« L’Œuvre (Zola)/9 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe (discussion | contributions)
m match
ThomasBot (discussion | contributions)
m Phe: match
Ligne 2 :
{{Navigateur|[[L’Œuvre/8|8]]|[[L’Œuvre]]|[[L’Œuvre/10|10]]}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/306]]==
 
<br />
 
Ligne 14 ⟶ 16 :
Dès lors, il se décida à tous les frais nécessaires, dans sa fièvre de travail et d’espoir. Puisque la fortune était certaine, pourquoi l’entraver par des prudences inutiles ?
 
Usant de son droit, il entama le capital de sa rente de mille francs, il s’habitua à prendre sans compter. D’abord, il s’était caché de Christine, car elle l’en avait empêché deux fois déjà ; et, lorsqu’il dut le dire, elle aussi, après huit jours
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/307]]==
de reproches et d’alarmes, s’y accoutuma, heureuse du bien-être où elle vivait, cédant à la douceur d’avoir toujours de l’argent dans la poche. Ce furent quelques années de tiède abandon. Bientôt, Claude ne vécut plus que pour son tableau. Il avait meublé le grand atelier sommairement : des chaises, son ancien divan du quai de Bourbon, une table de sapin, payée cent sous chez une fripière. La vanité d’une installation luxueuse lui manquait, dans la pratique de son art. Sa seule dépense fut une échelle roulante, à plate-fourre et à marchepied mobile. Ensuite, il s’occupa de sa toile, qu’il voulait longue de huit mètres, haute de cinq ; et il s’entêta à la préparer lui-même, commanda le châssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et lui eurent toutes les peines du monde à tendre avec des tenailles ; puis, il se contenta de la couvrir au couteau d’une couche de céruse, refusant de la coller, pour qu’elle restât absorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire et solide. Il ne fallait pas songer à un chevalet, on n’aurait pu y manœuvrer une telle pièce. Aussi imagina-t-il un système de madriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchée, sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche, l’échelle roulait : c’était toute une construction, une charpente de cathédrale, devant l’œuvre à bâtir.
 
Mais, lorsque tout se trouva prêt, il fut pris de scrupules.
Ligne 20 ⟶ 24 :
L’idée qu’il n’avait peut-être pas choisi, là-bas, sur nature, le meilleur éclairage, le tourmentait. Peut-être un effet de matin aurait-il mieux valu ? peut-être aurait-il dû choisir un temps gris ? Il retourna au pont des Saints-Pères, il y vécut trois mois encore.
 
À
À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/308]]==
À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/309]]==
la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages.
 
Claude passait là ses journées, dans l’ombre du pont des Saints-Pères. Il s’y abritait, en avait fait sa demeure, son toit. Le fracas continu des voitures, semblable à un roulement éloigné de foudre, ne le gênait plus. Installé contre la première culée, au-dessous des énormes cintrés de fonte, il prenait des croquis, peignait des études. Jamais il ne se trouvait assez renseigné, il dessinait le même détail à dix reprises. Les employés de la navigation, dont les bureaux était là, avaient fini par le connaître ; et même la femme d’un surveillant, qui habitait une sorte de cabine goudronnée, avec son mari, deux enfants et un chat, lui gardait ses toiles fraîches, afin qu’il n’eût pas la peine de les promener chaque jour à travers les rues. C’était une joie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en l’air, dont il sentait la vie ardente couler sur sa tête.
 
Le port Saint-Nicolas le passionna d’abord de sa continuelle activité de lointain port de mer, en plein quartier de l’Institut : la grue à vapeur, la Sophie, manœuvrait, hissait des blocs de pierre ; des tombereaux venaient s’emplir
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/310]]==
de sable ; des bêtes et des hommes tiraient, s’essoufflaient, sur les gros pavés en pente qui descendaient, jusqu’à l’eau, à ce bord de granit où s’amarrait une double rangée de chalands et de péniches ; et, pendant des semaines, il s’était appliqué à une étude, des ouvriers déchargeant un bateau de plâtre, portant sur l’épaule des sacs blancs, laissant derrière eux un chemin blanc, poudrés de blanc eux-mêmes, tandis que, près de là, un autre bateau, vide de son chargement de charbon, avait maculé la berge d’une large tache d’encre. Ensuite, il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu’un lavoir à l’autre plan, les châssis vitrés ouverts, les blanchisseuses alignées, agenouillées au ras du courant, tapant leur linge. Dans le milieu il étudia une barque menée à la godille par un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur du touage qui se halait sur sa chine et remontait un train de tonneaux et de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il en recommença pourtant des morceaux, les deux trouées de la Seine, un grand ciel tout seul où ne s’élevaient que les flèches et les tours dorées de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussi perdu qu’un creux lointain de roches, rarement un curieux le dérangeait, les pêcheurs à la ligne passaient avec le mépris de leur indifférence, il n’avait guère pour compagnon que le chat du surveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans le tumulte du monde d’en haut.
 
Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques jours une esquisse d’ensemble, et la grande œuvre fut commencée. Mais, durant tout l’été, il s’engagea, rue Tourlaque, entre lui et sa toile immense, une première bataille ; car il s’était obstiné à
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/311]]==
vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s’en tirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindre déviation de ce tracé mathématique, dont il n’avait point l’habitude.
 
Cela l’indignait. Il passa outre, quitte à corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fièvre qu’il vivait sur son échelle les journées entières, maniant des brosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s’endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallait que sa femme le couchât, ainsi qu’un enfant.
Ligne 32 ⟶ 44 :
De ce travail héroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons. Bongrand, qui vint le voir, saisit le peintre dans ses grands bras et le baisa à l’étouffer, les yeux aveuglés de larmes. Sandoz, enthousiaste, donna un dîner ; les autres, Jory, Mahoudeau, Gagnière, colportèrent de nouveau l’annonce d’un chef d’œuvre ; quant à Fagerolles, il resta un instant immobile, puis éclata en félicitations, trouvant ça trop beau.
 
Et Claude, en effet, comme si cette ironie d’un habile homme lui eût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche : C’était sa continuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élan magnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deux années sur cette toile, n’ayant d’entrailles que pour elle, tantôt ravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes que les moribonds râlant dans des lits d’hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, il n’avait pu être prêt pour le Salon ; car
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/312]]==
toujours, au dernier moment, lorsqu’il espérait terminer en quelques séances, des trous se déclaraient, il sentait la composition craquer et crouler sous ses doigts. À l’approche du troisième Salon, il eut une crise terrible, il resta quinze jours sans aller à son atelier de la rue Tourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dans une maison vidée par la mort : il tourna la grande toile contre le mur, il roula l’échelle dans un coin, il aurait tout cassé, tout brûlé, si ses mains défaillantes en avaient trouvé la force.
 
Mais rien n’existait plus, un vent de colère venait de balayer le plancher, il parlait de se mettre à de petites choses, puisqu’il était incapable des grands labeurs.
 
Malgré lui, son premier projet de petit tableau le ramena là-bas, devant la Cité. Pourquoi n’en ferait-il pas simplement une vue, sur une toile moyenne ? Seulement, une sorte de pudeur, mêlée d’une étrange jalousie, l’empêcha d’aller s’asseoir sous le pont des Saints-Pères : il lui semblait que cette place fût sacrée maintenant, qu’il ne devait pas déflorer la virginité de la grande œuvre, même morte. Et il s’installa au bout de la berge, en amont du pont Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillait directement sur la nature, il se réjouissait de n’avoir pas à tricher, comme cela était fatal pour les toiles de dimensions démesurées. Le petit tableau, très soigné, plus poussé que de coutume, eut cependant le sort des autres devant le jury indigné, par cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alors les ateliers. Ce fut un soufflet d’autant plus sensible, qu’on avait parlé de concessions, d’avances faites à l’École pour être reçu ; et le peintre, ulcéré, pleurant de rage, arracha la toile par minces lambeaux
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/313]]==
et la brûla dans son poêle, lorsqu’elle lui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d’un coup de couteau, il fallait l’anéantir.
 
Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. Il travaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-même, avec un rire douloureux, qu’il s’était perdu et qu’il se cherchait. Au fond, la conscience tenace de son génie lui laissait un espoir indestructible, même pendant les longues crises d’abattement. Il souffrait comme un damné roulant l’éternelle roche qui retombait et l’écrasait ; mais l’avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les étoiles.
Ligne 42 ⟶ 58 :
On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu’il se cloîtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, était toujours emporté, au-delà de l’œuvre présente, par le rêve élargi de l’œuvre future, se heurtait de front, maintenant à ce sujet de la Cité. C’était l’idée fixe, la barre qui fermait sa vie. Et, bientôt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambée d’enthousiasme, criant avec des gaietés d’enfant qu’il avait trouvé et qu’il était certain du triomphe.
 
Un matin, Claude, qui jusque-là n’avait pas rouvert sa porte, voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse, faite de verve, sans modèle, admirable encore de couleur. D’ailleurs, le sujet restait le même : le port Saint-Nicolas à gauche, l’école de natation à droite, la Seine et la Cité au fond. Seulement, il demeura stupéfait en apercevant, à la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque, très grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient : une, en costume de bain, ramant ; une
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/314]]==
autre, assise au bord, les jambes dans l’eau, son corsage à demi arraché montrant l’épaule ; la troisième, toute droite, toute nue à la proue, d’une nudité si éclatante qu’elle rayonnait comme un soleil.
 
« Tiens ! quelle idée ! murmura Sandoz. Que font-elles là, ces femmes ?
Ligne 52 ⟶ 70 :
« Moi ? oh ! non ! Seulement, j’ai peur que le public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n’est guère vraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris. ». Il s’étonna naïvement.
 
« Ah ! tu crois… Eh bien, tant pis ! Qu’est-ce que ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme ? J’ai besoin de ça, vois-tu, pour me monter. » Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette étrange composition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de la logique outragée. Comment un peintre moderne, qui se piquait de ne peindre que des réalités, pouvait-il abâtardir une œuvre, en y introduisant des imaginations pareilles ? Il était si aisé de prendre d’autres sujets, où s’imposait la nécessité du nu ! Mais Claude s’entêtait, donnait des explications mauvaises et violentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idée à lui, si peu claire qu’il n’aurait pu la dire avec netteté, ce tournent d’un symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme qui lui faisait incarner dans cette nudité la chair même de Paris, la ville nue et
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/315]]==
passionnée, resplendissante d’une beauté de femme. Et il y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres, des cuisses et des gorges fécondes, comme il brûlait d’en créer à pleines mains, pour les enfantements continus de son art.
 
Devant l’argumentation pressante de son ami, il feignit pourtant d’être ébranlé. « Eh bien, je verrai, je l’habillerai plus tard, ma bonne femme, puisqu’elle te gêne… Mais je vais toujours la faire comme ça. Hein ? tu comprends, elle m’amuse. » Jamais il n’en reparla, d’une, obstination sourde, se contentant de gonfler le dos et de sourire d’un air embarrassé, lorsqu’une allusion disait l’étonnement de tous, à voir cette Vénus naître de l’écume de la Seine, triomphale, parmi les omnibus des quais et les débardeurs du port Saint-Nicolas.
Ligne 58 ⟶ 78 :
On était au printemps, Claude allait se remettre à son grand tableau, lorsqu’une décision, prise en un jour de prudence, changea la vie du ménage. Parfois, Christine s’inquiétait de tout cet argent dépensé si vite, des sommes dont ils écornaient sans cesse le capital. On ne comptait plus, depuis que la source paraissait inépuisable : Puis, après quatre années, il s’étaient épouvantés un matin, lorsque, ayant demandé des comptes, ils avaient appris que, sur les vingt mille francs, il en restait à peine trois mille. Tout de suite, ils se jetèrent à une réaction d’économie excessive, rognant sur le pain, projetant de couper court même aux besoins nécessaires ; et ce fut ainsi que, dans ce premier élan de sacrifice, ils quittèrent le logement de la rue de Douai. À quoi bon deux loyers ?
 
Il y avait assez de place dans l’ancien séchoir de la rue Tourlaque, encore éclaboussé
Il y avait assez de place dans l’ancien séchoir de la rue Tourlaque, encore éclaboussé des eaux de teinture, pour qu’on y pût caser l’existence de trois personnes. Mais l’installation n’en fut pas moins laborieuse, car cette halle de quinze mètres sur dix ne leur donnait qu’une pièce, un hangar de bohémiens faisant tout en commun. Il fallut que le peintre lui même, devant la mauvaise grâce du propriétaire, la coupât, dans un bout, d’une cloison de planches, derrière laquelle il ménagea une cuisine et une chambre à coucher. Cela les enchanta, malgré les crevasses de la toiture, où soufflait le vent : les jours de gros orages, ils étaient obligés de mettre des terrines sous les fentes trop larges. C’était d’un vide lugubre, leurs quatre meubles dansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiers d’être logés si à l’aise, ils disaient aux amis que le petit Jacques aurait au moins de l’espace, pour courir un peu. Ce pauvre Jacques, malgré ses neuf ans sonnés, ne poussait guère vite ; sa tête seule continuait de grossir, on ne pouvait l’envoyer plus de huit jours de suite à l’école, d’où il revenait hébété, malade d’avoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils le laissaient vivre à quatre pattes autour d’eux, se traînant dans les coins.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/316]]==
Il y avait assez de place dans l’ancien séchoir de la rue Tourlaque, encore éclaboussé des eaux de teinture, pour qu’on y pût caser l’existence de trois personnes. Mais l’installation n’en fut pas moins laborieuse, car cette halle de quinze mètres sur dix ne leur donnait qu’une pièce, un hangar de bohémiens faisant tout en commun. Il fallut que le peintre lui même, devant la mauvaise grâce du propriétaire, la coupât, dans un bout, d’une cloison de planches, derrière laquelle il ménagea une cuisine et une chambre à coucher. Cela les enchanta, malgré les crevasses de la toiture, où soufflait le vent : les jours de gros orages, ils étaient obligés de mettre des terrines sous les fentes trop larges. C’était d’un vide lugubre, leurs quatre meubles dansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiers d’être logés si à l’aise, ils disaient aux amis que le petit Jacques aurait au moins de l’espace, pour courir un peu. Ce pauvre Jacques, malgré ses neuf ans sonnés, ne poussait guère vite ; sa tête seule continuait de grossir, on ne pouvait l’envoyer plus de huit jours de suite à l’école, d’où il revenait hébété, malade d’avoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils le laissaient vivre à quatre pattes autour d’eux, se traînant dans les coins.
 
Alors, Christine, qui, depuis longtemps, n’était plus mêlée au travail quotidien de Claude, vécut de nouveau avec lui chaque heure des longues séances. Elle l’aida à gratter et à poncer l’ancienne toile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plus solidement. Mais ils constatèrent un désastre : l’échelle roulante s’était détraquée sous l’humidité du toit ; et, de crainte d’une chute, il dut la consolider par une traverse de chêne, pendant que, un à un, elle lui passait les clous. Tout, une seconde fois, était prêt.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/317]]==
Elle le regarda mettre au carreau la nouvelle esquisse, debout derrière lui, jusqu’à défaillir de fatigue, se laissant ensuite glisser par terre, restant là, accroupie, à regarder encore.
 
Ah ! comme elle aurait voulu le reprendre à cette peinture qui le lui avait pris ! C’était pour cela qu’elle se faisait sa servante, heureuse de se rabaisser à des travaux de manœuvre. Depuis qu’elle rentrait dans son travail, côte à côte ainsi tous les trois, lui, elle et cette toile, un espoir la ranimait. S’il lui avait échappé, lorsqu’elle pleurait toute seule rue de Douai, et qu’il s’attardait rue Tourlaque, acoquiné et épuisé comme chez une maîtresse, peut-être allait-elle le reconquérir, maintenant qu’elle était là, elle aussi, avec sa passion. Ah ! cette peinture, de quelle haine jalouse elle l’exécrait ! Ce n’était plus son ancienne révolte de petite bourgeoise peignant l’aquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, elle l’avait compris peu à peu, rapprochée d’abord par sa tendresse pour le peintre, gagnée ensuite par le régal de la lumière, le charme original des notes blondes.
Ligne 68 ⟶ 92 :
Ce fut d’abord une lutte sourde de toutes les minutes.
 
Elle s’imposait, glissait à chaque instant ce qu’elle pouvait de son corps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau. Toujours, elle demeurait là, à
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/318]]==
l’envelopper de son haleine, à lui rappeler qu’il était sien. Puis, son ancienne idée repoussa, peindre elle aussi, l’aller retrouver au fond même de sa fièvre d’art : pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsi qu’une élève près du maître, dont elle copiait docilement une étude ; et elle ne lâcha qu’en voyant sa tentative tourner contre son but, car il achevait d’oublier la femme en elle, comme trompé par cette besogne commune, sur un pied de simple camaraderie, d’homme à homme. Aussi revint-elle à son unique force.
 
Souvent, déjà, pour camper les petites figures de ses derniers tableaux, Claude avait pris d’après Christine des indications, une tête, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait un manteau aux épaules, il la saisissait dans un mouvement et lui criait de ne plut bouger.
 
C’étaient des services qu’elle se montrait heureuse de lui rendre, répugnant pourtant à se dévêtir, blessée de ce métier de modèle, maintenant qu’elle était sa femme. Un jour qu’il avait besoin de l’attache d’une cuisse, elle refusa, puis consentit à retrousser sa robe, honteuse, après avoir fermé la porte à double tour, de peur que, sachant le rôle où elle descendait, on ne la cherchât nue dans tous les tableaux de son mari. Elle entendait encore les rires insultants des camarades et de Claude lui-même, leurs plaisanteries grasses, lorsqu’ils parlaient des toiles d’un peintre qui se servait ainsi uniquement de sa femme, d’aimables nudités proprement léchées pour les bourgeois, et dans lesquelles on la retrouvait sous toutes les faces, avec des particularités bien connues, la chute des reins un peu longue, le ventre trop haut ; ce qui la promenait sans chemise au travers de Paris
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/319]]==
goguenard, quand elle passait habillée, cuirassée, serrée jusqu’au menton par des robes sombres, qu’elle portait justement très montantes.
 
Mais, depuis que Claude avait établi largement, au fusain, la grande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de son tableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse, envahie d’une pensée obsédante, devant laquelle s’en allaient un à un ses scrupules. Et, quand il parla de prendre un modèle, elle s’offrit.
Ligne 82 ⟶ 110 :
« Je veux bien, c’est même très gentil à toi d’avoir ce courage, car tu sais que ce n’est pas un amusement de fainéante, avec moi… N’importe ! avoue-le donc, grande bête ! tu as peur qu’une autre femme n’entre ici, tu es jalouse. » Jalouse ! oui, elle l’était, et à en agoniser de souffrance.
 
Mais elle se moquait bien des autres femmes, tous les modèles de Paris pouvaient retirer là leurs jupons ! Elle n’avait qu’une rivale, cette peinture préférée, qui lui volait son amant. Ah ! jeter sa robe, jeter jusqu’où dernier linge, et se donner nue à lui pendant des jours, des semaines, vivre nue sous ses regards, et le reprendre ainsi, et l’emporter, lorsqu’il retomberait dans ses bras ! Avait-elle donc à offrir autre chose qu’elle-même ? N’était-ce pas légitime,
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/320]]==
ce dernier combat où elle payait de son corps, quitte à n’être plus rien, rien qu’une femme sans charmes, si elle se laissait vaincre ?
 
Claude, enchanté, fit d’abord d’après elle une étude, une simple académie pour son tableau, dans la pose. Ils attendaient que Jacques fût parti à l’école, ils s’enfermaient, et la séance durait des heures, Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup de l’immobilité ; puis, elle s’accoutuma, n’osant se plaindre, de peur de le fâcher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. Et, bientôt, l’habitude en fut prise, il la traita en simple modèle, plus exigeant que s’il l’eût payée, sans jamais craindre d’abuser de son corps, puisqu’elle était sa femme. Il l’employait pour tout, la faisait se déshabiller à chaque minute, pour un bras, pour un pied, pour le moindre détail dont il avait besoin.
Ligne 90 ⟶ 120 :
Cette fois, Claude procéda sans hâte ; et, avant d’ébaucher la grande figure, il avait déjà lassé Christine pendant des mois, à l’essayer de vingt façons, voulant se bien pénétrer de la qualité de sa peau, disait-il. Enfin, un jour, il attaqua l’ébauche. C’était un matin d’automne, par une brise déjà aigre ; il ne faisait pas chaud, dans le vaste atelier, malgré le poêle qui ronflait. Comme le petit Jacques, malade d’une de ses crises de stupeur souffrante, n’avait pu aller à l’école, on s’était décidé à l’enfermer au fond de la chambre, en lui recommandant d’être bien sage. Et, frissonnante, la mère se déshabilla, se planta près du poêle, immobile, tenant la pose.
 
Pendant la première heure, le peintre, du haut de
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/321]]==
son échelle, lui jeta des coups d’œil qui la sabraient des épaules aux genoux, sans lui adresser une parole. Elle, envahie d’une tristesse lente, craignant de défaillir, ne sachant plus si elle souffrait du froid ou d’un désespoir, venu de loin, dont elle sentait monter l’amertume. Sa fatigue était si grande, qu’elle trébucha et marcha péniblement, de ses jambes engourdies.
 
« Comment, déjà ! cria Claude. Mais il y a un quart heure au plus que tu poses ! Tu ne veux donc pas gagner tes sept francs ? » Il plaisantait d’un air bourru, ravi de son travail. Et elle avait à peine retrouvé l’usage de ses membres, sous le peignoir dont elle s’était couverte, qu’il dit violemment :
Ligne 100 ⟶ 132 :
« Très épatant tout de même, le nu… Ça fiche une note sur le fond… Et ça vibre, et ça prend une sacrée vie, comme si l’on voyait couler le sang dans les muscles…
 
Ah ! un muscle bien dessiné, un
Ah ! un muscle bien dessiné, un membre peint solidement, en pleine clarté, il n’y a rien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !… Moi, je n’ai pas d’autre religion, je me collerais à genoux là-devant, pour toute l’existence. » Et, comme il était obligé de descendre chercher un tube de couleur, il s’approcha d’elle, il la détailla avec une passion croissante, en touchant du bout de son doigt chacune des parties qu’il voulait désigner.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/322]]==
Ah ! un muscle bien dessiné, un membre peint solidement, en pleine clarté, il n’y a rien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !… Moi, je n’ai pas d’autre religion, je me collerais à genoux là-devant, pour toute l’existence. » Et, comme il était obligé de descendre chercher un tube de couleur, il s’approcha d’elle, il la détailla avec une passion croissante, en touchant du bout de son doigt chacune des parties qu’il voulait désigner.
 
« Tiens ! là, sous le sein gauche, eh bien, c’est joli comme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, qui donnent à la peau une délicatesse de ton exquise… Et là, au renflement de la hanche, cette fossette où l’ombre se dore, un régal !… Et là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe à peine de carmin dans de l’or pâle… Le ventre, moi, ça m’a toujours exalté. Je ne puis en voir un, sans vouloir manger le monde. C’est si beau à peindre, un vrai coucher de chair ! » Puis, remonté sur son échelle, il cria dans sa fièvre de création :
 
« Nom de Dieu ! si je ne fiche pas un chef-d’œuvre avec toi, il faut que je sois un cochon ! » Christine se taisait, et son angoisse grandissait, dans la certitude qui se faisait en elle. Immobile, sous la brutalité des choses, elle sentait le malaise de sa nudité. À chaque place où le doigt de Claude l’avait touchée, il lui était resté une impression de glace, comme si le froid dont elle frissonnait entrait par là maintenant. L’expérience était faite, à quoi bon espérer davantage ? Ce corps, couvert partout de ses baisers d’amant, il ne le regardait plus, il ne l’adorait plus qu’en artiste. Un ton de la gorge l’enthousiasmait, une ligne du ventre l’agenouillait de
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/323]]==
dévotion, lorsque, jadis, aveuglé de désir, il l’écrasait toute contre sa poitrine, sans la voir, dans des étreintes où l’un et l’autre auraient voulu se fondre. Ah ! c’était bien la fin, elle n’était plus, il n’aimait plus en elle que son art, la nature, la vie. Et, les yeux au loin, elle gardait la rigidité d’un marbre, elle retenait les larmes dont se gonflait son cœur, réduite à cette misère de ne pouvoir même pleurer.
 
Une voix vint de la chambre, tandis que des petits poings tapaient contre la porte.
Ligne 116 ⟶ 152 :
Enfin, il s’interrompit de fatigue, il remarqua qu’elle tremblait.
 
« 
« Tiens ! est-ce que tu as froid ?
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/324]]==
« Tiens ! est-ce que tu as froid ?
 
— Oui, un peu.
Ligne 128 ⟶ 166 :
Mais, dès le lendemain, Christine dut se remettre nue, dans l’air glacé, sous la lumière brutale. N’était-ce pas son métier, désormais ? Comment se refuser, à présent que l’habitude en était prise ? Jamais elle n’aurait causé un chagrin à Claude ; et elle recommençait chaque jour cette défaite de son corps. Lui, n’en parlait même plus, de ce corps brûlant et humilié. Sa passion de la chair s’était reportée dans son œuvre, sur les amantes peintes qu’il se donnait. Elles faisaient seules battre son sang, celles dont chaque membre naissait d’un de ses efforts.
 
Là-bas, à
Là-bas, à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait cru tenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleins bras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ils étaient restés quand même étrangers ; et il préférait l’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamais atteinte, ce désir fou que rien ne contenait.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/325]]==
Là-bas, à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait cru tenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleins bras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ils étaient restés quand même étrangers ; et il préférait l’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamais atteinte, ce désir fou que rien ne contenait.
 
Ah ! les vouloir toutes, les créer selon son rêve, des gorges de satin, des hanches couleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimer que pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoir les étreindre !
Ligne 136 ⟶ 176 :
Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture.
 
La bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme qu’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’était au-delà qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dédoublement de sa personne, comprenant la misère d’une telle souffrance, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantée. Et pourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il préférait sa copie à elle-même, que cette copie était l’adorée, la préoccupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait à la pose pour embellir l’autre, il ne tenait plus que de l’autre sa joie ou sa tristesse, selon qu’il la voyait vivre ou languir sous son pinceau. N’était-ce donc pas de l’amour, cela ? et quelle souffrance de prêter sa chair, pour que l’autre naquît, pour que le cauchemar
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/326]]==
de cette rivale les hantât, fût toujours entre eux, plus puissant que le réel, dans l’atelier, à table, au lit, partout ! Une poussière, un rien, de la couleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leur bonheur, lui, silencieux, indifférent, brutal parfois, elle, torturée de son abandon, désespérée de ne pouvoir chasser de son ménage cette concubine, si envahissante et si terrible dans son immobilité d’image !
 
Et ce fut dès lors que Christine, décidément battue ; sentit peser sur elle toute la souveraineté de l’art. Cette peinture, qu’elle avait déjà acceptée sans restrictions, elle la haussa encore, au fond d’un tabernacle farouche, devant lequel elle demeurait écrasée, comme devant ces puissants dieux de colère, que l’on honore, dans l’excès de haine et d’épouvante qu’ils inspirent. C’était une peur sacrée, la certitude qu’elle n’avait plus à lutter, qu’elle serait broyée ainsi qu’une paille, si elle s’entêtait davantage.
 
Les toiles grandissaient comme des blocs, les plus petites lui semblaient triomphales, les moins bonnes l’accablaient de leur victoire ; tandis qu’elle ne les jugeait plus, à terre, tremblante, les trouvant toutes formidables, répondant toujours aux questions de son mari : « Oh ! très bien !… Oh ! superbe !… Oh ! extraordinaire, extraordinaire, celle-là ! » Cependant, elle était tans colère contre lui, elle l’adorait d’une tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dévorer lui-même. Après quelques semaines d’heureux travail, tout s’était gâté, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme. C’était pourquoi il tuait son modèle de fatigue, s’acharnant pendant des journées, puis lâchant tout pour un
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/327]]==
mois. À dix reprises, la figure fut commencée, abandonnée, refaite complètement. Une année, deux années s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminé parfois, et le lendemain gratté, entièrement à reprendre.
 
Ah ! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effort de sang et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair, souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre l’Ange ! Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais accoucher de son génie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à-peu-près du rendu, les tricheries nécessaires le tracassaient de remords, l’indignaient comme une faiblesse lâche ; et il recommençait, et il gâtait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne « parlait » pas, mécontent de ses bonnes femmes, ainsi que le disaient plaisamment les camarades, tant qu’elles ne descendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pour les créer vivantes ?
Ligne 146 ⟶ 190 :
Un rien sans doute. Il était un peu en deçà, un peu au-delà peut-être. Un jour, le mot de génie incomplet ; entendu derrière son dos, l’avait flatté et épouvanté. Oui, ce devait être cela, le saut trop court ou trop long, le déséquilibrement des nerfs dont il souffrait, le détraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance en plus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire un fou. Quand un désespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyait son œuvre, il emportait maintenant cette idée d’une impuissance fatale, il l’écoutait battre contre son crâne, comme le glas obstiné d’une cloche.
 
 
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/328]]==
Son existence devint misérable. Jamais le doute de lui-même ne l’avait traqué ainsi. Il disparaissait des journées entières ; même il découcha une nuit, rentra hébété le lendemain, sans pouvoir dire d’où il revenait : on pensa qu’il avait battu la banlieue, plutôt que de se retrouver en face de son œuvre manquée. C’était son unique soulagement, fuir dès que cette œuvre l’emplissait de honte et de haine, ne reparaître que lorsqu’il se sentait le courage de l’affronter encore. Et, à son retour, sa femme elle-même n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir, après l’anxiété de l’attente. Il courait furieusement Paris, les faubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec des manœuvres, exprimant à chaque crise son ancien désir d’être le goujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir des membres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ils étaient taillés ? Il avait raté son existence, il aurait dû se faire embaucher autrefois, quand il déjeunait chez Gomard, au Chien de Montargis, où il avait eu pour ami un Limousin, un grand gaillard très gai, dont il enviait les gros bras. Puis, lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crâne vide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu’on risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à ce qu’un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin, lui fît remonter une flamme au visage.
 
Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois de plus, allait être finie. Mais, depuis une heure, Claude s’assombrissait, perdait de la joie d’enfant qu’il avait montrée au début de la séance. Aussi n’osait-elle souffler, sentant à son propre malaise que tout se gâtait encore, craignant de précipiter
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/329]]==
la catastrophe, si elle bougeait un doigt. Et, en effet, il eut brusquement un cri de douleur, il jura dans un éclat de tonnerre.
 
« Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! » Il avait jeté sa poignée de brosses du haut de l’échelle.
Ligne 160 ⟶ 208 :
Immobile, saisi de son meurtre, Claude regardait cette poitrine ouverte sur le vide. Un immense chagrin lui venait de la blessure, par où le sang de son œuvre lui semblait couler. Était-ce possible ? était-ce lui qui avait assassiné ainsi ce qu’il aimait le plus au monde ? Sa colère tombait à une stupeur, il se mit à promener ses doigts sur la toile, tirant les bords de la déchirure, comme s’il avait voulu rapprocher les lèvres d’une plaie. Il étranglait, il bégayait, éperdu d’une douleur douce, infinie :
 
« Elle est crevée.., elle est crevée… » Alors, Christine fui remuée jusqu’aux entrailles, dans sa maternité pour son grand enfant d’artiste. Elle pardonnait comme toujours, elle voyait bien qu’il n’avait plus qu’une idée, raccommoder à l’instant la déchirure, guérir le mal ; et elle l’aida, ce fut elle qui tint les lambeaux, pendant que, par-derrière, il collait un morceau de toile. Quand elle se rhabilla, l’autre était là de nouveau, immortelle, ne
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/330]]==
gardant à la place du cœur qu’une mince cicatrice, qui acheva de passionner le peintre. Dans ce déséquilibrement qui s’aggravait, Claude en arrivait à une sorte de superstition, à une croyance dévote aux procédés. Il proscrivait l’huile, en parlait comme d’une ennemie personnelle. Au contraire, l’essence faisait mat et solide ; et il avait des secrets à lui qu’il cachait, des solutions d’ambre, du copal liquide, d’autres résines encore, qui séchaient vite et empêchaient la peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battre contre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient du coup le peu d’huile des couleurs. Toujours la question des pinceaux l’avait préoccupé : il les voulait d’un emmanchement spécial, dédaignant la marte, exigeant du crin séché au four. Puis, la grosse affaire était le couteau à palette, car il l’employait pour les fonds, comme Courbet ; il en possédait une collection, de longs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire, pareil à celui des vitriers, qu’il avait fait fabriquer exprès, le vrai couteau de Delacroix. Du reste, il n’usait jamais du grattoir, ni du rasoir, qu’il trouvait déshonorants. Mais il se permettait toutes sortes de pratiques mystérieuses dans l’application du ton, il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyait avoir brusquement découvert la bonne peinture, parce que, répudiant le flot d’huile, la coulée ancienne, il procédait par des touches successives, béjoitées, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la valeur exacte.
 
Une de ses manies avait longtemps été de peindre de droite à gauche : sans le dire, il était convaincu que cela lui portait bonheur. Et le cas terrible, l’aventure où il s’était détraqué encore, venait d’être sa théorie
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/331]]==
envahissante des couleurs complémentaires. Gagnière, le premier, lui en avait parlé, très enclin également aux spéculations techniques. Après quoi, lui-même, par la continuelle outrance de sa passion, s’était mis à exagérer ce principe scientifique qui fait découler des trois couleurs primaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurs secondaires, l’orange, le vert, le violet, puis toute une série de couleurs complémentaires et similaires, dont les composés s’obtiennent mathématiquement les uns des autres. Ainsi, la science entrait dans la peinture, une méthode était créée pour l’observation logique, il n’y avait qu’à prendre la dominante d’un tableau, à en établir la complémentaire ou la similaire, pour arriver d’une façon expérimentale aux variations qui se produisent, un rouge se transformant en un jaune près d’un bleu, par exemple, tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par la décomposition même de la lumière, selon les nuages qui passent. Il en tirait cette conclusion vraie, que les objets n’ont pas de couleur fixe, qu’ils se colorent suivant les circonstances ambiantes ; et le grand mal était que, lorsqu’il revenait maintenant à l’observation directe, la tête bourdonnante de cette science, son œil prévenu forçait les nuances délicates, affirmait en notes trop vives l’exactitude de la théorie ; de sorte que son originalité de notation, si claire, si vibrante de soleil, tournait à la gageure, à un renversement de toutes les habitudes de l’œil, des chairs violâtres sous des cieux tricolores. La folie semblait au bout.
 
La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesure que le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille
La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesure que le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille francs, elle s’abattit, affreuse, irréparable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas même coudre : elle se désolât, les mains inertes, s’irritait contre son éducation imbécile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait à se gâter. Lui, tombé dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avec des camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant le public s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons de l’arc-en-ciel. Les marchands étaient en fuite, M. Hue seul faisait le voyage de la rue Tourlaque, restait là, extasié, devant les morceaux excessifs, ceux qui éclataient en fusées imprévues, se désespérant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avait beau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de les accepter, le petit bourgeois y mettait une délicatesse extraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loin en loin, puis emportait alors avec religion la toile délirante, qu’il pendait à côté de ses tableaux de maître. Cette aubaine était trop rare, Claude avait dû se résigner à des travaux de commerce, si répugné, si désespéré de culbuter à ce bagne où il jurait de ne jamais descendre, qu’il aurait préféré mourir de faim, sans les deux pauvres êtres qui agonisaient avec lui. Il connut les chemins de croix bâclés au rabais, les saints et les saintes à la grosse, les stores dessinés d’après des poncifs, toutes les besognes basses encanaillant la peinture dans une imagerie bête et sans naïveté. Même il eut la honte de se faire refuser des portraits à vingt-cinq francs, parce qu’il ratait la ressemblance : et il en arriva au dernier degré de la misère, il travailla « au numéro » : des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension réglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il en dépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse, regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné, sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti les mains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christine s’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, si active ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à la balayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre ; et le petit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas fûts debout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, mal soignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’à l’orgueil d’eux-mêmes.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/332]]==
La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesure que le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille francs, elle s’abattit, affreuse, irréparable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas même coudre : elle se désolât, les mains inertes, s’irritait contre son éducation imbécile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait à se gâter. Lui, tombé dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avec des camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant le public s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons de l’arc-en-ciel. Les marchands étaient en fuite, M. Hue seul faisait le voyage de la rue Tourlaque, restait là, extasié, devant les morceaux excessifs, ceux qui éclataient en fusées imprévues, se désespérant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avait beau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de les accepter, le petit bourgeois y mettait une délicatesse extraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loin en loin, puis emportait alors avec religion la toile délirante, qu’il pendait à côté de ses tableaux de maître. Cette aubaine était trop rare, Claude avait dû se résigner à des travaux de commerce, si répugné, si désespéré de culbuter à ce bagne où il jurait de ne jamais descendre, qu’il aurait préféré mourir de faim, sans les deux pauvres êtres qui agonisaient avec lui. Il connut les chemins de croix bâclés au rabais, les saints et les saintes à la grosse, les stores dessinés d’après des poncifs, toutes les besognes basses encanaillant la peinture dans une imagerie bête et sans naïveté. Même il eut la honte de se faire refuser des portraits à vingt-cinq francs, parce qu’il ratait la ressemblance : et il en arriva au dernier degré de la misère, il travailla « au numéro » : des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension réglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il en dépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse, regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné, sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti les mains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christine s’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, si active ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à la balayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre ; et le petit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas fûts debout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, mal soignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’à l’orgueil d’eux-mêmes.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/333]]==
degré de la misère, il travailla « au numéro » : des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension réglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il en dépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse, regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné, sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti les mains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christine s’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, si active ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à la balayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre ; et le petit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas fûts debout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, mal soignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’à l’orgueil d’eux-mêmes.
 
Après une année encore, Claude, dans un de ces jours de défaite où il fuyait son tableau manqué, fit une rencontre. Cette fois, il s’était juré de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi, comme s’il avait entendu galoper derrière ses talons le spectre blafard de la grande figure nue, ravagée de continuelles retouches, toujours laissée informe, le poursuivant de son désir douloureux de naître. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissant les rues boueuses. Et ; vers cinq heures, il traversait la rue Royale de son pas de somnambule, au risque d’être écrasé, les vêtements en loques, crotté jusqu’à l’échine, quand un coupé s’arrêta brusquement.
 
« 
« Claude, hé ! Claude !… Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? » C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soie grise, recouverte de Chantilly. Elle avait abaissé d’une main vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de la portière. – « Où allez-vous ? ».
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/334]]==
« Claude, hé ! Claude !… Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? » C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soie grise, recouverte de Chantilly. Elle avait abaissé d’une main vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de la portière. – « Où allez-vous ? ».
 
Lui, béant ; répondit qu’il n’allait nulle part. Elle s’égaya plus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussis de lèvres pervers d’une dame que tourmente l’envie subite d’une crudité, aperçue chez une fruitière borgne.
Ligne 174 ⟶ 232 :
« Montez alors, il y a si longtemps qu’on ne s’est vus !… Montez donc, vous allez être renversé ! » En effet, les cochers s’impatientaient, poussaient leurs chevaux, au milieu d’un vacarme ; et il monta, étourdi ; et elle l’emporta, ruisselant, avec son hérissement farouche de pauvre, dans le petit coupé de satin bleu, assis à moitié sur les dentelles de sa jupe ; tandis que le fiacres rigolaient de l’enlèvement, en prenant la queue, pour rétablir la circulation.
 
Irma Bécot avait enfin réalisé son rêve d’un hôtel à elle, sur l’avenue de Villiers. Mais elle y avait mis des années, le terrain d’abord acheté par un amant, puis les cinq cent mille francs de la bâtisse, les trois cent mille francs de meubles fournis par d’autres, au petit bonheur des coups de passion. C’était une demeure princière, d’un luxe magnifique, surtout d’un extrême raffinement dans le bien-être voluptueux, une grande alcôve de femme sensuelle, un grand lit d’amour qui commençait aux tapis du vestibule, pour monter et s’étendre jusqu’aux murs capitonnés des chambres. Aujourd’hui, après avoir beaucoup coûté, l’auberge rapportait davantage, car on
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/335]]==
y payait le renom de ses matelas de pourpre, les nuits y étaient chères.
 
En rentrant avec Claude, Irma défendit sa porte. Elle aurait mis le feu à toute cette fortune pour un caprice satisfait. Comme ils passaient ensemble dans la salle à manger, monsieur, l’amant qui payait alors, tenta d’y pénétrer quand même ; mais elle le fit renvoyer, très haut, sans craindre d’être entendue. Puis, à table, elle eut des rires d’enfant, mangea de tout, elle qui n’avait jamais faim ; et elle couvait le peintre d’un regard ravi, l’air amusé de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travail aux boutons arrachés. Lui, dans un rêve, se laissait faire, mangeait aussi avec l’appétit glouton des grandes crises. Le dîner fut silencieux, le maître d’hôtel servait avec une dignité hautaine.
Ligne 182 ⟶ 242 :
Il n’était guère plus de huit heures, et Irma voulut s’y enfermer tout de suite avec Claude. Elle poussa le verrou, plaisanta : bonsoir, madame est couchée ! .
 
« Mets-toi à ton aise, je te garde… Hein ? il y a assez longtemps qu’on en cause ! À la fin, c’est trop bête ! » Alors, lui, tranquillement, enleva son veston dans la chambre somptueuse, aux murs de soie mauve, garnis d’une dentelle d’argent, au lit colossal, drapé de broderies anciennes, pareil à un trône. Il avait l’habitude d’être en manches de chemise, il se crut chez lui. Autant dormir là que sous un pont, puisqu’il avait juré de ne rentrer jamais plus. Son aventure ne l’étonnait même pas, dans le détraquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandon brutal, le trouvait drôle à mourir, se
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/336]]==
récréait comme une fille échappée, à moitié dévêtue elle-même, le pinçant, le mordant, jouant à des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavé. « Tu sais, ma tête pour les jobards, mon Titien, comme ils disent, ce n’est pas pour toi… Ah ! tu me changes, vrai ! tu es différent ! » Et elle l’empoignait, lui disait combien elle avait eu envie de lui, parce qu’il était mal peigné. De grands rires étranglaient les mots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, qu’elle le baisait partout avec rage.
 
Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissés, arrachés, Irma s’allongea, nue, la chair gonflée de sa débauche, bégayante de lassitude.
Ligne 198 ⟶ 260 :
« Mon pauvre gros, ça ne t’a pas fait plaisir. Non ! ne jure pas, nous le sentons, nous autres femmes… Mais, à moi, ça m’en a fait beaucoup, oh ! beaucoup… Merci, merci bien ! » Et c’était fini, il aurait fallu qu’il la payât très cher, pour qu’elle recommençât.
 
 
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/337]]==
Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse de cette bonne fortune. Il en éprouvait un singulier mélange de vanité et de remords, qui pendant deux jours le rendit indifférent à la peinture, rêvassant qu’il avait peut-être bien manqué sa vie. D’ailleurs, il était si étrange à son retour, si débordant de sa nuit, que, Christine l’ayant questionné, il balbutia d’abord, puis avoua tout. Il y eut une scène, elle pleura longtemps, pardonna encore, pleine d’une indulgence infinie pour ses fautes, s’inquiétant maintenant, comme si elle eût craint qu’une pareille nuit ne l’eût trop fatigué. Et, du fond de son chagrin, montait une joie inconsciente, l’orgueil qu’on ait pu l’aimer, l’égaiement passionné de le voir capable d’une escapade, l’espoir aussi qu’il lui reviendrait, puisqu’il était allé chez une autre. Elle frissonnait dans l’odeur de désir qu’il rapportait, elle n’avait toujours au cœur qu’une jalousie, cette peinture exécrée, à ce point qu’elle l’aurait plutôt jeté à une femme.
 
Mais, vers le milieu de l’hiver, Claude eut une nouvelle poussée de courage. Un jour, rangeant de vieux châssis, il retrouva, tombé derrière, un ancien bout de toile. C’était la figure nue, la femme couchée de Plein air, qu’il avait seule gardée, en la coupant dans le tableau, lorsque celui-ci lui était revenu du Salon des Refusés. Et, comme il la déroulait, il lâcha un cri d’admiration.
 
« Nom de Dieu ! que c’est beau ! » Tout de suite, il la fixa au mur par quatre clous ; et, dès lors, il passa des heures à la contempler. Ses mains tremblaient, un flot de sang lui montait au visage. Était-ce possible qu’il eût peint un tel morceau de maître ? Il avait donc du génie, en ce temps-là ?
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/338]]==
On lui avait donc changé le crâne, et les yeux, et les doigts ? Une telle fièvre l’exaltait, un tel besoin de s’épancher, qu’il finissait par appeler sa femme.
 
« Viens donc voir !… Hein ? est-elle plantée ? en a-t-elle, des muscles emmanchés finement ?… Cette cuisse-là, tiens ! baignée de soleil. Et l’épaule, ici, jusqu’au renflement du sein… Ah ! mon Dieu ! c’est de la vie, je la sens vivre, moi, comme si je la touchais, la peau souple et tiède, avec son odeur. ».
Ligne 218 ⟶ 284 :
Puis, un matin, il fut pris d’une fringale de travail.
 
« Mais, nom d’un chien ! puisque j’ai fait ça, je puis bien le refaire… Ah ! cette fois, si je ne suis pas une brute, nous allons voir ! » Et Christine, immédiatement, dut lui donner une séance de pose, car il était déjà sur son échelle, brûlant de se remettre à son grand tableau. Pendant un mois, il la tint huit heures par jour, nue, les
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/339]]==
pieds malades d’immobilité, sans pitié pour l’épuisement où il la sentait, de même qu’il se montrait d’une dureté féroce pour sa propre fatigue. Il s’entêtait à un chef-d’œuvre, il exigeait que sa figure debout valût cette figure couchée, qu’il voyait sur le mur rayonner de vie. Continuellement, il la consultait, il la comparait, désespéré et fouetté par la peur de ne l’égaler jamais plus. Il lui jetait un coup d’œil, un autre à Christine, un autre à sa toile, s’emportait en jurons, quand il ne se contentait pas. Enfin, il tomba sur sa femme.
 
« Aussi, ma chère, tu n’es plus comme là-bas, quai de Bourbon. Ah ! mais, plus du tout !… C’est très drôle, tu as eu la poitrine mûre de bonne heure. Je me souviens de ma surprise, quand je t’ai vue avec une gorge de vraie femme, tandis que le reste gardait la finesse grêle de l’enfance… Et si souple et si frais, une éclosion de bouton, un chantre de printemps… Certes, oui, tu peux t’en flatter, ton corps a été bigrement bien ! » Il ne disait pas ces choses pour la blesser, il parlait simplement en observateur, feutrant les yeux à demi, causant de son corps comme d’une pièce d’étude qui s’abîmait.
Ligne 224 ⟶ 292 :
« Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non, ce n’est plus ça !… Les jambes, oh ! les jambes, très bien encore ; c’est ce qui s’en va en dernier, chez la femme. Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gâte. Ainsi, regarde-toi dans la glace : il y a là, près des aisselles, des poches qui se gonflent, et ça n’a rien de beau. Va, tu peux chercher sur son corps, à elle, ces poches n’y sont pas. » D’un regard tendre, il désignait la figure couchée ; et il conclut :
 
« Ce
« Ce n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui me fiche dedans… Ah ! pas de chance ! » Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant à un supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelle invention, de l’accabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beauté disparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœur d’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étude faite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout son malheur était là : sa gorge montrée d’abord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même, après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vie entière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdu jusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ; car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchée de l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme debout du nouveau tableau.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/340]]==
« Ce n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui me fiche dedans… Ah ! pas de chance ! » Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant à un supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelle invention, de l’accabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beauté disparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœur d’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étude faite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout son malheur était là : sa gorge montrée d’abord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même, après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vie entière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdu jusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ; car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchée de l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme debout du nouveau tableau.
 
Alors, à chaque séance, Christine se sentit vieillir. Elle abaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir se creuser des rides, se déformer les lignes pures. Jamais elle ne s’était étudiée ainsi, elle avait la honte et le dégoût de son corps, ce désespoir infini des femmes ardentes, lorsque l’amour les quitte avec leur beauté.
 
Était-ce donc pour cela qu’il ne l’aimait plus, qu’il allait passer les nuits chez d’autres, et qu’il se réfugiait dans la passion hors nature de son œuvre ? Elle en perdait l’intelligence nette des
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/341]]==
choses, elle en tombait à une échéance, vivant en camisole et en jupe sales, n’ayant plus la coquetterie de sa grâce, découragée par cette idée qu’il devenait inutile de lutter, puisqu’elle était vieille.
 
Un jour, Claude, enragé par une mauvaise séance, eut un cri terrible dont elle ne devait plus guérir. Il avait failli crever de nouveau sa toile, hors de lui, secoué d’une de ces colères, où il semblait irresponsable. Et, se soulageant sur elle, le poing tendu : « Non, décidément, je ne puis rien faire avec ça… Ah ! vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir d’enfant ! » Révoltée sous l’outrage, pleurante, elle courut se rhabiller. Mais ses mains s’égaraient, elle ne trouvait pas ses vêtements pour se couvrir assez vite. Tout de suite, lui, plein de remords, était descendu la consoler.
Ligne 234 ⟶ 306 :
« Voyons, j’ai eu tort, je suis un misérable… De grâce, pose, pose encore un peu, pour me prouver que tu ne m’en veux point. » Il la rattrapait, nue entre ses bras, il lui disputait sa chemise, qu’elle avait déjà passée à moitié. Et elle pardonna une fois de plus, elle reprit la pose, si frémissante, que les ondes douloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que, dans son immobilité de statue, de grosses larmes muettes continuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, où elles ruisselaient. Son enfant, ah ! certes, oui, il aurait mieux fait de ne pas naître ! C’était lui peut-être la cause de tout. Elle ne pleura plus, elle excusait déjà le père, elle se sentait une colère sourde contre le pauvre être, pour qui sa maternité ne s’était jamais éveillée, et qu’elle haïssait maintenant, à cette idée qu’il a pu, en elle, détruire l’amante.
 
 
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/342]]==
Pourtant, Claude s’obstinait cette fois, et il acheva le tableau, il jura qu’il l’enverrait quand même au Salon. Il ne quittait plus son échelle, il nettoyait les fonds jusqu’à la nuit noire. Enfin, épuisé, il déclara qu’il n’y toucherait pas davantage ; et, ce jour-là, comme Sandoz montait le soir, vers quatre heures, il ne le trouva point. Christine répondit qu’il venait de sortir, pour prendre l’air un moment sur la butte.
 
La lente rupture s’était aggravée entre Claude et les amis de l’ancienne bande. Chacun de ces derniers avait écourté et espacé ses visites, mal à l’aise devant cette peinture troublante, de plus en plus bousculé par le détraquage de cette admiration de jeunesse ; et, maintenant, tous étaient en fuite, pas un n’y retournait. Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour aller habiter l’une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement de la location de l’autre, après s’être marié, à la stupéfaction des camarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. Quant à Mahoudeau, il alléguait son travail, car il commençait à gagner quelque argent, grâce à un fabricant de bronzes d’art qui lui faisait retoucher ses modèles. C’était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait, depuis que Mathilde le tenait cloîtré, despotiquement : elle le nourrissait à crever de petits plats, l’abêtissait de pratiques amoureuses, le gorgeait de tout ce qu’il aimait, à un tel point, que lui, l’ancien coureur de trottoirs, l’avare qui ramassait ses plaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en était tombé à une domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent, ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement où elle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait même qu’en fille
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/343]]==
autrefois dévote, afin de consolider sa conquête, elle le jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avait une peur atroce.
 
Seul, Fagerolles affectait une vive cordialité à l’égard de son vieil ami, lorsqu’il le rencontrait, promettant toujours d’aller le voir, ce qu’il ne faisait jamais du reste : il avait tant d’occupations, depuis son grand succès, tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guère que Dubuche, par une lâcheté tendre des vieux souvenirs d’enfance, malgré les froissements que la différence de leurs natures avait amenés plus tard. Mais Dubuche, semblait-il, n’était pas heureux non plus de son côté, comblé de millions sans doute, et cependant misérable, en continuelle dispute avec son beau-père qui se plaignait d’avoir été trompé sur ses capacités d’architecte, obligé de vivre dans les potions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fœtus venus avant terme, que l’on élevait sous de la ouate. De toutes ces amitiés mortes, il n’y avait donc que Sandoz qui parût connaître encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misère, le remuait profondément, comme une de ces visions de grandes amoureuses qu’il aurait voulu faire passer dans ses livres.
 
Et, surtout, sa fraternité d’artiste augmentait, depuis qu’il voyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie héroïque de l’art. D’abord, il en était resté plein d’étonnement, car il avait cru à son ami plus qu’à lui-même, il se mettait le second depuis le collège, en le plaçant très haut, au rang des maîtres qui révolutionnent une époqueé
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/344]]==
poque. Ensuite, un attendrissement douloureux lui était venu de cette faillite du génie, une amère et saignante pitié, devant ce tourment effroyable de l’impuissance.
 
Est-ce qu’on savait jamais, en art, où était le fou ? Tous les ratés le touchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait à l’aberration, à l’effort grotesque et lamentable, plus il frémissait de charité, avec le besoin d’endormir pieusement dans l’extravagance de leurs rêves ces foudroyés de l’œuvre. Le jour où Sandoz était monté sans trouver le peintre, il ne s’en alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougis de larmes.
Ligne 252 ⟶ 330 :
Christine, pesamment, était allée se rasseoir près d’un lit de fer, que Sandoz n’avait pas remarqué en entrant.
 
« Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques est malade ? »
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/345]]==
Elle recouvrait l’enfant, dont les mains, sans cesse, repoussaient le drap.
 
« Oui, il ne se lève plus depuis trois jours. Nous avons apporté là son lit, pour qu’il soit avec nous… Oh ! il n’a jamais été solide. Mais il va de moins en moins bien, c’est désespérant. » Les regards fixes, elle parlait d’une voix monotone, et il s’effraya, quand il se fut approché. Blême, la tête de l’enfant semblait avoir grossi encore, si lourde de crâne maintenant, qu’il ne pouvait plus, la porter. Elle reposait inerte, on l’aurait crue déjà morte, sans le souffle fort qui sortait des lèvres décolorées.
Ligne 268 ⟶ 348 :
— Il est fini. – Comment, fini ! »
 
— Et, quand elle eut ajouté que la toile devait partir la semaine suivante pour le Salon, il resta gêné, il
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/346]]==
s’assit sur le divan, en homme qui désirait la juger sans hâte.
 
Les fonds, les quais, la Seine, d’où montait la pointe triomphale de la Cité, demeuraient à l’état d’ébauche, mais d’ébauche magistrale, comme si le peintre avait eu peur de gâter le Paris de son rêve, en le finissant davantage.
Ligne 284 ⟶ 366 :
— Bon ! bon ! il grandit trop, le repos le remettra. Je te disais bien de ne pas t’inquiéter. » Et Claude alla s’asseoir sur le divan, près de Sandoz.
 
Tous deux s’abandonnaient, se renversaient, couchés à demi, les regards en l’air, parcourant le tableau, tandis que Christine, à côté du lit, ne regardait rien, ne semblait penser à rien, dans la désolation continue de son cœur.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/347]]==
continue de son cœur.
 
Peu à peu, la nuit venait, la vive lumière de la baie vitrée pâlissait déjà, se décolorait en une tombée de crépuscule, uniforme et lente.
Ligne 304 ⟶ 388 :
— Oui. » Claude répondait sèchement, avec l’obstination de l’idée fixe, qui dédaigne même de donner des raisons. Il avait croisé les deux bras sous sa nuque, il se mit à parler d’autre chose, sans quitter des yeux son tableau, que le crépuscule commençait à obscurcir d’une ombre fine.
 
« Tu ne sais pas d’où je viens ? Je viens de chez Courajod… Hein ? le grand paysagiste, le peintre de la Mare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu te rappelles, je le croyais mort, et nous avons su qu’il habitait une maison près d’ici, de l’autre côté de la Butte, rue de l’Abreuvoir… Eh bien, mon vieux, il me tracassait, Courajod ! En allant prendre l’air parfois, j’avais découvert sa baraque, je ne pouvais plus passer devant, sans avoir l’envie d’entrer. Pense donc ! un maître, un gaillard qui a inventé notre paysage d’à présent, et qui vit là, inconnu, fini, terré
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/348]]==
comme une taupe !… Puis, tu n’as pas idée de la rue ni de la cambuse : une rue de campagne emplie de volailles, bordée de talus gazonnés ; une cambuse pareille à un jouet d’enfant, avec de petites fenêtres, une petite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette de terre en pente raide, plantée de quatre poiriers, encombrée de toute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plâtres, de grillages en fer consolidés de ficelles… » Sa voix se ralentissait, il clignait les paupières, comme si la préoccupation de son tableau fût invinciblement rentrée en lui, l’envahissant peu à peu, au point de le gêner dans ce qu’il disait.
 
« Aujourd’hui, voilà que j’aperçois justement Courajod sur sa porte… Un vieux de quatre-vingts ans passés, ratatiné, rapetissé à la taille d’un gamin. Non ! il faut l’avoir rencontré avec ses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme… Et, bravement, je m’approche, je lui dis : « Monsieur Courajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableau qui est un chef-d’œuvre, permettez à un peintre de vous serrer la main, ainsi qu’à un maître. » Ah ! du coup, si tu l’avais vu prendre peur, bégayer, reculer, comme si je voulais le battre. Une fuite… Je l’avais suivi, il s’est calmé, m’a montré ses poules, ses canards, ses lapins, ses chiens, une ménagerie extraordinaire, jusqu’à un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plus qu’à des bêtes. Quant à l’horizon, superbe ! toute la plaine Saint-Denis, des lieues et des lieues, avec des rivières, des villes, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent.
Ligne 310 ⟶ 396 :
Enfin, un vrai trou d’ermite dans la montagne, le dos tourné à Paris, les yeux là-bas, dans la campagne sans bornes… Naturellement, je suis revenu à mon affaire.
 
« 
« Oh ! monsieur. Courajod, quel talent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pour vous ! Vous êtes une de nos gloires, vous resterez comme notre père à tous. » Ses lèvres s’étaient remises à trembler, il me regardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pas repoussé d’un geste plus suppliant, si j’avais déterré devant lui quelque cadavre de sa jeunesse ; et il mâchonnait des paroles sans suite, entre ses gencives, un zézaiement de vieillard retombé en enfance, impossible à comprendre :
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/349]]==
« Oh ! monsieur. Courajod, quel talent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pour vous ! Vous êtes une de nos gloires, vous resterez comme notre père à tous. » Ses lèvres s’étaient remises à trembler, il me regardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pas repoussé d’un geste plus suppliant, si j’avais déterré devant lui quelque cadavre de sa jeunesse ; et il mâchonnait des paroles sans suite, entre ses gencives, un zézaiement de vieillard retombé en enfance, impossible à comprendre :
 
« Sais pas… si loin… trop vieux… m’en fiche bien… » Bref, il m’a flanqué dehors, je l’ai entendu qui tournait sa clef violemment, qui se barricadait avec ses bêtes, contre les tentatives d’admiration de la rue… Ah ! ce grand homme finissant en épicier retiré, ce retour volontaire au néant, avant la mort ! Ah ! la gloire, la gloire pour qui nous mourrons, nous autres ! » De plus en plus étouffée, sa voix s’éteignit en un grand soupir douloureux. La nuit continuait à se faire, une nuit dont le flot peu à peu amassé dans les coins montait d’une crue lente, inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toute la confusion des choses traînant sur le carreau. Déjà, le bas de la toile se noyait ; et lui, les yeux désespérément fixés, semblait étudier le progrès des ténèbres, comme s’il eût enfin jugé son œuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieu du profond silence, on n’entendait plus que le souffle rauque du petit malade, près de qui apparaissait encore la silhouette noire de la mère, immobile.
Ligne 316 ⟶ 404 :
Sandoz, alors, parla à son tour, les bras également noués sous la nuque, le dos renversé sur un coussin du divan.
 
« 
« Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis du catéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais ! Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité… Ah ! misère ! », Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, qui réveillait tout ce qu’il sentait là de souffrance humaine.
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/350]]==
« Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis du catéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais ! Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité… Ah ! misère ! », Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, qui réveillait tout ce qu’il sentait là de souffrance humaine.
 
« Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux, oui ! moi qui commence à faire mes affaires, comme disent les bourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, eh bien, moi, j’en meurs !… Je te l’ai répété souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, d’être vu, loué ou éreinté… Ah ! sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin… Écoute, le travail a pris mon existence.
 
Peu à peu, il m’a volé ma mère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil…
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/351]]==
Et plus un être n’existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent.
 
Parfois la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur… Non ! non ! plus rien n’est à moi, j’ai rêvé de repos à la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’œuvre commencée est là qui me cloître : pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermé la porte au monde derrière moi, et j’ai jeté la clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien ! ».
Ligne 326 ⟶ 418 :
Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante. Puis, il recommença péniblement.
 
« Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joie de cette existence de chien !… Ah ! je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraît-il, pour lesquels la production
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/352]]==
est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas, deux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien, moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh ! c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potées d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies.
 
Simple fatalité de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà éperdué
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/353]]==
perdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… » Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolait tout son lyrisme impénitent :
 
« Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore ! » La nuit s’était faite, on n’apercevait plus la silhouette raidie de la mère, il semblait que le souffle rauque de l’enfant vînt des ténèbres, une détresse énorme et lointaine montant des rues. De tout l’atelier, tombé à un noir lugubre, la grande toile seule gardait une pâleur, un dernier reste de jour qui s’effaçait. On voyait, pareille à une vision agonisante, flotter la figure nue, mais sans forme précise, les jambes déjà évanouies, un bras mangé, n’ayant de
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/354]]==
net que la rondeur du ventre, dont la chair luisait, couleur de lune.
 
Après un long silence, Sandoz demanda :
Ligne 348 ⟶ 446 :
« Toi ! je ne t’écoutais pas… Non, je tout qui fichait le camp, dans cette sacrée toile.
 
La lumière s’en allait, et il y a eu un moment, sous un petit jours gris, très fin, où j’ai brusquement vu clair : oui, rien ne tient, les fonds seuls sont
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/355]]==
jolis, la femme nue détonne comme un pétard, pas même d’aplomb, les jambes mauvaises… Ah ! c’était à en crever du coup, j’ai senti que la vie se décrochait dans ma carcasse… Puis, les ténèbres ont coulé encore, encore : un vertige, un engouffrement, la terre roulée au néant du vide, la fin du monde ! Je n’ai plus vu bientôt que son ventre, décroissant comme une lune malade. Et tiens ! tiens ! à cette heure, il n’y a plus rien d’elle, plus une lueur, elle est morte, toute noire ! » En effet, le tableau, à son tour, avait complètement disparu. Mais le peintre s’était levé, on l’entendit jurer dans la nuit épaisse.
 
« Nom de Dieu, ça ne fait rien… Je vais m’y remettre… » Christine, qui, elle aussi, avait quitté sa chaise, et contre laquelle il se heurtait, l’interrompit.
Ligne 356 ⟶ 456 :
« Je vais m’y remettre, répéta Claude, et il me tuera, et il tuera ma femme, mon enfant, toute la baraque, mais ce sera un chef-d’œuvre, nom de Dieu ! » Christine alla se rasseoir, on revint près de Jacques, qui s’était découvert, une fois encore, du tâtonnement égaré de ses petites mains. Il soufflait toujours, inerte, la tête enfoncée dans l’oreiller, pareille à un poids dont le lit craquait. En partant, Sandoz dit ses craintes. La mère semblait hébétée, le père retournait déjà devant sa toile, l’œuvre à créer, dont l’illusion passionnée combattait en lui la réalité douloureuse de son enfant, cette chair vivante de sa chair.
 
 
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/356]]==
Le lendemain matin, Claude achevait de s’habiller, lorsqu’il entendit la voix effarée de Christine. Elle aussi venait de s’éveiller en sursaut, du lourd sommeil qui l’avait engourdie sur la chaise, pendant qu’elle gardait le malade.
 
Ligne 362 ⟶ 464 :
« Comment, il est mort ? » Un instant, ils restèrent béants au-dessus du lit. Le pauvre être, sur le dos, avec sa tête trop grosse d’enfant du génie, exagérée jusqu’à l’enflure des crétins, ne paraissait pas avoir bougé depuis la veille ; seulement, sa bouche élargie, décolorée, ne soufflait plus, et ses yeux vides s’étaient ouverts. Le père le toucha, le trouva d’un froid de glace. « C’est vrai, il est mort. » Et leur stupeur était telle, qu’un instant encore ils demeurèrent les yeux secs, uniquement frappés de la brutalité de l’aventure, qu’ils jugeaient incroyable.
 
Puis, les genoux cassés, Christine s’abattit devant le lit ; et elle pleurait à grands sanglots, qui la secouaient toute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans ce premier moment terrible, son désespoir s’aggravait surtout d’un poignant remords, celui de ne l’avoir pas aimé assez, le pauvre enfant. Une vision rapide déroulait les jours, chacun d’eux lui apportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses différées, des rudesses même parfois. Et c’était fini, jamais plus elle ne le dédommagerait du vol qu’elle lui avait fait de son cœur. Lui qu’elle trouvait si désobéissant, il venait de trop obéir. Elle lui avait tant de fois répété, quand il jouait : « Tiens-toi tranquille,
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/357]]==
laisse travailler ton père ! » qu’à la fin il était sage, pour longtemps. Cette idée la suffoqua, chaque sanglot lui arrachait un cri sourd.
 
Claude s’était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmes rares, qu’il essuyait régulièrement, d’un revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empêcher de lui jeter un regard.
Ligne 374 ⟶ 478 :
« Ah ! tu peux le peindre, il ne bougera plus ! » Durant cinq heures, Claude travailla. Et, le surlendemain, lorsque Sandoz le ramena du cimetière, après l’enterrement, il frémit de pitié et d’admiration devant la petite toile.
 
C’était un des bons morceaux de jadis, un chef-d’œuvre de clarté et de puissance,
==[[Page:Emile Zola - L’Œuvre.djvu/358]]==
avec une immense tristesse en plus, la fin de tout, la vie mourant de la mort de cet enfant.
 
Mais Sandoz, qui se récriait, plein d’éloges, resta saisi d’entendre Claude lui dire : « Vrai, tu aimes ça ?… Alors, tu me décides. Puisque l’autre machine n’est pas prête, je vais envoyer ça au Salon. ».