« La Conquête du pain/L’expropriation » : différence entre les versions

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==L’EXPROPRIATION==
 
===I===
 
On raconte qu’en 1848, Rothschild, se voyant menacé dans sa fortune par
la Révolution, inventa la farce suivante : — « je veux bien admettre,
disait-il, que ma fortune soit acquise aux dépens des autres.
Mais, partagée entre tant de millions d’Européens, elle ne ferait
qu’un seul écu par personne. Eh bien ! je m’engage à restituer
à chacun son écu, s’il me le demande. »
 
Cela dit et dûment publié, notre millionnaire se promenait tranquillement
dans les rues de Francfort. Trois ou quatre passants lui demandèrent
leur écu, il les déboursa avec un sourire sardonique, et le tour
fut joué. La famille du millionnaire est encore en possession de ses
trésors.
 
 
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/63]]==
C’est à peu près de la même façon que raisonnent
les fortes têtes de la bourgeoisie, lorsqu’elles nous disent : « Ah, l’expropriation
? J’y suis ; vous prenez à tous leurs paletots, vous les mettez dans le
tas, et chacun va en prendre un, quitte à se battre pour le meilleur
! »
 
C’est une plaisanterie de mauvais goût. Ce qu’il nous faut, ce n’est
pas de mettre les paletots dans le tas pour les distribuer ensuite, et
encore ceux qui grelottent y trouveraient-ils quelque avantage. Ce n’est pas
non plus de partager les écus de Rothschild. C’est de nous organiser
en sorte que chaque être humain venant au monde soit assuré, d’abord,
d’apprendre un travail productif et d’en acquérir l’habitude ; et ensuite
de pouvoir faire ce travail sans en demander la permission au propriétaire
et au patron et sans payer aux accapareurs de la terre et des machines la part
du lion sur tout ce qu’il produira.
 
Quant aux richesses de toute nature détenues par les Rothschild on les
Vanderbilt, elles nous serviront à mieux organiser notre production en
commun.
 
Le jour où le travailleur des champs pourra labourer la terre sans payer
la moitié de ce qu’il produit; le jour où les machines nécessaires
pour préparer le sol aux grandes récoltes seront, en profusion,
à la libre disposition des cultivateurs ; le jour où l’ouvrier
de l’usine produira pour la communauté et non pour le monopole, les travailleurs
n’iront plus en guenilles ; et il n’y aura plus de Rothschild ni d’autres exploiteurs.
 
Personne n’aura plus besoin de vendre sa force de travail pour un salaire ne
représentant qu’une partie de ce qu’il a produit.
 
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/64]]==
— « Soit, nous dit-on. Mais il vous viendra des Rothschild du dehors. Pourrez-vous
empêcher qu’un individu ayant amassé des millions en Chine vienne
s’établir chez vous ? Qu’il s’y entoure de serviteurs et de travailleurs
salariés, qu’il les exploite et qu’il s’enrichisse à leurs dépens ? »
 
— «Vous ne pouvez pas faire la Révolution sur toute la terre à
la fois. Ou bien, allez-vous établir des douanes à vos frontières
pour fouiller les arrivants et saisir l’or qu’ils apporteront ? — Des gendarmes
anarchistes tirant sur les passants, voilà qui sera joli à voir ! »
 
Eh bien, au fond de ce raisonnement il y a une grosse erreur. C’est qu’on ne
s’est jamais demandé d’où viennent les fortunes des riches. Un
peu de réflexion suffirait pour montrer que l’origine de ces fortunes
est la misère des pauvres.
 
Là où il n’y aura pas de misérables, il n’y aura plus
de riches pour les exploiter.
Voyez un peu le Moyen Âge, où les grandes fortunes commencent à
surgir.
 
Un baron féodal a fait main basse sur une fertile vallée. Mais
tant que cette campagne n’est pas peuplée, notre baron n’est pas riche
du tout. Sa terre ne lui rapporte rien : autant vaudrait posséder des
biens dans la lune. Que va faire notre baron pour s’enrichir ? Il cherchera
des paysans.
 
Cependant, si chaque agriculteur avait un lopin de terre libre de toute redevance ; s’il avait, en outre, les outils et le bétail nécessaires pour
le labour, qui donc irait défricher les terres du baron ? Chacun resterait
chez soi. Mais il y a des populations entières de misérables.
Les uns ont été ruinés par les guerres, les sécheresses,
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les pestes ; ils n’ont ni cheval, ni charrue. (Le fer était coûteux
au Moyen Âge, plus coûteux encore le cheval de labour.)
 
Tous les misérables cherchent de meilleures conditions. ils voient un
jour sur la route, sur la limite des terres de notre baron, un poteau indiquant
par certains signes compréhensibles, que le laboureur qui viendra s’installer
sur ces terres recevra avec le sol des instruments et des matériaux pour
bâtir sa chaumière, ensemencer son champ, sans payer de redevances
pendant un certain nombre d’années. Ce nombre d’années est marqué
par autant de croix sur le poteau-frontière, et le paysan comprend ce
que signifient ces croix.
 
Alors, les misérables affluent sur les terres du baron. Ils tracent
des routes, dessèchent les marais, créent des villages. Dans neuf
ans le baron leur imposera un bail, il prélèvera des redevances
cinq ans plus tard, qu’il doublera ensuite et le laboureur acceptera ces nouvelles
conditions, parce que, autre part, il n’en trouverait pas de meilleures. Et
peu à peu, avec l’aide de la loi faite par les maîtres, la misère
du paysan devient la source de la richesse du seigneur, et non seulement du
seigneur, mais de toute une nuée d’usuriers qui s’abattent sur les villages
et se multiplient d’autant plus que le paysan s’appauvrit davantage.
 
Cela se passait ainsi au Moyen Âge. Et aujourd’hui, n’est-ce pas toujours la
même chose? S’il y avait des terres libres que le paysan pût cultiver
à son gré, irait-il payer mille francs l’hectare à Monsieur
le Vicomte, qui veut bien lui en vendre un lopin ? Irait-il payer un bail onéreux,
qui lui prend le tiers de ce qu’il produit ? Irait-il se faire métayer
pour donner la moitié de sa moisson au propriétaire ?
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<br/>
 
Mais il n’a rien ; donc, il acceptera toutes les conditions, pourvu qu’il puisse
vivre en cultivant le sol et il enrichira le seigneur.
 
En plein XIX<sup>e</sup> siècle, comme au Moyen Âge, c’est encore la pauvreté
du paysan qui fait la richesse des propriétaires fonciers.
 
===II===
 
Le propriétaire du sol s’enrichit de la misère des paysans. Il
en est de même pour l’entrepreneur industriel.
 
Voilà un bourgeois qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve
posséder un magot de cinq cent mille francs. Il peut certainement dépenser
son argent à raison de cinquante mille francs par an, — très peu
de chose, au fond, avec le luxe fantaisiste, insensé, que nous voyons
de nos jours. Mais alors, il n’aura plus rien au bout de dix ans. Aussi, en
«homme — pratique », préfère-t-il garder sa fortune intacte et
se faire de plus un joli petit revenu annuel.
 
C’est très simple dans notre société, précisément
parce que nos villes et nos villages grouillent de travailleurs qui n’ont pas
de quoi vivre un mois, ni même une quinzaine. Notre bourgeois monte une
usine : les banquiers s’empressent de lui prêter encore cinq cent mille
francs, surtout s’il a la réputation d’être adroit ; et, avec son
million, il pourra faire travailler cinq cents ouvriers.
 
 
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/67]]==
S’il n’y avait dans les environs que des hommes et des femmes dont l’existence
fût garantie, qui donc irait travailler chez notre bourgeois ? Personne
ne consentirait à lui fabriquer pour un salaire de trois francs par jour,
des marchandises de la valeur de cinq ou même de dix francs.
 
Malheureusement, — nous ne le savons que trop, les quartiers pauvres de la
ville et les villages voisins sont remplis de gens dont les enfants dansent
devant le buffet vide. Aussi, l’usine n’est pas encore achevée que les
travailleurs accourent pour s’embaucher. Il n’en faut que cent, et il en est
déjà venu mille. Et dès que l’usine marchera, le patron
— s’il n’est pas le dernier des imbéciles — encaissera net, sur chaque
paire de bras travaillant chez lui, un millier de francs par an.
 
Notre patron se fera ainsi un joli revenu. Et s’il a choisi une branche d’industrie
lucrative, s’il est habile, il agrandira peu à peu son usine et augmentera
ses rentes en doublant le nombre des hommes qu’il exploite.
 
Alors il deviendra un notable dans son pays. Il pourra payer des déjeuners
à d’autres notables, aux conseillers, à monsieur le député.
Il pourra marier sa fortune à une autre fortune et, plus tard, placer
avantageusement ses enfants, puis obtenir quelque concession de l’État. On lui
demandera une fourniture pour l’armée, ou pour la préfecture ;
et il arrondira toujours son magot, jusqu’à ce qu’une guerre, même
un simple bruit de guerre, ou une spéculation ; et la Bourse lui permette
de faire un gros coup.
 
Les neuf dixièmes des fortunes colossales des États-Unis (Henry Georges
l’a bien raconté dans ses
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/68]]==
''Problèmes Sociaux'') sont dus à
quelque grande coquinerie faite avec le concours de l’État. En Europe, les neuf
dixièmes des fortunes dans nos monarchies et nos républiques ont
la même origine il n’y a pas deux façons de devenir millionnaire.
 
Toute la science des Richesses est là trouver des va-nu-pieds, les payer
trois francs et leur en faire produire dix. Amasser ainsi une fortune. L’accroître
ensuite par quelque grand coup avec le secours de l’État !
 
Faut-il encore parler des petites fortunes attribuées par les économistes
à l’épargne, tandis que l’épargne, par elle-même,
ne « rapporte » rien, tant que les sous « épargnés » ne sont pas
employés à exploiter les meurt-de-faim.
 
Voici un cordonnier. Admettons que son travail soit bien payé, qu’il
ait une bonne clientèle et qu’à force de privations il soit parvenu
à mettre de côté deux francs par jour, cinquante francs
par mois !
 
Admettons que notre cordonnier ne soit jamais malade ; qu’il mange à
sa faim, malgré sa rage pour l’épargne qu’il ne se marie pas,
ou qu’il n’ait pas d’enfants qu’il ne mourra pas de phtisie ; admettons tout
ce que vous voudrez !
 
Eh bien, à l’âge de cinquante ans il n’aura pas mis de côté
quinze mille francs ; et il n’aura pas de quoi vivre pendant sa vieillesse,
lorsqu’il sera incapable de travailler. Certes, ce n’est pas ainsi que s’amassent
les fortunes.
 
Mais voici un autre cordonnier. Dès qu’il aura mis quelques sous de
côté, il les portera soigneusement à la caisse d’épargne,
et celle-ci les prêtera au bourgeois qui est en train de monter une exploitation
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/69]]==
de va-nu-pieds. Puis, il prendra un apprenti, l’enfant d’un misérable
qui s’estimera heureux si, au bout de cinq ans, son fils apprend le métier
et parvient à gagner sa vie.
 
L’apprenti « rapportera » à notre cordonnier, et, si celui-ci a de la
clientèle, il s’empressera de prendre un second ’ puis un troisième
élève. Plus tard, il aura deux ou trois ouvriers, — des misérables,
heureux de toucher trois francs par jour pour un travail qui en vaut six. Et
si notre cordonnier « a la chance » c’est-à-dire, s’il est assez malin,
ses ouvriers et ses apprentis lui rapporteront une vingtaine de francs par jour
en plus de son propre travail. il pourra agrandir son entreprise, il s’enrichira
peu à peu et n’aura pas besoin de se priver du strict nécessaire.
Il laissera à son fils un petit magot.
 
Voilà ce qu’on appelle « faire de l’épargne, avoir des habitudes
de sobriété ». Au fond, c’est tout bonnement exploiter des meurt-de-faim.
 
Le commerce semble faire exception à la règle. « Tel homme, nous
dira-t-on, achète du thé en Chine, l’importe en France et réalise
un bénéfice de trente pour cent sur son argent. Il n’a exploité
personne.»
 
Et cependant, le cas est analogue. Si notre homme avait transporté le
thé sur son dos, à la bonne heure ! jadis, aux origines du Moyen
Age, c’est précisément de cette manière qu’on faisait le
commerce. Aussi ne parvenait-on jamais aux étourdissantes fortunes
de nos jours : à peine si le marchand d’alors mettait de côté
quelques écus après un voyage pénible et dangereux. C’était
moins la soif du gain que le goût des voyages et des aventures qui le
poussait à faire le commerce.
 
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/70]]==
<br/>
 
Aujourd’hui, la méthode est plus simple. Le marchand qui possède
un capital n’a pas besoin de bouger de son comptoir pour s’enrichir. Il télégraphie
à un commissionnaire l’ordre d’acheter cent tonnes de thé ; il
affrète un navire ; et en quelques semaines, en trois mois, si c’est
un voilier, — le navire lui aura porté sa cargaison. Il ne court même
pas les risques de la traversée, puisque son thé et son navire
sont assurés. Et s’il a dépensé cent mille francs, il en
touchera cent trente, — à moins qu’il n’ait voulu spéculer sur
quelque marchandise nouvelle, auquel cas il risque, soit de doubler sa fortune,
soit de la perdre entièrement.
 
Mais comment a-t-il pu trouver des hommes qui se sont décidés
à faire la traversée, aller en Chine et en revenir, travailler
dur, supporter des fatigues, risquer leur vie pour un maigre salaire ? Comment
a-t-il pu trouver dans les docks des chargeurs et des déchargeurs, qu’il
payait juste de quoi ne pas les laisser mourir de faim pendant
qu’ils travaillaient ? Comment ? — Parce qu’ils sont misérables ! Allez dans un port de mer,
visitez les cafés sur la plage, observez ces hommes qui viennent se faire
embaucher, se battant aux portes des docks qu’ils assiègent dès
l’aube pour être admis à travailler sur les navires. Voyez ces
marins, heureux d’être engagés pour un voyage lointain, après
des semaines et des mois d’attente ; toute leur vie ils ont passé de
navire en navire et ils en monteront encore d’autres, jusqu’à ce qu’ils
périssent un jour dans les flots.
 
Entrez dans leurs chaumières, considérez ces femmes et ces enfants
en haillons, qui vivent on ne sait comment en attendant le retour du père
— et vous aurez aussi la réponse.
 
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/71]]==
<br/>
 
Multipliez les exemples, choisissez-les où bon vous semblera ; méditez
sur l’origine de toutes les fortunes, grandes ou petites, qu’elles viennent
du commerce, de la banque, de l’industrie ou du sol. Partout vous constaterez
que la richesse des uns est faite de la misère des autres. Une société
anarchiste n’a pas à craindre le Rothschild inconnu qui viendrait tout
à coup s’établir dans son sein. Si chaque membre de la communauté
sait qu’après quelques heures de travail productif, il aura droit à
tous les plaisirs que procure la civilisation, aux jouissances profondes que
la Science et l’Art donnent à qui les cultive, il n’ira pas vendre sa
force de travail pour une maigre pitance ; personne ne s’offrira pour enrichir
le Rothschild en question. Ses écus seront des pièces de métal,
utiles pour divers usages, mais incapables de faire des petits.
 
En répondant à l’objection précédente, nous avons
en même temps déterminé les limites de l’expropriation.
 
L’expropriation doit porter sur tout ce qui permet à qui que ce soit
— banquier, industriel, ou cultivateur — de s’approprier le travail d’autrui.
La formule est simple et compréhensible.
 
Nous ne voulons pas dépouiller chacun de son paletot ; mais nous voulons
rendre aux travailleurs ''tout'' ce qui permet à n’importe qui de
les exploiter : et nous ferons tous nos efforts pour que, personne ne manquant
de rien, il n’y ait pas ''un seul homme'' qui, soit ''forcé'' de
vendre ses bras pour exister, lui et ses enfants.
 
Voilà comment nous entendons l’expropriation et notre devoir pendant
la Révolution, dont nous
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/72]]==
espérons l’arrivée, — non dans
deux cents ans d’ici, mais dans un avenir ''prochain''.
 
===III===
 
L’idée anarchiste en général et celle d’expropriation en
particulier trouvent beaucoup plus de sympathies qu’on ne le pense, parmi les
hommes indépendants de caractère et ceux pour lesquels l’oisiveté
n’est pas l’idéal suprême. « Cependant —, nous disent souvent nos
amis, " gardez-vous d’aller trop loin ! Puisque l’humanité ne se modifie
pas en un jour, ne marchez pas trop vite dans vos projets d’expropriation et
d’anarchie ! Vous risqueriez de ne rien faire de durable. »
 
Eh bien, ce que nous craignons, en fait d’expropriation, ce n’est nullement
d’aller trop loin. Nous craignons, au contraire, que l’expropriation se fasse
sur une échelle trop petite pour être durable que
l’élan révolutionnaire s’arrête à mi-chemin qu’il
s’épuise en demi-mesures qui ne sauraient contenter personne et qui,
tout en produisant un bouleversement formidable dans la société
et un arrêt de ses fonctions, ne seraient cependant pas viables, sèmeraient
le mécontentement général et amèneraient fatalement
le triomphe de la réaction.
 
Il y a, en effet, dans nos sociétés, des rapports établis
qu’il est matériellement impossible de modifier si on y touche seulement
en partie. Les divers rouages de notre organisation économique sont si
intimement
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/73]]==
liés entre eux qu’on n’en peut modifier un seul sans les modifier
dans leur ensemble ; on s’en apercevra dès qu’on voudra exproprier quoi
que ce soit.
Supposons, en effet, que dans une région quelconque il se fasse une
expropriation limitée : qu’on se borne, par exemple, à exproprier
les grands seigneurs fonciers, sans toucher aux usines, comme le demandait naguère
Henry Georges ; que dans telle ville on exproprie les maisons, sans mettre en
commun les denrées ; ou que dans telle région industrielle on
exproprie les usines sans toucher aux grandes propriétés foncières :
 
Le résultat sera toujours le même. Bouleversement immense de la
vie économique, sans les moyens de réorganiser cette vie économique
sur des bases nouvelles. Arrêt de l’industrie et de l’échange,
sans le retour aux principes de justice ; impossibilité pour la société
de reconstituer un tout harmonique.
 
Si l’agriculteur s’affranchit du grand propriétaire foncier, sans que
l’industrie s’affranchisse du capitaliste industriel, du commerçant et
du banquier — il n’y aura rien de fait. Le cultivateur souffre aujourd’hui,
non seulement d’avoir à payer des rentes au propriétaire du sol,
mais il pâtit de l’ensemble des conditions actuelles : il pâtit
de l’impôt prélevé sur lui par l’industriel, qui lui fait
payer trois francs une bêche ne valant — comparée au travail de
l’agriculteur — que quinze sous ; des taxes prélevées par l’État,
qui ne peut exister sans une formidable hiérarchie de fonctionnaires ; des frais d’entretien de l’armée que maintient l’État, parce que les
industriels de toutes les nations sont en lutte perpétuelle pour les
marchés, et que chaque jour, la guerre peut éclater à la
suite d’une
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/74]]==
querelle survenue pour l’exploitation de telle partie de l’Asie
ou de l’Afrique. L’agriculteur souffre de la dépopulation des campagnes,
dont la jeunesse est entraînée vers les manufactures des grandes
villes, soit par l’appât de salaires plus élevés, payés
temporairement par les producteurs des objets de luxe, soit par les agréments
d’une vie plus mouvementée ; il souffre encore de la protection artificielle
de l’industrie, de l’exploitation marchande des pays voisins, de l’agiotage,
de la difficulté d’améliorer le sol et de perfectionner l’outillage,
etc. Bref, l’agriculture souffre, non seulement de la rente, mais de l’ensemble
des conditions de nos sociétés basées sur l’exploitation ; et lors même que l’expropriation permettrait à tous de cultiver
la terre et de la faire valoir sans payer de rentes à personne, l’agriculture,
— lors même qu’elle aurait un moment de bien-être, ce qui n’est
pas encore prouvé, retomberait bientôt dans le marasme où
elle se trouve aujourd’hui. Tout serait à recommencer, avec de nouvelles
difficultés en plus.
 
De même pour l’industrie. Remettez demain les usines aux travailleurs,
faites ce que l’on a fait pour un certain nombre de paysans qu’on a rendus propriétaires
du sol. Supprimez le patron, mais laissez la terre au seigneur, l’argent au
banquier, la Bourse au commerçant ; conservez dans la société
cette masse d’oisifs qui vivent du travail de l’ouvrier, maintenez les mille
intermédiaires, l’État avec ses fonctionnaires innombrables, — et l’industrie
ne marchera pas. Ne trouvant pas d’acheteurs dans la masse des paysans restés
pauvres ; ne possédant pas la matière première et ne pouvant
exporter ses produits, en partie à cause de l’arrêt du commerce
et surtout par l’effet de la dé
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/75]]==
centralisation des industries, elle ne
pourra que végéter, en abandonnant les ouvriers sur le pavé,
et ces bataillons d’affamés seront prêts à se soumettre
au premier intrigant venu, ou même à retourner vers l’ancien régime,
pourvu qu’il leur garantisse la main d’&oelig;uvre.
 
Ou bien, enfin, expropriez les seigneurs de la terre et rendez l’usine aux
travailleurs, mais sans toucher à ces nuées d’intermédiaires
qui spéculent aujourd’hui sur les farines et les blés, sur la
viande et les épices dans les grands centres, en même temps qu’ils
écoulent les produits de nos manufactures. Eh bien, lorsque l’échange
s’arrêtera et que les produits ne circuleront plus ; lorsque Paris manquera
de pain et que Lyon ne trouvera pas d’acheteurs pour ses soies, la réaction
reviendra terrible, marchant sur les cadavres, promenant la mitrailleuse dans
les villes et les campagnes, faisant des orgies d’exécutions et de déportations,
comme elle l’a fait en 1815, en 1848 et en 1871.
 
Tout se tient dans nos sociétés, et il est impossible de réformer
quoi que ce soit sans ébranler l’ensemble.
 
Du jour où l’on frappera la propriété privée sous
une de ses formes, — foncière ou industrielle, — on sera forcé
de la frapper sous toutes les autres. Le succès même de la Révolution
l’imposera.
 
D’ailleurs, le voudrait-on, on ne pourrait pas se borner à une expropriation
partielle. Une fois que le ''principe'' de la Sainte Propriété
sera ébranlé, les théoriciens n’empêcheront pas qu’elle
soit détruite, ici par les serfs de la glèbe, et là par
les serfs de l’industrie.
 
Si une grande ville — Paris, par exemple, —
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/76]]==
met seulement la main sur les maisons
ou sur les usines, elle sera amenée par la force même des choses
à ne plus reconnaître aux banquiers le droit de prélever
sur la Commune cinquante millions d’impôts sous forme d’intérêts
pour des prêts antérieurs. Elle sera obligée de se mettre
en rapport avec des cultivateurs, et forcément elle les poussera à
s’affranchir des possesseurs du sol. Pour pouvoir manger et produire, il lui
faudra exproprier les chemins de fer ; enfin, pour éviter le gaspillage
des denrées, pour ne pas rester, comme la Commune de 1793, à la
merci des accapareurs de blé, elle remettra aux citoyens mêmes
le soin d’approvisionner leurs magasins de denrées et de répartir
les produits.
Cependant quelques socialistes ont encore cherché à établir
une distinction. — « Qu’on exproprie le sol, le sous-sol, l’usine, la manufacture,
— nous le voulons bien », disaient-ils. « Ce sont des instruments de production,
et il serait juste d’y voir une propriété publique. Mais il y
a, outre cela, les objets de consommation : la nourriture, le vêtement,
l’habitation, qui doivent rester propriété privée. »
 
Le bons sens populaire a eu raison de cette distinction subtile. En effet,
nous ne sommes pas des sauvages pour vivre dans la forêt sous un abri
de branches. Il faut une chambre, une maison, un lit, un poêle à
l’Européen qui travaille.
 
Le lit, la chambre, la maison sont des lieux de fainéantise pour celui
qui ne produit rien. Mais pour le travailleur, une chambre chauffée et
éclairée est aussi bien un instrument de production que la machine
ou l’outil. C’est le lieu de restauration de ses muscles et de ses nerfs, qui
s’useront demain en
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/77]]==
travail. Le repos du producteur, c’est la mise en train
de la machine.
 
C’est encore plus évident pour la nourriture. Les prétendus économistes
dont nous parlons ne se sont jamais avisés de dire que le charbon brûlé
dans une machine ne doive pas être rangé parmi les objets aussi
nécessaires à la production que la matière première.
Comment se fait-il donc que la nourriture, sans laquelle la machine humaine
ne saurait dépenser le moindre effort, puisse être exclue des objets
indispensables au producteur ? Serait-ce un reste de métaphysique
religieuse ?
 
Le repas copieux et raffiné du riche est bien une consommation de luxe.
Mais le repas du producteur est un des objets nécessaires à la
production, au même titre que le charbon brûlé par la machine
à vapeur.
 
Même chose pour le vêtement. Car si les économistes qui
font cette distinction entre les objets de production et ceux de consommation
portaient le costume des sauvages de la Nouvelle-Guinée, — nous comprendrions
ces réserves. Mais des gens qui ne sauraient écrire une ligne
sans avoir une chemise sur le dos, sont mal placés pour faire une si
grande distinction entre leur chemise et leur plume. Et si les robes pimpantes
de leurs dames sont bien des objets de luxe, cependant il y a une certaine quantité
de toile, de cotonnade et de laine dont le producteur ne peut se passer pour
produire. La blouse et les souliers, sans lesquels un travailleur serait gêné
de se rendre à son travail ; la veste qu’il endossera, la journée
finie ; sa casquette, lui sont aussi nécessaires que le marteau et l’enclume.
 
==[[Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/78]]==
<br/>
 
Qu’on le veuille, ou qu’on ne le veuille pas, c’est ainsi que le peuple entend
la révolution. Dès qu’il aura balayé les gouvernements,
il cherchera avant tout à s’assurer un logement salubre, une nourriture
suffisante et le vêtement, sans payer tribut.
 
Et le peuple aura raison. Sa manière d’agir sera infiniment plus conforme
à la « science » que celle des économistes qui font tant de distinctions
entre l’instrument de production et les articles de consommation. Il comprendra
que c’est précisément par là que la révolution doit
commencer, et il jettera les fondements de la seule science économique
qui puisse réclamer le titre de science et qu’on pourrait qualifier :
''étude des besoins de l’humanité et des moyens économiques
de les satisfaire''.