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Introduction à la connaissance de l’esprit


I De l’esprit humain

Ceux qui ne peuvent rendre raison des variétés de l’esprit humain, y supposent des contrariétés inexplicables. Ils s’étonnent qu’un homme qui est vif, ne soit pas pénétrant; que celui qui raisonne avec justesse, manque de jugement dans sa conduite; qu’un autre qui parle nettement, ait l’esprit faux, etc. Ce qui fait qu’ils ont tant de peine à concilier ces prétendues bizarreries, c’est qu’ils confondent les qualités du caractère avec celles de l’esprit, et qu’ils rapportent au raisonnement des effets qui appartiennent aux passions. Ils ne remarquent pas qu’un esprit juste, qui fait une faute, ne la fait quelquefois que pour satisfaire une passion, et non par défaut de lumière ; et lorsqu’il arrive à un homme vif de manquer de pénétration ils ne savent pas que pénétration et vivacité sont deux choses assez différentes, quoique ressemblantes, et qu’elles peuvent être séparées. Je ne prétends pas découvrir toutes les sources de nos erreurs sur une matière sans bornes; lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit, elle nous échappe par mille autres. Mais j’espère qu’en parcourant les principales parties de l’esprit, je pourrai observer les différences essentielles, et faire évanouir un très grand nombre de ces contradictions imaginaires qu’admet l’ignorance. L’objet de ce premier livre est de faire connaître, par des définitions et des réflexions fondées sur l’expérience, toutes ces différentes qualités des hommes qui sont comprises sous le nom d’esprit. Ceux qui recherchent les causes physiques de ces mêmes qualités, en pourraient peut-être parler avec moins d’incertitude, si on réussissait dans cet ouvrage à développer les effets dont ils étudiaient les principes.


II Imagination, réflexion, mémoire

Il y a trois principes remarquables dans l’esprit l’imagination, la réflexion, et la mémoire.

J’appelle imagination le don de concevoir les choses d’une manière figurée, et de rendre ses pensées par des images. Ainsi l’imagination parle toujours à nos sens ; elle est l’inventrice des arts et l’ornement de l’esprit.

La réflexion est la puissance de se replier sur ses idées, de les examiner, de les modifier, ou de les combiner de diverses manières. Elle est le grand principe du raisonnement, du jugement, etc.

La mémoire conserve le précieux dépôt de l’imagination et de la flexion. Il serait superflu de s’arrêter à peindre son utilité non contestée. Nous n’employons dans la plupart de nos raisonnements que des réminiscences ; c’est sur elles que nous bâtissons; elles sont le fondement et la matière de tous nos discours. L’esprit que la mémoire cesse de nourrir s’éteint dans les efforts laborieux de ses recherches. S’il y a un ancien préjugé contre les gens d’une heureuse mémoire, c’est parce qu’on suppose qu’ils ne peuvent embrasser et mettre en ordre tous leurs souvenirs, parce qu’on présume que leur esprit, ouvert à toute sorte d’impressions, est vide, et ne se charge de tant d’idées empruntées, qu’autant qu’il en a peu de propres; mais l’expérience a contredit ces conjectures par de grands exemples. Et tout ce qu’on peut en conclure avec raison, est qu’il faut avoir de la mémoire dans la proportion de son esprit, sans quoi on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices, le défaut ou l’excès.


III Fécondité

Imaginer, réfléchir, se souvenir, voilà les trois principales facultés de notre esprit. C’est là tout le don de penser, qui précède et fonde les autres. Après vient la fécondité, puis la justesse, etc.

Les esprits stériles laissent échapper beaucoup de choses et n’en voient pas tous les côtés; mais l’esprit fécond sans justesse, se confond dans son abondance, et la chaleur du sentiment qui l’accompagne est un principe d’illusion très à craindre; de sorte qu’il n’est pas étrange de penser beaucoup et peu juste.

Personne ne pense, je crois, que tous les esprits soient féconds, ou pénétrants, ou éloquents, ou justes, dans les mêmes choses. Les uns abondent en images, les autres en réflexions, les autres en citations, etc., chacun selon son caractère, ses inclinations, ses habitudes, sa force, ou sa faiblesse.


IV Vivacité

La vivacité consiste dans la promptitude des opérations de l’esprit. Elle n’est pas toujours unie à la fécondité. Il y a des esprits lents, fertiles; il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers vient quelquefois de la faiblesse de leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs esprits de se répandre avec vitesse. La stérilité des esprits vifs dont les organes sont bien disposés, vient de ce qu’ils manquent de force pour suivre une idée, ou de ce qu’ils sont sans passions ; car les passions fertilisent l’esprit sur les choses qui leur sont propres, et cela pourrait expliquer de certaines bizarreries un esprit vif dans la conversation, qui s’éteint dans le cabinet ; un génie perçant dans l’intrigue, qui s’appesantit dans les sciences, etc.

C’est aussi par cette raison que les personnes enjouées, que les objets frivoles intéressent, paraissent les plus vives dans le monde. Les bagatelles qui soutiennent la conversation étant leur passion dominante, elles excitent toute leur vivacité, leur fournissent une occasion continuelle de paraître. Ceux qui ont des passions plus sérieuses étant froids sur ces puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure concentrée.


V Pénétration

La pénétration est une facilité à concevoir, à remonter au principe des choses, ou à prévenir leurs effets par une suite d’inductions.

C’est une qualité qui est attachée comme les autres à notre organisation, mais que nos habitudes et nos connaissances perfectionnent : nos connaissances, parce qu’elles forment un amas d’idées qu’il n’y a plus qu’à réveiller ; nos habitudes, parce qu’elles ouvrent nos organes, et donnent aux esprits un cours facile et prompt.

Un esprit extrêmement vif peut être faux, et laisser échapper beaucoup de choses par vivacité, ou par impuissance de réfléchir, et n’être pas pénétrant. Mais l’esprit pénétrant ne peut être lent; son vrai caractère est la vivacité et la justesse unies à la réflexion.

Lorsqu’on est trop préoccupé de certains principes sur une science, on a plus de peine à recevoir d’autres idées dans la même science et une nouvelle méthode ; mais c’est là encore une preuve que la pénétration est dépendante, comme je l’ai dit, de nos habitudes. Ceux qui font une étude puérile des énigmes, en pénètrent plus tôt le sens que les plus subtils philosophes.


VI De la justesse, de la netteté du jugement

La netteté est l’ornement de la justesse ; mais elle n’en est pas inséparable. Tous ceux qui ont l’esprit net ne l’ont pas juste. Il y a des hommes qui conçoivent très distinctement, et qui ne raisonnent pas conséquemment. Leur esprit, trop faible ou trop prompt, ne peut suivre la liaison des choses, et laisse échapper leurs rapports. Ceux-ci, ne pouvant assembler beaucoup de vues, attribuent quelquefois a tout un objet ce qui convient au peu qu’ils en connaissent. La netteté de leurs idées empêche qu’ils ne s’en défient. Eux-mêmes se laissent éblouir par l’éclat des images qui les préoccupent ; et la lumière de leurs expressions les attache à l’erreur de leurs pensées.

La justesse vient du sentiment du vrai formé dans l’âme, accompagné du don de rapprocher les conséquences des principes, et de combiner leurs rapports. Un homme médiocre peut avoir de la justesse à son degré, un petit ouvrage de même. C’est sans doute un grand avantage, de quelque sens qu’on le considère toutes choses en divers genres ne tendent à la perfection qu’autant qu’elles ont de justesse.

Ceux qui veulent tout définir ne confondent pas le jugement et l’esprit juste ; ils rapportent à ce dernier l’exactitude dans le raisonnement, dans la composition, dans toutes les choses de pure spéculation; la justesse dans la conduite de la vie, ils l’attachent au jugement.

Je dois ajouter qu’il v a une justesse et une netteté d’imagination, une justesse et une netteté de réflexion, de mémoire, de sentiment, de raisonnement, d’éloquence, etc. Le tempérament et la coutume mettent des différences infinies entre les hommes, et resserrent ordinairement beaucoup leurs qualités. Il faut appliquer ce principe à chaque partie de l’esprit; il est très facile à comprendre.

Je dirai encore une chose que peu de personnes ignorent : on trouve quelquefois dans l’esprit des hommes les plus sages, des idées par leur nature inalliables, que l’éducation, la coutume, ou quelque impression violente, ont liées irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées sont tellement jointes, et se présentent avec tant de force, que rien ne peut les séparer; ces ressentiments de folie sont sans conséquences et prouvent seulement, d’une manière incontestable, l’invincible pouvoir de la coutume.


VII Du bon sens

Le bon sens n’exige pas un jugement bien profond; il semble consister plutôt à n’apercevoir les objets que dans la proportion exacte qu’ils ont avec notre nature, ou avec notre condition. Le bon sens n’est donc pas à penser sur les choses avec trop de sagacité, mais à les concevoir d’une manière utile, à les prendre dans le bon sens.

Celui qui voit avec un microscope aperçoit sans doute dans les choses plus de qualités ; mais il ne les aperçoit point dans leur proportion naturelle avec la nature de l’homme, comme celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des esprits subtils, il pénètre souvent trop loin celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.

Le bon sens se forme d’un goût naturel pour la justesse et la médiocrité ; c’est une qualité du caractère, plutôt encore que de l’esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens, il faut être fait de manière que la raison domine sur le sentiment, l’expérience sur le raisonnement.

Le jugement va plus loin que le bon sens ; mais ses principes sont plus variables.


VIII De la profondeur

La profondeur est le terme de la réflexion. Quiconque a l’esprit véritablement profond, doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d’idées c’est à ceux principalement qui ont cet esprit partage, que la netteté et la justesse sont plus nécessaires. Quand ces avantages leur manquent, leurs vues sont mêlées d’illusions et couvertes d’obscurités. Et néanmoins, comme de tels esprits voient toujours plus loin que les autres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien plus proches de la vérité que le reste des hommes; mais ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sentiers ténébreux, ni remonter des conséquences jusqu’à la hauteur des principes, ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte d’esprit qu’ils ne sauraient mesurer.

Et même entre les gens profonds, comme les uns le sont sur les choses du monde, et les autres dans les sciences, ou dans un art particulier, chacun préférant son objet dont il connaît mieux les usages, c’est aussi de tous les côtés matière de dissension.

Enfin, on remarque une jalousie encore plus particulière entre les esprits vifs et les esprits profonds, qui n’ont l’un qu’au défaut de l’autre ; car les uns marchant plus vite, et les autres allant plus loin, ils ont la folie de vouloir entrer en concurrence, et ne trouvant point de mesure pour des choses si différentes, rien n’est capable de les rapprocher.


IX De la délicatesse, de la finesse et de la force

La délicatesse vient essentiellement de l’âme : c’est une sensibilité dont la coutume, plus ou moins hardie, détermine aussi le degré. Des nations ont mis de la délicatesse où d’autres n’ont trouvé qu’une langueur sans grâce celles-ci au contraire. Nous avons mis peut-être cette qualité à plus haut prix qu’aucun autre peuple de la terre nous voulons donner beaucoup de choses à entendre sans les exprimer, et les présenter sous des images douces et voilées; nous avons confondu la délicatesse et la finesse, qui est une sorte de sagacité sur les choses de sentiment. Cependant la nature sépare souvent des dons qu’elle a faits si divers : grand nombre d’esprits délicats ne sont que délicats ; beaucoup d’autres ne sont que fins ; on en voit même qui s’expriment avec plus de finesse qu’ils n’entendent, parce qu’ils ont plus de facilité à parler qu’à concevoir. Cette dernière singularité est remarquable; la plupart des hommes sentent au delà de leurs faibles expressions ; l’éloquence est peut-être le plus rare comme le plus gracieux de tous les dons.

La force vient aussi d’abord du sentiment, et se caractérise par le tour de l’expression ; mais quand la netteté et la justesse ne lui sont pas jointes, on est dur au lieu d’être fort, obscur au lieu d’être précis. etc.


X De l’étendue de l’esprit

Rien ne sert au jugement et à la pénétration comme l’étendue de l’esprit, on peut la regarder, je crois, comme une disposition admirable des organes, qui nous donne d’embrasser beaucoup d’idées à la fois sans les confondre.

Un esprit étendu considère les êtres dans leurs rapports mutuels il saisit d’un coup d’œil tous les rameaux des choses; il les réunit à leur source et dans un centre commun ; il les met sous un même point de vue. Enfin il répand la lumière sur de grands objets et sur une vaste surface.

On ne saurait avoir un grand génie sans avoir l’esprit étendu; mais il est possible qu’on ait l’esprit étendu sans avoir du génie ; car ce sont deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond : l’esprit étendu, fort souvent, se borne à la spéculation ; il est froid, paresseux et timide.

Personne n’ignore que cette qualité dépend aussi beaucoup de l’âme, qui donne ordinairement à l’esprit ses propres bornes, et le rétrécit ou l’étend, selon l’essor qu’elle-même se donne.


XI Des saillies

Le mot de saillie vient de sauter : avoir des saillies, c’est passer sans gradation d’une idée à une autre qui peut s’y allier : c’est saisir les rapports des choses les plus éloignées ; ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise : si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire ; si à quelque chose de profond, elles étonnent; si à quelque chose de grand, elles élèvent. Mais ceux qui ne sont pas capables de s’élever, ou de pénétrer d’un coup d’œil des rapports trop approfondis, n’admirent que ces rapports bizarres et sensibles que les gens du monde saisissent si bien. Et le philosophe, qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en apparence les plus séparées, réclame inutilement contre cette injustice : les hommes frivoles, qui ont besoin de temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion, sont dans une espèce d’impuissance de les admirer, attendu que l’admiration ne se donne qu’à la surprise, et vient rarement par degrés.

Les saillies tiennent en quelque sorte dans l’esprit le même rang que l’humeur peut avoir dans les passions. Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumières, elles peignent le caractère de l’esprit. Ainsi ceux qui approfondissent vivement les choses, ont des saillies de réflexion ; les gens d’une imagination heureuse, des saillies d’imagination ; d’autres, des saillies de mémoire; les méchants, des méchancetés; les gens gais, des choses plaisantes, etc.

Les gens du monde, qui font leur étude de ce qui peut plaire, ont porté plus loin que les autres ce genre d’esprit ; mais parce qu’il est difficile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons un jargon plein d’affectation. L’envie de briller leur a fait abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir sans cesse après les allusions et les jeux d’imagination les plus frivoles ; il semble qu’ils soient convenus de ne plus rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce qu’elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit, qu’ils croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature, qui se plaît à se reposer sur les sujets qu’elle embellit, et trouve la variété dans la fécondité de ses lumières, bien plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si faux et si superficiel est un art ennemi du cœur et de l’esprit, qu’il resserre dans des bornes étroites ; un art qui ôte la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui en est l’âme, et qui rend les conversations du monde aussi ennuyeuses qu’insensées et ridicules.


XII Du goût

Le goût est une aptitude à bien juger des objets de sentiment. Il faut donc avoir de l’âme pour avoir du goût ; il faut avoir aussi de la pénétration, parce que c’est l’intelligence qui remue le sentiment. Ce que l’esprit ne pénètre qu’avec peine ne va pas souvent jusqu’au cœur, ou n’y fait qu’une impression faible ; c’est là ce qui fait que les choses qu’on ne peut saisir d’un coup d’œil ne sont point du ressort du goût.

Le bon goût consiste dans un sentiment de la belle nature; ceux qui n’ont pas un esprit naturel ne peuvent avoir le goût juste.

Toute vérité peut entrer dans un livre de réflexion; mais, dans les ouvrages de goût, nous aimons que la vérité soit puisée dans la nature, nous ne voulons pas d’hypothèses ; tout ce qui n’est qu’ingénieux est contre les règles du goût.

Comme il y a des degrés et des parties différentes dans l’esprit, il y en a de même dans le goût. Notre goût peut, je crois, s’étendre autant que notre intelligence ; mais il est difficile qu’il passe au delà. Cependant ceux qui ont une sorte de talent se croient presque toujours un goût universel, ce qui les porte quelquefois jusqu’à juger des choses qui leur sont les plus étrangères. Mais cette présomption, qu’on pourrait supporter dans les hommes qui ont des talents, se remarque aussi parmi ceux qui raisonnent des talents, et qui ont une teinture superficielle des règles du goût, dont ils font des applications tout à fait extraordinaires. C’est dans les grandes villes, plus que dans les autres, qu’on peut observer ce que je dis ; elles sont peuplées de ces hommes suffisants qui ont assez d’éducation et d’habitude du monde pour parler des choses qu’ils n’entendent point aussi sont-elles le théâtre des plus impertinentes décisions ; et c’est là que l’on verra mettre, à côté des meilleurs ouvrages, une fade compilation des traits les plus brillants de morale et de goût, mêlés à de vieilles chansons et à d’autres extravagances, avec un style si bourgeois et si ridicule, que cela fait mal au cœur.

Je crois que l’on peut dire, sans témérité, que le goût du plus grand nombre n’est pas juste le cours déshonorant de tant d’ouvrages ridicules en est une preuve sensible. Ces écrits, il est vrai, ne se soutiennent pas mais ceux qui les remplacent ne sont pas formés sur un meilleur modèle l’inconstance apparente du public ne tombe que sur les auteurs. Cela vient de ce que les choses ne font d’impression sur nous que selon la proportion qu’elles ont avec notre esprit ; tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe, le bas, le naïf, le sublime, etc.

Il est vrai que les habiles réforment nos jugements ; mais ils ne peuvent changer notre goût, parce que l’âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions ; ce que l’on ne sent pas d’abord, on ne le sent que par degrés, comme l’on fait en jugeant. De là vient qu’on voit des ouvrages critiqués du peuple, qui ne lui en plaisent pas moins ; car il ne les critique que par réflexion, et il les goûte par sentiment.

Que les jugements du public, épurés par le temps et par les maîtres, soient donc, si l’on veut, infaillibles ; mais distinguons-les de son goût, qui parait toujours récusable.

Je finis ces observations on demande depuis longtemps s’il est possible de rendre raison des matières de sentiment ; tous avouent que le sentiment ne peut se connaître que par expérience mais il est donné aux habiles d’expliquer sans peine les causes cachées qui l’excitent. Cependant bien des gens de goût n’ont pas cette facilité, et nombre de dissertateurs qui raisonnent à l’infini manquent du sentiment, qui est la base des justes notions sur le goût.


XIII Du langage et de l’éloquence

On peut dire en général de l’expression qu’elle répond à la nature des idées, et par conséquent aux divers caractères de l’esprit.

Ce serait néanmoins une témérité de juger de tous les hommes par le langage. Il est rare peut-être de trouver une proportion exacte entre le don de penser et celui de s’exprimer. Les ternes n’ont pas une liaison nécessaire avec les idées : on veut parler d’un homme qu’on connaît beaucoup, dont le caractère, la figure, le maintien, tout est présent à l’esprit, hors son nom qu’on veut nommer, et qu’on ne peut rappeler ; de même de beaucoup de choses dont on a des idées fort nettes, mais que l’expression ne suit pas de là vient que d’habiles gens manquent quelquefois de cette facilité à rendre leurs idées, que des hommes superficiels possèdent avec avantage.

La précision et la justesse du langage dépendent de la propriété des termes qu’on emploie.

La force ajoute à la justesse et à la brièveté ce qu’elle emprunte du sentiment : elle se caractérise d’ordinaire par le tour de l’expression.

La finesse emploie des termes qui laissent beaucoup à entendre.

La délicatesse cache sous le voile des paroles ce qu’il y a dans les choses de rebutant.

La noblesse a un air aisé, simple, précis, naturel.

Le sublime ajoute à la noblesse une force et une hauteur qui ébranlent l’esprit, qui l’étonnent et le jettent hors de lui-même ; c’est l’expression la plus propre d’un sentiment élevé, ou d’une grande et surprenante idée.

On ne peut sentir le sublime d’une idée dans une faible expression ; mais la magnificence des paroles avec de faibles idées est proprement du phébus ; le sublime veut des pensées élevées, avec des expressions et des tours qui en soient dignes.

L’éloquence embrasse tous les divers caractères de l’élocution peu d’ouvrages sont éloquents mais on voit des traits d’éloquence semés dans plusieurs écrits.

Il y a une éloquence qui est dans les paroles, et qui consiste à rendre aisément et convenablement ce que l’on pense, de quelque nature qu’il soit : c’est là l’éloquence du monde. Il y en a une autre dans les idées mêmes et dans les sentiments, jointe à celle de l’expression c’est la véritable.

On voit aussi des hommes que le monde échauffe, et d’autres qu’il refroidit. Les premiers ont besoin de la présence des objets ; les autres d’être retirés et abandonnés à eux-mêmes ceux-là sont éloquents dans leur conversation, ceux-ci dans leurs compositions.

Un peu d’imagination et de mémoire, un esprit facile, suffisent pour parler avec élégance; mais que de choses entrent dans l’éloquence : le raisonnement et le sentiment, le naïf et le pathétique, l’ordre et le désordre, la force et la grâce, la douceur et la véhémence, etc.

Tout ce qu’on a jamais dit du prix de l’éloquence n’en est qu’une faible expression. Elle donne la vie à tout : dans les sciences, dans les affaires, dans la conversation, dans la composition, dans la recherche même des plaisirs, rien ne peut réussir sans elle. Elle se joue des passions des hommes, les émeut, les calme, les pousse, et les détermine à son gré : tout cède à sa voix ; elle seule enfin est capable de se célébrer dignement.


XIV De l’invention

Les hommes ne sauraient créer le fond des choses ; ils les modifient. Inventer n’est donc pas créer la matière de ses inventions, mais lui donner la forme. Un architecte ne fait pas le marbre qu’il emploie à un édifice, il le dispose ; et l’idée de cette disposition, il l’emprunte encore de différents modèles qu’il fond dans son imagination, pour former un nouveau tout. De même un poète ne crée pas les images de sa poésie ; il les prend dans le sein de la nature, et les applique à différentes choses pour les figurer aux sens ; et encore le philosophe : il saisit une vérité souvent ignorée, mais qui existe éternellement, pour joindre à une autre vérité, et pour en former un principe. Ainsi se produisent en différents genres les chefs-d’œuvre de la réflexion et de l’imagination. Tous ceux qui ont la vue assez bonne pour lire dans le sein de la nature, y découvrent, selon le caractère de leur esprit, ou le fond et l’enchaînement des vérités que les hommes effleurent, ou l’heureux rapport des images avec les vérités qu’elles embellissent. Les esprits qui ne peuvent pénétrer jusqu’à cette source féconde, qui n’ont pas assez de force et de justesse pour lier leurs sensations et leurs idées, donnent des fantômes sans vie, et prouvent plus sensiblement que tous les philosophes, notre impuissance à créer.

Je ne blâme pas néanmoins ceux qui se servent de cette expression pour caractériser avec plus de force le don d’inventer. Ce que j’ai dit se borne à faire voir que la nature doit être le modèle de nos inventions, et que ceux qui la quittent ou la méconnaissent ne peuvent rien faire de bien.

Savoir après cela pourquoi les hommes quelquefois médiocres excellent à des inventions où des hommes plus éclairés ne peuvent atteindre, c’est là le secret du génie, que je vais tâcher d’expliquer.


XV Du génie et de l’esprit

Je crois qu’il n’y a point de génie sans activité. Je crois que le génie dépend en grande partie de nos passions. Je crois qu’il se forme du concours de beaucoup de différentes qualités, et des convenances secrètes de nos inclinations avec nos lumières. Lorsque quelqu’une des conditions nécessaires manque, le génie n’est point, ou n’est qu’imparfait; et on lui conteste son nom.

Ce qui forme donc le génie des négociations, ou celui de la poésie, ou celui de la guerre, etc., ce n’est pas un seul don de la nature, comme on pourrait croire ce sont plusieurs qualités, soit de l’esprit, soit du cœur, qui sont inséparablement et intimement réunies.

Ainsi l’imagination, l’enthousiasme, le talent de peindre, ne suffisent pas pour faire un poète il faut encore qu’il soit né avec une extrême sensibilité pour l’harmonie, avec le génie de sa langue, et l’art des vers.

Ainsi la prévoyance, la fécondité, la célérité de l’esprit sur les objets militaires, ne formeraient pas un grand capitaine, si la sécurité dans le péril, la vigueur du corps dans les opérations laborieuses du métier, et enfin une activité infatigable, n’accompagnaient ses autres talents.

C’est la nécessité de ce concours de tant de qualités indépendantes les unes des autres, qui fait apparemment que le génie est toujours si rare. Il semble que c’est une espèce de hasard, quand la nature assortit ces divers mérites dans un même homme. Je dirais volontiers qu’il lui en coûte moins pour former un homme d’esprit, parce qu’il n’est pas besoin de mettre entre ses talents cette correspondance que veut le génie.

Cependant on rencontre quelquefois des gens d’esprit qui sont plus éclairés que d’assez beaux génies. Mais soit que leurs inclinations partagent leur application, soit que la faiblesse de leur âme les empêche d’employer la force de leur esprit, on voit qu’ils demeurent bien loin après ceux qui mettent toutes leurs ressources et toute leur activité en oeuvre, en faveur d’un objet unique.

C’est cette chaleur du génie et cet amour de son objet qui lui donnent d’imaginer et d’inventer sur cet objet même. Ainsi, selon la pente de leur âme et le caractère de leur esprit, les uns ont l’invention de style, les autres celle du raisonnement, ou l’art de former des systèmes. D’assez grands génies ne paraissent presque avoir eu que l’invention de détail : tel est Montaigne. La Fontaine, avec un génie bien différent de celui de ce philosophe, est néanmoins un autre exemple de ce que je dis. Descartes, au contraire, avait l’esprit systématique et l’invention des desseins mais il manquait, je crois, de l’imagination dans l’expression, qui embellit les pensées les plus communes.

À cette invitation du génie est attaché, comme on sait, un caractère original, qui tantôt naît des expressions et des sentiments d’un auteur, tantôt de ses plans, de son art, de sa manière d’envisager et d’arranger les objets. Car un homme qui est maîtrisé par la pente de son esprit et par les impressions particulières et personnelles qu’il reçoit des choses, ne peut ni ne veut dérober son caractère à ceux qui l’épient.

Cependant il ne faut pas croire que ce caractère original doive exclure l’art d’imiter. Je ne connais point de grands hommes qui n’aient adopté des modèles. Rousseau a imité Marot ; Corneille, Lucain et Sénèque ; Bossuet, les prophètes ; Racine, les Grecs et Virgile ; et Montaigne dit quelque part qui y a en lui une condition aucunement singeresse et imitatrice. Mais ces grands hommes, en imitant, sont demeurés originaux, parce qu’ils avaient à peu près le même génie que ceux qu’ils prenaient pour modèles de sorte qu’ils cultivaient leur propre caractère, sous ces maîtres qu’ils consultaient, et qu’ils surpassaient quelquefois ; lieu que ceux qui n’ont que de l’esprit sont toujours de faibles copistes des meilleurs modèles, et n’atteignent jamais leur art. Preuve incontestable qu’il faut du génie pour bien imiter, et même un génie étendu pour prendre divers caractères tant s’en faut que l’imagination donne l’exclusion au génie.

J’explique ces petits détails pour rendre ce chapitre plus complet, et non pour instruire les gens de lettres, qui ne peuvent les ignorer. J’ajouterai encore une réflexion en faveur des personnes moins savantes c’est que le premier avantage du génie est de sentir et de concevoir plus vivement les objets de son ressort, que les mêmes objets ne sont sentis et aperçus des autres hommes.

À l’égard de l’esprit, je dirai que ce mot n’a d’abord été inventé que pour signifier en général les différentes qualités que j’ai définies, la justesse, la profondeur, le jugement, etc. Mais parce que nul homme ne peut les rassembler toutes, chacune de ces qualités a prétendu s’approprier exclusivement le nom générique d’où sont nées des disputes très frivoles; car, au fond, il importe peu que ce soit la vivacité ou la justesse, ou telle autre partie de l’esprit qui emporte l’honneur de ce titre. Le nom ne peut rien pour les choses. La question n’est pas de savoir si c’est à l’imagination ou au bon sens qu’appartient le terme d’esprit. Le vrai intérêt, c’est de voir laquelle de ces qualités, ou des autres que j’ai nommées, doit nous inspirer plus d’estime. Il n’y en a aucune qui n’ait son utilité, et j’ose dire son agrément. Il ne serait peut-être pas difficile de juger s’il y en a de plus utiles, ou de plus aimables, ou de plus grandes les unes que les autres. Mais les hommes sont incapables de convenir entre eux du prix des moindres choses. La différence de leurs intérêts et de leurs lumières maintiendra éternellement la diversité de leurs opinions et la contrariété de leurs maximes.


XVI Du caractère

Tout ce qui forme l’esprit et le cœur est compris dans le caractère. Le génie n’exprime que la convenance de certaines qualités ; mais les contrariétés les plus bizarres entrent dans le même caractère, et le constituent.

On dit d’un homme qu’il n’a point de caractère, lorsque les traits de son âme sont faibles, légers, changeants ; mais cela même fait un caractère, et l’on s’entend bien là-dessus.

Les inégalités du caractère influent sur l’esprit; un homme est pénétrant. ou pesant, ou aimable, selon son humeur.

On confond souvent dans le caractère les qualités de l’âme et celles de l’esprit. Un homme est doux et facile, on le trouve insinuant; il a l’humeur vive et légère, on dit qu’il a l’esprit vif ; il est distrait et rêveur, on croit qu’il a l’esprit lent et peu d’imagination. Le monde ne juge des choses que par leur écorce; c’est une chose qu’on dit tous les jours, mais que l’on ne sent pas assez. Quelques réflexions, en passant, sur les caractères les plus généraux, nous y feront faire attention.


XVII Du sérieux

Un des caractères les plus généraux, c’est le sérieux ; mais combien de choses différentes n’a-t-il pas, et combien de caractères sont compris dans celui-ci ! On est sérieux par tempérament, par trop ou trop peu de passions, trop ou trop peu d’idées ; par timidité, par habitude, et par mille autres raisons.

L’extérieur distingue tous ces divers caractères aux yeux d’un homme attentif.
Le sérieux d’un esprit tranquille porte un air doux et serein.
Le sérieux des passions ardentes est sauvage, sombre et allumé.
Le sérieux d’une âme abattue donne un extérieur languissant.
Le sérieux d’un homme stérile paraît froid, lâche et oisif.
Le sérieux de la gravité prend air concerté comme elle.
Le sérieux de la distraction porte des dehors singuliers.
Le sérieux d’un homme timide n’a presque jamais de maintien.

Personne ne rejette en gros ces ventés ; mais, faute de principes bien liés et bien conçus, la plupart des hommes sont, dans le détail et dans leurs applications particulières, opposés les uns aux autres et à eux-mêmes; ils font voir la nécessité indispensable de bien manier les principes les plus familiers, et de les mettre tous ensemble sous un point de vue qui en découvre la fécondité et la liaison.


XVIII Du sang-froid

Nous prenons quelquefois pour le sang-froid une passion sérieuse et concentrée qui fixe toutes les pensées d’un esprit ardent, et le rend insensible aux autres choses.

Le véritable sang-froid vient d’un sang doux, tempéré, et peu fertile en esprits. S’il coule avec trop de lenteur, il peut rendre l’esprit pesant; mais lorsqu’il est reçu par des organes faciles et bien conformés, la justesse, la réflexion, et une singularité aimable souvent l’accompagnent; nul esprit n’est plus désirable.

On parle encore d’un autre sang-froid que donne la force d’esprit, soutenue par l’expérience et de longues réflexions ; sans doute c’est là le plus rare.


XIX De la présence d’esprit

La présence d’esprit se pourrait définir une aptitude à profiter des occasions pour parler ou pour agir. C’est un avantage qui a manqué souvent aux hommes les plus éclairés, qui demande un esprit facile, un sang-froid modéré, l’usage des affaires, et, selon les différentes occurrences, divers avantages de la mémoire et de la sagacité dans la dispute, de la sécurité dans les périls, et dans le monde, cette liberté de cœur qui nous rend attentifs à tout ce qui s’y passe, et nous tient en état de profiter de tout, etc.


XX De la distraction

Il y a une distraction assez semblable aux rêves du sommeil, qui est lorsque nos pensées flottent et se suivent d’elles-mêmes sans force et sans direction. Le mouvement des esprits se ralentit peu à peu ; ils errent à l’aventure sur les traces du cerveau, et réveillent des idées Sans suite et sans vérité ; enfin les organes se ferment; nous ne formons plus que des songes, et c’est là proprement rêver les yeux ouverts.

Cette sorte de distraction est bien différente de celle où jette la méditation. L’âme obsédée dans la méditation d’un objet qui fixe sa vue et la remplit tout entière, agit beaucoup dans ce repos. C’est un état tout opposé; cependant elle y tombe ensuite, épuisée par ses réflexions.


XXI De l’esprit du jeu

C’est une manière de génie que l’esprit du jeu, puisqu’il dépend également de l’âme et de l’intelligence. Un homme que la perte trouble ou intimide, que le gain rend trop hasardeux, un homme avare, ne sont pas plus faits pour jouer que ceux qui ne peuvent atteindre à l’esprit de combinaison. Il faut donc un certain degré de lumière et de sentiment, l’art des combinaisons, le goût du jeu, et l’amour mesure du gain.

On s’étonne à tort que des sots possèdent ce faible avantage. L’habitude et l’amour du jeu, qui tournent toute leur application et leur mémoire de ce seul côté, suppléent l’esprit qui leur manque.