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— Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues !
 
D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il
D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvres minces, un terrible : « Passez à la caisse ! » qui tombait comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. « Vous étiez assis, monsieur : passez à la caisse ! – Vous répondez, je crois : passez à la caisse ! – Vos souliers ne sont pas cirés : passez à la caisse ! » Et les braves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu’il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d’avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main ; et, à trois minutes de retard, l’implacable : « Passez à la caisse ! » hachait les jeunes gens essoufflés. C’était de la besogne vivement et proprement faite.
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D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvres minces, un terrible : « Passez à la caisse ! » qui tombait comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. « Vous étiez assis, monsieur : passez à la caisse ! – Vous répondez, je crois : passez à la caisse ! – Vos souliers ne sont pas cirés : passez à la caisse ! » Et les braves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu’il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d’avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main ; et, à trois minutes de retard, l’implacable : « Passez à la caisse ! » hachait les jeunes gens essoufflés. C’était de la besogne vivement et proprement faite.
 
— Vous avez une sale figure, vous ! finit-il par dire un jour à un pauvre diable dont le nez de travers l’agaçait. Passez à la caisse !
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Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu’on ne leur payait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer les frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire, sous le fouet de la nécessité et de l’habitude. Depuis leur débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient leur apprentissage à droite, le finissait à gauche, étaient renvoyés ou s’en allaient d’eux-mêmes, tout d’un coup, au hasard de l’intérêt. L’usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers ; et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu’une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas se tailler leur part !
 
Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose.
Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose. Chaque jour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurs congédiés, comme, en temps d’épidémie, on compte les morts. Les châles et les lainages surtout furent éprouvés : sept commis y disparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie, où une acheteuse s’était trouvée mal, en accusant la demoiselle qui la servait de manger de l’ail ; et celle-ci fut chassée sur l’heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevât simplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. La direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des clientes ; aucune excuse n’était admise, l’employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu’un instrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente ; et les camarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre. Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi : Mignot, un jour qu’il sortait un paquet sous sa redingote, malgré le règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur le pavé ; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans les nouveautés, de n’être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entre deux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtout s’inquiétaient, s’attendaient chaque matin au renvoi de leur fils Albert : on était très mécontent de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes venaient le distraire ; et deux fois Mme Aurélie dut fléchir la direction.
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Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose. Chaque jour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurs congédiés, comme, en temps d’épidémie, on compte les morts. Les châles et les lainages surtout furent éprouvés : sept commis y disparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie, où une acheteuse s’était trouvée mal, en accusant la demoiselle qui la servait de manger de l’ail ; et celle-ci fut chassée sur l’heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevât simplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. La direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des clientes ; aucune excuse n’était admise, l’employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu’un instrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente ; et les camarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre. Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi : Mignot, un jour qu’il sortait un paquet sous sa redingote, malgré le règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur le pavé ; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans les nouveautés, de n’être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entre deux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtout s’inquiétaient, s’attendaient chaque matin au renvoi de leur fils Albert : on était très mécontent de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes venaient le distraire ; et deux fois Mme Aurélie dut fléchir la direction.
 
Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était si menacée, qu’elle vivait dans la continuelle attente d’une catastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sa gaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sa nature tendre : des larmes l’aveuglaient dès qu’elle avait refermé la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à la rue, fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un sou d’économie, et ayant sur
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les bras les deux enfants. Les sensations des premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grain de mil sous une meule puissante ; et c’était, en elle, un abandon découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grande machine qui l’écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucune illusion n’était possible : si l’on congédiait une vendeuse des confections, elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant la partie de Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête de Mme Aurélie, car cette dernière la traitait depuis lors d’un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pas d’ailleurs d’être allée à Joinville, on voyait là une révolte, une façon de narguer le comptoir tout entier, en s’affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi. Jamais Denise n’avait plus souffert au rayon, et maintenant elle désespérait de le conquérir.
 
— Laissez-les donc ! répétait Pauline, des poseuses qui sont bêtes comme des oies !
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À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une autre nouvelle.
 
— C’est du propre, je viens de voir l’amant de la mal
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peignée… Un ouvrier, imaginez-vous ! oui, un sale petit ouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers les vitres.
 
Dès lors, ce fut une vérité acquise : Denise avait un manœuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On la cribla d’allusions méchantes. La première fois qu’elle comprit, elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareilles suppositions. C’était abominable, elle voulut s’excuser, elle balbutia :
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Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille, suffoquée comme si on l’avait accusée d’un crime, tâcha vainement d’expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle en garda une plaie vive au cœur. Deloche, lorsque le bruit se répandit, fut tellement indigné, qu’il parlait de gifler ces demoiselles des confections ; et, seule, la crainte de la compromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avait pour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu’il lui témoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devait soupçonner leur affection, car on se serait moqué d’eux ; mais cela ne l’empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup de poing vengeur, si jamais on s’attaquait à elle devant lui.
 
Denise finit par ne plus répondre. C’était trop odieux, personne ne la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion, elle se contentait de la regarder fixement, d’un air triste et calme. D’ailleurs, elle avait d’autres ennuis, des soucis matériels qui la préoccupaient
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davantage. Jean continuait à n’être pas raisonnable, il la harcelait toujours de demandes d’argent. Peu de semaines se passaient, sans qu’elle reçût de lui toute une histoire, en quatre pages ; et quand le vaguemestre de la maison lui remettait ces lettres d’une grosse écriture passionnée, elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeuses affectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, après avoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres à l’autre bout du magasin, elle était prise de terreurs : ce pauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaient auprès d’elle, des aventures d’amour extraordinaires, dont son ignorance de ces choses exagérait encore les périls. C’étaient une pièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d’une femme, et des cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l’honneur d’une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elle avait eu l’idée de chercher un petit travail, en dehors de son emploi. Elle s’en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard ; et il lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous la douzaine. La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre six douzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallait déduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jour entretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil, elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n’avait une fois encore bouleversé son budget. À la fin de la seconde quinzaine, lorsqu’elle s’était présentée chez l’entrepreneuse des nœuds de cravate, elle avait trouvé porte close : une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trente centimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du rayon disparaissaient devant ce désastre.
 
— Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?
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Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?
 
Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en essayant de sourire :
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Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque toutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d’un rayon écarté, elles causaient quelques minutes, l’œil aux aguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite : elle venait d’apercevoir la cravate blanche d’un inspecteur, qui sortait des châles.
 
— Ah ! non, c’est le père Jouve, murmura-t-elle d’un air rassuré. Je ne sais ce qu’il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit ensemble… À votre place, j’aurais
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peur, car il est trop gentil pour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croit encore parler à ses troupiers !
 
En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour la sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d’ancien capitaine noceur ne s’humanisait que dans les comptoirs tenus par des femmes.
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— Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie… Tant pis ! on m’a envoyée là-haut, à l’atelier, pour un poignet.
 
Elles se séparèrent. La jeune fille, d’un air affairé, comme si elle courait de caisse en caisse, à la recherche d’une erreur, gagna l’escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures moins un quart, la première table venait d’être sonnée. Un lourd soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l’air immobile. Par moments, une haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaient d’un mince filet d’eau. C’était une somnolence, une sieste d’été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, où l’ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries, traversaient
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le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleil tourmente.
 
Comme Denise descendait, Favier mettait justement une robe de soie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, les départements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées, des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin :
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Et il conclut, après un nouveau silence :
 
— Ce que je m’en fiche !
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que je m’en fiche !
 
À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, en ralentissant sa marche et en regardant autour d’elle, pour découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie du blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s’étaient aperçus de son manège.
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— M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vous avez à lui parler.
 
 
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Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l’attendait, dans une colère froide. Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d’où sortait-elle ? pas de l’atelier, bien sûr ? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur. C’était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle se promettait de redescendre.
 
Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Le comptoir espérait qu’il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu’on lui créait sans cesse ; et, un moment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu’il creusait depuis de longs mois sous les pieds du second, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, comme il le suppléait à titre de premier vendeur, il s’était efforcé de lui nuire dans l’esprit des chefs, de s’installer à sa place, par des excès de zèle : c’étaient de petites irrégularités découvertes et étalées, des projets d’améliorations soumis, des dessins nouveaux qu’il imaginait. Tous, d’ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu’au premier convoitant la situation d’intéressé, tous n’avaient qu’une idée fixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d’un échelon, le manger s’il devenait un obstacle ; et cette lutte des appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme le bon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette flambée du succès dont Paris s’étonnait. Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le second reparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir, l’attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du comptoir, pour donner à la
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direction le temps de prendre un parti, venait d’envoyer Robineau au réassortiment.
 
— Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait Hutin.
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— Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi… J’ai averti la direction, je vais en causer tout à l’heure.
 
On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-sol, lointaine et assourdie dans l’air mort du magasin. Hutin et Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l’entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s’y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d’un bruit croissant de vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l’extrémité, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de piles d’assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu’il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuait les portions.
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Et, quand il s’écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.
 
— Allons, bon ! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque ! Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson !
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— En voilà une promenade, avec cette vaisselle !
 
Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor, dans la dernière salle à manger. Toutes les salles se ressemblaient, étaient d’anciennes caves, de
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quatre mètres sur cinq, qu’on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires ; mais l’humidité crevait la peinture, les murailles jaunes se marbraient de taches verdâtres ; et, du puits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir, tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vagues des passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d’odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine.
 
Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scellée d’un bout dans le mur et couverte d’une toile cirée, il n’y avait que les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant les places. Des piles d’assiettes de rechange se dressaient à chaque extrémité ; tandis que, au milieu, s’allongeait un gros pain, percé d’un couteau, le manche en l’air. Hutin se débarrassa de sa bouteille, posa son assiette ; puis, après avoir pris sa serviette, au bas du casier, qui était le seul ornement des murailles, il s’assit en poussant un soupir.
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— C’est toujours ainsi, dit Favier, qui s’installait à sa gauche. Il n’y a rien, quand on crève.
 
La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deux couverts. D’abord, il n’y eut qu’un tapage violent de fourchettes, une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treize heures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, les commis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendre leur café dehors ; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingt minutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait trop, ils rentraient distraits, l’esprit détourné de la vente ; et la direction avait décidé qu’ils ne sortiraient plus, qu’ils paieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s’ils en voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas, peu soucieux de
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remonter au rayon avant l’heure. Beaucoup, en avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenu debout contre leur bouteille. D’autres, quand leur première faim était satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternels sujets de la mauvaise nourriture, de l’argent gagné, de ce qu’ils avaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu’ils feraient, l’autre dimanche.
 
— Dites donc, et votre Robineau ? demanda un vendeur à Hutin.
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Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce n’était point sa faute, s’il crevait de faim. D’ailleurs, les autres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout de même.
 
 
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Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence de Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps, les plaintes des employés devenaient telles, que la direction affectait de descendre juger par elle-même la qualité de la nourriture. Sur les trente sous qu’elle donnait au chef, par jour et par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz, personnel ; et elle montrait des étonnements naïfs, quand ce n’était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait délégué un vendeur, Mignot et Liénard s’étaient chargés de parler au nom de leurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, où Mouret et Bourdoncle venaient d’entrer. Celui-ci déclarait le bœuf excellent ; et Mignot, suffoqué par cette affirmation tranquille, répétait : « Mâchez-le, pour voir » ; pendant que Liénard, s’attaquant à la raie, disait avec douceur : « Mais elle pue, monsieur ! » Alors, Mouret se répandit en paroles cordiales : il ferait tout pour le bien-être de ses employés, il était leur père, il préférait manger du pain sec que de les savoir mal nourris.
 
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— Vous dites donc que votre Robineau… ?
 
Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commis changeaient d’assiettes eux-mêmes, les piles
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diminuaient, à gauche et à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands plats de fer-blanc, Hutin s’écria :
 
— Du riz au gratin, c’est complet !
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— Silence ! murmura Favier. Voilà qu’on le juge.
 
Du coin de l’œil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans le couloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant à demi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et des seconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont avait vu passer Mouret, il s’était levé de table, ayant fini, et il contait les ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les
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deux autres l’écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau, un vendeur de premier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais, quand il en vint à l’histoire des nœuds de cravate, Bourdoncle s’emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s’entremettre pour donner des travaux supplémentaires aux vendeuses ? La maison payait assez cher le temps de ces demoiselles ; si elles travaillaient à leur compte la nuit, elles travaillaient moins dans le jour au magasin, c’était clair ; elles les volaient donc, elles risquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuit était faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on les flanquerait dehors !
 
— Ça chauffe, fit remarquer Hutin.
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— J’ai entendu le mot « cravate », dit Favier. Et vous avez vu le nez de Bourdoncle qui a blanchi tout d’un coup.
 
Cependant, Mouret partageait l’indignation de l’intéressé. Une vendeuse réduite à travailler la nuit, lui semblait une attaque contre l’organisation même du Bonheur. Quelle était donc la sotte qui ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur la vente ? Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il se radoucit, il trouva des excuses. Ah ! oui, cette petite fille : elle n’était pas encore très adroite et elle avait des charges, assurait-on. Bourdoncle l’interrompit pour déclarer qu’il fallait la renvoyer sur l’heure. On ne tirerait jamais rien d’un laideron pareil, il l’avait toujours dit ; et il semblait satisfaire une rancune. Alors, Mouret, pris d’embarras, affecta de rire. Mon Dieu ! quel homme sévère ! ne pouvait-on pardonner une fois ? On ferait venir la coupable, on la gronderait.
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En somme, c’était Robineau qui avait tous les torts, car il aurait dû la détourner, lui, un ancien commis au courant des habitudes de la maison.
 
— Eh bien ! voilà le patron qui rit maintenant ! reprit Favier étonné, comme le groupe passait de nouveau devant la porte.
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— Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Je l’avais envoyé au réassortiment, pour éviter un conflit regrettable… Pardonnez-moi si j’insiste, mais les choses en sont à un état si aigu, qu’il faut agir.
 
 
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En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces messieurs, en se rendant à sa table.
 
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— Zut ! je me fends d’un supplément !… Victor, une troisième confiture !
 
Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apporta le café ; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout de suite leurs trois sous. Quelques vendeurs s’en étaient allés, flânant le long du corridor, cherchant les coins noirs pour fumer une cigarette. Les autres restaient alanguis, devant la table encombrée de vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de mie de pain, revenaient sur les mêmes histoires, dans l’odeur de graillon, qu’ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d’étuve, qui leur rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lente tombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourré de pain, digérait en silence, les yeux levés sur le soupirail ; et sa récréation, tous les jours, après le déjeuner, était de regarder ainsi les pieds des passants qui filaient vite au ras du trottoir, des pieds coupés aux chevilles,
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gros souliers, bottes élégantes, fines bottines de femme, un va-et-vient continu de pieds vivants, sans corps et sans tête. Les jours de pluie, c’était très sale.
 
— Comment ! déjà ! cria Hutin.
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Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête. Pourtant, lorsqu’elle passa devant la salle à manger des chefs de comptoir et des seconds, elle ne put s’empêcher d’y jeter un coup d’œil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de lui parler, l’après-midi ; et elle continua de suivre le corridor, pour se rendre à sa table, qui se trouvait à l’autre bout.
 
Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Denise entra dans la première. C’était également une ancienne cave, transformée en réfectoire ; mais on l’avait aménagée avec plus de confort. Sur la table ovale, placée au milieu, les quinze couverts s’espaçaient davantage, et le vin était dans des carafes ; un plat de raie et un plat de bœuf à la sauce piquante tenaient les deux
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bouts. Des garçons en tablier blanc servaient ces dames, ce qui évitait à celles-ci le désagrément de prendre elles mêmes leurs portions au guichet. La direction avait trouvé cela plus décent.
 
— Vous avez donc fait le tour ? demanda Pauline, assise déjà et se coupant du pain.
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Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dans les poches, elle en sortit des pastilles de chocolat, qu’elle se mit à croquer avec son pain.
 
— Certainement, ce n’est pas drôle, un homme pareil, reprit Clara. Et il y en a des jaloux ! L’autre jour encore,
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c’était un ouvrier qui jetait sa femme dans un puits !
 
Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, en la voyant pâlir. Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d’être giflée par son amoureux, qu’elle devait tromper. Ce serait drôle, s’il la relançait jusque dans le magasin, comme elle semblait le craindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait une recette pour détacher le velours. On parla ensuite d’une pièce de la Gaieté, où des amours de petites filles dansaient mieux que des grandes personnes. Pauline, attristée un instant par la vue de son omelette qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne la trouvant pas trop mauvaise.
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— Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingère délicate, et que la direction a promis…
 
On l’interrompit avec des rires, on ne causa plus que de la direction. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait le supporter, disait-elle. Et elles s’attardèrent devant leurs tasses, les lingères en laine, d’une simplicité de petites bourgeoises, les confectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pas attraper de taches, pareilles à des dames qui seraient descendues manger à l’office, avec leurs femmes de chambre. On
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avait ouvert le châssis vitré du soupirail, afin de changer l’air étouffant et empesté ; mais il fallut le refermer tout de suite, les roues des fiacres semblaient passer sur la table.
 
— Chut ! souffla Pauline, voici cette vieille bête !
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— Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière les tapis. Vous savez que c’est contraire au règlement, et si je faisais mon rapport… Elle vous aime donc bien, votre amie Pauline ?
 
 
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Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux et recourbé, aux appétits de taureau.
 
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La salle à manger demeurait vide, le garçon n’avait point reparu. Jouve, l’oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard autour de lui ; et, très excité, sortant de sa tenue, dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur le cou.
 
— Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu’on est si bête ? Venez donc ce soir, c’est pour rire.
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Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu’on est si bête ? Venez donc ce soir, c’est pour rire.
 
Mais elle s’affolait, dans une révolte terrifiée, à l’approche de ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d’un coup, elle le poussa, d’un effort si rude, qu’il chancela et faillit tomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut ; tandis que le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa la cravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sans s’essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille. Comment ! lorsqu’il ne s’attendait à rien, lorsqu’il n’y mettait pas ses forces et qu’il cédait simplement à sa bonté !
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— Comment ! c’est toi ? murmura-t-elle toute pâle.
 
Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses cheveux blonds en désordre, dont les frisures
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coulaient sur sa peau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires, il semblait réfléchir profondément.
 
— Que fais-tu là ? reprit-elle.
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— Tais-toi, murmura Denise. Tout à l’heure… Marche donc !
 
Ils étaient descendus dans le service du départ. La morte saison endormait la vaste cave, sous le jour blafard des soupiraux. Il y faisait froid, un silence tombait de la voûte. Mais pourtant un garçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquets destinés au quartier de la Madeleine ; et, sur la grande table de triage,
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Campion, le chef de service, était assis, les jambes ballantes, les yeux ouverts.
 
Jean recommençait :
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— Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C’est trop vilain, entends-tu !… Et tu me tourmentes chaque semaine, je me tue à t’entretenir de pièces de cent sous. Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de la bouche de ton frère.
 
Jean restait béant, la face pâle. Comment ! c’était vilain ? et il ne comprenait pas, il avait depuis l’enfance traité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel de vider son cœur. Mais ce qui l’étranglait surtout, c’était d’apprendre qu’elle passait les nuits. L’idée qu’il la tuait
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et qu’il mangeait la part de Pépé, le bouleversa tellement, qu’il se mit à pleurer.
 
— Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais ce n’est pas vilain, va ! au contraire, et voilà pourquoi on recommence… Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire, parce que j’en ai à peine dix-sept… Mon Dieu ! que je suis donc furieux contre moi ! Je me flanquerais des gifles !
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Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons le souffle du père Jouve, qui s’était mis également à courir. Ils traversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent au pied de l’escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de la Michodière.
 
— Va-t’en ! répétait Denise, va-t’en !… Si je peux, je t’enverrai les quinze francs tout de même.
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Va-t’en ! répétait Denise, va-t’en !… Si je peux, je t’enverrai les quinze francs tout de même.
 
Jean, étourdi, se sauva. Hors d’haleine, l’inspecteur, qui arrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et les boucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Un instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Il avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont le nœud, très large, luisait comme une neige.
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— Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve ? cria Mouret. Entrez donc.
 
Mais un instinct avertit l’inspecteur. Bourdoncle étant sorti, Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galerie des châles, marchant côte à côte, l’un penché
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et parlant très bas, l’autre écoutant, sans qu’un trait de son visage sévère laissât voir ses impressions.
 
— C’est bien, finit par dire ce dernier.
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— Mais c’est mon frère ! cria-t-elle avec la colère douloureuse d’une vierge violentée.
 
Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis que Mme Frédéric, si discrète d’habitude, hochait également la tête d’un air incrédule. Toujours son frère ! c’était bête à la fin ! Alors, Denise les regarda tous : Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas d’elle ; Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle
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n’attendait aucune justice ; puis, ces filles qu’elle n’avait pu toucher par neuf mois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la pousser dehors. À quoi bon se débattre ? pourquoi vouloir s’imposer, quand personne ne l’aimait ? Et elle s’en alla sans ajouter une parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salon où elle avait lutté si longtemps.
 
Mais, dès qu’elle fut seule, devant la rampe du hall, une souffrance plus vive serra son cœur. Personne ne l’aimait, et la pensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation. Non ! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-être croirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme, au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, une angoisse dont elle n’avait jamais encore senti l’étreinte. Elle voulait l’aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le renseigner simplement ; car il lui était égal de partir, lorsqu’il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson qui la glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de le voir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu’elle n’avait pas appartenu à un autre.
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— Mademoiselle, dit l’employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter sept francs de tant pour cent et de guelte. C’est bien votre compte, n’est-ce pas ?
 
— Oui, monsieur… Merci.
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Oui, monsieur… Merci.
 
Et Denise s’en allait avec son argent, lorsqu’elle rencontra enfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit de retrouver l’entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait, il s’emportait : quelle existence ! se voir à la continuelle merci d’un caprice ! être jeté dehors d’une heure à l’autre, sans pouvoir même exiger les appointements du mois entier ! Denise monta prévenir Mme Cabin, qu’elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu’elle se trouva sur le trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.
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— Ah ! disait le jeune homme, si elle réussissait jamais autre part, je voudrais qu’elle rentrât ici, pour leur mettre le pied sur la gorge, à toutes ces pas grand-chose !
 
Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le choc violent de Mouret. Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise, il entra dans une grande irritation. D’habitude, il s’occupait fort peu du personnel ; mais il affecta cette fois de voir là un empiétement de pouvoir, une tentative d’échapper à son autorité. Est-ce qu’il n’était plus le maître, par hasard, pour qu’on se permît
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de donner des ordres ? Tout devait lui passer sous les yeux. absolument tout ; et il briserait comme une paille quiconque résisterait. Puis, quand il eut fait une enquête personnelle, dans un tourment nerveux qu’il ne pouvait cacher, il se fâcha de nouveau. Elle ne mentait pas, cette pauvre fille : c’était bien son frère, Campion l’avait parfaitement reconnu. Alors, pourquoi la renvoyer ? Il parla même de la reprendre.
 
Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliait l’échine sous la bourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour où il le vit plus calme, il osa dire, d’une voix particulière :