« La Bête humaine/VII » : différence entre les versions

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— Encore si l’on peut passer ! » dit le chauffeur.
 
Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minute précise pour prendre son service. Par instants, ses paupières meurtries se fermaient de fatigue, sans qu’il cessât sa surveillance Jacques lui ayant demandé s’il ne savait rien de l’état de la voie, il venait de s’approcher et de lui serrer la main, en répondant qu’il n’avait pas de dépêche encore ; et, comme Séverine descendait, enveloppéeenveloppé
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e d’un grand manteau, il la conduisit lui-même à un compartiment de première classe, où il l’installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse inquiète, échangé entre les deux amants ; mais il ne se soucia seulement pas de dire à sa femme qu’il était imprudent de partir par un temps pareil, et qu’elle ferait mieux de remettre son voyage.
 
Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, toute une bousculade dans le froid terrible du matin. La neige des chaussures ne se fondait même pas ; et les portières se refermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restait désert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs de gaz ; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base de la cheminée, flambait seul, comme un œil géant, élargissant au loin, dans l’obscurité, sa nappe d’incendie.
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« Oh ! pas de danger, pas de danger ! » bégaya le chauffeur.
 
Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux hommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l’est, la machine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par les rafales ; et, derrière l’abri, ils n’en souffrirent pas trop d’abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par des lunettes. Mais, dans la nuit, la lumière éclatante
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du fanal était comme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu de s’éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, où les choses ne surgissaient que très rapprochées, ainsi que du fond d’un rêve. Et, selon sa crainte, ce qui porta l’inquiétude du mécanicien à son comble, ce fut de constater, dès le feu du premier poste de cantonnement, qu’il ne verrait certainement pas, à la distance réglementaire, les signaux rouges, fermant la voie. Dès lors, il avança avec une extrême prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une résistance énorme, et tout retard serait devenu un danger aussi grand.
 
Jusqu’à la station d’Harfleur, la Lison fila d’une bonne marche continue. La couche de neige tombée ne préoccupait pas encore Jacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et le chasse-neige en déblayait aisément un mètre.
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Même, son unique défaut était là, dans cet entêtement à ne pas s’arrêter, désobéissant aux signaux, croyant toujours qu’il aurait le temps de dompter la Lison : aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards, « les cors au pied », comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des mises à pied de huit jours. Mais, en ce moment, dans le grand danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là, qu’il avait charge de cette chère existence, décuplait la force de sa volonté, tendue toute là-bas, jusqu’à Paris, le long de cette double ligne de fer, au milieu des obstacles qu’il devait franchir.
 
Et, debout sur la plaque de tôle, qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques, malgré la neige, se penchait à droite, pour
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mieux voir. Par la vitre de l’abri, brouillée d’eau, il ne distinguait rien ; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d’aiguilles, pincée d’un tel froid, qu’il y sentait comme des coupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine ; il ôtait ses lunettes, les essuyait ; puis, il revenait à son poste d’observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l’attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu’à deux reprises il eut l’hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.
 
Mais, tout d’un coup, dans les ténèbres, une sensation l’avertit que son chauffeur n’était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d’eau, pour que nulle lumière n’aveuglât le mécanicien ; et, sur le cadran du manomètre, dont l’émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l’aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C’était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s’étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.
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Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui va jusqu’à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne.
 
Aussi le mécanicien se remit-il à la manœuvre, très attentif, s’attendant à un fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par les beaux temps. La main sur le volant du changement de marche, il regardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se rendre
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compte de la vitesse. Celle-ci diminuait beaucoup, la Lison s’essoufflait, tandis qu’on devinait le frottement des chasse-neige, à une résistance croissante. Du bout du pied, il rouvrit la porte ; et le chauffeur, ensommeillé, comprit, poussa le feu encore, afin d’augmenter la pression. Maintenant, la porte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d’une lueur violette. Mais ils n’en sentaient pas l’ardente chaleur, dans le courant d’air glacé qui les enveloppait. Sur un geste de son chef, le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce qui activait le tirage.
 
Rapidement, l’aiguille du manomètre était remontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force dont elle était capable. Même, un instant, voyant le niveau d’eau baisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant de l’injecteur, bien que cela diminuât la pression. Elle se releva d’ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu’on surmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l’on aurait cru entendre craquer ses membres. Et il la rudoyait, en femme vieillie et moins forte, n’ayant plus pour elle la même tendresse qu’autrefois.
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Justement, Jacques répétait, exaspéré :
 
«
« Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas. » Et, ce qu’il n’avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu’il suivit tout le long de la chaudière. Mais c’était une manœuvre des plus périlleuses : ses pieds glissaient sur l’étroite bande de fer, mouillée par la neige ; et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l’immense couche blanche, où elle s’ouvrait profondément un sillon. Elle le secouait, l’emportait. Parvenu à la traverse d’avant, il s’accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde à l’emplir, en se tenant d’une main à la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu’un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer la mort.
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« Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas. » Et, ce qu’il n’avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu’il suivit tout le long de la chaudière. Mais c’était une manœuvre des plus périlleuses : ses pieds glissaient sur l’étroite bande de fer, mouillée par la neige ; et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l’immense couche blanche, où elle s’ouvrait profondément un sillon. Elle le secouait, l’emportait. Parvenu à la traverse d’avant, il s’accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde à l’emplir, en se tenant d’une main à la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu’un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer la mort.
 
« Sale rosse ! » murmura-t-il.
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Saisi de cette violence inaccoutumée à l’égard de leur Lison, Pecqueux ne put s’empêcher de dire, en hasardant une fois de plus son habituelle plaisanterie :
 
« Fallait m’y laisser aller : ça me connaît, moi, de graisser les dames. » Réveillé un peu, il s’était remis, lui aussi, à son poste, surveillant le côté gauche de la ligne. D’ordinaire, il avait de bons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cette tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtant à qui chaque kilomètre de la route était si familier, reconnaître les lieux qu’ils traversaient : la voie sombrait sous la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s’engloutir, ce n’était plus qu’une plaine rase et sans fin, un chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prise de folie. Et jamais les deux hommes n’avaient senti si étroitement le lien de fraternité
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qui les unissait, sur cette machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient plus seuls, plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avec l’aggravante, l’écrasante responsabilité des vies humaines qu’ils traînaient derrière eux.
 
Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé d’irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui l’emportait. Ce n’était, certes, pas le moment de se quereller. La neige redoublait, le rideau s’épaississait à l’horizon.
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Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit à rouler plus à l’aise, et Jacques put respirer un moment. De Saint-Romain à Bolbec, la ligne monte d’une façon insensible, tout irait bien sans doute jusqu’à l’autre bout du plateau. Quand il fut à Beuzeville, pendant l’arrêt de trois minutes, il n’en appela pas moins le chef de gare qu’il aperçut sur le quai, tenant à lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentait toujours :
 
 
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jamais il n’arriverait à Rouen, le mieux serait de doubler l’attelage, en ajoutant une seconde machine, tandis qu’on se trouvait à un dépôt, où des machines à disposition étaient toujours prêtes. Mais le chef de gare répondit qu’il n’avait pas d’ordre et qu’il ne croyait pas devoir prendre cette mesure sur lui. Tout ce qu’il offrit, ce fut de donner cinq ou six pelles de bois, pour déblayer les rails, en cas de besoin. Et Pecqueux prit les pelles, qu’il rangea dans un coin du tender.
 
Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec une bonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. A toute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la porte du foyer, pour que le chauffeur mît du charbon ; et, chaque fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvert d’un linceul, flambait l’éblouissante queue de comète, trouant la nuit. Il était sept heures trois quarts, le jour naissait ; mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans l’immense tourbillon blanchâtre qui emplissait l’espace, d’un bout de l’horizon à l’autre. Cette clarté louche, où rien ne se distinguait encore, inquiétait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleins de larmes, malgré leurs lunettes, s’efforçaient de voir au loin. Sans lâcher le volant du changement de marche, le mécanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant d’une façon presque continue, par prudence, d’un sifflement de détresse qui pleurait au fond de ce désert de neige.
 
On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre. Mais, à Motteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui ne put lui donner des renseignements précis sur l’état de la voie. Aucun train n’était encore venu, une dépêche annonçait simplement que l’omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté. Et la Lison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse les trois lieues de pente douce qui vont à Barentin. Maintenant, le jour se
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levait, très pâle ; et il semblait que cette lueur livide vînt de la neige elle-même.
 
Elle tombait plus dense, ainsi qu’une chute d’aube brouillée et froide, noyant la terre des débris du ciel. Avec le jour grandissant, le vent redoublait de violence, les flocons étaient chassés comme des balles, il fallait qu’à chaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour déblayer le charbon, au fond du tender, entre les parois du récipient d’eau. A droite et à gauche, la campagne apparaissait, à ce point méconnaissable, que les deux hommes avaient la sensation de fuir dans un rêve : les vastes champs plats, les gras pâturages clos de haies vives, les cours plantées de pommiers, n’étaient plus qu’une mer blanche, à peine renflée de courtes vagues, une immensité blême et tremblante, où tout défaillait, dans cette blancheur. Et le mécanicien, debout, la face coupée par les rafales, la main sur le volant, commençait à souffrir terriblement du froid.
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« Enfin, vous voilà prévenus », reprit M. Bessière.
 
Cependant, les voyageurs s’étonnaient déjà de cet arrêt prolongé, au milieu du grand silence de la station ensevelie,
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sans un cri d’employé, sans un battement de portière. Quelques glaces furent baissées, des têtes apparurent : une dame très forte, avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes trois Anglaises à coup sûr ; et, plus loin, une jeune femme brune, très jolie, qu’un monsieur âgé forçait à rentrer ; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux, causaient d’une voiture à l’autre, le buste à moitié sorti des portières. Mais, comme Jacques jetait un coup d’œil en arrière, il n’aperçut que Séverine, penchée elle aussi, regardant de son côté, d’un air anxieux. Ah ! la chère créature, qu’elle devait être inquiète, et quel crève-cœur il éprouvait, à la savoir là, si près et loin de lui, dans ce danger !
 
Il aurait donné tout son sang pour être à Paris déjà, et l’y déposer saine et sauve.
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« Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutile d’effrayer le monde. » Lui-même avait donné le signal. Remonté dans son fourgon, le conducteur-chef siffla ; et, une fois encore, la Lison démarra, après avoir répondu, d’un long cri de plainte.
 
Tout de suite, Jacques sentit que l’état de la voie changeait. Ce n’était plus la plaine, le déroulement à l’infini de l’épais tapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant un sillage. On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et les vallons dont la houle énorme allait jusqu’à Malaunay, bossuant le sol ; et la neige s’était amassée là d’une façon irrégulière, la voie se trouvait déblayée par places, tandis que des masses considérables avaient bouché certains passages. Le vent, qui balayait les remblais, comblait au contraire les tranchées. C’était ainsi une continuelle succession d’obstacles à franchir, des bouts de voie libre que barraient de véritables remparts. Il faisait plein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges étroites, ces pentes raides, prenaient,
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sous leur couche de neige, la désolation d’un océan de glace, immobilisé dans la tourmente.
 
Jamais encore Jacques ne s’était senti pénétrer d’un tel froid. Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en sang ; et il n’avait plus conscience de ses mains, paralysées par l’onglée, devenues si insensibles, qu’il frémit en s’apercevant qu’il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du changement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer la tringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras de mort. Il n’aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les secousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient les entrailles. Une immense fatigue l’avait envahi, avec ce froid, dont le gel gagnait son crâne, et sa peur était de n’être plus, de ne plus savoir s’il conduisait, car il ne tournait déjà le volant que d’un geste machinal, il regardait, hébété, le manomètre descendre. Toutes les histoires connues d’hallucinations lui traversaient la tête. N’était-ce pas un arbre abattu, là-bas, en travers de la voie ? N’avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson ? Des pétards, à chaque minute, n’éclataient-ils pas, dans le grondement des roues ? Il n’aurait pu le dire, il se répétait qu’il devrait arrêter, et il n’en trouvait pas la volonté nette. Pendant quelques minutes, cette crise le tortura ; puis, brusquement, la vue de Pecqueux, retombé endormi sur le coffre, terrassé par cet accablement du froid dont lui-même souffrait, le jeta dans une colère telle, qu’il eu fut comme réchauffé.
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L’autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.
 
« Bon, bon ! on y va ! » Quand le foyer fut chargé, la pression remonta ; et il étaité
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tait temps, la Lison venait de s’engager au fond d’une tranchée, où elle avait à pendre une épaisseur de plus d’un mètre. Elle avançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute.
 
Un instant, elle s’épuisa, il sembla qu’elle allait s’immobiliser, ainsi qu’un navire qui a touché un banc de sable. Ce qui la chargeait, c’était la neige dont une couche pesante avait peu à peu couvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux ; et elle-même n’avait que des bordures d’hermine, habillant ses reins sombres, où les flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus, malgré le poids, elle se dégagea, elle passa. Le long d’une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, qui s’avançait à l’aise, pareil à un ruban d’ombre, perdu au milieu d’un pays des légendes, éclatant de blancheur.
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Le conducteur-chef s’était penché à la porte de son fourgon, et Pecqueux s’étant montré, lui cria à son tour :
 
« Ça y est, nous sommes collés ! » Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il
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avait jusqu’aux genoux. Il s’approcha, les trois hommes tinrent conseil.
 
« Nous ne pouvons qu’essayer de déblayer, finit par dire le mécanicien. Heureusement, nous avons des pelles. Appelez votre conducteur d’arrière, et à nous quatre nous finirons bien par dégager les roues. » On fit signe au conducteur d’arrière, qui, lui aussi, était descendu du fourgon. Il arriva à grand-peine, noyé par instants. Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitude blanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu’il y avait à faire, cet employé sautant le long du train, à pénibles enjambées, avaient inquiété les voyageurs. Des glaces se baissèrent. On criait, on questionnait, toute une confusion, vague encore et grandissante.
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« Comment n’a-t-on pas pris des précautions ? C’est insupportable… Je rentre de Londres, mes affaires m’appellent à Paris ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnie responsable de tout retard.
 
— Monsieur, ne put que répéter l’employé, on va repartir dans trois minutes. »
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Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtes disparurent, les glaces se relevèrent. Mais, au fond des voitures closes, une agitation persistait, une anxiété, dont on sentait le sourd bourdonnement. Seules, deux glaces restaient baissées ; et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux voyageurs causaient, un Américain d’une quarantaine d’années, un jeune homme habitant Le Havre, très intéressés l’un et l’autre par le travail de déblaiement.
 
« En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend des pelles.
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« Il faut dévisser le cendrier. » D’abord, le conducteur-chef s’y opposa. Le mécanicien était sous ses ordres, il ne voulait pas l’autoriser à toucher à la machine. Puis, il se laissa convaincre.
 
« Vous en prenez la responsabilité, c’est bon ! » Seulement, ce fut une dure besogne. Allongés sous la machine, le dos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durent travailler pendant près d’une demi-heure.
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Heureusement que, dans le coffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange. Enfin, au risque de se brûler et de s’écraser vingt fois, ils parvinrent à détacher le cendrier.
 
Mais ils ne l’avaient pas encore, il s’agissait de le sortir de là-dessous. D’un poids énorme, il s’embarrassait dans les roues et les cylindres. Pourtant, à quatre, ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de la voie, jusqu’au talus.
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« Non, non, c’est assez déblayé, déclara Jacques. Montez, je me charge du reste. » Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque les deux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna lui-même le robinet du purgeur. Le jet de vapeur brûlante, assourdi, acheva de fondre les paquets qui adhéraient encore aux rails. Puis, la main au volant, il fit machine arrière.
 
Lentement, il recula d’environ trois cents mètres, pour prendre du champ. Et, ayant poussé au feu, dépassant même la pression permise, il revint contre le mur qui barrait la voie, il y jeta la Lison, de toute sa masse, de tout le poids du train qu’elle traînait. Elle eut un han ! terrible de bûcheron qui enfonce la cognée, sa forte charpente de fer et de fonte en craqua. Mais elle ne put passer encore, elle s’était arrêtée, fumante, toute vibrante du choc. Alors, à deux autres reprises, il dut recommencer la manœuvre, recula, fonça sur la neige, pour l’emporter ; et, chaque fois, la Lison, raidissant les reins, buta du poitrail, avec son souffle enragé de géante. Enfin, elle parut reprendre haleine, elle banda ses muscles de métal en un suprême effort, et
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elle passa, et lourdement le train la suivit, entre les deux murs de la neige éventrée. Elle était libre.
 
« Bonne bête tout de même ! » grogna Pecqueux.
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Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n’ayant plus rencontré d’obstacle. On avait, par précaution, laissé allumés les feux d’avant et d’arrière ; et le fanal blanc, à la base de la cheminée, luisait dans le jour, comme un œil vivant de cyclope. Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet œil largement ouvert. Alors, il sembla qu’elle se mît à souffler d’un petit souffle court, ainsi qu’un cheval qui a peur. De profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait sa marche que sous la main volontaire du mécanicien. D’un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeur activât le feu. Et, maintenant, ce n’était plus une queue d’astre incendiant la nuit, c’était un panache de fumée noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel.
 
La Lison avançait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée. A droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l’on ne distinguait plus rien de la voie, au fond. C’était comme un creux de torrent, où la neige dormait, à pleins bords. Elle s’y engagea, roula pendant une cinquantaine de mètres, d’une haleine éperdue, du plus en plus lente.
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La neige qu’elle repoussait, faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un flot révolté qui menaçait de l’engloutir. Un instant, elle parut débordée, vaincue. Mais, d’un dernier coup de reins, elle se délivra, avança de trente mètres encore.
 
C’était la fin, la secousse de l’agonie : des paquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient envahies, liées une à une par des chaînes de glace. Et la Lison s’arrêta définitivement, expirante, dans le grand froid. Son souffle s’éteignit, elle était immobile, et morte.
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Cette fois, en effet, la position devenait critique. Le conducteur Carrière courut poser les pétards qui devaient protéger le train, en queue ; tandis que le mécanicien sifflait éperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de la détresse. Mais la neige assourdissait l’air, le son se perdait, ne devait pas même arriver à Barentin. Que faire ? Ils n’étaient que quatre, jamais ils ne déblaieraient de pareils amas. Il aurait fallu toute une équipe. La nécessité s’imposait de courir chercher du secours. Et le pis était que la panique se déclarait de nouveau parmi les voyageurs.
 
 
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Une portière s’ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée, croyant à un accident. Son mari, le négociant âgé, qui la suivit, criait :
 
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« N’ayez pas peur, dit-il rapidement. Vous ne craignez rien. » Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d’être entendue :
 
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« Je n’ai pas peur. Seulement, j’ai été bien inquiète, à cause de vous. »
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« Je n’ai pas peur. Seulement, j’ai été bien inquiète, à cause de vous. »
 
Et cela était d’une douceur telle, qu’ils furent consolés et qu’ils se sourirent. Mais, comme Jacques se retournait, il eut une surprise, à voir, le long du talus, flore, puis Misard, suivi de deux autres hommes, qu’il ne reconnut pas d’abord.
 
Eux avaient entendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n’était pas de service, accourait, avec les deux camarades, auxquels il offrait justement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige faisait chômer, et l’aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le tunnel, pour faire sa cour à flore, qu’il poursuivait toujours, malgré le mauvais accueil. Elle, curieusement, en grande fille vagabonde, brave et forte comme un garçon, les accompagnait. Et, pour elle, pour son père, c’était un événement considérable, une extraordinaire aventure, ce train s’arrêtant ainsi à leur porte. Depuis cinq années qu’ils habitaient là, à chaque heure de jour et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse ! Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais un seul n’avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se perdre, disparaître, avant d’avoir rien pu savoir d’eux. Le monde entier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur, sans qu’ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans un éclair, des visages qu’ils ne devaient jamais revoir, parfois des visages qui leur devenaient familiers, à force de les retrouver à jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. Et voilà que, dans la neige, un train débarquait à leur porte : l’ordre naturel était perverti, ils dévisageaient ce monde inconnu qu’un accident jetait sur la voie, ils le contemplaient avec des yeux ronds de sauvages, accourus sur une côte où des Européens naufrageraient. Ces portières ouvertes montrant des femmes enveloppées de fourrures, ces hommes descendus
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en paletots épais, tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace, les immobilisaient d’étonnement.
 
Mais Flore avait reconnu Séverine. Elle, qui guettait chaque fois le train de Jacques, s’était aperçue, depuis quelques semaines, de la présence de cette femme, dans l’express du vendredi matin ; d’autant plus que celle-ci, lorsqu’elle approchait du passage à niveau, mettait la tête à la portière, pour donner un coup d’œil à sa propriété de la Croix-de-Maufras.
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Cependant, la proposition de Misard, cette maison de garde-barrière, où l’on pouvait se réfugier, trouver du feu, peut-être du pain et du vin, courait d’une voiture à une autre.
 
La panique s’était calmée, lorsqu’on avait compris
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qu’on ne courait aucun danger immédiat ; seulement, la situation n’en restait pas moins lamentable : les bouillottes se refroidissaient, il était neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif, pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvait s’éterniser, qui savait si l’on ne coucherait pas là ?
 
Deux camps se formèrent : ceux qui, de désespoir, ne voulaient pas quitter les wagons, et qui s’y installaient comme pour y mourir, enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur les banquettes ; et ceux qui préféraient risquer la course à travers la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtout d’échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid. Tout un groupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dame anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre, l’Américain, une douzaine d’autres, prêts à se mettre en marche.
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Jacques, à voix basse, avait décidé Sévenne, en jurant d’aller lui donner des nouvelles, s’il pouvait s’échapper. Et, comme Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement, en vieil ami :
 
« Eh bien ! c’est entendu, tu vas conduire ces dames et ces messieurs… Moi, je garde Misard, avec les autres. Nous allons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant. » Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des pelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, qui attaquaient déjà la neige. La petite équipe s’efforçait de dégager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletées contre le talus. Personne n’ouvrait plus la bouche, on n’entendait que cet enragement silencieux, dans le morne étouffement de la campagne blanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s’éloigna, elle eut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrant plus qu’une mince ligne noire, sous l’épaisse couche qui l’écrasait. On avait refermé les
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portières, relevé les glaces. La neige tombait toujours, l’ensevelissait lentement, sûrement, avec une obstination muette.
 
Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Mais celle-ci s’y était refusée, tenant à marcher comme les autres.
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Lorsqu’on fut sorti de la tranchée, la marche devint plus commode ; mais on suivait un remblai, la petite troupe s’avança sur une ligne, battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige.
 
Enfin, l’on arriva, et Flore installa les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vaste heureusement. Tout ce qu’elle inventa, ce fut d’aller chercher des planches et d’établir deux bancs, à l’aide des chaises qu’elle avait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l’âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu’on ne devait point lui en demander davantage. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visages seulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois : celui de l’Américain et celui du jeune homme du Havre ; et elle les examinait, ainsi qu’on étudie l’insecte bourdonnant posé enfin, qu’on ne pouvait suivre dans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d’eux d’ailleurs, au-delà de leurs traits.
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Quant aux autres gens, ils lui paraissaient être d’une race différente, des habitants d’une terre inconnue, tombés du ciel, apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vêtements, des mœurs, des idées, qu’elle n’aurait jamais cru y voir. La dame anglaise confiait à la jeune femme du négociant qu’elle allait rejoindre aux Indes son fils aîné, haut fonctionnaire ; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la première fois qu’elle avait eu le caprice d’accompagner à Londres son mari, qui s’y rendait deux fois l’an. Tous se lamentaient, à l’idée d’être bloqués dans ce désert : il faudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, mon Dieu ! Et Flore, qui les écoutait immobile, ayant rencontré le regard de Séverine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer dans la chambre, à côté.
 
« Maman, annonça-t-elle en y entrant, c’est Mme Roubaud… Tu n’as rien à lui dire ? » Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies par l’enflure, si malade, qu’elle ne quittait plus le lit depuis quinze jours ; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonte entretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures à rouler l’idée fixe de son entêtement, n’ayant d’autre distraction que la secousse des trains, à toute vitesse.
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Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pour dire :
 
« Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que les clefs sont accrochées près de l’armoire. » Mais Séverine refusait. Un frisson l’avait prise, à la pensée de rentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige,
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sous ce jour livide. Non, non, elle n’avait rien à y voir, elle préférait rester là, à attendre, chaudement.
 
« Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore. Il fait encore meilleur ici qu’à côté. Et puis, nous ne trouverons jamais assez de pain pour tous ces gens ; tandis que, si vous avez faim, il y en aura toujours un morceau pour vous. » Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrer prévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesse ordinaire. Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme si elle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une question qu’elle se posait depuis quelque temps ; et, sous son empressement, il y avait ce besoin de l’approcher, de la dévisager, de la toucher, afin de savoir.
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« Entre, puisqu’elle est par ici ! » C’était Jacques, qui s’échappait, pour apporter de bonnes nouvelles. L’homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute une équipe, une trentaine de soldats que l’administration avait dirigés sur les points menacés, en prévision des accidents : et tous étaient à l’œuvre, avec des pioches et des pelles. Seulement, ce serait long, on ne repartirait peut-être pas avant la nuit.
 
« Enfin, vous n’êtes pas trop mal, prenez patience, ajouta-t-il. N’est-ce pas, tante Phasie, vous n’allez pas laisser Mme Roubaud mourir de faim ? » Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait, s’était péniblement mise sur son séant, et elle
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le regardait, elle l’écoutait parler, ranimée, heureuse. Quand il se fut approché de son lit :
 
« Bien sûr, bien sûr ! déclara-t-elle. Ah ! mon grand garçon, te voilà ! c’est toi qui t’es fait prendre par la neige !…
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« Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvre tante Phasie. » Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, en baissant la voix davantage :
 
« Imagine-toi que je l’ai surpris… Tu sais que j’en donnais ma langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi
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il pouvait bien me flanquer sa drogue. Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce qu’il touchait et tout de même, chaque soir, j’avais le ventre en feu… Eh bien ! il me la collait dans le sel, sa drogue ! Un soir, je l’ai vu… Moi qui en mettais sur tout, des quantités, pour purifier ! » Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l’avoir guéri, songeait parfois à cette histoire d’empoisonnement, lent et obstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes. Il serra tendrement à son tour les mains de la malade, il voulut la calmer.
 
« Voyons, est-ce possible, tout ça ?… Pour dire des choses pareilles, il faut être vraiment bien sûr… Et puis, ça traîne trop ! Allez, c’est plutôt une maladie à laquelle les médecins ne comprennent rien.
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— Mais tante Phasie, moi, à votre place, j’enverrais chercher les gendarmes, si j’étais si certain que ça. » Elle eut un geste de répugnance.
 
« Oh ! non, pas les gendarmes… Ça ne regarde que nous, cette affaire ; c’est entre lui et moi. Je sais qu’il veut me manger, et moi je ne veux pas qu’il me mange, naturellement. Alors, n’est-ce pas ? je n’ai qu’à me défendre, à ne pas être aussi bête que je l’ai été, avec son sel… Hein ? qui le croirait ? un avorton pareil, un bout
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d’homme qu’on mettrait dans sa poche, ça finirait par venir à bout d’une grosse femme comme moi, si on le laissait faire, avec ses dents de rat ! » Un petit frisson l’avait prise. Elle respira péniblement avant d’achever.
 
« N’importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci. Je vais mieux, je serai sur mes pattes avant quinze jours… Et, cette fois, il faudra qu’il soit bien malin pour me repincer.
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« J’ai pensé que madame voudrait peut-être profiter de l’occasion pour donner un coup d’œil à sa propriété. Alors, je me suis échappé un instant… Si madame désire que je l’accompagne. » Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d’une voix dolente :
 
« Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits… Ils étaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l’emballage…
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Avec ça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal… Ah ! c’est triste que madame ne puisse pas vendre !
 
Il s’est présenté un monsieur qui a demandé des réparations…
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En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs que le travail de déblaiement marchait, mais qu’il y en avait encore pour quatre ou cinq heures. Midi était sonné, et ce fut une nouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim. Flore, justement, déclarait qu’elle n’aurait pas de pain pour tout le monde. Elle avait bien du vin, elle était remontée de la cave avec dix litres, qu’elle venait d’aligner sur la table. Seulement, les verres manquaient aussi : il fallait boire par groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeune femme. Celle-ci, d’ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havre un serviteur zélé, inventif, qui veillait sur son bien-être. Il disparut, revint avec des pommes et un pain, découvert au fond du bûcher. Flore se fâchait, disait que c’était du pain pour sa mère malade.
 
Mais, déjà, il le coupait, le distribuait aux dames, en commençant par la jeune femme, qui lui souriait, flattée. Son mari ne décolérait pas, ne s’occupait même plus d’elle, en train d’exalter avec l’Américain les mœurs commerciales de New York. Jamais les jeunes Anglaises n’avaient croqué des pommes de si bon cœur. Leur mère, très lasse, sommeillait à demi. Il y avait, par terre, devant l’âtre, deux dames assises, vaincues par l’attente. Des hommes, qui étaient sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d’heure, rentraient gelés, frissonnants. Peu à peu, le malaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée par la gêne et l’impatience.
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Cela tournait au campement de naufragés, à la désolation d’une bande de civilisés jetée par un coup de mer dans une île déserte.
 
Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porte ouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait.
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« Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu’il ne trouvera pas le magot… C’est ça qui m’amuse, quand j’y songe. Je m’en irai contente tout de même.
 
— Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde ? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille ?
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Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde ? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille ?
 
— A Flore ! pour qu’il lui prenne ! Ah bien, non !… Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi : il en aurait quelque chose… A personne, à la terre où j’irai le rejoindre ! » Elle s’épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en l’embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt.
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Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds.
 
Son angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu’il conduisait, ne l’avait donc pas trompée. La certitude qu’elle cherchait depuis qu’elle les tenait là, ensemble, elle l’avait enfin, absolue. Jamais l’homme qu’elle aimait, ne l’aimerait : c’était cette femme mince, cette rien du tout, qu’il avait choisie. Et son regret de s’être
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refusée, la nuit où il avait tenté brutalement de la prendre, s’irritait encore, si douloureux, qu’elle en aurait sangloté ; car, dans son raisonnement simple, ce serait elle qu’il embrasserait maintenant, si elle s’était donnée à lui avant l’autre. Où le trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant : « Prends-moi, j’ai été bête, parce que je ne savais pas ! » Mais, dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêle qui était là, gênée, balbutiante. D’une étreinte de ses durs bras de lutteuse, elle pouvait l’étouffer, ainsi qu’un petit oiseau. Pourquoi donc n’osait-elle pas ? Elle jurait de se venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l’auraient fait mettre en prison, elle qu’on laissait libre, comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.
 
« Puisque madame n’en veut plus, je vais donner ça aux autres. » Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait, démesuré, dans un écrasement de lassitude et d’irritation grandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste campagne blanche ; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail, rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée. Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer d’énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s’était endormie contre l’épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari ne voyait même pas, au milieu de l’abandon général, emportant les convenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien que l’Américain s’en alla, trouvant qu’il serait mieux allongé sur la banquette d’une voiture.
 
C’était maintenant l’idée, le regret de tous : on aurait dû rester
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là-bas, on ne se serait pas au moins dévoré, dans l’ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment et de s’y coucher. Quand on eut planté une chandelle sur un coin de la table, pour éclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, le découragement fut immense, tout sombra dans un morne désespoir.
 
Là-bas, cependant, le déblaiement s’achevait ; et, tandis que l’équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait la voie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient de remonter à leur poste.
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« Merci », dit-il simplement, en étranglant des larmes.
 
Misard, qui s’était remis avec lui, après l’avoir chargé devant le juge d’instruction, approuva de la tête, les
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lèvres pincées d’un mince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mains dans les poches, enveloppant le train d’un regard jaune, ayant l’air d’attendre, pour voir, sous les roues, s’il ne ramasserait pas des objets perdus.
 
Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu’on pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la voie, appela le mécanicien.
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« Voyez donc. Il y a un cylindre qui a reçu une tape. » Jacques s’approcha, se baissa à son tour. Déjà, il avait constaté, en examinant avec soin la Lison, qu’elle était blessée là. En déblayant, on s’était aperçu que des traverses de chênes, laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé, barrant les rails, sous l’action de la neige et du vent ; et même l’arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la machine avait buté contre les traverses. On voyait l’éraflure sur la boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait légèrement faussé. Mais c’était tout le mal apparent ; ce qui avait rassuré le mécanicien d’abord. Peut-être existait-il de graves désordres intérieurs, rien n’est plus délicat que le mécanisme compliqué des tiroirs, où bat le cœur, l’âme vivante. Il remonta, siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les articulations de la Lison. Elle fut longue à s’ébranler, comme une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec un souffle pénible, elle démarra, fit quelques tours de roue, étourdie encore, pesante. Ça irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage.
 
Seulement, il hocha la tête, car lui qui la connaissait à fond, venait de la sentir singulière sous sa main, changée, vieillie, touchée quelque part d’un coup mortel. C’était dans cette neige qu’elle devait avoir pris ça, un coup au cœur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s’en
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vont de la poitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée.
 
De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert le purgeur. Les deux conducteurs étaient à leur poste. Misard, Ozil et Cabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête. Et, doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats armés de leurs pelles, qui s’étaient rangés à droite et à gauche, le long du talus. Puis, il s’arrêta devant la maison du garde-barrière, pour prendre les voyageurs.
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Un instant, à la fenêtre de la chambre, derrières les vitres, apparut tante Phasie, que la curiosité avait jetée bas de son matelas, et qui s’était traînée, pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu’elle ne reverrait jamais, apportés par la tempête et remportés par elle.
 
Mais Séverine était sortie la dernière. Elle tourna la tête, elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu’à sa voiture. Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet échange tranquille de leur tendresse. D’un mouvement brusque, elle se rapprocha d’Ozil, qu’elle
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avait repoussé jusque-là, comme si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d’un homme.
 
Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d’un sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne plus s’arrêter qu’à Rouen. Il était six heures, la nuit achevait de tomber du ciel noir sur la campagne blanche ; mais un reflet pâle, d’une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre, éclairant la désolation de ce pays ravagé. Et, là, dans cette lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plus délabrée et toute noire au milieu de la neige, avec son écriteau : « A vendre », cloué sur sa façade close.