides. Dans
l’intérieur des terres, du côté de Donchery, ils
eurent peur des chevaux, ils durent s’abriter
derrière un mur, ils restèrent là longtemps, à
bout de forces, regardant de leurs yeux vagues
ces galops de bêtes folles passer sur le ciel
rouge du couchant.
Ainsi que Maurice l’avait prévu, les milliers de
chevaux emprisonnés avec l’armée, et qu’on ne
pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de
jour en jour. D’abord, ils avaient mangé l’écorce
des arbres, ensuite ils s’étaient attaqués aux
treillages, aux palissades, à toutes
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/449]]==
les planches qu’ils rencontraient, et maintenant ils
se dévoraient entre eux. On les voyait se jeter les
uns sur les autres, pour s’arracher les crins de la
queue, qu’ils mâchaient furieusement, au milieu
d’un flot d’écume. Mais, la nuit surtout, ils
devenaient terribles, comme si l’obscurité les eût
hantés de cauchemars. Ils se réunissaient,
se ruaient sur les rares tentes debout, attirés par
la paille. Vainement, les hommes, pour les écarter,
avaient allumé de grands feux, qui semblaient les
exciter davantage. Leurs hennissements étaient si
lamentables, si effrayants, qu’on aurait dit des
rugissements de bêtes fauves. On les chassait, ils
revenaient plus nombreux et plus féroces. Et, à
chaque instant, dans les ténèbres, on entendait le
long cri d’agonie de quelque soldat perdu,
que l’enragé galop venait d’écraser.
Le soleil était encore sur l’horizon, lorsque Jean et
Maurice, en route pour retourner au campement,
eurent la surprise de rencontrer les quatre hommes
de l’escouade, terrés dans un fossé, ayant l’air de
comploter là quelque mauvais coup. Loubet, tout de
suite, les appela, et Chouteau leur dit :
— C’est par rapport au dîner de ce soir… nous
allons crever, voici trente-six heures que nous ne
nous sommes rien mis dans le ventre… alors, comme
il y a là des chevaux, et que ce n’est pas
mauvais, la viande des chevaux…
— N’est-ce pas ? Caporal, vous en êtes, continua
Loubet, parce que plus nous serons, mieux ça
vaudra, avec une si grosse bête… tenez ! Il y en
a un, là-bas, que nous guettons depuis une heure,
ce grand rouge qui a l’air malade. Ce sera plus
facile de l’achever.
Et il montrait un cheval que la faim venait
d’abattre, au bord d’un champ ravagé de
betteraves. Tombé sur le flanc, il relevait par
moments la tête, promenait ses yeux mornes,
avec un grand souffle triste.
— Ah ! Comme c’est long ! Grogna Lapoulle, que son
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/450]]==
gros appétit torturait. Je vas l’assommer,
voulez-vous ?
Mais Loubet l’arrêta. Merci ! Pour se faire une
sale histoire avec les prussiens, qui avaient
défendu, sous peine de mort, de tuer un seul
cheval, dans la crainte que la carcasse
abandonnée n’engendrât la peste. Il fallait
attendre la nuit close. Et c’était pourquoi, tous
les quatre, ils étaient dans le fossé, à guetter,
les yeux luisants, ne quittant pas la bête.
— Caporal, demanda Pache, d’une voix un peu
tremblante, vous qui avez de l’idée, si vous pouviez
le tuer sans lui faire du mal ?
D’un geste de révolte, Jean refusa la cruelle
besogne. Cette pauvre bête agonisante, oh ! Non,
non ! Son premier mouvement venait d’être de fuir,
d’emmener Maurice, pour ne prendre part ni l’un ni
l’autre à l’affreuse boucherie. Mais, en voyant son
compagnon si pâle, il se gronda ensuite de sa
sensibilité. Après tout, mon dieu ! Les bêtes,
c’était fait pour nourrir les gens. On ne pouvait pas
se laisser mourir de faim, quand il y avait là de
la viande. Et il fut content de voir Maurice se
ragaillardir un peu à l’espoir qu’on dînerait, il
dit lui-même de son air de bonne humeur :
— Ma foi, non, je n’ai pas d’idée, et s’il faut
le tuer, sans lui faire du mal…
— Oh ! Moi, je m’en fiche, interrompit Lapoulle.
Vous allez voir !
Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le
fossé, l’attente recommença. De temps à autre,
un des hommes se levait, s’assurait que le cheval
était bien toujours là, tendant le cou vers les
souffles frais de la Meuse, vers le soleil
couchant, pour en boire encore toute la vie.
Puis, enfin, lorsque le crépuscule vint
lentement, les six furent debout, dans ce guet
sauvage, impatients de la nuit si paresseuse,
regardant de toutes parts, avec une inquiétude
effarée, si personne ne les voyait.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/451]]==
<br />
 
— Ah ! Zut ! Cria Chouteau, c’est le moment !
La campagne restait claire, d’une clarté louche
d’entre chien et loup. Et Lapoulle courut le
premier, suivi des cinq autres. Il avait pris dans
le fossé une grosse pierre ronde, il se rua sur le
cheval, se mit à lui défoncer le crâne, de ses
deux bras raidis, comme avec une massue.
Mais, dès le second coup, le cheval fit un effort
pour se remettre debout. Chouteau et Loubet
s’étaient jetés en travers de ses jambes, tâchaient
de le maintenir, criaient aux autres de les aider.
Il hennissait d’une voix presque humaine, éperdue
et douloureuse, se débattait, les aurait
cassés comme verre, s’il n’avait pas été déjà à
demi mort d’inanition. Cependant, sa tête remuait
trop, les coups ne portaient plus, Lapoulle
ne pouvait le finir.
— Nom de dieu ! Qu’il a les os durs ! … tenez-le
donc, que je le crève !
Jean et Maurice, glacés, n’entendaient pas les
appels de Chouteau, restaient les bras ballants,
sans se décider à intervenir.
Et Pache, brusquement, dans un élan instinctif
de religieuse pitié, tomba sur la terre à deux
genoux, joignit les mains, se mit à bégayer des
prières, comme on en dit au chevet des agonisants.
— Seigneur, prenez pitié de lui…
une fois encore, Lapoulle frappa à faux,
n’enleva qu’une oreille au misérable cheval,
qui se renversa, avec un grand cri.
— Attends, attends ! Gronda Chouteau. Il faut en
finir, il nous ferait pincer… ne le lâche pas,
Loubet !
Dans sa poche, il venait de prendre son couteau,
un petit couteau dont la lame n’était guère plus
longue que le doigt. Et, vautré sur le corps de la
bête, un bras passé à son cou, il enfonça cette
lame, fouilla dans cette chair vivante, tailla des
morceaux jusqu’à ce qu’il eût trouvé et tranché
l’artère. D’un bond, il s’était jeté de côté, le
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/452]]==
sang jaillissait, se dégorgeait comme du canon
d’une fontaine, tandis que les pieds s’agitaient et
que de grands frissons convulsifs couraient sur la
peau. Il fallut près de cinq minutes au cheval pour
mourir. Ses grands yeux élargis, pleins d’une
épouvante triste, s’étaient fixés sur
les hommes hagards qui attendaient qu’il fût mort.
Ils se troublèrent et s’éteignirent.
— Mon dieu, bégayait Pache toujours à genoux,
secourez-le, ayez-le en votre sainte garde…
ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros
embarras, pour en tirer un bon morceau. Loubet,
qui avait fait tous les métiers, indiquait bien
comment il fallait s’y prendre, si l’on voulait
avoir le filet. Mais, boucher maladroit, n’ayant
d’ailleurs que le petit couteau, il se perdit
dans cette chair toute chaude, encore palpitante de
vie. Et Lapoulle, impatient, s’étant mis à
l’aider en ouvrant le ventre, sans nécessité
aucune, le carnage devint abominable. Une hâte
féroce dans le sang et les entrailles répandues,
des loups qui fouillaient à pleins crocs la
carcasse d’une proie.
— Je ne sais pas bien quel morceau ça peut être,
dit enfin Loubet en se relevant, les bras chargés
d’un lambeau énorme de viande. Mais voilà tout de
même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux.
Jean et Maurice, saisis d’horreur, avaient
détourné la tête. Cependant, la faim les pressait,
ils suivirent la bande, quand elle galopa, pour ne
point se faire surprendre près du cheval entamé.
Chouteau venait de faire une trouvaille, trois
grosses betteraves, oubliées, qu’il emportait.
Loubet, pour se décharger les bras, avait jeté la
viande sur les épaules de Lapoulle ; tandis que
Pache portait la marmite de l’escouade, qu’ils
traînaient avec eux, en cas de chasse heureuse. Et
les six galopaient, galopaient, sans reprendre
haleine, comme poursuivis.
Tout d’un coup, Loubet arrêta les autres.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/453]]==
<br />
 
— C’est bête, faudrait savoir où nous allons faire
cuire ça.
Jean, qui se calmait, proposa les carrières. Elles
n’étaient pas à plus de trois cents mètres, il y
avait là des trous cachés, où l’on pouvait allumer
du feu, sans être vu. Mais, quand ils y furent,
toutes sortes de difficultés se présentèrent.
D’abord, la question du bois ; et heureusement
qu’ils découvrirent la brouette d’un cantonnier,
dont Lapoulle fendit les planches, à coups
de talon. Ensuite, ce fut l’eau potable qui
manquait absolument. Dans la journée, le grand
soleil avait séché les petits réservoirs
naturels d’eau de pluie. Il existait bien une
pompe, mais elle était trop loin, au château de la
tour à Glaire, et l’on y faisait queue jusqu’à
minuit, heureux encore lorsqu’un camarade, dans
la bousculade, ne renversait pas du coude
votre gamelle. Quant aux quelques puits du
voisinage, ils étaient taris depuis deux jours, on
n’en tirait plus que de la boue. Restait seulement
l’eau de la Meuse, dont la berge se trouvait
de l’autre côté de la route.
— J’y vas avec la marmite, proposa Jean.
Tous se récrièrent.
— Ah ! Non ! Nous ne voulons pas être empoisonnés,
c’est plein de morts !
La Meuse, en effet, roulait des cadavres d’hommes
et de chevaux. On en voyait, à chaque minute,
passer, le ventre ballonné, déjà verdâtres, en
décomposition. Beaucoup s’étaient arrêtés dans les
herbes, sur les bords, empestant l’air, agités
par le courant d’un frémissement continu. Et
presque tous les soldats qui avaient bu de cette
eau abominable, s’étaient trouvés pris de nausées
et de dysenterie, à la suite d’affreuses coliques.
Il fallait se résigner pourtant. Maurice expliqua
que l’eau, après avoir bouilli, ne serait plus
dangereuse.
— Alors, j’y vas, répéta Jean, qui emmena
Lapoulle. Lorsque la marmite fut enfin au feu,
pleine d’eau,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/454]]==
avec la viande dedans, la nuit noire était venue.
Loubet avait épluché les betteraves, pour les faire
cuire dans le bouillon, un vrai fricot de l’autre
monde, comme il disait ; et tous activaient la
flamme, en poussant sous la marmite les débris
de la brouette. Leurs grandes ombres dansaient
bizarrement, au fond de ce trou de roches. Puis,
il leur devint impossible d’attendre davantage, ils
se jetèrent sur le bouillon immonde, ils se
partagèrent la viande avec leurs doigts égarés
et tremblants, sans prendre le temps d’employer
le couteau. Mais, malgré eux, leur cœur se soulevait.
Ils souffraient surtout du manque de sel, leur
estomac se refusait à garder cette bouillie fade
des betteraves, ces morceaux de chair à
moitié cuite, gluante, d’un goût d’argile. Presque
tout de suite, des vomissements se déclarèrent.
Pache ne put continuer, Chouteau et Loubet
injurièrent cette satanée rosse de cheval,
qu’ils avaient eu tant de peine à mettre
en pot-au-feu, et qui leur fichait la colique.
Seul, Lapoulle dîna copieusement ; mais il
faillit en crever, la nuit, lorsqu’il fut retourné
avec les trois autres, sous les peupliers du
canal, pour y dormir.
En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant
le bras de Jean, l’avait entraîné par un sentier
de traverse. Les camarades lui causaient une sorte
de dégoût furieux, il venait de faire un projet,
celui d’aller coucher dans le petit bois, où il
avait passé la première nuit. C’était une
bonne idée, que Jean approuva beaucoup,
lorsqu’il se fut allongé sur le sol en pente, très
sec, abrité par d’épais feuillages. Ils y
restèrent jusqu’au grand jour, ils y dormirent
même d’un profond sommeil, ce qui leur rendit
quelque force.
Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient
plus comment ils vivaient, ils furent simplement
heureux de ce que le beau temps semblait se
rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa
répugnance, à retourner au bord du
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/455]]==
canal, pour voir si leur régiment ne devait pas
partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y
avait des départs de prisonniers, des colonnes de
mille à douze cents hommes, qu’on dirigeait sur
les forteresses de l’Allemagne. L’avant-veille,
ils avaient vu, devant le poste prussien, un
convoi d’officiers et de généraux qui allaient, à
Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer.
C’était, chez tous, une fièvre, une furieuse envie
de quitter cet effroyable camp de la misère. Ah !
Si leur tour pouvait être venu ! Et, quand
ils retrouvèrent le 106{{e}} toujours campé sur la
berge, dans le désordre croissant de tant de
souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.
Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent
qu’ils mangeraient. Depuis le matin, tout un
commerce s’était établi entre les prisonniers et
les bavarois, par-dessus le canal : on leur
jetait de l’argent dans un mouchoir, et
ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis
ou du tabac grossier, à peine sec. Même des
soldats qui n’avaient pas d’argent, étaient arrivés
à faire des affaires, en leur lançant des gants
blancs d’ordonnance, dont ils semblaient friands.
Pendant deux heures, le long du canal, ce moyen
barbare d’échange fit voler les paquets. Mais,
Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans
sa cravate, le bavarois qui lui renvoyait un pain,
le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit
farce méchante, que le pain tomba à l’eau. Alors,
parmi les allemands, ce furent des rires énormes.
Deux fois, Maurice s’entêta, et deux fois
le pain fit un plongeon. Puis, attirés par les
rires, des officiers accoururent, qui défendirent à
leurs hommes de rien vendre aux prisonniers, sous
peine de punitions sévères. Le commerce cessa, Jean
dut calmer Maurice qui montrait les deux poings
à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer
ses pièces de cent sous.
La journée, malgré son grand soleil, fut terrible
encore. Il y eut deux alertes, deux appels de
clairon, qui
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/456]]==
firent courir Jean devant le hangar, où les
distributions étaient censées avoir lieu. Mais, les
deux fois, il ne reçut que des coups de coude, dans
la bousculade. Les prussiens, si remarquablement
organisés, continuaient à montrer une incurie
brutale à l’égard de l’armée vaincue. Sur les
réclamations des généraux Douay et Lebrun, ils
avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que
des voitures de pains ; seulement, les précautions
étaient si mal prises, que les moutons se trouvaient
enlevés, les voitures pillées, dès le pont, de
sorte que les troupes campées à plus de cent
mètres, ne recevaient toujours rien. Il n’y avait
guère que les rôdeurs, les détrousseurs de convois,
qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le
truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice
près du pont, pour guetter eux aussi la nourriture.
Il était quatre heures déjà, ils n’avaient rien
mangé encore, par ce beau jeudi ensoleillé,
lorsqu’ils eurent la joie, tout d’un coup,
d’apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de
Sedan obtenaient ainsi, à grand’peine,
l’autorisation d’aller voir les prisonniers,
auxquels ils portaient des provisions ; et
Maurice, plusieurs fois déjà, avait dit sa
surprise de n’avoir aucune nouvelle de sa
sœur. Dès qu’ils reconnurent de loin Delaherche,
chargé d’un panier, ayant un pain sous chaque
bras, ils se ruèrent ; mais ils arrivèrent encore
trop tard, une telle poussée s’était produite,
que le panier et un des pains venaient d’y
rester, enlevés, disparus, sans que le fabricant
de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet
arrachement.
— Ah ! Mes pauvres amis ! Balbutia-t-il, stupéfait,
bouleversé, lui qui arrivait le sourire aux lèvres,
l’air bonhomme et pas fier, dans son désir de
popularité.
Jean s’était emparé du dernier pain, le défendait ;
et, tandis que Maurice et lui, assis au bord de la
route, le dévoraient à grosses bouchées,
Delaherche donnait des
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/457]]==
nouvelles. Sa femme, dieu merci ! Allait très bien.
Seulement, il avait des inquiétudes pour le
colonel, qui était tombé dans un grand
accablement, bien que sa mère continuât à lui
tenir compagnie du matin au soir.
— Et ma sœur ? Demanda Maurice.
— Votre sœur, c’est vrai ! … elle m’accompagnait,
c’était elle qui portait les deux pains.
Seulement, elle a dû rester là-bas, de l’autre
côté du canal. Jamais le poste n’a consenti
à la laisser passer… vous savez que les prussiens
ont rigoureusement interdit aux femmes l’entrée
de la presqu’île.
Alors, il parla d’Henriette, de ses tentatives
vaines pour voir son frère et lui venir en aide. Un
hasard l’avait mise, dans Sedan, face à face avec
le cousin Gunther, le capitaine de la garde
prussienne. Il passait de son air sec et dur,
en affectant de ne pas la reconnaître. Elle-même,
le cœur soulevé, comme devant un des assassins de
son mari, avait d’abord hâté le pas. Puis, dans un
brusque revirement, qu’elle ne s’expliquait point,
elle était revenue, lui avait tout dit, la mort
de Weiss, d’une voix rude de reproche. Et il
n’avait eu qu’un geste vague, en apprenant cette
mort affreuse d’un parent : c’était le
sort de la guerre, lui aussi aurait pu être tué. Sur
son visage de soldat, à peine un frémissement
avait-il couru. Ensuite, lorsqu’elle lui avait
parlé de son frère prisonnier, en le suppliant
d’intervenir, pour qu’elle pût le voir, il
s’était refusé à toute démarche. La consigne
était formelle, il parlait de la volonté allemande
comme d’une religion. En le quittant, elle avait eu
la sensation nette qu’il se croyait en France
comme un justicier, avec l’intolérance et la
morgue de l’ennemi héréditaire, grandi dans
la haine de la race qu’il châtiait.
— Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours
mangé, ce soir ; et ce qui me désespère, c’est que
je crains bien de ne pouvoir obtenir une autre
permission.
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/458]]==
<br />
 
Il leur demanda s’ils n’avaient pas de commissions à
lui donner, il se chargea obligeamment de lettres
écrites au crayon, que d’autres soldats lui
confièrent, car on avait vu des bavarois allumer
leur pipe, en riant, avec les lettres qu’ils
avaient promis de faire parvenir.
Puis, comme Maurice et Jean l’accompagnaient
jusqu’au pont, Delaherche s’écria :
— Mais, tenez ! La voici là-bas, Henriette ! … vous
la voyez bien qui agite son mouchoir.
Au delà de la ligne des sentinelles, en effet,
parmi la foule, on distinguait une petite figure
mince, un point blanc qui palpitait dans le
soleil. Et tous deux, très émus, les yeux humides,
levèrent les bras, répondirent d’un furieux branle
de la main.
Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa
la plus abominable des journées. Pourtant, après une
nouvelle nuit tranquille dans le petit bois, il
avait eu la chance de manger encore du pain, Jean
ayant découvert, au château de Villette, une femme
qui en vendait, à dix francs la livre. Mais, ce
jour-là, ils assistèrent à une effrayante scène, dont
le cauchemar les hanta longtemps.
La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se
plaignait plus, l’air étourdi et content, comme un
homme qui aurait dîné à sa faim. Tout de suite, il
eut l’idée que le sournois devait avoir une
cachette quelque part, d’autant plus que, ce
matin-là, il venait de le voir s’éloigner
pendant près d’une heure, puis reparaître, avec un
sourire en dessous la bouche pleine. Sûrement, une
aubaine lui était tombée, des provisions
ramassées dans quelque bagarre. Et Chouteau
exaspérait Loubet et Lapoulle, ce dernier
surtout. Hein ? Quel sale individu, s’il avait à
manger, de ne pas partager avec les camarades !
— Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le
suivre… nous verrons s’il ose s’emplir tout seul,
quand de pauvres bougres crèvent à côté de lui.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/459]]==
<br />
 
— Oui, oui ! C’est ça, nous le suivrons ! Répéta
violemment Lapoulle. Nous verrons bien !
Il serrait les poings, le seul espoir de manger
enfin le rendait fou. Son gros appétit le torturait
plus que les autres, son tourment devenait tel,
qu’il avait essayé de mâcher de l’herbe. Depuis
l’avant-veille, depuis la nuit où la viande de
cheval aux betteraves lui avait donné une
dysenterie affreuse, il était à jeun, si maladroit
de son grand corps, malgré sa force, que, dans la
bousculade du pillage des vivres, il n’attrapait
jamais rien. Il aurait payé de son sang une livre
de pain.
Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les
arbres de la tour à Glaire, et les trois autres,
prudemment, filèrent derrière lui.
— Faut pas qu’il se doute, répétait Chouteau.
Méfiez-vous, s’il se retourne.
Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se
crut seul, car il se mit à marcher d’un pas
rapide, sans même jeter un regard en arrière. Et
ils purent aisément le suivre jusque dans les
carrières voisines, ils arrivèrent sur son dos, comme
il dérangeait deux grosses pierres, pour prendre une
moitié de pain dessous. C’était la fin de
ses provisions, il avait encore de quoi faire
un repas.
— Nom de dieu de cafard ! Hurla Lapoulle, voilà
donc pourquoi tu te caches ! … tu vas me donner
ça, c’est ma part !
Donner son pain, pourquoi donc ? Si chétif qu’il
fût, une colère le redressa, tandis qu’il serrait
le morceau de toutes ses forces sur son cœur. Lui
aussi avait faim.
— Fiche-moi la paix, entends-tu ! C’est à moi !
Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit
sa course, galopant, dévalant des carrières dans
les terres nues, du côté de Donchery. Les trois
autres le poursuivaient, haletants, à toutes
jambes. Mais il gagnait du terrain, plus
léger, pris d’une telle peur, si entêté à garder
son bien, qu’il semblait emporté par le vent. Il
avait franchi près
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/460]]==
d’un kilomètre, il approchait du petit bois, au
bord de l’eau, lorsqu’il rencontra Jean et
Maurice, qui revenaient à leur gîte de la nuit.
Au passage, il leur jeta un cri de détresse,
tandis que ceux-ci, étonnés de cette chasse à
l’homme, dont l’enragé galop passait devant eux,
restaient plantés au bord d’un champ. Et ce fut
ainsi qu’ils virent tout.
Le malheur voulut que Pache, buttant contre une
pierre, s’abattit. Déjà les trois autres arrivaient,
jurant, hurlant, fouettés par la course, pareils
à des loups lâchés sur une proie.
— Donne ça, nom de dieu ! Cria Lapoulle, ou je te
fais ton affaire !
Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau
lui passa, grand ouvert, le couteau mince, qui lui
avait servi à saigner le cheval.
— Tiens ! Le couteau !
Mais Jean s’était précipité, pour empêcher un
malheur, perdant la tête lui aussi, parlant de les
fourrer tous au bloc ; ce qui le fit traiter par
Loubet de prussien, avec un mauvais rire,
puisqu’il n’y avait plus de chefs et que les
prussiens seuls commandaient.
— Tonnerre de dieu ! Répétait Lapoulle, veux-tu
me donner ça !
Malgré la terreur dont il était blême, Pache
serra davantage le pain contre sa poitrine, dans
son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien
de ce qui est à lui.
— Non !
Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau
dans la gorge, si violemment, que le misérable ne
cria même pas. Ses bras se détendirent, le morceau
de pain roula par terre, dans le sang qui avait
jailli.
Devant ce meurtre imbécile et fou, Maurice,
immobile jusque-là, parut lui-même être pris
brusquement de folie. Il menaçait les trois hommes
du geste, il les traitait d’assassins, avec une
telle véhémence, que tout son corps
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/461]]==
en tremblait. Mais Lapoulle ne semblait même pas
l’entendre. Resté par terre, accroupi près du
corps, il dévorait le pain, éclaboussé de gouttes
rouges ; il avait un air de stupidité farouche,
comme étourdi par le gros bruit de ses
mâchoires ; tandis que Chouteau et Loubet, à le
voir si terrible dans son assouvissement,
n’osaient pas même lui réclamer leur part.
La nuit était complètement venue, une nuit
claire, au beau ciel étoilé ; et Maurice et Jean,
qui avaient gagné leur petit bois, ne virent
bientôt plus que Lapoulle, rôdant le long
de la Meuse. Les deux autres avaient disparu,
retournés sans doute au bord du canal, inquiets de
ce corps qu’ils laissaient derrière eux. Lui,
au contraire, semblait craindre d’aller là-bas,
rejoindre les camarades. Après l’étourdissement du
meurtre, alourdi par la digestion du gros morceau
de pain avalé trop vite, il était évidemment saisi
d’une angoisse, qui le faisait s’agiter,
n’osant reprendre la route que barrait le
cadavre, piétinant sans fin sur la berge, d’un
pas vacillant d’irrésolution. Le remords
s’éveillait-il, au fond de cette âme obscure ?
Ou bien n’était-ce que la terreur d’être
découvert ? Il allait et venait ainsi qu’une bête
devant les barreaux de sa cage, avec un besoin
subit et grandissant de fuir, un besoin
douloureux comme un mal physique, dont
il sentait qu’il mourrait, s’il ne le contentait
pas. Au galop, au galop, il lui fallait sortir
tout de suite de cette prison où il venait de
tuer. Pourtant, il s’affaissa, il resta
longtemps vautré parmi les herbes de la rive.
Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à
Jean :
— écoute, je ne puis plus rester. Je t’assure que je
vais devenir fou… ça m’étonne que le corps ait
résisté, je ne me porte pas trop mal. Mais la
tête déménage, oui ! Elle déménage, c’est
certain. Si tu me laisses encore un jour dans
cet enfer, je suis perdu… je t’en prie, partons,
partons tout de suite !
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/462]]==
<br />
 
Et il se mit à lui expliquer des plans
extravagants d’évasion. Ils allaient traverser la
Meuse à la nage, se jeter sur les sentinelles, les
étrangler avec un bout de corde qu’il avait dans sa
poche ; ou encore ils les assommeraient à coups
de pierre ; ou encore ils les achèteraient
à prix d’argent, revêtiraient leurs uniformes,
pour franchir les lignes prussiennes.
— Mon petit, tais-toi ! Répétait Jean désespéré,
ça me fait peur de t’entendre dire des bêtises.
Est-ce que c’est raisonnable, est-ce que c’est
possible, tout ça ? … demain, nous verrons.
Tais-toi !
Lui, bien qu’il eût également le cœur abreuvé de
colère et de dégoût, gardait son bon sens, dans
l’affaiblissement de la faim, parmi les cauchemars
de cette vie qui touchait le fond de la misère
humaine. Et, comme son compagnon s’affolait
davantage, voulait se jeter à la Meuse, il dut le
retenir, le violenter même, les yeux pleins de
larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d’un
coup :
— Tiens ! Regarde !
Un clapotement d’eau venait de se faire entendre.
Ils virent Lapoulle, qui s’était décidé à se
laisser glisser dans la rivière, après avoir
enlevé sa capote, pour qu’elle ne gênât pas ses
mouvements ; et la tache de sa chemise
faisait une blancheur très visible, au fil du
courant mouvant et noir. Il nageait, il remontait
doucement, guettant sans doute le point où il
pourrait aborder ; tandis que, sur l’autre berge,
on distinguait très bien les minces silhouettes
des sentinelles immobiles. Déchirant la nuit,
il y eut un brusque éclair, un coup de feu qui
alla rouler jusqu’aux roches de Montimont.
L’eau, simplement, bouillonna, comme sous le choc
de deux rames affolées qui l’auraient battue. Et ce
fut tout, le corps de Lapoulle, la tache blanche
se mit à descendre, abandonnée et molle
dans le courant.
Le lendemain, un samedi, dès l’aube, Jean ramena
 
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Maurice au campement du 106{{e}}, avec le nouvel
espoir qu’on partirait ce jour-là. Mais il n’y
avait pas d’ordre, le régiment semblait comme
oublié. Beaucoup étaient partis, la presqu’île
se vidait, et ceux qu’on laissait là tombaient
à une maladie noire. Depuis huit grands jours, la
démence germait et montait dans cet enfer. La
cessation des pluies, le lourd soleil de plomb
n’avait fait que changer le supplice. Des chaleurs
excessives achevaient d’épuiser les hommes,
donnaient aux cas de dysenterie un caractère
épidémique inquiétant. Les déjections, les
excréments de toute cette armée malade
empoisonnaient l’air d’émanations infectes. On ne
pouvait plus longer la Meuse ni le canal,
tellement la puanteur des chevaux et des soldats
noyés, pourrissant parmi les herbes, était
forte. Et, dans les champs, les chevaux morts
d’inanition se décomposaient, soufflaient si
violemment la peste, que les prussiens, qui
commençaient à craindre pour eux, avaient
apporté des pioches et des pelles, en forçant les
prisonniers à enterrer les corps.
Ce samedi-là, d’ailleurs, la disette cessa. Comme
on était moins nombreux et que des vivres
arrivaient de toutes parts, on passa d’un coup de
l’extrême dénuement à l’abondance la plus large.
On eut à volonté du pain, de la viande, du vin
même, on mangea du lever au coucher du soleil,
à en mourir. La nuit tomba, qu’on mangeait
encore, et l’on mangea jusqu’au lendemain
matin. Beaucoup en crevèrent.
Pendant la journée, Jean n’avait eu que la
préoccupation de surveiller Maurice, qu’il
sentait capable de toutes les extravagances. Il
avait bu, il parlait de souffleter un officier
allemand, pour qu’on l’emmenât. Et, le soir, Jean,
ayant découvert, dans les dépendances de la tour à
Glaire, un coin de cave libre, il crut sage d’y
venir coucher avec son compagnon, qu’une bonne nuit
calmerait peut-être. Mais ce fut la nuit la plus
affreuse de leur séjour, une
 
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nuit d’épouvantement, durant laquelle ils ne
purent fermer les yeux. D’autres soldats
emplissaient la cave, deux étaient allongés dans le
même coin, qui se mouraient, vidés par la
dysenterie ; et, dès que l’obscurité fut
complète, ils ne cessèrent plus, des plaintes
sourdes, des cris inarticulés, une agonie dont le
râle allait en grandissant. Au fond des
ténèbres, ce râle prenait une telle abomination,
que les autres hommes couchés à côté, voulant
dormir, se fâchaient, criaient aux mourants de se
taire. Ceux-ci n’entendaient pas, le râle
continuait, revenait, emportait tout ; pendant que,
du dehors, arrivait la clameur d’ivresse des
camarades qui mangeaient encore, sans pouvoir
se rassasier.
Alors, la détresse commença pour Maurice. Il avait
tâché de fuir cette plainte d’horrible douleur qui
lui mettait à la peau une sueur d’angoisse ; mais,
comme il se levait, à tâtons, il avait marché sur
des membres, il était retombé par terre, muré
avec ces mourants. Et il n’essayait même
plus de s’échapper. Tout l’effroyable désastre
s’évoquait, depuis le départ de Reims, jusqu’à
l’écrasement de Sedan. Il lui semblait que la
passion de l’armée de Châlons s’achevait
seulement cette nuit-là, dans la nuit d’encre de
cette cave, où râlaient deux soldats, qui
empêchaient les camarades de dormir. L’armée de la
désespérance, le troupeau expiatoire, envoyé en
holocauste, avait payé les fautes de tous du flot
rouge de son sang, à chacune de ses stations.
Et, maintenant, égorgée sans gloire, couverte
de crachats, elle tombait au martyre, sous ce
châtiment qu’elle n’avait pas mérité si rude.
C’était trop, il en était soulevé de colère,
affamé de justice, dans un besoin brûlant de se
venger du destin.
Lorsque l’aube parut, l’un des soldats était mort,
l’autre râlait toujours.
— Allons, viens, mon petit, dit Jean avec
douceur. Nous allons prendre l’air, ça vaudra mieux.
 
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<br />
 
Mais, dehors, par la belle matinée déjà chaude,
lorsque tous deux eurent suivi la berge et se
trouvèrent près du village d’Iges, Maurice
s’exalta davantage, le poing tendu, là-bas,
vers le vaste horizon ensoleillé du champ de
bataille, le plateau d’Illy en face,
Saint-Menges à gauche, le bois de la Garenne à
droite.
— Non, non ! Je ne peux plus, je ne peux plus voir
ça ! C’est d’avoir ça devant moi qui me troue
le cœur et me fend le crâne… emmène-moi,
emmène-moi tout de suite !
Ce jour-là était encore un dimanche, des volées de
cloche venaient de Sedan, tandis qu’on entendait
déjà au loin une musique allemande. Mais le 106{{e}}
n’avait toujours pas d’ordre, et Jean, effrayé du
délire croissant de Maurice, se décida à tenter
un moyen qu’il mûrissait depuis la veille. Devant
le poste prussien, sur la route, un départ
se préparait, celui d’un autre régiment, le 5{{e}} de
ligne. Une grande confusion régnait dans la
colonne, dont un officier, parlant mal le français,
n’arrivait pas à faire le recensement. Et, tous
deux alors, ayant arraché de leur uniforme le
collet et les boutons, pour n’être pas trahis
par le numéro, filèrent au milieu de la cohue,
passèrent le pont, se trouvèrent dehors. Sans
doute, Chouteau et Loubet avaient eu la même
idée, car ils les aperçurent derrière eux, avec
leurs regards inquiets d’assassin.
Ah ! Quel soulagement, à cette première minute
heureuse ! Dehors, il semblait que ce fût une
résurrection, la lumière vivante, l’air sans
bornes, le réveil fleuri de toutes les espérances.
Quel que pût être leur malheur à présent, ils ne le
redoutaient plus, ils en riaient, au sortir
de cet effrayant cauchemar du camp de la misère.