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Ce samedi-là, dans la pièce qui servait d’étude et qui donnait sur la rue, à droite du vestibule, le petit clerc, un gamin de quinze ans, chétif et pâle, avait relevé l’un des rideaux de mousseline, pour voir passer le monde. Les deux autres clercs, un vieux, ventru et très sale, un plus jeune, décharné, ravagé de bile, écrivaient sur une double table de sapin noirci, qui composait tout le mobilier, avec sept ou huit chaises et un poêle de fonte, qu’on allumait seulement en décembre, même lorsqu’il neigeait à la Toussaint. Les casiers dont les murs étaient garnis, les cartons verdâtres, cassés aux angles, débordant de dossiers jaunes, empoisonnaient la pièce d’une odeur d’encre gâtée et de vieux papiers mangés de poussière.
 
Et, cependant, assis côte à côte, deux paysans, l’homme et la femme, attendaient, dans une immobilité et une patience pleines de respect. Tant de papiers, et surtout ces messieurs écrivant si vite, ces plumes craquant à la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idées d’argent et de procès. La femme, âgée de trente-quatre ans, très brune, de figure agréable, gâtée par un grand nez, avait croisé ses mains sèches de travailleuse sur son caraco de
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drap noir, bordé de velours ; et, de ses yeux vifs, elle fouillait les coins, avec l’évidente rêverie de tous les titres de biens qui dormaient là ; tandis que l’homme, de cinq ans plus âgé, roux et placide, en pantalon noir et en longue blouse de toile bleue, toute neuve, tenait sur ses genoux son chapeau de feutre rond, sans que l’ombre d’une pensée animât sa large face de terre cuite, rasée soigneusement, trouée de deux gros yeux bleu-faïence, d’une fixité de bœuf au repos.
 
Mais une porte s’ouvrit, maître Baillehache, qui venait de déjeuner en compagnie de son beau-frère, le fermier Hourdequin, parut très rouge, frais encore pour ses cinquante-cinq ans, avec ses lèvres épaisses, ses paupières bridées, dont les rides faisaient rire continuellement son regard. Il portait un binocle et avait le continuel geste maniaque de tirer les longs poils grisonnants de ses favoris.
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Et le notaire causa un instant encore, demandant le prix du blé en baisse depuis deux mois, témoignant à Delhomme la considération amicale due à un cultivateur qui possédait une vingtaine d’hectares, un serviteur et trois vaches. Puis, il rentra dans son cabinet.
 
Les clercs n’avaient pas levé la tête, exagérant les craquements de leurs plumes ; et, de nouveau, les Delhomme attendirent, immobiles. C’était une chanceuse, cette Fanny, d’avoir été épousée par un amoureux honnête et riche, sans même être enceinte, elle qui, pour sa part, n’espérait du père Fouan que trois hectares environ. Son mari, du reste, ne se repentait pas, car il n’aurait pu trouver une ménagère plus intelligente ni plus active, au
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point qu’il se laissait conduire en toutes choses, d’esprit borné, mais si calme, si droit, que souvent, à Rognes, on le prenait pour arbitre.
 
A ce moment, le petit clerc, qui regardait dans la rue, étouffa un rire entre ses doigts, en murmurant à son voisin, le vieux, ventru et très sale :
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— Alors, le père et la mère ne sont pas encore là ? demanda-t-il.
 
Et, comme le clerc maigre, jauni de bile, lui répondait rageusement d’un signe de tête négatif, il resta un instant le regard au mur, tandis que son cigare fumait tout seul dans sa main. Il n’avait pas eu un coup d’œil pour sa sœur et son beau-frère, qui, eux-mêmes, ne paraissaient
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pas l’avoir vu entrer. Puis, sans ajouter un mot, il sortit, il alla attendre sur le trottoir.
 
— Oh ! Jésus-Christ, oh ! Jésus-Christ ! répéta en faux bourdon le petit clerc, le nez vers la rue, l’air de plus en plus amusé du sobriquet qui éveillait en lui des histoires drôles.
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— Je l’ai vu au marché, déclara Jésus-Christ d’une voix enrouée par l’eau-de-vie. Il va venir.
 
Buteau, le cadet, âgé de vingt-sept ans, devait ce surnom à sa mauvaise tête, continuellement en révolte,
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s’obstinant dans des idées à lui, qui n’étaient celles de personne. Même gamin, il n’avait pu s’entendre avec ses parents ; et, plus tard, après avoir tiré un bon numéro, il s’était sauvé de chez eux, pour se louer, d’abord à la Borderie, ensuite à la Chamade.
 
Mais, comme le père continuait de gronder, il entra, vif et gai. Chez lui, le grand nez des Fouan s’était aplati, tandis que le bas de la figure, les maxillaires s’avançaient en mâchoires puissantes de carnassier. Les tempes fuyaient, tout le haut de la tête se resserrait, et derrière le rire gaillard de ses yeux gris, il y avait déjà de la ruse et de la violence. Il tenait de son père le désir brutal, l’entêtement dans la possession, aggravés par l’avarice étroite de la mère. A chaque querelle, lorsque les deux vieux l’accablaient de reproches, il leur répondait : « Fallait pas me faire comme ça ! »
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Tout de suite, M. Baillehache s’était installé à ce bureau, comme à un tribunal ; tandis que les paysans, entrés à la queue, hésitaient, louchaient en regardant les sièges, avec l’embarras de savoir où et comment ils devaient s’asseoir.
 
— Voyons, asseyez-vous !
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Voyons, asseyez-vous !
 
Alors, poussés par les autres, Fouan et Rose se trouvèrent au premier rang, sur deux chaises ; Fanny et Delhomme se mirent derrière, également côte à côte ; pendant que Buteau s’isolait dans un coin, contre le mur, et qu’Hyacinthe seul restait debout, devant la fenêtre, dont il bouchait le jour, de ses larges épaules. Mais le notaire, impatienté, l’interpella familièrement.
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— Oui, ça se peut bien, monsieur Baillehache… Je vous en avais parlé à la moisson, vous m’aviez dit d’y penser davantage ; et j’y ai pensé encore, et je vois qu’il va falloir tout de même en venir là.
 
Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. Mais ce qu’il ne disait pas, ce qui sortait de l’émotion refoulée dans sa gorge, c’était la tristesse infinie, la rancune sourde, le déchirement de tout son corps, à se séparer de ces biens si chaudement convoités avant la mort de son père, cultivés plus tard avec un acharnement de rut, augmentés ensuite lopins à lopins, au prix de la plus sordide avarice. Telle parcelle
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représentait des mois de pain et de fromage, des hivers sans feu, des étés de travaux brûlants, sans autre soutien que quelques gorgées d’eau. Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d’humain : la terre ! Et voilà qu’il avait vieilli, qu’il devait céder cette maîtresse à ses fils, comme son père la lui avait cédée à lui-même, enragé de son impuissance.
 
— Voyez-vous, monsieur Baillehache, il faut se faire une raison, les jambes ne vont plus, les bras ne sont guère meilleurs, et, dame ! la terre en souffre… Ça aurait encore pu marcher, si l’on s’était entendu avec les enfants…
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— C’est ça même, comme le bon Dieu nous voit ! dit la vieille.
 
 
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Un nouveau silence régna, très long. Le notaire achevait de se couper les ongles. Il finit par remettre le canif sur son bureau, en disant :
 
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— Laissez-moi donc finir ! Je sais que vous êtes de bons enfants, des travailleurs honnêtes ; et, avec vous, il n’y a certainement pas de danger que vos parents se repentent un jour.
 
Il n’y mettait aucune ironie, il répétait la phrase amicale, que vingt-cinq ans d’habitude professionnelle arrondissaient
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sur ses lèvres. Mais la mère, bien qu’elle n’eût pas semblé comprendre, promenait ses yeux bridés, de sa fille à ses deux fils. Elle les avait élevés tous les trois, sans tendresse, dans une froideur de ménagère qui reproche aux petits de trop manger sur ce qu’elle épargne. Le cadet, elle lui gardait rancune de ce qu’il s’était sauvé de la maison, lorsqu’il gagnait enfin ; la fille, elle n’avait jamais pu s’accorder avec elle, blessée de se heurter à son propre sang, à une gaillarde active, chez qui inintelligence du père s’était tournée en orgueil ; et son regard ne s’adoucissait qu’en s’arrêtant sur l’aîné, ce chenapan qui n’avait rien d’elle ni de son mari, cette mauvaise herbe poussée on ne savait d’où, et que peut-être pour cela elle excusait et préférait.
 
Fouan, lui aussi, avait regardé ses enfants, l’un après l’autre, avec le sourd malaise de ce qu’ils feraient de son bien. La paresse de l’ivrogne l’angoissait moins encore que la convoitise jouisseuse des deux autres. Il hocha sa tête tremblante : à quoi bon se manger le sang, puisqu’il le fallait !
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— Comment ! à cent francs l’hectare ! est-ce que vous vous foutez de nous, papa ?
 
 
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Et une première discussion s’engagea sur les chiffres. Il y avait un setier de vigne : ça, oui, on l’aurait loué cinquante francs. Mais est-ce qu’on aurait jamais trouvé ce prix pour les douze setiers de terre de labour, et surtout pour les six setiers de prairies naturelles, ces prés du bord de l’Aigre, dont le foin ne valait rien ? Les terres de labour elles-mêmes n’étaient guère bonnes, un bout principalement, celui qui longeait le plateau, car la couche arable s’amincissait à mesure qu’on approchait du vallon.
 
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Jésus-Christ s’était désintéressé. La terre ne lui tenait plus au cœur, depuis ses cinq ans d’Afrique. Il ne brûlait que d’un désir, avoir sa part, pour battre monnaie. Aussi continuait-il à se dandiner d’un air goguenard et supérieur.
 
— J’ai dit quatre-vingts, criait Fouan, c’est quatre-vingts ! Je n’ai jamais eu qu’une parole : devant Dieu, je le jure !… Neuf hectares et demi, voyons, ça fait sept cent soixante francs, en chiffres ronds huit cents… Eh bien !
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la pension sera de huit cents francs, c’est juste !
 
Violemment, Buteau éclata de rire, pendant que Fanny protestait d’un branle de la tête, comme stupéfiée. Et M. Baillehache, qui, depuis la discussion, regardait dans son jardin, les yeux vagues, revint à ses clients, sembla les écouter en se tirant les favoris de son geste maniaque, assoupi par la digestion du fin déjeuner qu’il avait fait.
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Alors, M. Baillehache sentit la nécessité de hâter un peu les choses. Il secoua son assoupissement, et en fouillant ses favoris d’une main plus active :
 
— Vous savez, mes amis, que le vin, les fagots, ainsi que les fromages et les œufs, sont dans les usages…
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Vous savez, mes amis, que le vin, les fagots, ainsi que les fromages et les œufs, sont dans les usages…
 
Mais il fut interrompu par une volée de phrases aigres.
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— En effet, appuya le notaire, c’est ordinairement la base que l’on prend.
 
Et une autre querelle s’éternisa. La vie des deux vieux fut fouillée, étalée, discutée besoin par besoin. On pesa le pain, les légumes, la viande ; on estima les vêtements, rognant sur la toile et sur la laine ; on descendit même aux petites douceurs, au tabac à fumer du père, dont les deux sous quotidiens, après des réclamations interminables, furent fixés à un sou. Lorsqu’on ne travaillait plus, il fallait savoir se réduire. Est-ce que la mère, elle aussi, ne pouvait se passer de café noir ? C’était comme leur chien, un vieux chien de douze ans qui mangeait gros, sans utilité : il y avait beau temps qu’on aurait dû
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lui allonger un coup de fusil. Quand le calcul se trouva terminé, on le recommença, on chercha ce qu’on allait supprimer encore, deux chemises, six mouchoirs par an, un centime sur ce qu’on avait mis par jour pour le sucre. Et, en taillant et retaillant, en épuisant les économies infimes, on arriva de la sorte à un chiffre de cinq cent cinquante et quelques francs, ce qui laissa les enfants agités, hors d’eux, car ils s’entêtaient à ne pas dépasser cinq cents francs tout ronds.
 
Cependant, Fanny se lassait. Elle n’était pas mauvaise fille, plus pitoyable que les hommes, n’ayant point encore le cœur et la peau durcis par la rude existence au grand air. Aussi parlait-elle d’en finir, résignée à des concessions. Jésus-Christ, de son côté, haussait les épaules, très large sur l’argent, envahi même d’un attendrissement d’ivrogne, prêt à offrir un appoint sur sa part, qu’il n’aurait du reste jamais payé.
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— Non, non !
 
— Ce n’est pas tout ça, dit Buteau après une hésitation, et l’argent de vos économies ?… Si vous avez de l’argent, n’est-ce pas ? vous n’allez pas bien sûr accepter le nôtre.
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Ce n’est pas tout ça, dit Buteau après une hésitation, et l’argent de vos économies ?… Si vous avez de l’argent, n’est-ce pas ? vous n’allez pas bien sûr accepter le nôtre.
 
Il regardait son père fixement, ayant réservé ce coup pour la fin. Le vieux était devenu très pâle.
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— Et toi, Hyacinthe, n’aie pas l’air de rire ! et toi, Fanny, baisse les yeux !… Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vas vous faire danser, moi !
 
Il était seul debout et menaçant. La mère tremblait, comme si elle eût craint les torgnoles égarées. Les enfants
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ne bougeaient plus, ne soufflaient plus, soumis, domptés.
 
— Vous entendez ça, je veux que la rente soit de six cents francs… Autrement, je vends ma terre, je la mets en viager. Oui, pour manger tout, pour que vous n’ayez pas un radis après moi… Les donnez-vous, les six cents francs ?
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— Allez-vous-en, leur dit enfin le notaire. D’autres attendent.
 
Ils durent se décider, il les poussa dans l’étude, où, en effet, des paysans, immobiles, raidis sur les chaises, patientaient ; tandis que le petit clerc suivait par la fenêtre une bataille de chiens, et que les deux autres, maussades,
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faisaient toujours craquer leurs plumes sur du papier timbré.
 
Dehors, la famille demeura un moment plantée au milieu de la rue.