« La Débâcle/Partie 2/Chapitre V » : différence entre les versions

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Sur le plateau de l’Algérie, à dix heures, la
compagnie Beaudoin était toujours couchée parmi les
choux, dans le champ dont elle n’avait pas bougé
depuis le matin. Les feux croisés des batteries du
Hattoy et de la presqu’île d’Iges, qui
redoublaient de violence, venaient encore
de lui tuer deux hommes ; et aucun ordre de marcher
en avant n’arrivait : allait-on passer la journée
là, à se laisser mitrailler, sans se battre ?
 
Même les hommes n’avaient plus le soulagement de
décharger leurs chassepots. Le capitaine Beaudoin
était parvenu à faire cesser le feu, cette furieuse
et inutile fusillade contre le petit bois d’en
face, où pas un Prussien ne paraissait être resté.
Le soleil devenait accablant, on brûlait, ainsi
allongé par terre, sous le ciel en flammes.
 
Jean, qui se tourna, fut inquiet de voir que
Maurice avait laissé tomber sa tête, la joue contre
le sol, les yeux fermés. Il était très pâle,
la face immobile.
 
— Eh bien ! Quoi donc ?
 
Mais, simplement, Maurice s’était endormi.
L’attente, la fatigue, l’avaient terrassé, malgré la
mort qui volait de toutes parts. Et il s’éveilla
brusquement, ouvrit de grands yeux calmes, où
reparut aussitôt l’effarement trouble de la
bataille. Jamais il ne put savoir combien de
temps il avait sommeillé. Il lui semblait sortir
d’un néant infini et délicieux.
 
— Tiens ! Est-ce drôle, murmura-t-il, j’ai
dormi !…
Ah ! ça m’a fait du bien.
 
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<br />
 
En effet, il sentait moins, à ses tempes et à ses
côtes, le douloureux serrement, cette ceinture de la
peur dont craquent les os. Il plaisanta Lapoulle
qui, depuis la disparition de Chouteau et de
Loubet, s’inquiétait d’eux, parlait d’aller les
chercher. Une riche idée, pour se mettre à l’abri
derrière un arbre et fumer une pipe ! Pache
prétendait qu’on les avait gardés à l’ambulance,
où les brancardiers manquaient. Encore un métier
pas commode, que d’aller ramasser les blessés, sous
le feu ! Puis, tourmenté des superstitions de son
village, il ajouta que ça ne portait pas chance de
toucher aux morts : on en mourait.
 
— Taisez-vous donc, tonnerre de dieu ! Cria le
lieutenant Rochas. Est-ce qu’on meurt !
 
Sur son grand cheval, le colonel De Vineuil
avait tourné la tête. Et il eut un sourire, le seul
depuis le matin. Puis, il retomba dans son
immobilité, toujours impassible sous les obus,
attendant des ordres.
 
Maurice, qui s’intéressait maintenant aux
brancardiers, suivait leurs recherches, dans les
plis de terrain. Il devait y avoir, au bout du
chemin creux, derrière un talus, une ambulance
volante de premiers secours, dont le personnel
s’était mis à explorer le plateau. Rapidement, on
dressait une tente, tandis qu’on déballait du
fourgon le matériel nécessaire, les quelques
outils, les appareils, le linge, de quoi procéder à
des pansements hâtifs, avant de diriger les blessés
sur Sedan, au fur et à mesure qu’on pouvait se
procurer des voitures de transport, qui bientôt
allaient manquer. Il n’y avait là que des aides. Et
c’étaient surtout les brancardiers qui faisaient
preuve d’un héroïsme têtu et sans gloire. On les
voyait, vêtus de gris, avec la croix rouge de leur
casquette et de leur brassard, se risquer
lentement, tranquillement, sous les projectiles,
jusqu’aux endroits où étaient tombés des
hommes. Ils se traînaient sur les genoux, tâchaient
de
 
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profiter des fossés, des haies, de tous les
accidents de terrain, sans mettre de la vantardise
à s’exposer inutilement. Puis, dès qu’ils
trouvaient des hommes par terre, leur dure
besogne commençait, car beaucoup étaient
évanouis, et il fallait reconnaître les blessés des
morts. Les uns étaient restés sur la face, la
bouche dans une mare de sang, en train
d’étouffer ; les autres avaient la gorge
pleine de boue, comme s’ils venaient de mordre la
terre ; d’autres gisaient jetés pêle-mêle, en tas,
les bras et les jambes contractés, la poitrine
écrasée à demi. Soigneusement, les brancardiers
dégageaient, ramassaient ceux qui respiraient
encore, allongeant leurs membres, leur
soulevant la tête, qu’ils nettoyaient le mieux
possible. Chacun d’eux avait un bidon d’eau
fraîche, dont il était très avare. Et souvent on
pouvait ainsi les voir à genoux, pendant de longues
minutes, s’efforçant de ranimer un blessé,
attendant qu’il eût rouvert les yeux.
 
À une cinquantaine de mètres, sur la gauche,
Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la
blessure d’un petit soldat, dont une manche laissait
couler un filet de sang, goutte à goutte. Il y
avait là une hémorragie, que l’homme à la croix
rouge finit par trouver et par arrêter, en
comprimant l’artère. Dans les cas pressants, ils
donnaient de la sorte les premiers soins, évitaient
les faux mouvements pour les fractures, bandaient et
immobilisaient les membres, de façon à rendre sans
danger le transport. Et ce transport enfin devenait
la grande affaire : ils soutenaient ceux qui
pouvaient marcher, portaient les autres, dans leurs
bras, ainsi que des petits enfants, ou bien à
califourchon sur leur dos, les mains ramenées
autour de leur cou ; ou bien encore, ils se
mettaient à deux, à trois, à quatre, selon la
difficulté, leur faisaient un siège de leurs
poings unis, les emportaient couchés, par les
jambes et par les épaules. En dehors des
brancards réglementaires, c’étaient aussi toutes
sortes d’inventions
 
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ingénieuses, de brancards improvisés avec des
fusils, liés à l’aide de bretelles de sac. Et, de
partout, dans la plaine rase que labouraient les
obus, on les voyait, isolés ou en groupe, qui
filaient avec leurs fardeaux, baissant la tête,
tâtant la terre du pied, d’un héroïsme
prudent et admirable.
 
Comme Maurice en regardait un, sur la droite, un
garçon maigre et chétif, qui emportait un lourd
sergent pendu à son cou, les jambes brisées, de
l’air d’une fourmi laborieuse qui transporte un
grain de blé trop gros, il les vit culbuter et
disparaître tous les deux dans l’explosion d’un
obus. Quand la fumée se fut dissipée, le sergent
reparut sur le dos, sans blessure nouvelle, tandis
que le brancardier gisait, le flanc ouvert. Et une
autre arriva, une autre fourmi active, qui,
après avoir retourné et flairé le camarade mort,
reprit le blessé à son cou et l’emporta.
 
Alors, Maurice plaisanta Lapoulle.
 
— Dis, si le métier te plaît davantage, va donc
leur donner un coup de main !
 
Depuis un moment, les batteries de Saint-Menges
faisaient rage, la grêle des projectiles
augmentait ; et le capitaine Beaudoin, qui se
promenait toujours devant sa compagnie,
nerveusement, finit par s’approcher du colonel.
C’était une pitié, d’épuiser le moral des hommes,
pendant de si longues heures, sans les employer.
 
— Je n’ai pas d’ordre, répéta stoïquement le
colonel.
 
On vit encore le général Douay passer au galop,
suivi de son état-major. Il venait de se rencontrer
avec le général De Wimpffen, accouru pour le
supplier de tenir, ce qu’il avait cru pouvoir
promettre de faire, mais à la condition formelle que
le calvaire d’Illy, sur sa droite, serait défendu.
Si l’on perdait la position d’Illy, il ne
répondait plus de rien, la retraite devenait
fatale. Le général De Wimpffen déclara que des
troupes du 1er corps allaient occuper le calvaire ;
et, en effet, on vit presque
 
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aussitôt un régiment de zouaves s’y établir ; de
sorte que le général Douay, rassuré, consentit à
envoyer la division Dumont au secours du
12{{e}} corps, très menacé. Mais, un quart d’heure plus
tard, comme il revenait de constater l’attitude
solide de sa gauche, il s’exclama en levant les
yeux et en remarquant que le calvaire était vide :
plus de zouaves, on avait abandonné le plateau, que
le feu d’enfer des batteries de Fleigneux rendait
d’ailleurs intenable. Et, désespéré, prévoyant le
désastre, il se portait rapidement sur la droite,
lorsqu’il tomba dans une déroute de la division
Dumont, qui se repliait en désordre, affolée,
mêlée aux débris du 1er corps. Ce dernier, après son
mouvement de retraite, n’avait pu reconquérir ses
positions du matin, laissant Daigny au xiie corps
saxon et Givonne à la garde prussienne, forcé de
remonter vers le nord, à travers le bois de la
Garenne, canonné par les batteries que l’ennemi
installait sur toutes les crêtes, d’un bout à
l’autre du vallon. Le terrible cercle de fer et de
flammes se resserrait, une partie de la garde
continuait sa marche sur Illy, de l’est à l’ouest,
en tournant les coteaux ; tandis que, de l’ouest à
l’est, derrière le xie corps, maître de
Saint-Menges, le ve cheminait toujours,
dépassait Fleigneux, portait sans cesse ses canons
plus en avant, avec une impudente témérité, si
convaincu de l’ignorance et de l’impuissance des
troupes françaises, qu’il n’attendait même pas
l’infanterie pour les soutenir. Il était midi,
l’horizon entier s’embrasait, tonnant, croisant les
feux sur le 7{{e}} et le 1er corps.
 
Le général Douay, alors, pendant que l’artillerie
ennemie préparait de la sorte l’attaque suprême du
calvaire, résolut de faire un dernier effort pour le
reconquérir. Il envoya des ordres, il se jeta en
personne parmi les fuyards de la division Dumont,
réussit à former une colonne, qu’il lança sur le
plateau. Elle y tint bon pendant quelques minutes ;
mais les balles sifflaient si drues, une
 
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telle trombe d’obus balayait les champs vides, sans
un arbre, que la panique tout de suite se déclara,
remportant les hommes le long des pentes, les
roulant ainsi que des pailles surprises par un
orage. Et le général s’entêta, fit avancer
d’autres régiments.
 
Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel
De Vineuil un ordre, dans l’effrayant vacarme.
Déjà, le colonel était debout sur les étriers, la
face ardente ; et, d’un grand geste de son épée,
montrant le calvaire :
 
— Enfin, mes enfants, c’est notre tour !… En
avant, là-haut !
 
Le 106{{e}}, entraîné, s’ébranla. Une des premières, la
compagnie Beaudoin s’était mise debout, au milieu
des plaisanteries, les hommes disant qu’ils étaient
rouillés, qu’ils avaient de la terre dans les
jointures. Mais, dès les premiers pas, on dut se
jeter au fond d’une tranchée-abri qu’on rencontra,
tellement le feu devenait vif. Et l’on fila en
pliant l’échine.
 
— Mon petit, répétait Jean à Maurice, attention !
C’est le coup de chien… Ne montre pas le bout de
ton nez, car pour sûr on te le démolirait… Et
ramasse bien tes os sous ta peau, si tu ne veux pas
en laisser en route. Ceux qui en reviendront,
cette fois, seront des bons.
 
Maurice entendait à peine, dans le bourdonnement, la
clameur de foule qui lui emplissait la tête. Il ne
savait plus s’il avait peur, il courait emporté par
le galop des autres, sans volonté personnelle,
n’ayant que le désir d’en finir tout de suite. Et il
était à ce point devenu un simple flot de ce
torrent en marche, qu’un brusque recul s’étant
produit, à l’extrémité de la tranchée, devant les
terrains nus qu’il restait à gravir, il avait
aussitôt senti la panique le gagner, prêt à
prendre la fuite. C’était, en lui, l’instinct
débridé, une révolte des muscles, obéissant aux
souffles épars.
 
Des hommes déjà retournaient en arrière, lorsque le
colonel se précipita.
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<br />
 
— Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette
peine, vous n’allez pas vous conduire comme des
lâches… Souvenez-vous ! Jamais le 106{{e}} n’a
reculé, vous seriez les premiers à salir notre
drapeau…
 
il poussait son cheval, barrait le chemin aux
fuyards, trouvait des paroles pour chacun,
parlait de la France, d’une voix où tremblaient
des larmes.
 
Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu’il entra
dans une terrible colère, levant son épée, tapant
sur les hommes comme avec un bâton.
 
— Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups
de botte dans le derrière, moi ! Voulez-vous bien
obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne
les talons !
 
Mais ces violences, ces soldats menés au feu à
coups de pied, répugnaient au colonel.
 
— Non, non, lieutenant, ils vont tous me
suivre… N’est-ce pas, mes enfants, vous n’allez
pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller
tout seul avec les Prussiens ?… En avant,
là-haut !
 
Et il partit, et tous en effet le suivirent,
tellement il avait dit cela en brave homme de père,
qu’on ne pouvait abandonner, sans être des pas
grand’chose. Lui seul, du reste, traversa
tranquillement les champs nus, sur son
grand cheval, tandis que les hommes s’éparpillaient,
se jetaient en tirailleurs, profitant des moindres
abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq
cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves,
avant d’atteindre le calvaire. Au lieu de
l’assaut classique, tel qu’il se passe dans
les manœuvres, par lignes correctes, on ne vit
bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras
de terre, des soldats isolés ou par petits groupes,
rampant, sautant soudain ainsi que des insectes,
gagnant la crête à force d’agilité et de ruse.
Les batteries ennemies avaient dû les
voir, les obus labouraient le sol, si fréquents,
que les
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/305]]==
détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent
tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.
 
Maurice et Jean avaient eu la chance de
rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent
galoper sans être vus. Une balle pourtant y troua
la tempe d’un de leurs camarades, qui tomba
dans leurs jambes. Ils durent l’écarter
du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il
y en avait trop. L’horreur du champ de bataille,
un blessé qu’ils aperçurent, hurlant, retenant à
deux mains ses entrailles, un cheval qui se
traînait encore, les cuisses rompues, toute
cette effroyable agonie finissait par ne plus les
toucher. Et ils ne souffraient que de l’accablante
chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les
épaules.
 
— Ce que j’ai soif ! Bégaya Maurice. Il me semble
que j’ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas
cette odeur de roussi, de laine brûlée ?
 
Jean hocha la tête.
 
— Ça sentait la même chose à Solférino. Peut-être
bien que c’est l’odeur de la guerre… Attends,
j’ai encore de l’eau-de-vie, nous allons boire
un coup.
 
Derrière la haie, tranquillement, ils
s’arrêtèrent une minute. Mais l’eau-de-vie, au
lieu de les désaltérer, leur brûlait l’estomac.
C’était exaspérant, ce goût de roussi dans
la bouche. Et ils se mouraient aussi d’inanition,
ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain
que Maurice avait dans son sac ; seulement,
était-ce possible ? Derrière eux, le long de la
haie, d’autres hommes arrivaient sans cesse,
qui les poussaient. Enfin, d’un bond, ils
franchirent la dernière pente. Ils étaient sur
le plateau, au pied même du calvaire, la vieille
croix rongée par les vents et la pluie, entre deux
maigres tilleuls.
 
— Ah ! Bon sang, nous y voilà ! Cria Jean. Mais le
tout est d’y rester !
 
Il avait raison, l’endroit n’était pas précisément
agréable, comme le fit remarquer Lapoulle d’une
voix
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/306]]==
dolente, ce qui égaya la compagnie. Tous, de
nouveau, s’allongèrent dans un chaume ; et trois
hommes encore n’en furent pas moins tués. C’était,
là-haut, un véritable ouragan déchaîné, les
projectiles arrivaient en si grand nombre
de Saint-Menges, de Fleigneux et de Givonne,
que la terre semblait en fumer comme sous une
grosse pluie d’orage. évidemment, la position ne
pourrait être gardée longtemps, si de l’artillerie
ne venait au plus tôt soutenir les troupes
engagées avec tant de témérité. Le général
Douay, disait-on, avait fait donner l’ordre
d’avancer à deux batteries de l’artillerie de
réserve ; et, à chaque seconde, anxieusement,
les hommes se retournaient, dans l’attente de
ces canons qui n’arrivaient pas.
 
— C’est ridicule, ridicule ! Répétait le capitaine
Beaudoin, qui avait repris sa promenade saccadée.
On n’envoie pas ainsi un régiment en l’air, sans
l’appuyer tout de suite.
 
Puis, ayant aperçu un pli de terrain, sur la
gauche, il cria à Rochas :
 
— Dites donc, lieutenant, la compagnie pourrait
se terrer là.
 
Rochas, debout, immobile, haussa les épaules.
 
— Oh ! Mon capitaine, ici ou là-bas, allez !
La danse est la même… Le mieux est encore
de ne pas bouger.
 
Alors, le capitaine Beaudoin, qui ne jurait
jamais, s’emporta.
 
— Mais, nom de dieu ! Nous allons y rester tous !
On ne peut pas se laisser détruire ainsi !
 
Et il s’entêta, voulut se rendre compte
personnellement de la position meilleure qu’il
indiquait. Mais il n’avait pas fait dix pas,
qu’il disparaissait dans une brusque explosion,
la jambe droite fracassée par un éclat d’obus. Il
culbuta sur le dos, en jetant un cri aigu de
femme surprise.
 
— C’était sûr, murmura Rochas. ça ne vaut rien de
tant remuer, et ce qu’on doit gober, on le gobe.
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/307]]==
<br />
 
Des hommes de la compagnie, en voyant tomber leur
capitaine, se soulevèrent ; et, comme il appelait
à l’aide, suppliant qu’on l’emportât, Jean finit
par courir jusqu’à lui, suivi aussitôt de
Maurice.
 
— Mes amis, au nom du ciel ! Ne m’abandonnez pas,
emportez-moi à l’ambulance !
 
— Dame ! Mon capitaine, ce n’est guère commode…
on peut toujours essayer…
 
Déjà, ils se concertaient pour savoir par quel bout
le prendre, lorsqu’ils aperçurent, abrités
derrière la haie qu’ils avaient longée, deux
brancardiers, qui paraissaient attendre de la
besogne. Ils leur firent des signes énergiques,
ils les décidèrent à s’approcher. C’était le salut,
s’ils pouvaient regagner l’ambulance, sans mauvaise
aventure. Mais le chemin était long, et la grêle de
fer augmentait encore.
 
Comme les brancardiers, après avoir bandé fortement
la jambe, pour la maintenir, emportaient le
capitaine assis sur leurs poings noués, un bras
passé au cou de chacun d’eux, le colonel De
Vineuil, averti, arriva, en poussant son cheval.
Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de
Saint-Cyr, il l’aimait et se montrait très ému.
 
— Mon pauvre enfant, ayez du courage… Ce ne sera
rien, on vous sauvera…
 
Le capitaine eut un geste de soulagement, comme si
beaucoup de bravoure lui était venue enfin.
 
— Non, non, c’est fini, j’aime mieux ça. Ce qui est
exaspérant, c’est d’attendre ce qu’on ne peut
éviter.
 
On l’emporta, les brancardiers eurent la chance
d’atteindre sans encombre la haie, le long de
laquelle ils filèrent rapidement, avec leur
fardeau. Lorsque le colonel les vit disparaître
derrière le bouquet d’arbres, où se trouvait
l’ambulance, il eut un soupir de soulagement.
 
— Mais, mon colonel, cria soudain Maurice, vous
êtes blessé, vous aussi !
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/308]]==
<br />
 
Il venait d’apercevoir la botte gauche de son chef
couverte de sang. Le talon avait dû être arraché,
et un morceau de la tige était même entré dans les
chairs.
 
M De Vineuil se pencha tranquillement sur la
selle, regarda un instant son pied, qui devait
le brûler et peser lourd, au bout de sa jambe.
 
— Oui, oui, murmura-t-il, j’ai attrapé ça tout à
l’heure… Ce n’est rien, ça ne m’empêche pas de me
tenir à cheval…
 
Et il ajouta, en retournant prendre sa place, à la
tête de son régiment :
 
— Quand on est à cheval et qu’on peut s’y tenir, ça
va toujours.
 
Enfin, les deux batteries de l’artillerie de
réserve arrivaient. Ce fut pour les hommes anxieux
un soulagement immense, comme si ces canons étaient
le rempart, le salut, la foudre qui allait faire
taire, là-bas, les canons ennemis. Et c’était
d’ailleurs superbe, cette arrivée correcte des
batteries, dans leur ordre de bataille, chaque
pièce suivie de son caisson, les conducteurs montés
sur les porteurs, tenant la bride des sous-verges,
les servants assis sur les coffres, les brigadiers
et les maréchaux des logis galopant à leur place
réglementaire. On les aurait dits à la parade,
soucieux de conserver leurs distances, tandis
qu’ils s’avançaient d’un train fou, au travers des
chaumes, avec un sourd grondement d’orage.
 
Maurice, qui s’était de nouveau couché dans un
sillon, se souleva, enthousiasmé, pour dire à
Jean :
 
— Tiens ! Là, celle qui s’établit à gauche, c’est
la batterie d’Honoré. Je reconnais les hommes.
 
D’un revers de main, Jean l’avait déjà rejeté sur
le sol.
 
— Allonge-toi donc ! Et fais le mort !
 
Mais tous deux, la joue collée à la terre, ne
perdirent plus de vue la batterie, très intéressés
par la manœuvre,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/309]]==
le cœur battant à grands coups, de voir la
bravoure calme et active de ces hommes, dont ils
attendaient encore la victoire.
 
Brusquement, à gauche, sur une crête nue, la
batterie venait de s’arrêter ; et ce fut l’affaire
d’une minute, les servants sautèrent des coffres,
décrochèrent les avant-trains, les conducteurs
laissèrent les pièces en position, firent exécuter
un demi-tour à leurs bêtes, pour se porter
à quinze mètres en arrière, face à l’ennemi,
immobiles. Déjà les six pièces étaient braquées,
espacées largement, accouplées en trois sections que
des lieutenants commandaient, toutes les six
réunies sous les ordres d’un capitaine maigre et
très long, qui jalonnait fâcheusement le
plateau. Et l’on entendit ce capitaine crier, après
qu’il eut rapidement fait son calcul :
 
— La hausse à seize cents mètres !
 
L’objectif allait être la batterie prussienne, à
gauche de Fleigneux, derrière des broussailles,
dont le feu terrible rendait le calvaire d’Illy
intenable.
 
— Tu vois, se remit à expliquer Maurice, qui ne
pouvait se taire, la pièce d’Honoré est dans la
section du centre. Le voilà qui se penche avec le
pointeur… C’est le petit Louis, le pointeur :
nous avons bu la goutte ensemble à Vouziers,
tu te souviens ?… Et, là-bas, le conducteur de
gauche, celui qui se tient si raide sur son
porteur, une bête alezane superbe, c’est
Adolphe…
 
la pièce avec ses six servants et son maréchal des
logis, plus loin l’avant-train et ses quatre chevaux
montés par les deux conducteurs, plus loin le
caisson, ses six chevaux, ses trois conducteurs, plus
loin encore la prolonge, la fourragère, la forge,
toute cette queue d’hommes, de bêtes et de
matériel s’étendait sur une ligne droite, à
une centaine de mètres en arrière ; sans compter
les haut-le-pied, le caisson de rechange, les bêtes
et les hommes destinés à boucher les trous, et qui
attendaient à droite,
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/310]]==
pour ne pas rester inutilement exposés, dans
l’enfilade du tir.
 
Mais Honoré s’occupait du chargement de sa pièce.
Les deux servants du centre revenaient déjà de
chercher la gargousse et le projectile au caisson,
où veillaient le brigadier et l’artificier ; et,
tout de suite, les deux servants de la bouche,
après avoir introduit la gargousse, la charge
de poudre enveloppée de serge, qu’ils poussèrent
soigneusement à l’aide du refouloir, glissèrent de
même l’obus, dont les ailettes grinçaient le long
des rainures. Vivement, l’aide-pointeur, ayant mis la
poudre à nu d’un coup de dégorgeoir, enfonça
l’étoupille dans la lumière. Et Honoré voulut
pointer lui-même ce premier coup, à demi
couché sur la flèche, manœuvrant la vis de
réglage pour trouver la portée, indiquant la
direction, d’un petit geste continu de la main,
au pointeur, qui, en arrière, armé du levier,
poussait insensiblement la pièce plus à droite
ou plus à gauche.
 
— Ça doit y être, dit-il en se relevant.
 
Le capitaine, son grand corps plié en deux, vint
vérifier la hausse. à chaque pièce, l’aide-pointeur
tenait en main la ficelle, prêt à tirer le
rugueux, la lame en dents de scie qui allumait
le fulminate. Et les ordres furent criés, par
numéros, lentement :
 
— Première pièce, feu !… Deuxième pièce,
feu !…
 
les six coups partirent, les canons reculèrent,
furent ramenés, pendant que les maréchaux des logis
constataient que leur tir était beaucoup trop
court. Ils le réglèrent, et la manœuvre
recommença, toujours la même, et c’était cette
lenteur précise, ce travail mécanique fait
avec sang-froid, qui maintenait le moral des hommes.
La pièce, la bête aimée, groupait autour d’elle une
petite famille, que resserrait une occupation
commune. Elle était le lien, le souci unique, tout
existait pour elle, le caisson, les voitures,
les chevaux, les hommes. De là
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/311]]==
venait la grande cohésion de la batterie entière,
une solidité et une tranquillité de bon ménage.
 
Parmi le 106{{e}}, des acclamations avaient accueilli la
première salve. Enfin, on allait donc leur clouer le
bec, aux canons Prussiens ! Tout de suite, il y
eut pourtant une déception, lorsqu’on se fut
aperçu que les obus restaient en chemin,
éclataient pour la plupart en l’air, avant
d’avoir atteint les broussailles, là-bas, où se
cachait l’artillerie ennemie.
 
— Honoré, reprit Maurice, dit que les autres sont
des clous, à côté de la sienne… Ah ! La sienne, il
coucherait avec, jamais on n’en trouvera la
pareille ! Vois donc de quel œil il la couve, et
comme il la fait essuyer, pour qu’elle n’ait pas
trop chaud !
 
Il plaisantait avec Jean, tous deux ragaillardis
par cette belle bravoure calme des artilleurs. Mais,
en trois coups, les batteries prussiennes venaient de
régler leur tir : d’abord trop long, il était
devenu d’une telle précision, que les obus
tombaient sur les pièces françaises ; tandis que
celles-ci, malgré les efforts pour allonger la
portée, n’arrivaient toujours pas. Un des servants
d’Honoré, celui de la bouche, à gauche, fut tué.
On poussa le corps, le service continua avec la
même régularité soigneuse, sans plus de hâte.
De toutes parts, les projectiles pleuvaient,
éclataient ; et c’étaient, autour de chaque pièce,
les mêmes mouvements méthodiques, la gargousse et
l’obus introduits, la hausse réglée, le coup tiré,
les roues ramenées, comme si ce travail avait
absorbé les hommes au point de les empêcher de voir
et d’entendre.
 
Mais ce qui frappa surtout Maurice, ce fut
l’attitude des conducteurs, à quinze mètres en
arrière, raidis sur leurs chevaux, face à
l’ennemi. Adolphe était là, large de poitrine,
avec ses grosses moustaches blondes dans son
visage rouge ; et il fallait vraiment un fier
courage pour ne pas même battre des yeux,
à regarder ainsi les obus venir droit
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/312]]==
sur soi, sans avoir seulement l’occupation de
mordre ses pouces pour se distraire. Les servants
qui travaillaient, eux, avaient de quoi penser à
autre chose ; tandis que les conducteurs,
immobiles, ne voyaient que la mort, avec
tout le loisir d’y songer et de l’attendre. On les
obligeait de faire face à l’ennemi, parce que,
s’ils avaient tourné le dos, l’irrésistible
besoin de fuite aurait pu emporter les
hommes et les bêtes. à voir le danger, on le
brave. Il n’y a pas d’héroïsme plus obscur ni plus
grand.
 
Un homme encore venait d’avoir la tête emportée,
deux chevaux d’un caisson râlaient, le ventre
ouvert, et le tir ennemi continuait, tellement
meurtrier, que la batterie entière allait être
démontée, si l’on s’entêtait sur la même
position. Il fallait dérouter ce tir terrible,
malgré les inconvénients d’un changement de place.
Le capitaine n’hésita plus, cria l’ordre :
 
— Amenez les avant-trains !
 
Et la dangereuse manœuvre s’exécuta avec une
rapidité foudroyante : les conducteurs refirent leur
demi-tour, ramenant les avant-trains, que les
servants raccrochèrent aux pièces. Mais, dans ce
mouvement, ils avaient développé un front étendu,
ce dont l’ennemi profitait pour redoubler son feu.
Trois hommes encore y restèrent. Au grand trot, la
batterie filait, décrivait parmi les terres
un arc de cercle, pour aller s’installer à une
cinquantaine de mètres plus à droite, de l’autre
côté du 106{{e}}, sur un petit plateau. Les pièces
furent décrochées, les conducteurs se retrouvèrent
face à l’ennemi, et le feu recommença, sans un
arrêt, dans un tel branle, que le sol n’avait
pas cessé de trembler.
 
Cette fois, Maurice poussa un cri. De nouveau, en
trois coups, les batteries prussiennes venaient de
rétablir leur tir, et le troisième obus était tombé
droit sur la pièce d’Honoré. On vit celui-ci qui se
précipitait, qui tâtait d’une main tremblante la
blessure fraîche, tout un coin écorné
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/313]]==
de la bouche de bronze. Mais elle pouvait être
chargée encore, la manœuvre reprit, après qu’on
eut débarrassé les roues du cadavre d’un autre
servant, dont le sang avait éclaboussé l’affût.
 
— Non, ce n’est pas le petit Louis, continua à
penser tout haut Maurice. Le voilà qui pointe, et
il doit être blessé pourtant, car il ne se sert que
de son bras gauche… Ah ! Ce petit Louis, dont le
ménage allait si bien avec Adolphe, à la
condition que le servant, l’homme à pied,
malgré son instruction plus grande, serait
l’humble valet du conducteur, l’homme à cheval…
 
Jean, qui se taisait, l’interrompit, d’un cri
d’angoisse :
 
— Jamais ils ne tiendront, c’est foutu !
 
En effet, cette seconde position, en moins de
cinq minutes, était devenue aussi intenable que la
première. Les projectiles pleuvaient avec la même
précision. Un obus brisa une pièce, tua un
lieutenant et deux hommes. Pas un des coups n’était
perdu, à ce point que, si l’on s’obstinait là
davantage, il ne resterait bientôt plus ni un
canon ni un artilleur. C’était un écrasement
balayant tout.
 
Alors, le cri du capitaine retentit une seconde
fois :
 
— Amenez les avant-trains !
 
La manœuvre recommença, les conducteurs
galopèrent, refirent demi-tour, pour que les servants
pussent raccrocher les pièces. Mais, cette fois,
pendant le mouvement, un éclat troua la gorge,
arracha la mâchoire de Louis, qui tomba en
travers de la flèche, qu’il était en train de
soulever. Et, comme Adolphe arrivait, au moment où
la ligne des attelages se présentait de flanc, une
bordée furieuse s’abattit : il culbuta, la poitrine
fendue, les bras ouverts. Dans une dernière
convulsion, il avait pris l’autre, ils restèrent
embrassés, farouchement tordus, mariés jusque dans
la mort.
 
Déjà, malgré les chevaux tués, malgré le désordre
que la bordée meurtrière avait jeté parmi les
rangs, toute la
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/314]]==
batterie remontait une pente, venait s’établir plus
en avant, à quelques mètres de l’endroit où
Maurice et Jean étaient couchés. Pour la
troisième fois, les pièces furent décrochées, les
conducteurs se retrouvèrent face à l’ennemi,
tandis que les servants, tout de suite, rouvraient le
feu, avec un entêtement d’héroïsme invincible.
 
— C’est la fin de tout ! Dit Maurice, dont la voix
se perdit.
 
Il semblait, en effet, que la terre et le ciel se
fussent confondus. Les pierres se fendaient, une
épaisse fumée cachait par instants le soleil. Au
milieu de l’effroyable vacarme, on apercevait les
chevaux étourdis, abêtis, la tête basse. Partout,
le capitaine apparaissait, trop grand. Il fut
coupé en deux, il se cassa et tomba, comme la
hampe d’un drapeau.
 
Mais, autour de la pièce d’Honoré surtout, l’effort
continuait, sans hâte et obstiné. Lui, malgré ses
galons, dut se mettre à la manœuvre, car il ne
restait que trois servants. Il pointait, tirait le
rugueux, pendant que les trois allaient au
caisson, chargeaient, maniaient l’écouvillon
et le refouloir. On avait fait demander des hommes et
des chevaux haut-le-pied, pour boucher les trous
creusés par la mort ; et ils tardaient à venir, il
fallait se suffire en attendant. La rage était qu’on
n’arrivait toujours pas, que les projectiles
lancés éclataient presque tous en l’air, sans
faire grand mal à ces terribles batteries adverses,
dont le feu était si efficace. Et, brusquement,
Honoré poussa un juron, qui domina le bruit de la
foudre : toutes les malechances, la roue droite de
sa pièce venait d’être broyée ! Tonnerre de dieu !
Une patte cassée, la pauvre bougresse fichue sur le
flanc, son nez par terre, bancale et bonne à
rien ! Il en pleurait de grosses larmes, il lui
avait pris le cou entre ses mains égarées, comme
s’il avait voulu la remettre d’aplomb, par la seule
chaleur de sa tendresse. Une pièce qui était la
meilleure, qui était la seule à avoir
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/315]]==
envoyé quelques obus là-bas ! Puis, une résolution
folle l’envahit, celle de remplacer la roue
immédiatement, sous le feu. Lorsque, aidé d’un
servant, il fut allé lui-même chercher dans la
prolonge une roue de rechange, la manœuvre de
force commença, la plus dangereuse qui pût
être faite sur le champ de bataille. Heureusement,
les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient
fini par arriver, deux nouveaux servants donnèrent
un coup de main.
 
Cependant, une fois encore, la batterie était
démontée. On ne pouvait pousser plus loin la folie
héroïque. L’ordre allait être crié de se replier
définitivement.
 
— Dépêchons, camarades ! Répétait Honoré. Nous
l’emmènerons au moins, et ils ne l’auront pas !
 
C’était son idée, sauver sa pièce, ainsi qu’on
sauve le drapeau. Et il parlait encore,
lorsqu’il fut foudroyé, le bras droit arraché, le
flanc gauche ouvert. Il était tombé sur la pièce,
il y resta comme étendu sur un lit d’honneur,
la tête droite, la face intacte et belle de
colère, tournée là-bas, vers l’ennemi. Par son
uniforme déchiré, venait de glisser une lettre,
que ses doigts crispés avaient prise et que le
sang tachait, goutte à goutte.
 
Le seul lieutenant qui ne fût pas mort, jeta le
commandement :
 
— Amenez les avant-trains !
 
Un caisson avait sauté, avec un bruit de pièces
d’artifice qui fusent et éclatent. On dut se
décider à prendre les chevaux d’un autre caisson,
pour sauver une pièce dont l’attelage était par
terre. Et, cette dernière fois, quand les
conducteurs eurent fait demi-tour et qu’on eut
raccroché les quatre canons qui restaient, on
galopa, on ne s’arrêta qu’à un millier de mètres,
derrière les premiers arbres du bois de la
Garenne.
 
Maurice avait tout vu. Il répétait, avec un petit
grelottement d’horreur, d’une voix machinale :
 
— Oh ! Le pauvre garçon ! Le pauvre garçon !
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/316]]==
<br />
 
Cette peine semblait augmenter encore la douleur
grandissante qui lui tordait l’estomac. La bête, en
lui, se révoltait : il était à bout de force, il se
mourait de faim. Sa vue se troublait, il n’avait
même plus conscience du danger où se trouvait le
régiment, depuis que la batterie avait dû se
replier. D’une minute à l’autre, des masses
considérables pouvaient attaquer le plateau.
 
— Écoute, dit-il à Jean, il faut que je mange…
j’aime mieux manger et qu’on me tue tout de suite !
 
Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses
deux mains tremblantes, il se mit à mordre dedans,
avec voracité. Les balles sifflaient, deux obus
éclatèrent à quelques mètres. Mais plus rien
n’existait, il n’y avait que sa faim à satisfaire.
 
— Jean, en veux-tu ?
 
Celui-ci le regardait, hébété, les yeux gros,
l’estomac déchiré du même besoin.
 
— Oui, tout de même, je veux bien, je souffre trop.
 
Ils partagèrent, ils achevèrent goulûment le pain,
sans s’inquiéter d’autre chose, tant qu’il en
resta une bouchée. Et ce fut seulement ensuite
qu’ils revirent leur colonel, sur son grand cheval,
avec sa botte sanglante. De toutes parts, le
106{{e}} était débordé. Déjà, des compagnies avaient
dû fuir. Alors, obligé de céder au torrent, levant
son épée, les yeux pleins de larmes :
 
— Mes enfants, cria M. de Vineuil, à la garde de
Dieu qui n’a pas voulu de nous !
 
Des bandes de fuyards l’entouraient, il disparut
dans un pli de terrain.
 
Puis, sans savoir comment, Jean et Maurice se
trouvèrent derrière la haie, avec les débris de leur
compagnie. Une quarantaine d’hommes au plus
restaient, commandés par le lieutenant Rochas ; et
le drapeau était avec eux, le sous-lieutenant qui le
portait venait d’en rabattre la soie autour de la
hampe, pour tâcher de le sauver. On fila
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/317]]==
jusqu’au bout de la haie, on se jeta parmi de
petits arbres, sur une pente, où Rochas fit
recommencer le feu. Les hommes, dispersés en
tirailleurs, abrités, pouvaient tenir ; d’autant
plus qu’un grand mouvement de cavalerie
avait lieu sur leur droite, et qu’on ramenait des
régiments en ligne, afin de l’appuyer.
 
Maurice, alors, comprit l’étreinte lente,
invincible, qui achevait de s’accomplir. Le matin,
il avait vu les Prussiens déboucher par le défilé de
Saint-Albert, gagner Saint-Menges, puis
Fleigneux ; et, maintenant, derrière le bois de la
Garenne, il entendait tonner les canons de la
garde, il commençait à apercevoir d’autres
uniformes allemands, qui arrivaient par les coteaux
de Givonne. Encore quelques minutes, et le cercle
se fermerait, et la garde donnerait la main au
ve corps, enveloppant l’armée française d’un mur
vivant, d’une ceinture foudroyante d’artillerie. Ce
devait être dans la pensée désespérée de
faire un dernier effort, de chercher à rompre cette
muraille en marche, qu’une division de la cavalerie
de réserve, celle du général Margueritte, se
massait derrière un pli de terrain, prête à charger.
On allait charger à la mort, sans résultat
possible, pour l’honneur de la France. Et
Maurice, qui pensait à Prosper, assista au
terrible spectacle.
 
Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que
pousser son cheval, dans des marches et des
contremarches continuelles, d’un bout à l’autre du
plateau d’Illy. On les avait réveillés à l’aube,
homme par homme, sans sonneries ; et, pour le café,
ils s’étaient ingéniés à envelopper chaque feu
d’un manteau, afin de ne pas donner l’éveil aux
Prussiens. Puis, ils n’avaient plus rien su, ils
entendaient le canon, ils voyaient des fumées, de
lointains mouvements d’infanterie, ignorant tout de
la bataille, son importance, ses résultats, dans
l’inaction absolue où les généraux les laissaient.
Prosper, lui, tombait de sommeil. C’était la
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/318]]==
grande souffrance, les nuits mauvaises, la fatigue
amassée, une somnolence invincible au bercement du
cheval. Il avait des hallucinations, se voyait par
terre, ronflant sur un matelas de cailloux, rêvait
qu’il était dans un bon lit, avec des draps
blancs. Pendant des minutes, il s’endormait
réellement sur la selle, n’était plus qu’une chose
en marche, emportée au hasard du trot. Des
camarades, parfois, avaient ainsi culbuté de leur
bête. On était si las, que les sonneries ne les
réveillaient plus ; et il fallait les mettre
debout, les tirer de ce néant à coups de pied.
 
— Mais qu’est-ce qu’on fiche, qu’est-ce qu’on fiche
de nous ? Répétait Prosper, pour secouer cette
torpeur irrésistible.
 
Le canon tonnait depuis six heures. En montant sur
un coteau, il avait eu deux camarades tués par un
obus, à côté de lui ; et, plus loin, trois autres
encore étaient restés par terre, la peau trouée de
balles, sans qu’on pût savoir d’où elles venaient.
C’était exaspérant, cette promenade militaire,
inutile et dangereuse, au travers du champ de
bataille. Enfin, vers une heure, il comprit qu’on se
décidait à les faire tuer au moins proprement. Toute
la division Margueritte, trois régiments de
chasseurs d’Afrique, un de chasseurs de France
et un de hussards, venait d’être réunie dans un
pli de terrain, un peu au-dessous du calvaire,
à gauche de la route. Les trompettes avaient
sonné « Pied à terre ! » et le commandement des
officiers retentit :
 
— Sanglez les chevaux, assurez les paquetages !
 
Descendu de cheval, Prosper s’étira, flatta
Zéphir de la main. Ce pauvre Zéphir, il était
aussi abruti que son maître, éreinté du bête de
métier qu’on lui faisait faire. Avec ça, il
portait un monde : le linge dans les fontes et
le manteau roulé par-dessus, la blouse, le
pantalon, le bissac avec les objets de pansage,
derrière la selle, et en travers encore le sac des
vivres, sans compter la peau de
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/319]]==
bouc, le bidon, la gamelle. Une pitié tendre noyait
le cœur du cavalier, tandis qu’il serrait les
sangles et qu’il s’assurait que tout cela tenait
bien.
 
Ce fut un rude moment. Prosper, qui n’était pas
plus poltron qu’un autre, alluma une cigarette,
tant il avait la bouche sèche. Quand on va charger,
chacun peut se dire : « cette fois, j’y reste ! »
cela dura bien cinq ou six minutes, on racontait que
le général Margueritte était allé en avant,
pour reconnaître le terrain. On attendait. Les
cinq régiments s’étaient formés en trois colonnes,
chaque colonne avait sept escadrons de profondeur,
de quoi donner à manger aux canons.
 
Tout d’un coup, les trompettes sonnèrent : à
cheval ! Et, presque aussitôt, une autre sonnerie
éclata : sabre à la main !
 
Le colonel de chaque régiment avait déjà galopé,
prenant sa place de bataille, à vingt-cinq mètres en
avant du front. Les capitaines étaient à leur
poste, en tête de leurs hommes. Et l’attente
recommença, dans un silence de mort. Plus un
bruit, plus un souffle sous l’ardent soleil.
Les cœurs seuls battaient. Un ordre encore, le
dernier, et cette masse immobile allait s’ébranler,
se ruer d’un train de tempête.
 
Mais, à ce moment, sur la crête du coteau, un
officier parut, à cheval, blessé, et que deux
hommes soutenaient. On ne le reconnut pas d’abord.
Puis, un grondement s’éleva, roula en une clameur
furieuse. C’était le général Margueritte, dont une
balle venait de traverser les joues,
et qui devait en mourir. Il ne pouvait parler, il
agita le bras, là-bas, vers l’ennemi.
La clameur grandissait toujours.
 
— Notre général… Vengeons-le, vengeons-le !
Alors, le colonel du premier régiment, levant en
l’air son sabre, cria d’une voix de tonnerre :
 
— Chargez !
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/320]]==
<br />
 
Les trompettes sonnaient, la masse s’ébranla,
d’abord au trot. Prosper se trouvait au premier
rang, mais presque à l’extrémité de l’aile droite.
Le grand danger est au centre, où le tir de
l’ennemi s’acharne d’instinct. Lorsqu’on fut sur la
crête du calvaire et que l’on commença à
descendre de l’autre côté, vers la vaste plaine, il
aperçut très nettement, à un millier de mètres, les
carrés Prussiens sur lesquels on les jetait.
D’ailleurs, il trottait comme dans un rêve, il avait
une légèreté, un flottement d’être endormi, un
vide extraordinaire de cervelle, qui le
laissait sans une idée. C’était la machine qui
allait, sous une impulsion irrésistible. On
répétait : " sentez la botte ! Sentez la botte ! "
pour serrer les rangs le plus possible et
leur donner une résistance de granit. Puis, à mesure
que le trot s’accélérait, se changeait en galop
enragé, les chasseurs d’Afrique poussaient, à la
mode arabe, des cris sauvages, qui affolaient leurs
montures. Bientôt, ce fut une course diabolique, un
train d’enfer, ce furieux galop, ces
hurlements féroces, que le crépitement des balles
accompagnait d’un bruit de grêle, en tapant sur tout
le métal, les gamelles, les bidons, le cuivre des
uniformes et des harnais. Dans cette grêle,
passait l’ouragan de vent et de foudre dont le
sol tremblait, laissant au soleil une odeur
de laine brûlée et de fauves en sueur.
 
À cinq cents mètres, Prosper culbuta, sous un
remous effroyable, qui emportait tout. Il saisit
Zéphir à la crinière, put se remettre en selle.
Le centre criblé, enfoncé par la fusillade,
venait de fléchir, tandis que les deux ailes
tourbillonnaient, se repliaient pour reprendre leur
élan. C’était l’anéantissement fatal et prévu du
premier escadron. Les chevaux tués barraient le
terrain, les uns foudroyés du coup, les autres
se débattant dans une agonie violente ; et
l’on voyait les cavaliers démontés courir de toute
la force de leurs petites jambes, cherchant un
cheval. Déjà, les morts semaient la plaine,
beaucoup de chevaux libres
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/321]]==
continuaient de galoper, revenaient d’eux-mêmes à
leur place de combat, pour retourner au feu d’un
train fou, comme attirés par la poudre. La charge
fut reprise, le deuxième escadron s’avançait dans
une furie grandissante, les hommes couchés sur
l’encolure, tenant le sabre au genou, prêts à
sabrer. Deux cents mètres encore furent
franchis, au milieu de l’assourdissante clameur de
tempête. Mais, de nouveau, sous les balles, le
centre se creusait, les hommes et les bêtes
tombaient, arrêtaient la course, de l’inextricable
embarras de leurs cadavres. Et le deuxième escadron
fut ainsi fauché à son tour, anéanti, laissant la
place à ceux qui le suivaient.
 
Alors, dans l’entêtement héroïque, lorsque la
troisième charge se produisit, Prosper se trouva
mêlé à des hussards et à des chasseurs de France.
Les régiments se confondaient, ce n’était plus
qu’une vague énorme qui se brisait et se reformait
sans cesse, pour remporter tout ce qu’elle
rencontrait. Il n’avait plus notion de rien, il
s’abandonnait à son cheval, ce brave Zéphir qu’il
aimait tant et qu’une blessure à l’oreille
semblait affoler. Maintenant, il était au centre,
d’autres chevaux se cabraient, se renversaient
autour de lui, des hommes étaient jetés à terre,
comme par un coup de vent, tandis que d’autres, tués
raides, restaient en selle, chargeaient toujours,
les paupières vides. Et, cette fois, derrière les
deux cents mètres que l’on gagna de nouveau, les
chaumes reparurent couverts de morts et de
mourants. Il y en avait dont la tête s’était
enfoncée en terre. D’autres, tombés sur le dos,
regardaient le soleil avec des yeux de terreur,
sortis des orbites. Puis, c’était un grand cheval
noir, un cheval d’officier, le ventre ouvert et qui
tâchait vainement de se remettre debout, les deux
pieds de devant pris dans ses entrailles. Sous le
feu qui redoublait, les ailes tourbillonnèrent une
fois encore, se replièrent pour revenir acharnées.
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/322]]==
<br />
 
Enfin, ce ne fut que le quatrième escadron, à la
quatrième reprise, qui tomba dans les lignes
prussiennes. Prosper, le sabre haut, tapa sur des
casques, sur des uniformes sombres, qu’il voyait
dans un brouillard. Du sang coulait, il remarqua que
Zéphir avait la bouche sanglante, et il
s’imagina que c’était d’avoir mordu dans les
rangs ennemis. La clameur autour de lui devenait
telle, qu’il ne s’entendait plus crier, la gorge
arrachée pourtant par le hurlement qui devait en
sortir. Mais, derrière la première ligne
prussienne, il y en avait une autre, et puis une
autre, et puis une autre. L’héroïsme demeurait
inutile, ces masses profondes d’hommes étaient
comme des herbes hautes où chevaux et cavaliers
disparaissaient. On avait beau en raser, il y en
avait toujours. Le feu continuait avec une telle
intensité, à bout portant, que des uniformes
s’enflammèrent. Tout sombra, un engloutissement
parmi les baïonnettes, au milieu des poitrines
défoncées et des crânes fendus. Les régiments
allaient y laisser les deux tiers de leur effectif,
il ne restait de cette charge fameuse que la
glorieuse folie de l’avoir tentée. Et, brusquement,
Zéphir, atteint d’une balle en plein poitrail,
s’abattit, écrasant sous lui la hanche droite de
Prosper, dont la douleur fut si vive, qu’il
perdit connaissance.
 
Maurice et Jean, qui avaient suivi l’héroïque
galop des escadrons, eurent un cri de colère :
 
— Tonnerre de dieu, ça ne sert à rien d’être brave !
 
Et ils continuèrent à décharger leur chassepot,
accroupis derrière les broussailles du petit
mamelon, où ils se trouvaient en tirailleurs.
Rochas lui-même, qui avait ramassé un fusil,
faisait le coup de feu. Mais le plateau d’Illy
était bien perdu cette fois, les troupes
prussiennes l’envahissaient de toutes parts. Il
pouvait être environ deux heures, la jonction
s’achevait enfin, le ve corps et la garde venaient de
se rejoindre, fermant la boucle.
 
Jean, tout d’un coup, fut renversé.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/323]]==
<br />
 
— J’ai mon affaire, bégaya-t-il.
Il avait reçu, sur le sommet de la tête, comme un
fort coup de marteau, et son képi, déchiré,
emporté, gisait derrière lui. D’abord, il crut
que son crâne était ouvert, qu’il avait la
cervelle à nu. Pendant quelques secondes, il
n’osa y porter la main, certain de trouver là un
trou. Puis, s’étant hasardé, il ramena ses doigts
rouges d’un épais flot de sang. Et la sensation fut
si forte, qu’il s’évanouit.
 
À ce moment, Rochas donnait l’ordre de se
replier. Une compagnie prussienne n’était plus qu’à
deux ou trois cents mètres. On allait être pris.
 
— Ne vous pressez pas, retournez-vous et lâchez
votre coup… Nous nous rallierons là-bas,
derrière ce petit mur.
Mais Maurice se désespérait.
— Mon lieutenant, nous n’allons pas laisser là notre
caporal ?
 
— S’il a son compte, que voulez-vous y faire ?
 
— Non, non ! Il respire… Emportons-le !
 
D’un haussement d’épaules, Rochas sembla dire
qu’on ne pouvait s’embarrasser de tous ceux qui
tombaient. Sur le champ de bataille, les blessés ne
comptent plus. Alors, suppliant, Maurice s’adressa à
Pache et à Lapoulle.
 
— Voyons, donnez-moi un coup de main. Je suis trop
faible, à moi tout seul.
 
Ils ne l’écoutaient pas, ne l’entendaient pas, ne
songeaient qu’à eux, dans l’instinct surexcité de la
conservation. Déjà, ils se glissaient sur les
genoux, disparaissaient, au galop, vers le petit
mur. Les Prussiens n’étaient plus qu’à cent mètres.
 
Et, pleurant de rage, Maurice, resté seul avec
Jean évanoui, l’empoigna dans ses bras, voulut
l’emporter. Mais, en effet, il était trop faible,
chétif, épuisé de fatigue
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/324]]==
et d’angoisse. Tout de suite, il chancela, tomba avec
son fardeau. Si encore il avait aperçu quelque
brancardier ! Il cherchait de ses regards fous,
croyait en reconnaître parmi les fuyards, faisait de
grands gestes. Personne ne revenait. Il réunit ses
dernières forces, reprit Jean, réussit à
s’éloigner d’une trentaine de pas ; et, un obus
ayant éclaté près d’eux, il crut que c’était fini,
qu’il allait mourir, lui aussi, sur le corps de son
compagnon.
 
Lentement, Maurice s’était relevé. Il se tâtait,
n’avait rien, pas une égratignure. Pourquoi donc ne
fuyait-il pas ? Il était temps encore, il pouvait
atteindre le petit mur en quelques sauts, et ce
serait le salut. La peur renaissait, l’affolait.
D’un bond, il prenait sa course, lorsque des
liens plus forts que la mort le retinrent. Non ! Ce
n’était pas possible, il ne pouvait abandonner Jean.
Toute sa chair en aurait saigné, la fraternité qui
avait grandi entre ce paysan et lui, allait au fond
de son être, à la racine même de la vie. Cela
remontait peut-être aux premiers jours du monde, et
c’était aussi comme s’il n’y avait plus
eu que deux hommes, dont l’un n’aurait pu
renoncer à l’autre, sans renoncer à lui-même.
 
Si Maurice, une heure auparavant, n’avait pas
mangé son croûton de pain sous les obus, jamais il
n’aurait trouvé la force de faire ce qu’il fit
alors. D’ailleurs, il lui fut impossible plus
tard de se souvenir. Il devait avoir chargé
Jean sur ses épaules, puis s’être traîné, en s’y
reprenant à vingt fois, au milieu des chaumes et des
broussailles, buttant à chaque pierre, se remettant
quand même debout. Une volonté invincible le
soutenait, une résistance qui lui aurait fait
porter une montagne. Derrière le petit mur, il
retrouva Rochas et les quelques hommes de
l’escouade, tirant toujours, défendant le drapeau,
que le sous-lieutenant tenait sous son bras.
 
En cas d’insuccès, aucune ligne de retraite n’avait
été indiquée aux corps d’armée. Dans cette
imprévoyance et
 
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cette confusion, chaque général était libre d’agir
à sa guise, et tous, à cette heure, se trouvaient
rejetés dans Sedan, sous la formidable étreinte
des armées allemandes victorieuses. La deuxième
division du 7{{e}} corps se repliait en assez bon ordre,
tandis que les débris de ses autres divisions,
mêlés à ceux du 1er corps, roulaient déjà vers
la ville en une affreuse cohue, un torrent de
colère et d’épouvante, charriant les hommes et les
bêtes.
 
Mais, à ce moment, Maurice s’aperçut avec joie que
Jean rouvrait les yeux ; et, comme il courait à un
ruisseau voisin, voulant lui laver la figure, il
fut très surpris de revoir, à sa droite, au fond du
vallon écarté, protégé par des pentes rudes, le
paysan qu’il avait vu le matin et qui continuait à
labourer sans hâte, poussant sa charrue attelée
d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ?
Ce n’était pas parce qu’on se battait, que le blé
cesserait de croître et le monde de vivre.