« La Faute de l’abbé Mouret/Livre deuxième » : différence entre les versions

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=== VI. ===
 
Un matin enfin, elle put le soutenir jusqu’au bas de l’escalier, foulant l’herbe du pied devant lui, lui frayant un che-minchemin au milieu des églantiers qui barraient les dernières marches de leurs bras souples. Puis, lentement, ils s’en allèrent dans le bois de roses. C’était un bois, avec des futaies de hauts rosiers à tige, qui élargissaient des bouquets de feuillage grands comme des arbres, avec des rosiers en buissons, énormes, pareils à des taillis impénétrables de jeunes chênes. Jadis, il y avait eu là, la plus admirable collection de plants qu’on pût voir. Mais, depuis l’abandon du parterre, tout avait poussé à l’aventure, la forêt vierge s’était bâtie, la forêt de roses, envahissant les sentiers, se noyant dans les rejets sauvages, mêlant les variétés à ce point, que des roses de toutes les odeurs et de tous les éclats sem-blaient s’épanouir sur les mêmes pieds. Des rosiers qui ram-paientrampaient faisaient à terre des tapis de mousse, tandis que des ro-siersrosiers grimpants s’attachaient à d’autres rosiers, ainsi que des lierres dévorants, montaient en fusées de verdure, laissaient retomber, au moindre souffle, la pluie de leurs fleurs effeuillées. Et des allées naturelles s’étaient tracées au milieu du bois, d’étroits sentiers, de larges avenues, d’adorables chemins cou-vertscouverts, où l’on marchait à l’ombre, dans le parfum. On arrivait ainsi à des carrefours, à des clairières, sous des berceaux de pe-titespetites roses rouges, entre des murs tapissés de petites roses jau-nes. Certains coins de soleil luisaient comme des étoffes de soie verte brochées de taches voyantes ; certains coins d’ombre avaient des recueillements d’alcôve, une senteur d’amour, une tiédeur de bouquet pâmé aux seins d’une femme. Les rosiers avaient des voix chuchotantes. Les rosiers étaient pleins de nids qui chantaient.
 
– Prenons garde de nous perdre, dit Albine en s’engageant dans le bois. Je me suis perdue, une fois. Le soleil était couché, quand j’ai pu me débarrasser des rosiers qui me retenaient par les jupes, à chaque pas.
 
Mais ils marchaient à peine depuis quelques minutes, lors-quelorsque Serge, brisé de fatigue, voulut s’asseoir. Il se coucha, il s’endormit d’un sommeil profond. Albine, assise à côté de lui, resta songeuse. C’était au débouché d’un sentier, au bord d’une clairière. Le sentier s’enfonçait très loin, rayé de coups de soleil, s’ouvrant à l’autre bout sur le ciel, par une étroite ouverture ronde et bleue. D’autres petits chemins creusaient des impasses de verdure. La clairière était faite de grands rosiers étagés, mon-tantmontant avec une débauche de branches, un fouillis de lianes épi-neuses tels, que des nappes épaisses de feuillage s’accrochaient en l’air, restaient suspendues, tendaient d’un arbuste à l’autre les pans d’une tente volante. On ne voyait, entre ces lambeaux découpés comme de la fine guipure, que des trous de jour im-perceptibles, un crible d’azur laissant passer la lumière en une impalpable poussière de soleil. Et de la voûte, ainsi que des gi-randolesgirandoles, pendaient des échappées de branches, de grosses touf-fes tenues par le fil vert d’une tige, des brassées de fleurs des-cendant jusqu’à terre, le long de quelque déchirure du plafond, qui traînait, pareille à un coin de rideau arraché.
 
Cependant, Albine regardait Serge dormir. Elle ne l’avait point encore vu dans un tel accablement des membres, les mains ouvertes sur le gazon, la face morte. Il était ainsi mort pour elle, elle pensait qu’elle pouvait le baiser au visage, sans qu’il sentît même son baiser. Et, triste, distraite, elle occupait ses mains oisives à effeuiller les roses qu’elle trouvait à sa por-téeportée. Au-dessus de sa tête, une gerbe énorme retombait, effleu-ranteffleurant ses cheveux, mettant des roses à son chignon, à ses oreilles, à sa nuque, lui jetant aux épaules un manteau de roses. Plus haut, sous ses doigts, les roses pleuvaient, de larges pétales ten-drestendres, ayant la rondeur exquise, la pureté à peine rougissante d’un sein de vierge. Les roses, comme une tombée de neige vi-vantevivante, cachaient déjà ses pieds repliés dans l’herbe. Les roses montaient à ses genoux, couvraient sa jupe, la noyaient jusqu’à la taille ; tandis que trois feuilles de rose égarées, envolées sur son corsage, à la naissance de la gorge, semblaient mettre là trois bouts de sa nudité adorable.
 
– Oh ! le paresseux ! murmura-t-elle, prise d’ennui, ramas-santramassant deux poignées de roses et les jetant sur la face de Serge pour le réveiller.
 
Il resta appesanti, avec des roses qui lui bouchaient les yeux et la bouche. Cela fit rire Albine. Elle se pencha. Elle lui baisa de tout son cœur les deux yeux, elle lui baisa la bouche, soufflant ses baisers pour faire envoler les roses ; mais les roses lui restaient aux lèvres, et elle eut un rire plus sonore, tout amu-séeamusée par cette caresse dans les fleurs.
 
Serge s’était soulevé lentement. Il la regardait, frappé d’étonnement, comme effrayé de la trouver là. Il lui demanda :
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– Qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu à mon côté ?
 
Elle, souriait toujours, ravie de le voir ainsi s’éveiller. Alors, il parut se souvenir, il reprit, avec un geste de confiance heu-reuseheureuse :
 
– Je sais, tu es mon amour, tu viens de ma chair, tu attends que je te prenne entre mes bras, pour que nous ne fassions plus qu’un… Je rêvais de toi. Tu étais dans ma poitrine, et je te don-nais mon sang, mes muscles, mes os. Je ne souffrais pas. Tu me prenais la moitié de mon cœur, si doucement, que c’était en moi une volupté de me partager ainsi. Je cherchais ce que j’avais de meilleur, ce que j’avais de plus beau, pour te l’abandonner. Tu aurais tout emporté, que je t’aurais dit merci… Et je me suis ré-veilléréveillé, quand tu es sortie de moi. Tu es sortie par mes yeux et par ma bouche, je l’ai bien senti. Tu étais toute tiède, toute par-fumée, si caressante que c’est le frisson même de ton corps qui m’a mis sur mon séant.
 
Albine, en extase, l’écoutait parler. Enfin, il la voyait ; en-finenfin, il achevait de naître, il guérissait. Elle le supplia de conti-nuer, les mains tendues :
 
– Comment ai-je fait pour vivre sans toi ? murmura-t-il. Mais je ne vivais pas, j’étais pareil à une bête ensommeillée… Et te voilà à moi, maintenant ! Et tu n’es autre que moi-même ! Écoute, il faut ne jamais me quitter ; car tu es mon souffle, tu emporterais ma vie. Nous resterons en nous. Tu seras dans ma chair, comme je serai dans la tienne. Si je t’abandonnais un jour, que je sois maudit, que mon corps se sèche ainsi qu’une herbe inutile et mauvaise !
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– Et que je t’aime ! dit Serge, en l’attirant à lui.
 
Ils restèrent l’un à l’autre, dans leurs bras. Ils ne se bai-saient point, ils s’étaient pris par la taille, mettant la joue contre la joue, unis, muets, charmés de n’être plus qu’un. Autour d’eux, les rosiers fleurissaient. C’était une floraison folle, amoureuse, pleine de rires rouges, de rires roses, de rires blancs. Les fleurs vivantes s’ouvraient comme des nudités, comme des corsages laissant voir les trésors des poitrines. Il y avait là des roses jau-nes effeuillant des peaux dorées de filles barbares, des roses paille, des roses citron, des roses couleur de soleil, toutes les nuances des nuques ambrées par les cieux ardents. Puis, les chairs s’attendrissaient, les roses thé prenaient des moiteurs adorables, étalaient des pudeurs cachées, des coins de corps qu’on ne montre pas, d’une finesse de soie, légèrement bleuis par le réseau des veines. La vie rieuse du rose s’épanouissait ensuite : le blanc rose, à peine teinté d’une pointe de laque, neige d’un pied de vierge qui tâte l’eau d’une source ; le rose pâle, plus discret que la blancheur chaude d’un genou entrevu, que la lueur dont un jeune bras éclaire une large manche ; le rose franc, du sang sous du satin, des épaules nues, des hanches nues, tout le nu de la femme, caressé de lumière ; le rose vif, fleurs en boutons de la gorge, fleurs à demi ouvertes des lèvres, soufflant le parfum d’une haleine tiède. Et les rosiers grimpants, les grands rosiers à pluie de fleurs blanches, habillaient tous ces roses, toutes ces chairs, de la dentelle de leurs grappes, de l’innocence de leur mousseline légère ; tandis que, çà et là, des roses lie-de-vin, presque noires, saignantes, trouaient cette pu-retépureté d’épousée d’une blessure de passion. Noces du bois odo-rantodorant, menant les virginités de mai aux fécondités de juillet et d’août ; premier baiser ignorant, cueilli comme un bouquet, au matin du mariage. Jusque dans l’herbe, des roses mousseuses, avec leurs robes montantes de laine verte, attendaient l’amour. Le long du sentier, rayé de coups de soleil, des fleurs rôdaient, des visages s’avançaient, appelant les vents légers au passage. Sous la tente déployée de la clairière, tous les sourires luisaient. Pas un épanouissement ne se ressemblait. Les roses avaient leurs façons d’aimer. Les unes ne consentaient qu’à entrebâiller leur bouton, très timides, le cœur rougissant, pendant que d’autres, le corset délacé, pantelantes, grandes ouvertes, sem-blaientsemblaient chiffonnées, folles de leur corps au point d’en mourir. Il y en avait de petites, alertes, gaies, s’en allant à la file, la cocarde au bonnet ; d’énormes, crevant d’appas, avec des rondeurs de sultanes engraissées ; d’effrontées, l’air fille, d’un débraillé co-quetcoquet, étalant des pétales blanchis de poudre de riz ; d’honnêtes, décolletées en bourgeoises correctes ; d’aristocratiques, d’une élégance souple, d’une originalité permise, inventant des désha-billésdéshabillés. Les roses épanouies en coupe offraient leur parfum comme dans un cristal précieux ; les roses renversées en forme d’urne le laissaient couler goutte à goutte ; les roses rondes, pa-reilles à des choux, l’exhalaient d’une haleine régulière de fleurs endormies ; les roses en boutons serraient leurs feuilles, ne li-vraient encore que le soupir vague de leur virginité.
 
– Je t’aime, je t’aime, répétait Serge à voix basse.
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– C’est toi qui as ce chant, dit-il ; jamais je n’en ai entendu d’aussi doux… Tu es ma joie.
 
Et elle riait, plus sonore, avec des gammes perlées de peti-tespetites notes de flûte, très aiguës, qui se noyaient dans un ralentis-sement de sons graves. C’était un rire sans fin, un roucoulement de gorge, une musique sonnante, triomphante, célébrant la vo-luptévolupté du réveil. Tout riait, dans ce rire de femme naissant à la beauté et à l’amour, les roses, le bois odorant, le Paradou entier. Jusque-là, il avait manqué un charme au grand jardin, une voix de grâce, qui fût la gaieté vivante des arbres, des eaux, du soleil. Maintenant, le grand jardin était doué de ce charme du rire.
 
– Quel âge as-tu ? demanda Albine, après avoir éteint son chant sur une note filée et mourante.
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– Bientôt vingt-six ans, répondit Serge.
 
Elle s’étonna. Comment ! il avait vingt-six ans ! Lui-même était tout surpris d’avoir répondu cela, si aisément. Il lui sem-blaitsemblait qu’il n’avait pas un jour, pas une heure.
 
– Et toi, quel âge as-tu ? demanda-t-il à son tour.
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Mais Albine, à présent, se soulageait de son long silence. Elle causait, questionnait, ne s’arrêtait plus.
 
– Ah ! que tu m’as fait souffrir ! Je n’étais plus rien pour toi, je passais mes journées, inutile, impuissante, me désespé-rantdésespérant comme une propre à rien… Et pourtant, les premiers jours, je t’avais soulagé. Tu me voyais, tu me parlais… Tu ne te rappel-les pas, lorsque tu étais couché et que tu t’endormais contre mon épaule, en murmurant que je te faisais du bien ?
 
– Non, dit Serge, non, je ne me rappelle pas… Je ne t’avais jamais vue. Je viens de te voir pour la première fois, belle, rayonnante, inoubliable.
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Elle tapa dans ses mains, prise d’impatience, se récriant :
 
– Et mon peigne ? Tu te souviens bien que je te donnais mon peigne, pour avoir la paix, lorsque tu étais redevenu en-fantenfant ? Tout à l’heure, tu le cherchais encore.
 
– Non, je ne me souviens pas… Tes cheveux sont une soie fine. Jamais je n’avais baisé tes cheveux.
 
Elle se fâcha, précisa certains détails, lui conta sa convales-cenceconvalescence dans la chambre au plafond bleu. Mais lui, riant toujours, finit par lui mettre la main sur les lèvres, en disant avec une las-situde inquiète :
 
– Non, tais-toi, je ne sais plus, je ne veux plus savoir… Je viens de m’éveiller, et je t’ai trouvée là, pleine de roses. Cela suf-fit.
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– Ne parlons plus. Nous sommes seuls à jamais. Nous nous aimons.
 
Ils demeurèrent innocemment aux bras l’un de l’autre. Longtemps encore, ils s’oublièrent là. Le soleil montait, une poussière de jour plus chaude tombait des hautes branches. Les roses jaunes, les roses blanches, les roses rouges, n’étaient plus qu’un rayonnement de leur joie, une de leurs façons de se sou-riresourire. Ils avaient certainement fait éclore des boutons autour d’eux. Les roses les couronnaient, leur jetaient des guirlandes aux reins. Et le parfum des roses devenait si pénétrant, si fort d’une tendresse amoureuse, qu’il semblait être le parfum même de leur haleine.
 
Puis, ce fut Serge qui recoiffa Albine. Il prit ses cheveux à poignée, avec une maladresse charmante, et planta le peigne de travers, dans l’énorme chignon tassé sur la tête. Or, il arriva qu’elle était adorablement coiffée. Il se leva ensuite, lui tendit les mains, la soutint à la taille pour qu’elle se mit debout. Tous deux souriaient toujours, sans parler. Doucement, ils s’en allè-rentallèrent par le sentier.
 
=== VII. ===