« La Faute de l’abbé Mouret/Livre deuxième » : différence entre les versions
La Faute de l’abbé Mouret/Livre deuxième (modifier)
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Albine, attendrie, allait laisser retomber le coin du rideau.
Et il restait la tête appuyée, sans bouger un doigt, comme accablé d’une lassitude heureuse. Ses yeux s’étaient lentement ouverts ; sa bouche soufflait légèrement sur l’une de ses mains nues, soulevant le duvet de sa peau blonde.
Elle fut ravie de ce tutoiement. Elle s’approcha, s’accroupi devant le lit, pour mettre son visage à la hauteur du sien.
Et elle goûtait à son tour la douceur de ce « tu », qui lui passait pour la première fois sur les lèvres.
Elle bordait le lit, elle était maternelle.
Il semblait ne pas entendre, le crâne encore vide. Comme ses yeux, sans qu’il remuât la tête, fouillaient les coins de la chambre, elle pensa qu’il s’inquiétait du lieu où il se trouvait.
Mais il restait inquiet.
Il ne répondit pas, il murmura d’un air d’ennui :
Au bout d’un silence, il reprit :
Quand elle revint, apportant une chaise, s’asseyant à son chevet, il avait une joie d’enfant, il répétait :
Il fit signe qu’il n’avait pas soif. Il regardait les mains d’Albine d’un air si surpris, si charmé de les voir, qu’elle en avança une, au bord de l’oreiller, en souriant. Alors, il laissa glisser sa tête, il appuya une joue sur cette petite main fraîche. Il eut un léger rire, il dit :
Puis, il y eut un long silence. Ils se regardaient avec une grande amitié. Albine se voyait paisiblement dans les yeux vides du convalescent. Serge semblait écouter quelque chose de vague que la petite main fraîche lui confiait.
Il frottait doucement sa joue, il s’animait, comme ressusci-té.
Il ferma un instant les yeux, il fit un grand effort de mé-moire.
Albine voulut lui poser la main sur la bouche :
Il ferma les yeux, rêvant, cherchant. Puis, il eut une moue d’insouciance, il s’abandonna de nouveau sur la main d’Albine, en disant avec un rire :
Mais la jeune fille, pour voir s’il était bien à elle, tout entier, l’interrogea, le ramena aux souvenirs confus qu’il tenait d’évoquer ; il ne se rappelait rien, il était réellement dans une heureuse enfance. Il croyait être né la veille.
Ce mot le fit rire de nouveau. Il reprit :
Et il dit encore, apaisé, caressant :
Dans la grande chambre, un silence frissonnant tombait du plafond bleu. La lampe à esprit-de-vin venait de s’éteindre, lais-sant la bouilloire jeter un filet de vapeur de plus en plus mince. Albine et Serge, tous deux la tête sur le même oreiller, regar-daient les grands rideaux de calicot tirés devant les fenêtres. Les yeux de Serge surtout allaient là, comme à la source blanche de la lumière. Il s’y baignait, ainsi que dans un jour pâli, mesuré à ses forces de convalescent. Il devinait le soleil derrière un coin plus jaune du calicot, ce qui suffisait pour le guérir. Au loin, il écoutait un large roulement de feuillages ; tandis que, à la fenê-tre de droite, l’ombre verdâtre d’une haute branche, nettement dessinée, lui donnait le rêve inquiétant de cette forêt qu’il sen-tait si près de lui.
Et il s’endormit candidement, veillé par Albine, qui lui soufflait sur la face, pour rafraîchir son sommeil.
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Pendant trois jours encore, le temps resta affreux. Des ondées crevaient sur les arbres, dans une lointaine clameur de fleuve débordé. Des coups de vent roulaient, s’abattaient contre les fenêtres, avec un acharnement de vagues énormes. Serge avait voulu qu’Albine fermât hermétiquement les volets. La lampe allumée, il n’avait plus le deuil des rideaux blafards, il ne sentait plus le gris du ciel entrer par les plus minces fentes, couler jusqu’à lui, ainsi qu’une poussière qui l’enterrait. Il s’abandonnait, les bras amaigris, la tête pâle, d’autant plus faible que la campagne était plus malade. A certaines heures de nuages d’encre, lorsque les arbres tordus craquaient, que la terre laissait traîner ses herbes sous l’averse comme des cheveux de noyée, il perdait jusqu’au souffle, il trépassait, battu lui-même par l’ouragan. Puis, à la première éclaircie, au moindre coin de bleu, entre deux nuées, il respirait, il goûtait l’apaisement des feuillages essuyés, des sentiers blanchissants, des champs buvant leur dernière gorgée d’eau. Albine, maintenant, implorait à son tour le soleil ; elle se mettait vingt fois par jour à la fenêtre du palier, interrogeant l’horizon, heureuse des moindres taches blanches, inquiète des masses d’ombre, cuivrées, chargées de grêle, redoutant quelque nuage trop noir qui lui tuerait son cher malade. Elle parlait d’envoyer chercher le docteur Pascal. Mais Serge ne voulait personne. Il disait :
Un soir qu’il était au plus mal, Albine lui donna sa main, pour qu’il y posât la joue. Et, la main ne le soulageant pas, elle pleura de se voir impuissante. Depuis qu’il était retombé dans l’assoupissement de l’hiver, elle ne se sentait plus assez forte pour le tirer à elle seule du cauchemar où il se débattait. Elle avait besoin de la complicité du printemps. Elle-même dépérissait, les bras glacés, l’haleine courte, ne sachant plus lui souffler la vie. Pendant des heures, elle rôdait dans la grande chambre attristée. Quand elle passait devant la glace, elle se voyait noire, elle se croyait laide.
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Puis, un matin, comme elle relevait les oreillers, sans oser tenter encore le charme rompu de ses mains, elle crut retrouver le sourire du premier jour sur les lèvres de Serge, dont elle venait d’effleurer la nuque, du bout des doigts.
Elle pensa qu’il parlait dans la fièvre ; car, une heure auparavant, elle n’avait aperçu, de la fenêtre du palier, qu’un ciel en deuil.
=== III. ===
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Le soleil était là, en effet. Quand Albine eut ouvert les volets, derrière les grands rideaux, la bonne lueur jaune chauffa de nouveau un coin de la blancheur du linge. Mais ce qui fit asseoir Serge sur son séant, ce fut de revoir l’ombre de la branche, le rameau qui lui annonçait le retour à la vie. Toute la campagne ressuscitée, avec ses verdures, ses eaux, son large cercle de collines, était là pour lui, dans cette tache verdâtre frissonnante au moindre souffle. Elle ne l’inquiétait plus. Il en suivait le balancement, d’un air avide, ayant le besoin des forces de la sève qu’elle lui annonçait ; tandis que, le soutenant dans ses bras, Albine, heureuse, disait :
Il se recoucha, les yeux déjà vifs, la voix plus nette.
Mais, le lendemain, il fut pris d’une peur d’enfant. Jamais il ne consentit à ce que les fenêtres fussent grandes ouvertes. Il murmurait : « Tout à l’heure, plus tard. » Il demeurait anxieux, il avait l’inquiétude du premier coup de lumière qu’il recevrait dans les yeux. Le soir arriva, qu’il n’avait pu prendre la décision de revoir le soleil en face. Il était resté le visage tourné vers les rideaux, suivant sur la transparence du linge le matin pâle, l’ardent midi, le crépuscule violâtre, toutes les couleurs, toutes les émotions du ciel. Là, se peignait jusqu’au frisson que le battement d’ailes d’un oiseau donne à l’air tiède, jusqu’à la joie des odeurs, palpitant dans un rayon. Derrière ce voile, derrière ce rêve attendri de la vie puissante du dehors, il écoutait monter le printemps. Et même il étouffait un peu, par moments, lorsque l’afflux du sang nouveau de la terre, malgré l’obstacle des rideaux, arrivait à lui trop rudement.
Ligne 139 :
Et, le matin suivant, il dormait encore, lorsque Albine, brusquant la guérison, lui cria :
Elle tirait vivement les rideaux, elle ouvrait les fenêtres toutes larges. Lui, se leva, se mit à genoux sur son lit, suffoquant, défaillant, les mains serrées contra sa poitrine, pour empêcher son cœur de se briser. En face de lui, il avait le grand ciel, rien que du bleu, un infini bleu ; il s’y lavait de la souffrance, il s’y abandonnait, comme dans un bercement léger, il y buvait de la douceur, de la pureté, de la jeunesse. Seule, la branche dont il avait vu l’ombre, dépassait la fenêtre, tachait la mer bleue d’une verdure vigoureuse ; et c’était déjà là un jet trop fort pour ses délicatesses de malade, qui se blessaient de la salissure des hirondelles volant à l’horizon. Il naissait. Il poussait de petits cris involontaires, noyé de clarté, battu par des vagues d’air chaud, sentant couler en lui tout un engouffrement de vie. Ses mains se tendirent, et il s’abattit, il retomba sur l’oreiller, dans une pâmoison.
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Quelle heureuse et tendre journée ! Le soleil entrait à droite, loin de l’alcôve. Serge, pendant toute la matinée, le regarda s’avancer à petits pas. Il le voyait venir à lui, jaune comme de l’or, écornant les vieux meubles, s’amusant aux angles, glissant parfois à terre, pareil à un bout d’étoffe dérouté. C’était une marche lente, assurée, une approche d’amoureuse, étirant ses membres blonds, s’allongeant jusqu’à l’alcôve d’un mouvement rythmé, avec une lenteur voluptueuse qui donnait un désir fou de sa possession. Enfin, vers deux heures, la nappe de soleil quitta le dernier fauteuil, monta le long des couvertures, s’étala sur le lit, ainsi qu’une chevelure dénouée. Serge abandonna ses mains amaigries de convalescent à cette caresse ardente ; il fermait les yeux à demi, il sentait courir sur chacun de ses doigts des baisers de feu, il était dans un bain de lumière, dans une étreinte d’astre. Et comme Albine était là qui se penchait en souriant :
Puis, le soleil redescendit du lit, s’en alla à gauche, de son pas ralenti. Alors, Serge le regarda de nouveau tourner, s’asseoir de siège en siège, avec le regret de ne l’avoir pas retenu sur sa poitrine. Albine était restée au bord des couvertures. Tous deux, un bras passé au cou, virent le ciel pâlir peu à peu. Par moments, un immense frisson semblait le blanchir d’une émotion soudaine. Les langueurs de Serge s’y promenaient plus à l’aise, y trouvaient des nuances exquises qu’il n’avait jamais soupçonnées. Ce n’était pas tout du bleu, mais du bleu rose, du bleu lilas, du bleu jaune, une chair vivante, une vaste nudité immaculée qu’un souffle faisait battre comme une poitrine de femme. A chaque nouveau regard, au loin, il avait des surprises, des coins inconnus de l’air, des sourires discrets, des rondeurs adorables, des gazes cachant au fond de paradis entrevus de grands corps superbes de déesses. Et il s’envolait, les membres allégés par la souffrance, au milieu de cette soie changeante, dans ce duvet innocent de l’azur ; ses sensations flottaient au-dessus de son être défaillant. Le soleil baissait, le bleu se fondait dans de l’or pur, la chair vivante du ciel blondissait encore, se noyait lentement de toutes les teintes de l’ombre. Pas un nuage, un efface-ment de vierge qui se couche, un déshabillement ne laissant voir qu’une raie de pudeur à l’horizon. Le grand ciel dormait.
Elle le coucha, elle ferma les fenêtres. Mais le lendemain, dès l’aube, elles étaient ouvertes. Serge ne pouvait plus vivre sans le soleil. Il prenait des forces, il s’habituait aux bouffées de grand air qui faisaient envoler les rideaux de l’alcôve. Même le bleu, l’éternel bleu commençait à lui paraître fade.
Ligne 159 :
Il fermait les yeux, il murmurait :
Puis, il reprenait :
D’autre fois, lorsqu’elle le croyait endormi, Albine disparaissait pendant des heures. Et, lorsqu’elle rentrait, elle le trouvait les yeux luisants de curiosité, dévoré d’impatience. Il lui criait :
Et il la prenait par les bras, lui sentait les jupes, le corsage, les joues.
Elle riait, elle lui montrait ses bottines mouillées de rosée.
Il la gardait auprès de lui, la respirant comme un bouquet. Elle revenait parfois avec des ronces, des feuilles, des bouts de bois accrochés à ses vêtements. Alors, il enlevait ces choses, il les cachait sous son oreiller, ainsi que des reliques. Un jour, elle lui apporta une touffe de roses. Il fut si saisi, qu’il se mit à pleurer. Il baisait les fleurs, il les couchait avec lui, entre ses bras. Mais lorsqu’elles se fanèrent, cela lui causa un tel chagrin, qu’il défendit à Albine d’en cueillir d’autres. Il la préférait, elle, aussi fraîche, aussi embaumée ; et elle ne se fanait pas, elle gardait toujours l’odeur de ses mains, l’odeur de ses cheveux, l’odeur de ses joues. Il finit par l’envoyer lui-même au jardin, en lui recommandant de ne pas remonter avant une heure.
Souvent, en la voyant rentrer, essoufflée, il la questionnait. Quelle allée avait-elle prise ? S’était-elle enfoncée sous les arbres, ou avait-elle suivi le bord des prés. Avait-elle vu des nids ? S’était-elle assise, derrière un églantier, ou sous un chêne, ou à l’ombre d’un bouquet de peupliers ? Puis, lorsqu’elle répondait, lorsqu’elle tâchait de lui expliquer le jardin, il lui mettait la main sur la bouche.
Et il retombait dans le rêve caressé de ces verdures qu’il sentait près de lui, à deux pas. Pendant plusieurs jours, il ne vécut que de ce rêve. Les premiers temps, disait-il, il avait vu le jardin plus nettement. A mesure qu’il prenait des forces, son rêve se troublait sous l’afflux du sang qui chauffait ses veines. Il avait des incertitudes croissantes. Il ne pouvait plus dire si les arbres étaient à droite, si les eaux coulaient au fond, si de grandes roches ne s’entassaient pas sous les fenêtres. Il en causait tout seul, très bas.
Ligne 191 :
A chaque heure, il dessinait un nouveau jardin, aux grands rires d’Albine, qui répétait, lorsqu’elle le surprenait :
Serge, qui avait déjà eu peur de la lumière, éprouva une inquiétude, lorsqu’il se trouva assez fort pour aller s’accouder à la fenêtre. Il disait de nouveau : « Demain, » chaque soir. Il se tournait vers la ruelle, frissonnant, lorsque Albine rentrait et lui criait qu’elle sentait l’aubépine, qu’elle s’était griffé les mains en se creusant un trou dans une haie pour lui apporter toute l’odeur. Un matin, elle dut le prendre brusquement entre les bras. Elle le porta presque à la fenêtre, le soutint, le força à voir.
Et elle agitait une de ses mains à tous les points de l’horizon, en répétant d’un air de triomphe, plein de promesses tendres :
Serge, sans voix, regardait.
Ligne 209 :
A peine pouvait-on, à la longue, reconnaître sous cet envahissement formidable de la sève l’ancien dessin du Paradou. En face, dans une sorte de cirque immense, devait se trouver le parterre, avec des bassins effondrés, ses rampes rompues, ses escaliers déjetés, ses statues renversées dont on apercevait les blancheurs au fond des gazons noirs. Plus loin, derrière la ligne bleue d’une nappe d’eau, s’étalait un fouillis d’arbres fruitiers ; plus loin encore, une haute futaie enfonçait ses dessous violâtres, rayés de lumière, une forêt redevenue vierge, dont les cimes se mamelonnaient sans fin, tachées du vert-jaune, du vert pâle, du vert puissant de toutes les essences. A droite, la forêt escaladait des hauteurs, plantait des petits bois de pins, se mourait en broussailles maigres, tandis que des roches nues entassaient une rampe énorme, un écroulement de montagne barrant l’horizon ; des végétations ardentes y fendaient le sol, plantes monstrueuses immobiles dans la chaleur comme des reptiles assoupis ; un filet d’argent, un éclaboussement qui ressemblait de loin à une poussière de perles, y indiquait une chute d’eau, la source de ces eaux calmes qui longeaient si indolemment le parterre. A gauche enfin, la rivière coulait au milieu d’une vaste prairie, où elle se séparait en quatre ruisseaux, dont on suivait les caprices sous les roseaux, entre les saules, derrière les grands arbres ; à perte de vue, des pièces d’herbage élargissaient la fraîcheur des terrains bas, un paysage lavé d’une buée bleuâtre, une éclaircie de jour se fondant peu à peu dans le bleu verdi du couchant. Le Paradou, le parterre, la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeur du ciel.
Il chancelait. Albine dut l’asseoir dans un fauteuil. Là, il resta deux heures sans parler. Le menton sur les mains, il regardait. Par moments, ses paupières battaient, une rougeur montait à ses joues. Il regardait lentement, avec des étonnements profonds. C’était trop vaste, trop complexe, trop fort.
La jeune fille alors s’appuya au dossier du fauteuil. Elle lui prit la tête, le força à regarder de nouveau. Elle lui disait à demi-voix :
Il souriait, il murmurait :
Elle reprit doucement :
Elle le laissa un instant pleurer dans ses bras, inquiète, désolée de ne pas trouver les paroles qui devaient le calmer.
Il dégagea sa face, il répondit :
Elle le ramena à son lit, le tranquillisant comme un enfant, le berçant d’un mensonge.
=== V. ===
Ligne 251 :
Alors, pendant une semaine, ce furent des soins délicats. Elle patientait, attendant qu’il grandît. A mesure qu’elle constatait certains éveils, elle se rassurait, elle pensait que l’âge en fe-rait un homme. C’étaient de légers tressaillements, lorsqu’elle le touchait. Puis, un soir, il eut un faible rire. Le lendemain, après l’avoir assis devant la fenêtre, elle descendit dans le jardin, où elle se mit à courir et à l’appeler. Elle disparaissait sous les ar-bres, traversait des nappes de soleil, revenait, essoufflée, tapant des mains. Lui, les yeux vacillants, ne la vit point d’abord. Mais, comme elle reprenait sa course, jouant de nouveau à cache-cache, surgissant derrière chaque buisson, en lui jetant un cri, il finit par suivre du regard la tache blanche de sa jupe. Et quand elle se planta brusquement sous la fenêtre, la face levée, il tendit les bras, il fit mine de vouloir aller à elle. Elle remonta, l’embrassa, toute fière.
Il semblait l’écouter, avec une légère souffrance qui lui pliait le cou, d’un mouvement peureux.
Et, en effet, elle s’amusa à lui nommer les objets qu’il touchait. Il n’avait qu’un balbutiement, il redoublait les syllabes, ne prononçant aucun mot avec netteté. Cependant, elle commençait à le promener dans la chambre. Elle le soutenait, le menait du lit à la fenêtre. C’était un grand voyage. Il manquait de tom-ber deux ou trois fois en route, ce qui la faisait rire. Un jour, il s’assit par terre, et elle eut toutes les peines du monde à le relever. Puis, elle lui fit entreprendre le tour de la pièce, en l’asseyant sur le canapé, les fauteuils, les chaises, tour de ce petit monde, qui demandait une bonne heure. Enfin, il put risquer quelques pas tout seul. Elle se mettait devant lui, les mains ouvertes, reculait en l’appelant, de façon à ce qu’il traversât la chambre pour retrouver l’appui de ses bras. Quand il boudait, qu’il refusait de marcher, elle ôtait son peigne qu’elle lui tendait comme un joujou. Alors, il venait le prendre, et il restait tranquille, dans un coin, à jouer pendant des heures avec le peigne, à l’aide duquel il grattait doucement ses mains.
Ligne 261 :
Un matin, Albine trouva Serge debout. Il avait déjà réussi à ouvrir un volet. Il s’essayait à marcher, sans s’appuyer aux meubles.
Serge répondit par un rire de puérilité. Ses membres avait repris la santé de l’adolescence, sans que des sensations plus conscientes se fussent éveillées en lui. Il restait des après-midi entiers en face du Paradou, avec sa moue d’enfant qui ne voit que du blanc, qui n’entend que le frisson des bruits. Il gardait ses ignorances de gamin, son toucher si innocent encore, qu’il ne lui permettait pas de distinguer la robe d’Albine de l’étoffe des vieux fauteuils. Et c’était toujours un émerveillement d’yeux grands ouverts qui ne comprennent pas, une hésitation de ges-tes ne sachant point aller où ils veulent, un commencement d’existence, purement instinctif, en dehors de la connaissance du milieu. L’homme n’était pas né.
Elle ôta son peigne, elle le lui présenta.
Puis, quand elle l’eut fait sortir de la chambre, en reculant, elle lui passa un bras à la taille, elle le soutint, à chaque marche. Elle l’amusait, tout en remettant son peigne, lui chatouillait le cou du bout de ses cheveux, ce qui l’empêchait de comprendre qu’il descendait. Mais, en bas, avant qu’elle eût ouvert la porte, il eut peur, dans les ténèbres du corridor.
Et elle poussa la porte toute grande.
Ligne 279 :
Ce fut une aurore soudaine, un rideau d’ombre tiré brus-quement, laissant voir le jour dans sa gaieté matinale. Le parc s’ouvrait, s’étendait, d’une limpidité verte, frais et profond comme une source. Serge, charmé, restait sur le seuil, avec le désir hésitant de tâter du pied ce lac de lumière.
Il avait hasardé un pas, surpris de la résistance douce du sable. Ce premier contact de la terre lui donnait une secousse, un redressement de vie, qui le planta un instant debout, gran-dissant, soupirant.
Il mit un quart d’heure pour faire les cinq pas. A chaque ef-fort, il s’arrêtait comme s’il lui avait fallu arracher les racines qui le tenaient au sol. La jeune fille, qui le poussait, lui dit en-core en riant :
Et elle l’adossa contre le mûrier, dans la pluie de soleil tombant des branches. Puis, elle le laissa, elle s’en alla d’un bond, en lui criant de ne pas bouger. Serge, les mains pendan-tes, tournait lentement la tête, en face du parc. C’était une enfance. Les verdures pâles se noyaient d’un lait de jeunesse, baignaient dans une clarté blonde. Les arbres restaient puérils, les fleurs avaient des chairs de bambin, les eaux étaient bleues d’un bleu naïf de beaux yeux grands ouverts. Il y avait, jusque sous chaque feuille, un réveil adorable.
Ligne 293 :
Serge s’était arrêté à une trouée jaune qu’une large allée faisait devant lui, au milieu d’une masse épaisse de feuillage ; tout au bout, au levant, des prairies trempées d’or semblaient le champ de lumière où descendait le soleil ; et il attendait que le matin prît cette allée pour couler jusqu’à lui. Il le sentait venir dans un souffle tiède, très faible d’abord, à peine effleurant sa peau, puis s’enflant peu à peu, si vif, qu’il en tressaillait tout en-tier. Il le goûtait venir, d’une saveur de plus en plus nette, lui apportant l’amertume saine du grand air, mettant à ses lèvres le régal des aromates sucrés, des fruits acides, des bois laiteux. Il le respirait venir avec les parfums qu’il cueillait dans sa course, l’odeur de la terre, l’odeur des bois ombreux, l’odeur des plantes chaudes, l’odeur des bêtes vivantes, tout un bouquet d’odeurs, dont la violence allait jusqu’au vertige. Il l’entendait venir, du vol léger d’un oiseau, rasant l’herbe, tirant du silence le jardin entier, donnant des voix à ce qu’il touchait, lui faisant sonner aux oreilles la musique des choses et des êtres. Il le voyait venir, du fond de l’allée, des prairies trempées d’or, l’air rose, si gai, qu’il éclairait son chemin d’un sourire, au loin gros comme une tache de jour, devenu en quelques bonds la splendeur même du soleil. Et le matin vint battre le mûrier contre lequel Serge s’adossait. Serge naquit dans l’enfance du matin.
Mais Serge n’avait plus peur. Il naissait dans le soleil, dans ce bain pur de lumière qui l’inondait. Il naissait à vingt-cinq ans, les sens brusquement ouverts, ravi du grand ciel, de la terre heureuse, du prodige de l’horizon étalé autour de lui. Ce jardin, qu’il ignorait la veille, était une jouissance extraordinaire. Tout l’emplissait d’extase, jusqu’aux brins d’herbe, jusqu’aux pierres des allées, jusqu’aux haleines qu’il ne voyait pas et qui lui pas-saient sur les joues. Son corps entier entrait dans la possession de ce bout de nature, l’embrassait de ses membres ; ses lèvres le buvaient, ses narines le respiraient ; il l’emportait dans ses oreilles, il le cachait au fond de ses yeux. C’était à lui. Les roses du parterre, les branches hautes de la futaie, les rochers sonores de la chute des sources, les prés où le soleil plantait ses épis de lumière, étaient à lui. Puis, il ferma les yeux, il se donna la volupté de les rouvrir lentement, pour avoir l’éblouissement d’un second réveil.
Mais elle s’arrêta, à quelques pas, regardant Serge avec un étonnement ravi, frappée au cœur.
Ligne 305 :
Et elle s’approcha davantage ; elle resta là, noyée en lui, murmurant :
Il avait certainement grandi. Vêtu d’un vêtement lâche, il était planté droit, un peu mince encore, les membres fins, la poitrine carrée, les épaules rondes. Son cou blanc, taché de brun à la nuque, tournait librement, renversait légèrement la tête en arrière. La santé, la force, la puissance, étaient sur sa face. Il ne souriait pas, il était au repos, avec une bouche grave et douce, des joues fermes, un nez grand, des yeux gris, très clairs, souverains. Ses longs cheveux, qui lui cachaient tout le crâne, retom-baient sur ses épaules en boucles noires ; tandis que sa barbe, légère, frisait à sa lèvre et à son menton laissant voir le blanc de la peau.
Lui, sans répondre, demeurait debout. Il avait les yeux au loin, il ne voyait pas cette enfant à ses pieds. Il parla seul. Il dit, dans le soleil :
Et l’on eût dit que cette parole était une vibration même du soleil.
Ligne 319 :
Elle tomba, à peine murmurée, comme un souffle musical, un frisson de la chaleur et de la vie. Il y avait quelques jours déjà qu’Albine n’avait plus entendu la voix de Serge. Elle la retrou-vait, ainsi que lui, changée. Il lui sembla qu’elle s’élargissait dans le parc avec plus de douceur que la phrase des oiseaux, plus d’autorité que le vent courbant les branches. Elle était reine, elle commandait. Tout le jardin l’entendit, bien qu’elle eût passé comme une haleine, et tout le jardin tressaillit de l’allégresse qu’elle lui apportait.
Mais il continuait à ne pas la savoir là. Et elle se faisait plus tendre.
Il ne voulut pas s’asseoir, il refusa les fraises qu’Albine jeta avec dépit. Elle-même n’ouvrit plus les lèvres. Elle l’aurait préféré malade, comme aux premiers jours, lorsqu’elle lui donnait sa main pour oreiller et qu’elle le sentait renaître sous le souffle dont elle lui rafraîchissait le visage. Elle maudissait la santé, qui maintenant le dressait dans la lumière pareil à un jeune dieu indifférent. Allait-il donc rester ainsi, sans regard pour elle ? Ne guérirait-il pas davantage, jusqu’à la voir et à l’aimer ? Et elle rêvait de redevenir sa guérison, d’achever par la seule puissance de ses petites mains cette cure de seconde jeunesse. Elle voyait bien qu’une flamme manquait au fond de ses yeux gris, qu’il avait une beauté pâle, semblable à celle des statues tombées dans les orties du parterre. Alors, elle se leva, elle vint le re-prendre à la taille, lui soufflant sur la nuque pour l’animer. Mais, ce matin-là, Serge n’eut pas même la sensation de cette haleine qui soulevait sa barbe soyeuse. Le soleil avait tourné, il fallut rentrer. Dans la chambre, Albine pleura.
Ligne 329 :
A partir de cette matinée, tous les jours, le convalescent fit une courte promenade dans le jardin. Il dépassa le mûrier, il alla jusqu’au bord de la terrasse, devant le large escalier dont les marches rompues descendaient au parterre. Il s’habituait au grand air, chaque bain de soleil l’épanouissait. Un jeune marronnier, poussé d’une graine tombée, entre deux pierres de la balustrade, crevait la résine de ses bourgeons, déployait ses éventails de feuilles avec moins de vigueur que lui. Même un jour, il avait voulu descendre l’escalier ; mais, trahi par ses forces, il s’était assis sur une marche, parmi des pariétaires grandies dans les fentes des dalles. En bas, à gauche, il apercevait un petit bois de roses. C’était là qu’il rêvait d’aller.
=== VI. ===
Ligne 335 :
Un matin enfin, elle put le soutenir jusqu’au bas de l’escalier, foulant l’herbe du pied devant lui, lui frayant un chemin au milieu des églantiers qui barraient les dernières marches de leurs bras souples. Puis, lentement, ils s’en allèrent dans le bois de roses. C’était un bois, avec des futaies de hauts rosiers à tige, qui élargissaient des bouquets de feuillage grands comme des arbres, avec des rosiers en buissons, énormes, pareils à des taillis impénétrables de jeunes chênes. Jadis, il y avait eu là, la plus admirable collection de plants qu’on pût voir. Mais, depuis l’abandon du parterre, tout avait poussé à l’aventure, la forêt vierge s’était bâtie, la forêt de roses, envahissant les sentiers, se noyant dans les rejets sauvages, mêlant les variétés à ce point, que des roses de toutes les odeurs et de tous les éclats sem-blaient s’épanouir sur les mêmes pieds. Des rosiers qui rampaient faisaient à terre des tapis de mousse, tandis que des rosiers grimpants s’attachaient à d’autres rosiers, ainsi que des lierres dévorants, montaient en fusées de verdure, laissaient retomber, au moindre souffle, la pluie de leurs fleurs effeuillées. Et des allées naturelles s’étaient tracées au milieu du bois, d’étroits sentiers, de larges avenues, d’adorables chemins couverts, où l’on marchait à l’ombre, dans le parfum. On arrivait ainsi à des carrefours, à des clairières, sous des berceaux de petites roses rouges, entre des murs tapissés de petites roses jau-nes. Certains coins de soleil luisaient comme des étoffes de soie verte brochées de taches voyantes ; certains coins d’ombre avaient des recueillements d’alcôve, une senteur d’amour, une tiédeur de bouquet pâmé aux seins d’une femme. Les rosiers avaient des voix chuchotantes. Les rosiers étaient pleins de nids qui chantaient.
Mais ils marchaient à peine depuis quelques minutes, lorsque Serge, brisé de fatigue, voulut s’asseoir. Il se coucha, il s’endormit d’un sommeil profond. Albine, assise à côté de lui, resta songeuse. C’était au débouché d’un sentier, au bord d’une clairière. Le sentier s’enfonçait très loin, rayé de coups de soleil, s’ouvrant à l’autre bout sur le ciel, par une étroite ouverture ronde et bleue. D’autres petits chemins creusaient des impasses de verdure. La clairière était faite de grands rosiers étagés, montant avec une débauche de branches, un fouillis de lianes épi-neuses tels, que des nappes épaisses de feuillage s’accrochaient en l’air, restaient suspendues, tendaient d’un arbuste à l’autre les pans d’une tente volante. On ne voyait, entre ces lambeaux découpés comme de la fine guipure, que des trous de jour im-perceptibles, un crible d’azur laissant passer la lumière en une impalpable poussière de soleil. Et de la voûte, ainsi que des girandoles, pendaient des échappées de branches, de grosses touf-fes tenues par le fil vert d’une tige, des brassées de fleurs des-cendant jusqu’à terre, le long de quelque déchirure du plafond, qui traînait, pareille à un coin de rideau arraché.
Ligne 341 :
Cependant, Albine regardait Serge dormir. Elle ne l’avait point encore vu dans un tel accablement des membres, les mains ouvertes sur le gazon, la face morte. Il était ainsi mort pour elle, elle pensait qu’elle pouvait le baiser au visage, sans qu’il sentît même son baiser. Et, triste, distraite, elle occupait ses mains oisives à effeuiller les roses qu’elle trouvait à sa portée. Au-dessus de sa tête, une gerbe énorme retombait, effleurant ses cheveux, mettant des roses à son chignon, à ses oreilles, à sa nuque, lui jetant aux épaules un manteau de roses. Plus haut, sous ses doigts, les roses pleuvaient, de larges pétales tendres, ayant la rondeur exquise, la pureté à peine rougissante d’un sein de vierge. Les roses, comme une tombée de neige vivante, cachaient déjà ses pieds repliés dans l’herbe. Les roses montaient à ses genoux, couvraient sa jupe, la noyaient jusqu’à la taille ; tandis que trois feuilles de rose égarées, envolées sur son corsage, à la naissance de la gorge, semblaient mettre là trois bouts de sa nudité adorable.
Il resta appesanti, avec des roses qui lui bouchaient les yeux et la bouche. Cela fit rire Albine. Elle se pencha. Elle lui baisa de tout son cœur les deux yeux, elle lui baisa la bouche, soufflant ses baisers pour faire envoler les roses ; mais les roses lui restaient aux lèvres, et elle eut un rire plus sonore, tout amusée par cette caresse dans les fleurs.
Ligne 347 :
Serge s’était soulevé lentement. Il la regardait, frappé d’étonnement, comme effrayé de la trouver là. Il lui demanda :
Elle, souriait toujours, ravie de le voir ainsi s’éveiller. Alors, il parut se souvenir, il reprit, avec un geste de confiance heureuse :
Albine, en extase, l’écoutait parler. Enfin, il la voyait ; enfin, il achevait de naître, il guérissait. Elle le supplia de conti-nuer, les mains tendues :
Il lui prit les mains, en répétant d’une voix frémissante d’admiration :
Albine, dans la poussière du soleil qui tombait, avait une chair de lait, à peine dorée d’un reflet de jour. La pluie de roses, autour d’elle, sur elle, la noyait dans du rose. Ses cheveux blonds, que son peigne attachait mal, la coiffaient d’un astre à son coucher, lui couvrant la nuque du désordre de ses dernières mèches flambantes. Elle portait une robe blanche, qui la laissait nue, tant elle était vivante sur elle, tant elle découvrait ses bras, sa gorge, ses genoux. Elle montrait sa peau innocente, épanouie sans honte ainsi qu’une fleur, musquée d’une odeur propre. Elle s’allongeait, point trop grande, souple comme un serpent, avec des rondeurs molles, des élargissements de lignes voluptueux, toute une grâce de corps naissant, encore baigné d’enfance, déjà renflé de puberté. Sa face longue, au front étroit, à la bouche un peu forte, riait de toute la vie tendre de ses yeux bleus. Et elle était sérieuse pourtant, les joues simples, le menton gras, aussi naturellement belle que les arbres sont beaux.
Ils restèrent l’un à l’autre, dans leurs bras. Ils ne se bai-saient point, ils s’étaient pris par la taille, mettant la joue contre la joue, unis, muets, charmés de n’être plus qu’un. Autour d’eux, les rosiers fleurissaient. C’était une floraison folle, amoureuse, pleine de rires rouges, de rires roses, de rires blancs. Les fleurs vivantes s’ouvraient comme des nudités, comme des corsages laissant voir les trésors des poitrines. Il y avait là des roses jau-nes effeuillant des peaux dorées de filles barbares, des roses paille, des roses citron, des roses couleur de soleil, toutes les nuances des nuques ambrées par les cieux ardents. Puis, les chairs s’attendrissaient, les roses thé prenaient des moiteurs adorables, étalaient des pudeurs cachées, des coins de corps qu’on ne montre pas, d’une finesse de soie, légèrement bleuis par le réseau des veines. La vie rieuse du rose s’épanouissait ensuite : le blanc rose, à peine teinté d’une pointe de laque, neige d’un pied de vierge qui tâte l’eau d’une source ; le rose pâle, plus discret que la blancheur chaude d’un genou entrevu, que la lueur dont un jeune bras éclaire une large manche ; le rose franc, du sang sous du satin, des épaules nues, des hanches nues, tout le nu de la femme, caressé de lumière ; le rose vif, fleurs en boutons de la gorge, fleurs à demi ouvertes des lèvres, soufflant le parfum d’une haleine tiède. Et les rosiers grimpants, les grands rosiers à pluie de fleurs blanches, habillaient tous ces roses, toutes ces chairs, de la dentelle de leurs grappes, de l’innocence de leur mousseline légère ; tandis que, çà et là, des roses lie-de-vin, presque noires, saignantes, trouaient cette pureté d’épousée d’une blessure de passion. Noces du bois odorant, menant les virginités de mai aux fécondités de juillet et d’août ; premier baiser ignorant, cueilli comme un bouquet, au matin du mariage. Jusque dans l’herbe, des roses mousseuses, avec leurs robes montantes de laine verte, attendaient l’amour. Le long du sentier, rayé de coups de soleil, des fleurs rôdaient, des visages s’avançaient, appelant les vents légers au passage. Sous la tente déployée de la clairière, tous les sourires luisaient. Pas un épanouissement ne se ressemblait. Les roses avaient leurs façons d’aimer. Les unes ne consentaient qu’à entrebâiller leur bouton, très timides, le cœur rougissant, pendant que d’autres, le corset délacé, pantelantes, grandes ouvertes, semblaient chiffonnées, folles de leur corps au point d’en mourir. Il y en avait de petites, alertes, gaies, s’en allant à la file, la cocarde au bonnet ; d’énormes, crevant d’appas, avec des rondeurs de sultanes engraissées ; d’effrontées, l’air fille, d’un débraillé coquet, étalant des pétales blanchis de poudre de riz ; d’honnêtes, décolletées en bourgeoises correctes ; d’aristocratiques, d’une élégance souple, d’une originalité permise, inventant des déshabillés. Les roses épanouies en coupe offraient leur parfum comme dans un cristal précieux ; les roses renversées en forme d’urne le laissaient couler goutte à goutte ; les roses rondes, pa-reilles à des choux, l’exhalaient d’une haleine régulière de fleurs endormies ; les roses en boutons serraient leurs feuilles, ne li-vraient encore que le soupir vague de leur virginité.
Et Albine était une grande rose, une des roses pâles, ouver-tes du matin. Elle avait les pieds blancs, les genoux et les bras roses, la nuque blonde, la gorge adorablement veinée, pâle, d’une moiteur exquise. Elle sentait bon, elle tendait des lèvres qui offraient dans une coupe de corail leur parfum faible encore. Et Serge la respirait, la mettait à sa poitrine.
Serge resta ravi de son rire, pareil à la phrase cadencée d’un oiseau.
Et elle riait, plus sonore, avec des gammes perlées de petites notes de flûte, très aiguës, qui se noyaient dans un ralentis-sement de sons graves. C’était un rire sans fin, un roucoulement de gorge, une musique sonnante, triomphante, célébrant la volupté du réveil. Tout riait, dans ce rire de femme naissant à la beauté et à l’amour, les roses, le bois odorant, le Paradou entier. Jusque-là, il avait manqué un charme au grand jardin, une voix de grâce, qui fût la gaieté vivante des arbres, des eaux, du soleil. Maintenant, le grand jardin était doué de ce charme du rire.
Elle s’étonna. Comment ! il avait vingt-six ans ! Lui-même était tout surpris d’avoir répondu cela, si aisément. Il lui semblait qu’il n’avait pas un jour, pas une heure.
Et elle repartit, toute vibrante, répétant son âge, chantant son âge. Elle riait d’avoir seize ans, d’un rire très fin, qui coulait comme un filet d’eau, dans un rythme tremblé de la voix. Serge la regardait de tout près, émerveillé de cette vie du rire, dont la face de l’enfant resplendissait. Il la reconnaissait à peine, les joues trouées de fossettes, les lèvres arquées, montrant le rose humide de la bouche, les yeux pareils à des bouts de ciel bleu s’allumant d’un lever d’astre. Quand elle se renversait, elle le chauffait de son menton gonflé de rire, qu’elle lui appuyait sur l’épaule.
Ligne 393 :
Il tendit la main, il chercha derrière sa nuque, d’un geste machinal.
Et, se souvenant, elle cria :
Alors, elle lui donna le peigne, elle laissa tomber les nattes lourdes de son chignon. Ce fut comme une étoffe d’or dépliée. Ses cheveux la vêtirent jusqu’aux reins. Des mèches qui lui cou-lèrent sur la poitrine achevèrent de l’habiller royalement. Serge, à ce flamboiement brusque, avait poussé un léger cri. Il baisait chaque mèche, il se brûlait les lèvres à ce rayonnement de soleil couchant.
Ligne 403 :
Mais Albine, à présent, se soulageait de son long silence. Elle causait, questionnait, ne s’arrêtait plus.
Elle tapa dans ses mains, prise d’impatience, se récriant :
Elle se fâcha, précisa certains détails, lui conta sa convalescence dans la chambre au plafond bleu. Mais lui, riant toujours, finit par lui mettre la main sur les lèvres, en disant avec une las-situde inquiète :
Et il la reprit entre ses bras, longuement, rêvant tout haut, murmurant :
Il roulait les longues boucles dans ses mains, les pressant sur ses lèvres, comme pour en faire sortir tout le sang d’Albine. Au bout d’un silence, il continua :
Il faisait des efforts de mémoire, tandis qu’Albine, an-xieuse, redoutait maintenant qu’il ne se souvînt. Elle prit en souriant une poignée de ses cheveux, la noua au cou du jeune homme, qu’elle attacha à elle. Ce jeu le fit sortir de sa rêverie.
Il la prit sur lui, la renversa sur ses genoux, en mettant son visage à côté du sien.
Ils demeurèrent innocemment aux bras l’un de l’autre. Longtemps encore, ils s’oublièrent là. Le soleil montait, une poussière de jour plus chaude tombait des hautes branches. Les roses jaunes, les roses blanches, les roses rouges, n’étaient plus qu’un rayonnement de leur joie, une de leurs façons de se sourire. Ils avaient certainement fait éclore des boutons autour d’eux. Les roses les couronnaient, leur jetaient des guirlandes aux reins. Et le parfum des roses devenait si pénétrant, si fort d’une tendresse amoureuse, qu’il semblait être le parfum même de leur haleine.
Ligne 447 :
C’était Albine qui conduisait Serge, bien qu’elle parût se li-vrer à lui, faible, soutenue à son épaule. Elle le mena d’abord à la grotte. Au fond d’un bouquet de peupliers et de saules, une rocaille se creusait, effondrée, des blocs de rochers tombés dans une vasque, des filets d’eau coulant à travers les pierres. La grotte disparaissait sous l’assaut des feuillages. En bas, des ran-gées de roses trémières semblaient barrer l’entrée d’une grille de fleurs rouges, jaunes, mauves, blanches, dont les bâtons se noyaient dans des orties colossales, d’un vert de bronze, suant tranquillement les brûlures de leur poison. Puis, c’était un élan prodigieux, grimpant en quelques bonds : les jasmins, étoilés de leurs fleurs suaves ; les glycines, aux feuilles de dentelle tendre ; les lierres épais, découpés comme de la tôle vernie ; les chèvre-feuilles souples, criblés de leurs brins de corail pâle ; les cléma-tites amoureuses, allongeant les bras, pomponnées d’aigrettes blanches. Et d’autres plantes, plus frêles, s’enlaçaient encore à celles-ci, les liaient davantage, les tissaient d’une trame odo-rante. Des capucines, aux chairs verdâtres et nues, ouvraient des bouches d’or rouge. Des haricots d’Espagne, forts comme des ficelles minces, allumaient de place en place l’incendie de leurs étincelles vives. Des volubilis élargissaient le cœur décou-pé de leurs feuilles, sonnaient de leurs milliers de clochettes un silencieux carillon de couleurs exquises. Des pois de senteur, pareils à des vols de papillons posés, repliaient leurs ailes fau-ves, leurs ailes roses, prêts à se laisser emporter plus loin, par le premier souffle de vent. Chevelure immense de verdure, piquée d’une pluie de fleurs, dont les mèches débordaient de toutes parts, s’échappaient en un échevellement fou, faisaient songer à quelque fille géante, pâmée au loin sur les reins, renversant la tête dans un spasme de passion, dans un ruissellement de crins superbes, étalés comme une mare de parfums.
Il l’encouragea, il la porta par-dessus les orties ; et comme un bloc fermait le seuil de la grotte, il la tint un instant debout, entre ses bras, pour qu’elle pût se pencher sur le trou, béant à quelques pieds du sol.
Alors, lui, voulut voir à son tour. Il se haussa à l’aide des poignets. Une haleine fraîche le frappa aux joues. Au milieu des joncs et des lentilles d’eau, dans le rayon de jour glissant du trou, la femme était sur l’échine, nue jusqu’à la ceinture, avec une draperie qui lui cachait les cuisses. C’était quelque noyée de cent ans, le lent suicide d’un marbre que des peines avaient dû laisser choir au fond de cette source. La nappe claire qui coulait sur elle avait fait de sa face une pierre lisse, une blancheur sans visage, tandis que ses deux seins, comme soulevés hors de l’eau par un effort de la nuque, restaient intacts, vivants encore, gon-flés d’une volupté ancienne.
Mais Albine, qui avait un frisson, l’emmena. Ils revinrent au soleil, dans le dévergondage des plates-bandes et des corbeil-les. Ils marchaient à travers un pré de fleurs, à leur fantaisie, sans chemin tracé. Leurs pieds avaient pour tapis des plantes charmantes, les plantes naines bordant jadis les allées, au-jourd’hui étalées en nappes sans fin. Par moments, ils disparais-saient jusqu’aux chevilles dans la soie mouchetée des sirènes roses, dans le satin panaché des œillets mignardises, dans le velours bleu des myosotis, criblé de petits yeux mélancoliques. Plus loin, ils traversaient des résédas gigantesques qui leur montaient aux genoux, comme un bain de parfums ; ils cou-paient par un champ de muguets pour épargner un champ voi-sin de violettes, si douces qu’ils tremblaient d’en meurtrir la moindre touffe ; puis, pressés de toutes parts, n’ayant plus que des violettes autour d’eux, ils étaient forcés de s’en aller à pas discrets sur cette fraîcheur embaumée, au milieu de l’haleine même du printemps. Au-delà des violettes, la laine verte des lobelias se déroulait, un peu rude, piquée de mauve clair ; les étoiles nuancées des sélaginoïdes, les coupes bleues des nemo-philas, les croix jaunes des saponaires, les croix roses et blan-ches des juliennes de Mahon dessinaient des coins de tapisserie riche, étendaient à l’infini devant le couple un luxe royal de ten-ture, pour qu’il s’avançât sans fatigue dans la joie de sa première promenade. Et c’étaient les violettes qui revenaient toujours, une mer de violettes coulant partout, leur versant sur les pieds des odeurs précieuses, les accompagnant du souffle de leurs fleurs cachées sous les feuilles.
Ligne 465 :
Et comme Serge avançait déjà les mains, voulant passer, Albine le supplia de ne pas faire de mal aux fleurs.
Elle l’obligea à revenir sur ses pas, elle l’emmena hors des sentiers étroits, au centre du parterre, où se trouvaient autrefois de grands bassins. Les bassins, comblés, n’étaient plus que de vastes jardinières, à bordure de marbre émiettée et rompue. Dans un des plus larges, un coup de vent avait semé une mer-veilleuse corbeille de pensées. Les fleurs de velours semblaient vivantes, avec leurs bandeaux de cheveux violets, leurs yeux jaunes, leurs bouches plus pâles, leurs délicats mentons couleur chair.
Elle l’entraîna de nouveau. Ils firent le tour des autres bas-sins. Dans le bassin voisin, des amarantes avaient poussé, héris-sant des crêtes monstrueuses qu’Albine n’osait toucher, son-geant à de gigantesques chenilles saignantes. Des balsamines, jaune paille, fleur de pêcher, gris de lin, blanc lavé de rose, em-plissaient une autre vasque, où les ressorts de leurs graines par-taient avec de petits bruits secs. Puis, c’était au milieu des débris d’une fontaine une collection d’œillets splendides : des œillets blancs débordaient de l’auge moussue ; des œillets panachés plantaient dans les fentes des pierres le bariolage de leurs ru-ches de mousseline découpée ; tandis que, au fond de la gueule du lion qui jadis crachait l’eau, un grand œillet rouge fleurissait, en jets si vigoureux que le vieux lion mutilé semblait, à cette heure, cracher des éclaboussures de sang. Et, à côté, la pièce d’eau principale, un ancien lac où des cygnes avaient nagé, était devenue un bois de lilas, à l’ombre duquel des quarantaines, des verveines, des belles-de-jour, protégeaient leur teint délicat, dormant à demi, toutes moites de parfums.
Ils y allèrent. Ils descendirent un large escalier dont les ur-nes renversées flambaient encore des hautes flammes violettes des iris. Le long des marches coulait un ruissellement de giro-flées pareil à une nappe d’or liquide. Des chardons, aux deux bords, plantaient des candélabres de bronze vert, grêles, héris-sés, recourbés en becs d’oiseaux fantastiques, d’un art étrange, d’une élégance de brûle-parfum chinois. Des sedums, entre les balustres brisés, laissaient pendre des tresses blondes, des che-velures verdâtres de fleuve toutes tachées de moisissures. Puis, au bas, un second parterre s’étendait, coupé de buis puissants comme des chênes, d’anciens buis corrects, autrefois taillés en boules, en pyramides, en tours octogonales, aujourd’hui débrail-lés magnifiquement, avec de grands haillons de verdure sombre, dont les trous montraient des bouts de ciel bleu.
Ligne 483 :
Puis, Albine et Serge entrèrent jusqu’à la taille dans un champ de pivoines. Les fleurs blanches crevaient, avec une pluie de larges pétales qui leur rafraîchissaient les mains, pareilles aux gouttes larges d’une pluie d’orage. Les fleurs rouges avaient des faces apoplectiques, dont le rire énorme les inquiétait. Ils gagnèrent, à gauche, un champ de fuchsias, un taillis d’arbustes souples, déliés, qui les ravirent comme des joujoux du Japon, garnis d’un million de clochettes. Ils traversèrent ensuite des champs de véroniques aux grappes violettes, des champs de gé-raniums et de pélargoniums, sur lesquels semblaient courir des flammèches ardentes, le rouge, le rose, le blanc incandescent d’un brasier, que les moindres souffles du vent ravivaient sans cesse. Ils durent tourner des rideaux de glaïeuls, aussi grands que des roseaux, dressant des hampes de fleurs qui brûlaient dans la clarté, avec des richesses de flamme de torches allu-mées. Ils s’égarèrent au milieu d’un bois de tournesols, une fu-taie faite de troncs aussi gros que la taille d’Albine, obscurcie par des feuilles rudes, larges à y coucher un enfant, peuplée de faces géantes, de faces d’astre, resplendissantes comme autant de soleils. Et ils arrivèrent enfin dans un autre bois, un bois de rhododendrons, si touffu de fleurs que les branches et les feuil-les ne se voyaient pas, étalant des bouquets monstrueux, des hottées de calices tendres qui moutonnaient jusqu’à l’horizon.
Mais Serge l’arrêta. Ils étaient alors au centre d’une an-cienne colonnade en ruine. Des fûts de colonne faisaient des bancs, parmi des touffes de primevères et de pervenches. Au loin, entre les colonnes restées debout, d’autres champs de fleurs s’étendaient des champs de tulipes, aux vives panachures de faïences peintes ; des champs de calcéolaires, légères soufflu-res de chair, ponctuées de sang et d’or ; des champs de zinnias, pareils à de grosses pâquerettes courroucées ; des champs de pétunias, aux pétales molles comme une batiste de femme, montrant le rose de la peau ; des champs encore, des champs à l’infini, dont on ne reconnaissait plus les fleurs, dont les tapis s’étalaient sous le soleil, avec la bigarrure confuse des touffes violentes, noyée dans les verts attendris des herbes.
A côté d’eux était un champ d’héliotropes, d’une haleine de vanille, si douce, qu’elle donnait au vent une caresse de velours. Alors, ils s’assirent sur une des colonnes renversées, au milieu d’un bouquet de lis superbes qui avaient poussé là. Depuis plus d’une heure, ils marchaient. Ils étaient venus des roses dans les lis, à travers toutes les fleurs. Les lis leur offraient un refuge de candeur, après leur promenade d’amants, au milieu de la sollici-tation ardente des chèvrefeuilles suaves, des violettes musquées, des verveines exhalant l’odeur fraîche d’un baiser, des tubéreu-ses soufflant la pâmoison d’une volupté mortelle. Les lis, aux tiges élancées, les mettaient dans un pavillon blanc, sous le toit de neige de leurs calices, seulement égayés des gouttes d’or lé-gères des pistils. Et ils restaient, ainsi que des fiancés enfants, souverainement pudiques, comme au centre d’une tour de pure-té, d’une tour d’ivoire inattaquable, où ils ne s’aimaient encore que de tout le charme de leur innocence.
Ligne 497 :
Le lendemain, dès l’aube, ce fut Serge qui appela Albine. Elle dormait dans une chambre de l’étage supérieur, où il n’eut pas l’idée de monter. Il se pencha à la fenêtre, la vit qui poussait ses persiennes, au saut du lit. Et tous deux rirent beaucoup, de se retrouver ainsi.
Ils passèrent une journée charmante. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, le Paradou entrait, riait avec eux, dans la chambre. Serge prit enfin possession de cette heureuse cham-bre, où il s’imaginait être né. Il voulut tout voir, tout se faire ex-pliquer. Les Amours de plâtre, culbutés au bord de l’alcôve, l’égayèrent au point qu’il monta sur une chaise pour attacher la ceinture d’Albine au cou du plus petit d’entre eux, un bout d’homme, le derrière en l’air, la tête en bas, qui polissonnait. Albine tapait des mains, criait qu’il ressemblait à un hanneton tenu par un fil. Puis, comme prise de pitié :
Mais ce furent surtout les Amours peints au-dessus des portes qui occupèrent vivement Serge. Il se fâchait de ne pou-voir comprendre à quels jeux ils jouaient, tant les peintures étaient pâlies. Aidé d’Albine, il roula une table, sur laquelle ils grimpèrent tous les deux. Albine donnait des explications.
Ils firent le tour des panneaux, sans que rien d’impur leur vînt de ces jolies indécences de boudoir. Les peintures, qui s’émiettaient comme un visage fardé du dix-huitième siècle, étaient assez mortes pour ne laisser passer que les genoux et les coudes des corps pâmés dans une luxure aimable. Les détails trop crus, auxquels paraissait s’être complu l’ancien amour dont l’alcôve gardait la lointaine odeur, avaient disparu, mangés par le grand air ; si bien que la chambre, ainsi que le parc, était na-turellement redevenue vierge, sous la gloire tranquille du soleil.
Albine savait jouer à tous les jeux. Seulement, il fallait être au moins trois pour jouer à la main chaude. Cela les fit rire. Mais Serge s’écria qu’on était trop bien deux, et ils jurèrent de n’être toujours que deux.
La jeune fille hochait gravement la tête.
Et elle s’assit à côté de Serge.
Comme Albine le regardait toute surprise, fâchée de voir son histoire connue, il continua à demi-voix, étonné lui-même.
Elle protesta. Puis, elle parut se raviser, elle se laissa convaincre. Ce qui ne l’empêcha pas de terminer son récit en ces termes :
Albine se fâcha. Elle répétait ce que tout le monde savait. Le seigneur avait fait bâtir le pavillon, pour y loger cette incon-nue qui ressemblait à une princesse. Les gens du château, plus tard, assuraient qu’il y passait les jours et les nuits. Souvent aussi, ils l’apercevaient dans une allée, menant les petits pieds de l’inconnue au fond des taillis les plus noirs. Mais, pour rien au monde, ils ne se seraient hasardés à guetter le couple, qui battait le parc pendant des semaines entières.
Albine souriait.
Ils se turent, ils regardèrent un instant l’alcôve, le haut pla-fond, les coins d’ombre grise. Il y avait comme un attendrisse-ment amoureux, dans les couleurs fanées des meubles. C’était un soupir discret du passé, si résigné, qu’il ressemblait encore à un remerciement tiède de femme adorée.
Et Albine reprit en se rapprochant de lui :
Albine resta un instant songeuse. Puis, elle continua, comme se parlant à elle-même :
Elle jeta l’un de ses bras au cou de Serge, élevant la voix, le suppliant :
Serge haussait les épaules, en souriant.
Un silence se fit. Serge se leva du canapé où il était resté al-longé. Il riait, il prétendait que les histoires ne l’amusaient pas. Le soleil baissait, lorsque Albine consentit enfin à descendre un instant au jardin. Elle le mena, à gauche, le long du mur de clô-ture, jusqu’à un champ de décombres, tout hérissé de ronces. C’était l’ancien emplacement du château, encore noir de l’incendie qui avait abattu les murs. Sous les ronces, des pierres cuites se fendaient, des éboulements de charpentes pourris-saient. On eût dit un coin de roches stériles, raviné, bossué, vêtu d’herbe rude, de lianes rampantes qui se coulaient dans chaque fente comme des couleuvres. Et ils s’égayèrent à traverser en tous sens cette fondrière, descendant au fond des trous, flairant les débris, cherchant s’ils ne devineraient rien de ce passé en cendre. Ils n’avouaient pas leur curiosité, ils se poursuivaient au milieu des planchers crevés et des cloisons renversées ; mais, à la vérité, ils ne songeaient qu’aux légendes de ces ruines, à cette dame plus belle que le jour, qui avait traîné sa jupe de soie sur ces marches, où les lézards seuls aujourd’hui se promenaient paresseusement.
Ligne 589 :
Serge finit par se planter sur le plus haut tas de décombres, regardant le parc qui déroulait ses immenses nappes vertes, cherchant entre les arbres la tache grise du pavillon. Albine se taisait, debout à son côté, redevenue sérieuse.
Ils gardèrent de nouveau le silence. Et comme continuant à voix haute les réflexions qu’ils faisaient mentalement tous les deux, elle reprit :
Serge n’ouvrit pas les lèvres. Lorsqu’ils revinrent, ils des-cendirent l’allée, ils tournèrent les gros marronniers, ils entrè-rent sous les tilleuls. C’était un chemin d’amour. Sur l’herbe, ils semblaient chercher des pas, un nœud de ruban tombé, une bouffée de parfum ancien, quelque indice qui leur montrât clai-rement qu’ils étaient bien dans le sentier menant à la joie d’être ensemble. La nuit venait, le parc avait une grande voix mou-rante qui les appelait du fond des verdures.
Elle s’échappa gaiement, s’enferma dans la chambre au plafond bleu. Puis, après avoir laissé Serge frapper deux fois à la porte, elle l’entrebâilla discrètement, le reçut avec une révérence à l’ancienne mode.
Cela les amusa extrêmement. Ils jouèrent aux amoureux, avec une puérilité de gamins. Ils bégayaient la passion qui avait jadis agonisé là. Ils l’apprenaient comme une leçon qu’ils ânon-naient d’une adorable manière, ne sachant point se baiser aux lèvres, cherchant sur les joues, finissant par danser l’un devant l’autre, en riant aux éclats, par ignorance de se témoigner au-trement le plaisir qu’ils goûtaient à s’aimer.
Ligne 609 :
Le lendemain matin, Albine voulut partir dès le lever du so-leil, pour la grande promenade qu’elle ménageait depuis la ville. Elle tapait des pieds joyeusement, elle disait qu’ils ne rentre-raient pas de la journée.
Mais il la prit par les poignets, la regarda en face.
Elle rougit légèrement, en protestant, en disant qu’elle ne songeait pas même à ces choses. Puis, elle ajouta :
Ils partirent. Ils traversèrent le parterre tout droit, sans s’arrêter au réveil des fleurs, nues dans leur bain de rosée. Le matin avait un teint de rose, un sourire de bel enfant ouvrant les yeux au milieu des blancheurs de son oreiller.
Et Albine riait, sans vouloir répondre. Mais, comme ils ar-rivaient devant la nappe d’eau qui coupait le jardin au bout du parterre, elle resta toute consternée. La rivière était encore gon-flée des dernières pluies.
Ils longèrent un instant la rive, cherchant un gué. La jeune fille disait que c’était inutile, qu’elle connaissait tous les trous. Autrefois, un pont se trouvait là, un pont dont l’écroulement avait semé la rivière de grosses pierres, entre lesquelles l’eau passait avec des tourbillons d’écume.
Cela finit par la tenter. Elle prit son élan, sauta comme un garçon, si haut, qu’elle se trouva à califourchon sur le cou de Serge. Et, le sentant chanceler, elle cria qu’il n’était pas encore assez fort, qu’elle voulait descendre. Puis, elle sauta de nouveau, à deux reprises. Ce jeu les ravissait.
Et, en trois bonds légers, il traversa la rivière, la pointe des pieds à peine mouillée. Au milieu, pourtant, Albine crut qu’il glissait. Elle eut un cri, en se rattrapant des deux mains à son menton. Lui, l’emportait déjà, dans un galop de cheval, sur le sable fin de l’autre rive.
Il courut ainsi tant qu’elle voulut, tapant des pieds, imitant le bruit des sabots. Elle claquait de la langue, elle avait pris deux mèches de ses cheveux, qu’elle tirait comme des guides, pour le lancer à droite ou à gauche.
Elle sauta à terre, tandis que lui, en sueur, s’adossait contre un arbre pour reprendre haleine. Alors, elle le gronda, elle me-naça de ne pas le soigner, s’il retombait malade.
Ils étaient dans l’ancien verger du parc. Une haie vive d’aubépine, une muraille de verdure, trouée de brèches, mettait là un bout de jardin à part. C’était une forêt d’arbres fruitiers, que la serpe n’avait pas taillés depuis un siècle. Certains troncs se déjetaient puissamment, poussaient de travers, sous les coups d’orage qui les avaient pliés ; tandis que d’autres, bossués de nœuds énormes, crevassés de cavités profondes, ne sem-blaient plus tenir au sol que par les ruines géantes de leur écorce. Les hautes branches, que le poids des fruits courbait à chaque saison, étendaient au loin des raquettes démesurées ; même, les plus chargées, qui avaient cassé, touchaient la terre, sans qu’elles eussent cessé de produire, raccommodées par d’épais bourrelets de sève. Entre eux, les arbres se prêtaient des étais naturels, n’étaient plus que des piliers tordus, soutenant une voûte de feuilles qui se creusait en longues galeries, s’élançait brusquement en halles légères, s’aplatissait presque au ras du sol en soupentes effondrées. Autour de chaque co-losse, des rejets sauvages faisaient des taillis, ajoutaient l’emmêlement de leurs jeunes tiges, dont les petites baies avaient une aigreur exquise. Dans le jour verdâtre, qui coulait comme une eau claire, dans le grand silence de la mousse, re-tentissait seule la chute sourde des fruits que le vent cueillait.
Ligne 663 :
Mais le coin enchanté du verger était plus à gauche encore, contre la rampe de rochers qui commençait là à escalader l’horizon. On entrait en pleine terre ardente, dans une serre na-turelle, où le soleil tombait d’aplomb. D’abord, il fallait traverser des figuiers gigantesques, dégingandés, étirant leurs branches comme des bras grisâtres las de sommeil, si obstrués du cuir velu de leurs feuilles, qu’on devait, pour passer, casser les jeu-nes tiges repoussant des pieds séchés par l’âge. Ensuite, on marchait entre des bouquets d’arbousiers, d’une verdure de buis géants, que leurs baies rouges faisaient ressembler à des mais ornés de pompons de soie écarlate. Puis, venait une futaie d’aliziers, d’azeroliers, de jujubiers, au bord de laquelle des gre-nadiers mettaient une lisière de touffes éternellement vertes ; les grenades se nouaient à peine, grosses comme un poing d’enfant ; les fleurs de pourpre, posées sur le bout des branches, paraissaient avoir le battement d’ailes des oiseaux des îles, qui ne courbent pas les herbes sur lesquelles ils vivent. Et l’on arri-vait enfin à un bois d’orangers et de citronniers, poussant vigou-reusement en pleine terre. Les troncs droits enfonçaient des enfilades de colonnes brunes ; les feuilles luisantes mettaient la gaieté de leur claire peinture sur le bleu du ciel, découpaient l’ombre nettement en minces lames pointues, qui dessinaient à terre les millions de palmes d’une étoffe indienne. C’était un ombrage au charme tout autre, auprès duquel les ombrages du verger d’Europe devenaient fades : une joie tiède de la lumière tamisée en une poussière d’or volante, une certitude de verdure perpétuelle, une force de parfum continu, le parfum pénétrant de la fleur, le parfum plus grave du fruit, donnant aux membres la souplesse pâmée des pays chauds.
Elle s’était levée. Serge confessait qu’il mangerait volon-tiers, lui aussi.
Ils entrèrent sous les arbres, écartant les branches, se cou-lant au plus épais des fruits. Albine qui marchait la première, les jupes entre les jambes, se retournait, demandait à son compa-gnon, de sa voix flûtée :
Serge se décida pour les cerises. Albine dit qu’en effet on pouvait commencer par ça. Mais, comme il allait sottement grimper sur le premier cerisier venu, elle lui fit faire encore dix bonnes minutes de chemin, au milieu d’un gâchis épouvantable de branches. Ce cerisier-là avait de méchantes cerises de rien du tout ; les cerises de celui-ci étaient trop aigres ; les cerises de cet autre ne seraient mûres que dans huit jours. Elle connaissait tous les arbres.
Serge s’établit commodément entre deux branches, et se mit à déjeuner. Il n’entendait plus Albine ; il la croyait dans un autre arbre, à quelques pas, lorsque, baissant les yeux, il l’aperçut tranquillement couchée sur le dos, au-dessous de lui. Elle s’était glissée là, mangeant sans même se servir des mains, happant des lèvres les cerises que l’arbre tendait jusqu’à sa bou-che.
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Quand elle se vit découverte, elle eut des rires prolongés, sautant sur l’herbe comme un poisson blanc sorti de l’eau, se mettant sur le ventre, rampant sur les coudes, faisant le tour du cerisier, tout en continuant à happer les cerises les plus grosses.
Elle resta muette d’indignation.
Et, serrant sa jupe, la rattachant par-devant à sa ceinture, sans voir quelle montrait ses cuisses, elle prit l’arbre nerveuse-ment, se hissa sur le tronc, d’un seul effort des poignets. Là, elle courut le long des branches, en évitant même de se servir des mains ; elle avait des allongements souples d’écureuil, elle tour-nait autour des nœuds, lâchait les pieds, tenue seulement en équilibre par le pli de la taille. Quand elle fut tout en haut, au bout d’une branche grêle, que le poids de son corps secouait furieusement :
Mais, triomphante, elle alla encore plus haut. Elle se tenait à l’extrémité même de la branche, à califourchon, s’avançant petit à petit au-dessus du vide, empoignant des deux mains des touffes de feuilles.
Et la branche cassa, en effet ; mais lentement, avec une si longue déchirure, qu’elle s’abattit peu à peu, comme pour dépo-ser Albine à terre d’une façon très douce. Elle n’eut pas le moin-dre effroi, elle se renversait, elle agitait ses cuisses demi-nues, en répétant :
Serge avait sauté de l’arbre pour la recevoir dans ses bras. Comme il restait tout pâle de l’émotion qu’il venait d’avoir, elle le plaisanta.
Il lui mit un peu de salive, du bout des doigts.
Elle se fit chercher. Elle disparaissait, jetait le cri : Coucou ! coucou ! du fond de verdures connues d’elle seule, où Serge ne pouvait la trouver. Mais ce jeu de cache-cache n’allait pas sans une maraude terrible de fruits. Le déjeuner continuait dans les coins où les deux grands enfants se poursuivaient. Albine, tout en filant sous les arbres, allongeait la main, croquait une poire verte, s’emplissait la jupe d’abricots. Puis, dans certaines ca-chettes, elle avait des trouvailles qui l’asseyaient par terre, ou-bliant le jeu, occupée à manger gravement. Un moment, elle n’entendit plus Serge, elle dut le chercher à son tour. Et ce fut pour elle une surprise, presque une fâcherie, de le découvrir sous un prunier, un prunier qu’elle-même ne savait pas là, et dont les prunes mûres avaient une délicate odeur de musc. Elle le querella de la belle façon. Voulait-il donc tout avaler, qu’il n’avait soufflé mot ? Il faisait la bête, mais il avait le nez fin, il sentait de loin les bonnes choses. Elle était surtout furieuse contre le prunier, un arbre sournois qu’on ne connaissait seu-lement pas, qui devait avoir poussé dans la nuit, pour ennuyer les gens. Serge, comme elle boudait, refusant de cueillir une seule prune, imagina de secouer l’arbre violemment. Une pluie, une grêle de prunes tomba. Albine, sous l’averse, reçu des pru-nes sur les bras, des prunes dans le cou, des prunes au beau mi-lieu du nez. Alors, elle ne put retenir ses rires ; elle resta dans ce déluge, criant : Encore ! encore ! amusée par les balles rondes qui rebondissaient sur elle, tendant la bouche et les mains, les yeux fermés, se pelotonnant à terre pour se faire toute petite.
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Et quand ils furent las des abricotiers, des pruniers, des ce-risiers, ils coururent sous les amandiers grêles, mangeant les amandes vertes, à peine grosses comme des pois, cherchant les fraises parmi le tapis d’herbe, se fâchant de ce que les pastèques et les melons n’étaient pas mûrs. Albine finit par courir de tou-tes ses forces, suivie de Serge, qui ne pouvait l’attraper. Elle s’engagea dans les figuiers, sautant les grosses branches, arra-chant les feuilles qu’elle jetait par-derrière à la figure de son compagnon. En quelques bonds, elle traversa les bouquets d’arbousiers, dont elle goûta en passant les baies rouges ; et ce fut dans la futaie des aliziers, des azeroliers et des jujubiers que Serge la perdit. Il la crut d’abord cachée derrière un grenadier ; mais c’était deux fleurs en bouton qu’il avait pris pour les deux nœuds roses de ses poignées. Alors, il battit le bois d’orangers, ravi du beau temps qu’il faisait là, s’imaginant entrer chez les fées du soleil. Au milieu du bois, il aperçut Albine qui, ne le croyant pas si près d’elle, furetait vivement, fouillait du regard les profondeurs vertes.
Elle eut un sursaut, elle rougit légèrement, pour la pre-mière fois de la journée. Et, s’asseyant à côté de Serge, elle lui parla des jours heureux où les oranges mûrissaient. Le bois alors était tout doré, tout éclairé de ces étoiles rondes, qui cri-blaient de leurs feux jaunes la voûte verte.
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Huit jours plus tard, il y eut de nouveau un grand voyage dans le parc. Il s’agissait d’aller plus loin que le verger, à gauche, du côté des larges prairies que quatre ruisseaux traversaient. On ferait plusieurs lieues en pleine herbe ; on vivrait de sa pêche, si l’on venait à s’égarer.
Elle mit de tout dans ses poches, de la ficelle, du pain, des allumettes, une petite bouteille de vin, des chiffons, un peigne, des aiguilles. Serge dut prendre une couverture ; mais, au bout des tilleuls, lorsqu’ils arrivèrent devant les décombres du châ-teau, la couverture l’embarrassait déjà à un tel point, qu’il la cacha sous un pan de mur écroulé.
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Le soleil était plus fort. Albine s’était attardée à ses prépa-ratifs. Dans la matinée chaude, ils s’en allèrent côte à côte, pres-que raisonnables. Ils faisaient jusqu’à des vingtaines de pas, sans se pousser, pour rire. Ils causaient.
Elle reprit :
Elle prit son élan ; mais Serge, grâce à ses longues jambes, la devança, cueillit le coquelicot qu’il agita victorieusement. Alors, elle resta les lèvres pincées, sans rien dire, avec une grosse envie de pleurer. Lui, ne sut que jeter la fleur. Puis, pour faire la paix :
Elle boudait. Mais elle n’avait pas fait trente pas, qu’elle se retournait, toute rieuse. Une ronce la retenait par la jupe.
Et, quand elle fut décrochée, ils marchèrent de nouveau à côté l’un de l’autre, très sagement. Albine prétendait que c’était plus amusant, de se promener ainsi, comme des gens sérieux. Ils venaient d’entrer dans les prairies. A l’infini, devant eux, se déroulaient de larges pans d’herbes, à peine coupés de loin en loin par le feuillage tendre d’un rideau de saules. Les pans d’herbes se duvetaient, pareils à des pièces de velours ; ils étaient d’un gros vert peu à peu pâli dans les lointains, se noyant de jaune vif, au bord de l’horizon, sous l’incendie du so-leil. Les bouquets de saules, tout là-bas, semblaient d’or pur, au milieu du grand frisson de la lumière. Des poussières dansantes mettaient aux pointes des gazons un flux de clartés, tandis qu’à certains souffles de vent, passant librement sur cette solitude nue, les herbes se moiraient d’un tressaillement de plantes ca-ressées. Et, le long des prés les plus voisins, des foules de petites pâquerettes blanches, en tas, à la débandade, par groupes, ainsi qu’une population grouillant sur le pavé pour quelque fête pu-blique, peuplaient de leur joie répandue le noir des pelouses. Des boutons-d’or avaient une gaieté de grelots de cuivre poli, que l’effleurement d’une aile de mouche allait faire tinter ; de grands coquelicots isolés éclataient avec des pétards rouges, s’en allaient plus loin, en bandes, étaler des mares réjouissantes comme des fonds de cuvier encore pourpres de vin ; de grands bleuets balançaient leurs légers bonnets de paysanne ruchés de bleu, menaçant de s’envoler par-dessus les moulins à chaque souffle. Puis c’étaient des tapis de houques laineuses, de flouves odorantes, de lotiers velus, des nappes de fétuques, de crételles, d’agrostis, de pâturins. Le sainfoin dressait ses longs cheveux grêles, le trèfle découpait ses feuilles nettes, le plantain brandis-sait des forêts de lances, la luzerne faisait des couches molles, des édredons de satin vert d’eau broché de fleurs violâtres. Cela, à droite, à gauche, en face, partout, roulant sur le sol plat, ar-rondissant la surface moussue d’une mer stagnante, dormant sous le ciel qui paraissait plus vaste. Dans l’immensité des her-bes, par endroits, les herbes étaient limpidement bleues, comme si elles avaient réfléchi le bleu du ciel.
Ligne 761 :
Cependant, Albine et Serge marchaient au milieu des prai-ries, ayant de la verdure jusqu’aux genoux. Il leur semblait avancer dans une eau fraîche qui leur battait les mollets. Ils se trouvaient par instants au travers de véritables courants, avec des ruissellements de hautes tiges penchées dont ils entendaient la fuite rapide entre leurs jambes. Puis, des lacs calmes som-meillaient, des bassins de gazons courts, où ils trempaient à peine plus haut que les chevilles. Ils jouaient en marchant ainsi, non plus à tout casser, comme dans le verger, mais à s’attarder, au contraire, les pieds liés par les doigts souples des plantes goûtant là une pureté, une caresse de ruisseau, qui calmait en eux la brutalité du premier âge. Albine s’écarta, alla se mettre au fond d’une herbe géante qui lui arrivait au menton. Elle ne pas-sait que la tête. Elle se tint un instant bien tranquille, appelant Serge.
Puis, elle s’échappa d’un saut, sans même l’attendre, et ils suivirent la première rivière qui leur barra la route. C’était une eau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cresson sauvage. Elle s’en allait ainsi mollement, avec des détours ralen-tis, si propre, si nette, qu’elle reflétait comme une glace le moindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendant longtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu’eux, avant de trouver un arbre dont l’ombre se baignât dans ce flot de paresse. Aussi loin que portaient leurs regards, ils voyaient l’eau nue, sur le lit des herbes, étirer ses membres purs, s’endormir en plein soleil du sommeil souple, à demi dé-noué, d’une couleuvre bleuâtre. Enfin, ils arrivèrent à un bou-quet de trois saules ; deux avaient les pieds dans l’eau, l’autre était planté un peu en arrière ; troncs foudroyés, émiettés par l’âge, que couronnaient des chevelures blondes d’enfant. L’ombre était si claire, qu’elle rayait à peine de légères hachures la rive ensoleillée. Cependant, l’eau si unie en amont et en aval avait là un court frisson, un trouble de sa peau limpide, qui té-moignait de sa surprise à sentir ce bout de voile traîner sur elle. Entre les trois saules, un coin de pré descendait par une pente insensible, mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncs crevés. On eût dit une tente de verdure, plantée sur trois piquets, au bord de l’eau, dans le désert roulant des herbes.
Serge s’assit à côté d’elle, les pieds presque dans l’eau. Il regardait autour de lui, il murmurait :
Puis, comme prise d’une idée triomphante, elle se jeta contre lui, lui dit dans la figure, avec une explosion de joie :
Il fut enchanté de l’invention ; il répondit qu’il voulait bien être le mari, riant plus haut qu’elle. Alors, elle, tout d’un coup, devint sérieuse ; elle affecta un air pressé de ménagère.
Et elle lui donna des ordres impérieux. Il dut serrer tout ce qu’elle tira de ses poches dans le creux d’un saule, qu’elle appe-lait « l’armoire ». Les chiffons étaient le linge ; le peigne repré-sentait le nécessaire de toilette ; les aiguilles et la ficelle devaient servir à raccommoder les vêtements des explorateurs. Quant aux provisions de bouche, elles consistaient dans la petite bou-teille de vin et les quelques croûtes de la ville. A la vérité, il y avait encore les allumettes pour faire cuire le poisson qu’on de-vait prendre.
Ligne 785 :
Comme il achevait de mettre la table, la bouteille au milieu, les trois croûtes alentour, il hasarda l’observation que le régal serait mince. Mais elle haussait les épaules, en femme supé-rieure. Elle se mit les pieds à l’eau, disant sévèrement :
Pendant une demi-heure, elle se donna une peine infinie pour attraper des petits poissons avec les mains. Elle avait rele-vé ses jupes, nouées d’un bout de ficelle. Elle s’avançait pru-demment, prenant des précautions infinies afin de ne pas re-muer l’eau ; puis, lorsqu’elle était tout près du petit poisson, tapi entre deux pierres, elle allongeait son bras nu, faisait un barbo-tage terrible, ne tenait qu’une poignée de graviers. Serge alors riait aux éclats, ce qui la ramenait à la rive, courroucée, lui criant qu’il n’avait pas le droit de rire.
Cela acheva de la décourager. D’ailleurs, ce poisson-là ne lui paraissait pas fameux. Elle sortit de l’eau, sans songer à re-mettre ses bas. Elle courait dans l’herbe, les jambes nues, pour se sécher. Et elle retrouvait son rire, parce qu’il y avait des her-bes qui la chatouillaient sous la plante des pieds.
Serge dut mettre sur la table un tas de pimprenelle. Ils mangèrent de la pimprenelle avec leur pain. Albine affirmait que c’était meilleur que de la noisette. Elle servait en maîtresse de maison, coupait le pain de Serge, auquel elle ne voulut jamais confier son couteau.
Puis, elle lui fit reporter dans « l’armoire » les quelques gouttes de vin qui restaient au fond de la bouteille. Il fallut même qu’il balayât l’herbe, pour qu’on pût passer de la salle à manger dans la chambre à coucher. Albine se coucha la pre-mière, tout de son long, en disant :
Il s’allongea ainsi qu’elle le lui ordonnait. Tous deux se te-naient très raides, se touchant des épaules aux pieds, les mains vides, rejetées en arrière, par-dessus leurs têtes. C’étaient sur-tout leurs mains qui les embarrassaient. Ils conservaient une gravité convaincue. Ils regardaient en l’air, de leurs yeux grands ouverts, disant qu’ils dormaient et qu’ils étaient bien.
Ils restèrent longtemps silencieux, toujours très graves. Ils avaient roulé leurs têtes, les éloignant insensiblement, comme si la chaleur de leurs haleines les eût gênés. Puis, au milieu du grand silence, Serge ajouta cette seule parole :
C’était l’amour avant le sexe, l’instinct d’aimer qui plante les petits hommes de dix ans sur le passage des bambines en robes blanches. Autour d’eux, les prairies largement ouvertes les rassuraient de la légère peur qu’ils avaient l’un de l’autre. Ils se savaient vus de toutes les herbes, vus du ciel dont le bleu les regardait à travers le feuillage grêle ; et cela ne les dérangeait pas. La tente des saules, sur leurs têtes, était un simple pan d’étoffe transparente, comme si Albine avait pendu là un coin de sa robe. L’ombre restait si claire, qu’elle ne leur soufflait pas les langueurs des taillis profonds, les sollicitations des trous per-dus, des alcôves vertes. Du bout de l’horizon, leur venait un air libre, un vent de santé, apportant la fraîcheur de cette mer de verdure, où il soulevait une houle de fleurs ; tandis que, à leurs pieds, la rivière était une enfance de plus, une candeur dont le filet de voix fraîche leur semblait la voix lointaine de quelque camarade qui riait. Heureuse solitude, toute pleine de sérénité, dont la nudité s’étalait avec une effronterie adorable d’ignorance ! Immense champ, au milieu duquel le gazon étroit qui leur servait de première couche prenait une naïveté de ber-ceau.
Lui, resta un peu surpris que cela fût fini si vite. Il allongea le bras, la tira par la jupe, comme pour la ramener contre lui. Et elle tomba sur les genoux, riant, répétant :
Il ne savait pas. Il la regardait, lui prenait les coudes. Un instant, il la saisit par les cheveux, ce qui la fit crier. Puis, lors-qu’elle fut de nouveau debout, il s’enfonça la face dans l’herbe qui avait gardé la tiédeur de son corps.
Jusqu’au soir, ils coururent les prairies. Ils allaient devant eux, pour voir. Ils visitaient leur jardin. Albine marchait en avant, avec le flair d’un jeune chien, ne disant rien, toujours en quête de la clairière heureuse, bien qu’il n’y eût pas là les grands arbres qu’elle rêvait. Serge avait toutes sortes de galanteries ma-ladroites ; il se précipitait si rudement pour écarter les hautes herbes, qu’il manquait la faire tomber ; il la soulevait à bras-le-corps, d’une étreinte qui la meurtrissait, lorsqu’il voulait l’aider à sauter les ruisseaux. Leur grande joie fut de rencontrer les trois autres rivières. La première coulait sur un lit de cailloux, entre deux files continues de saules, si bien qu’ils durent se lais-ser glisser à tâtons au beau milieu des branches, avec le risque de tomber dans quelque gros trou d’eau ; mais Serge, roulé le premier, ayant de l’eau jusqu’aux genoux seulement, reçut Al-bine dans ses bras, la porta à la rive opposée pour qu’elle ne se mouillât point. L’autre rivière était toute noire d’ombre, sous une allée de hauts feuillages, où elle passait languissante, avec le froissement léger, les cassures blanches d’une jupe de satin, traînée par quelque dame rêveuse, au fond d’un bois ; nappe profonde, glacée, inquiétante, qu’ils eurent la chance de pouvoir traverser à l’aide d’un tronc abattu d’un bord à l’autre, s’en al-lant à califourchon, s’amusant à troubler du pied le miroir d’acier bruni, puis se hâtant, effrayés des yeux étranges que les moindres gouttes qui jaillissaient ouvraient dans le sommeil du courant. Et ce fut surtout la dernière rivière qui les retint.
Ligne 833 :
=== XI. ===
Et la voyant hausser les épaules d’un air las, il ajouta comme pour se moquer d’elle :
Ils tournèrent cela en plaisanterie pendant toute la journée. L’arbre n’existait pas. C’était un conte de nourrice. Ils en par-laient pourtant avec un léger frisson. Et, le lendemain, ils déci-dèrent qu’ils iraient faire une promenade au fond du parc, sous les hautes futaies, que Serge ne connaissait pas encore. Le matin du départ, Albine ne voulut rien emporter ; elle était songeuse, même un peu triste, avec un sourire très doux. Ils déjeunèrent, ils ne descendirent que tard. Le soleil, déjà chaud, leur donnait une langueur, les faisait marcher lentement l’un près de l’autre, cherchant les filets d’ombre. Ni le parterre, ni le verger, qu’ils durent traverser, ne les retinrent. Quand ils arrivèrent sous la fraîcheur des grands ombrages, ils ralentirent encore leurs pas, ils s’enfoncèrent dans le recueillement attendri de la forêt, sans une parole, avec un gros soupir, comme s’ils eussent éprouvé un soulagement à échapper au plein jour. Puis, lorsqu’il n’y eut que des feuilles autour d’eux, lorsque aucune trouée ne leur montra les lointains ensoleillés du parc, ils se regardèrent, souriants, vaguement inquiets.
Albine hocha la tête, ne pouvant répondre, tant elle était serrée à la gorge. Ils ne se tenaient point à la taille, ainsi qu’ils en avaient l’habitude. Les bras ballants, les mains ouvertes, ils marchaient, sans se toucher, la tête un peu basse.
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Mais Serge s’arrêta, en voyant des larmes tomber des joues d’Albine et se noyer dans son sourire.
Elle le regarda, elle reprit :
Elle jura que non. Elle était bien heureuse.
Et comme il lui parlait d’autres jeux, de monter aux arbres pour dénicher des nids, de chercher des fraises ou des violettes, elle finit par dire avec quelque impatience :
Elle marchait, en effet, d’une si agréable façon, qu’il prenait le plus beau plaisir du monde à entendre le petit claquement de ses bottines sur la terre dure de l’allée. Jamais il n’avait fait at-tention au balancement de sa taille, à la traînée vivante de sa jupe, qui la suivait d’un frôlement de couleuvre. C’était une joie qu’il n’épuiserait pas, de la voir ainsi s’en aller posément à côté de lui, tant il découvrait de nouveaux charmes dans la moindre souplesse de ses membres.
Cependant, à quelques pas de là, il la questionna pour sa-voir si elle n’était pas lasse. Puis, il laissa entendre qu’il se repo-serait lui-même volontiers.
Elle s’était écartée d’un bond, avec l’épouvante de ces bras d’homme qui se tendaient vers elle. Lui, l’appela grande bête, voulut la rattraper. Mais, comme il la touchait à peine du bout des doigts, elle poussa un cri, si désespéré, qu’il s’arrêta, tout tremblant.
Elle ne répondit pas tout de suite, étonnée elle-même de son cri, souriant déjà de sa peur.
Et elle ajouta, d’un air grave qui feignait de plaisanter :
Alors, il se mit à rire, offrant de chercher avec elle. Il se fai-sait très doux, pour ne pas l’effrayer davantage : car il voyait qu’elle était encore frissonnante, bien qu’elle eût repris sa mar-che lente, à son côté. C’était défendu, ce qu’ils allaient faire là, ça ne leur porterait pas chance ; et il se sentait ému, comme elle, d’une terreur délicieuse, qui le secouait d’un tressaillement, à chaque soupir lointain de la forêt. L’odeur des arbres, le jour verdâtre qui tombait des hautes branches, le silence chuchotant des broussailles, les emplissaient d’une angoisse, comme s’ils allaient, au détour du premier sentier, entrer dans un bonheur redoutable.
Ligne 901 :
N’était-ce pas un de ces chênes gigantesques ? Ou bien un de ces beaux platanes, un de ces bouleaux blancs comme des femmes, un de ces ormes dont les muscles craquaient ? Albine et Serge s’enfonçaient toujours, ne sachant plus, noyés au milieu de cette foule. Un instant, ils crurent avoir trouvé : ils étaient au milieu d’un carré de noyers, dans une ombre si froide, qu’ils en grelottaient. Plus loin, ils eurent une autre émotion, en entrant sous un petit bois de châtaigniers, tout vert de mousse, avec des élargissements de branches bizarres, assez vastes pour y bâtir des villages suspendus. Plus loin encore, Albine découvrit une clairière, où ils coururent tous deux, haletants. Au centre d’un tapis d’herbe fine, un caroubier mettait comme un écroulement de verdure, une Babel de feuillages, dont les ruines se cou-vraient d’une végétation extraordinaire. Des pierres restaient prises dans le bois, arrachées du sol par le flot montant de la sève. Les branches hautes se recourbaient, allaient se planter au loin, entouraient le tronc d’arches profondes, d’une population de nouveaux troncs, sans cesse multipliés. Et sur l’écorce, toute crevée de déchirures saignantes, des gousses mûrissaient. Le fruit même du monstre était un effort qui lui trouait la peau. Ils firent lentement le tour, entrèrent sous les branches étalées où se croisaient les rues d’une ville, fouillèrent du regard les fentes béantes des racines dénudées. Puis, ils s’en allèrent, n’ayant pas senti là le bonheur surhumain qu’ils cherchaient.
Albine l’ignorait. Jamais elle n’était venue de ce côté du parc. Ils se trouvaient alors dans un bouquet de cytises et d’acacias, dont les grappes laissaient couler une odeur très douce, presque sucrée.
Elle un eut geste large.
Ils restèrent muets, n’ayant pas encore eu jusque-là une sensation aussi heureuse de l’immensité du parc. Cela les ravis-sait, d’être seuls, au milieu d’un domaine si grand, qu’eux-mêmes devaient renoncer à en connaître les bords.
Il se rapprocha, humblement.
Il était tout près d’elle. Il murmura :
Mais elle le regardait en face, sereine, sans un battement de paupière.
Il lui avait passé un bras à la taille. Ce fut ainsi qu’ils revin-rent sous les hautes futaies, où la majesté des voûtes ralentit encore leur promenade de grands enfants qui s’éveillaient à l’amour. Elle se dit un peu lasse, elle appuya la tête contre l’épaule de Serge. Ni l’un ni l’autre pourtant ne parla de s’asseoir. Ils n’y songeaient pas, cela les aurait dérangés. Quelle joie pouvait leur procurer un repos sur l’herbe, comparée à la joie qu’ils goûtaient en marchant toujours, côte à côte ? L’arbre légendaire était oublié. Ils ne cherchaient plus qu’à rapprocher leur visage, pour se sourire de plus près. Et c’étaient les arbres, les érables, les ormes, les chênes, qui leur soufflaient leurs pre-miers mots de tendresse, dans leur ombre claire.
Il voulait trouver une autre parole, il répétait :
Albine écoutait avec un beau sourire. Elle apprenait cette musique.
Puis, levant ses yeux bleus, où une aube de lumière gran-dissait, elle demanda :
Alors, Serge se recueillit. Les futaies avaient une douceur solennelle, les nefs profondes gardaient le frisson des pas as-sourdis du couple.
Elle baissait les paupières, elle roulait la tête comme ber-cée.
Un moment, ils se turent, ravis. Il leur semblait qu’un chant de flûte les précédait, que leurs paroles leur venaient d’un orchestre suave qu’ils ne voyaient point. Ils ne s’en allaient plus qu’à tout petits pas, penchés l’un vers l’autre, tournant sans fin entre les troncs gigantesques. Au loin, le long des colonnades, il y avait des coups de soleil couchant, pareils à un défilé de filles en robes blanches, entrant dans l’église, pour des fiançailles, au sourd ronflement des orgues.
Il sourit, il ne répondit pas d’abord. Puis il dit :
Il baissa la voix, parlant dans le rêve.
Albine, la tête renversée, les paupières complètement fer-mées, retenait son haleine. Elle goûtait le silence encore chaud de cette caresse de paroles.
Lui, resta muet, très malheureux, ne trouvant plus rien à dire, pour lui montrer qu’il l’aimait. Il promenait lentement le regard sur son visage rose, qui s’abandonnait comme endormi ; les paupières avaient une délicatesse de soie vivante ; la bouche faisait un pli adorable, humide d’un sourire ; le front était une pureté, noyée d’une ligne dorée à la racine des cheveux. Et lui, aurait voulu donner tout son être dans le mot qu’il sentait sur ses lèvres, sans pouvoir le prononcer. Alors, il se pencha encore, il parut chercher à quelle place exquise de ce visage il poserait le mot suprême. Puis, il ne dit rien, il n’eut qu’un petit souffle. Il baisa les lèvres d’Albine.
Et ils s’arrêtèrent, frémissants de ce premier baiser. Elle avait ouvert les yeux très grands. Il restait la bouche légèrement avancée. Tous deux, sans rougir, se regardaient. Quelque chose de puissant, de souverain les envahissait ; c’était comme une rencontre longtemps attendue, dans laquelle ils se revoyaient grandis, faits l’un pour l’autre, à jamais liés. Ils s’étonnèrent un instant, levèrent les regards vers la voûte religieuse des feuilla-ges, parurent interroger le peuple paisible des arbres, pour re-trouver l’écho de leur baiser. Mais, en face de la complaisance sereine de la futaie, ils eurent une gaieté d’amoureux impunis, une gaieté prolongée, sonnante, toute pleine de l’éclosion ba-varde de leur tendresse.
Jusqu’à la nuit, ils vécurent de ce mot aimer qui, sans cesse, revenait avec une douceur nouvelle. Ils le cherchaient, le ramenaient dans leurs phrases, le prononçaient hors de propos, pour la seule joie de le prononcer. Serge ne songea pas à mettre un second baiser sur les lèvres d’Albine. Cela suffisait à leur ignorance, de garder l’odeur du premier. Ils avaient retrouvé leur chemin, sans s’être souciés des sentiers le moins du monde. Comme ils sortaient de la forêt, le crépuscule était tombé, la lune se levait, jaune, entre les verdures noires. Et ce fut un re-tour adorable, au milieu du parc, avec cet astre discret qui les regardait par tous les trous des grands arbres. Albine disait que la lune les suivait. La nuit était très douce, chaude d’étoiles. Au loin, les futaies avaient un grand murmure, que Serge écoutait, en songeant : « Elles causent de nous. »
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Lorsqu’ils traversèrent le parterre, ils marchèrent dans un parfum extraordinairement doux, ce parfum que les fleurs ont la nuit, plus alangui, plus caressant, qui est comme la respira-tion même de leur sommeil.
Ils s’étaient pris les mains, sur le palier du premier étage, sans entrer dans la chambre, où ils avaient l’habitude de se sou-haiter le bonsoir. Ils ne s’embrassèrent pas. Quand il fut seul, assis au bord de son lit, Serge écouta longuement Albine qui se couchait, en haut, au-dessus de sa tête. Il était las d’un bonheur qui lui endormait les membres.
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Mais, les jours suivants, Albine et Serge restèrent embar-rassés l’un devant l’autre. Ils évitèrent de faire aucune allusion à leur promenade sous les arbres. Ils n’avaient pas échangé un baiser, ils ne s’étaient pas dit qu’ils s’aimaient. Ce n’était point une honte qui les empêchait de parler, mais une crainte, une peur de gâter leur joie. Et, lorsqu’ils n’étaient plus ensemble, ils ne vivaient que du bon souvenir ; ils s’y enfonçaient, ils revi-vaient les heures qu’ils avaient passées, les bras à la taille, à se caresser le visage de leur haleine. Cela avait fini par leur donner une grosse fièvre. Ils se regardaient, les yeux meurtris, très tris-tes, causant de choses qui ne les intéressaient pas. Puis, après de longs silences, Serge demandait à Albine d’une voix in-quiète :
Mais elle hochait la tête ; elle répondait :
Le parc leur causait une sourde inquiétude qu’ils ne s’expliquaient pas. Il y avait un danger au détour de quelque sentier, qui les guettait, qui les prendrait à la nuque pour les renverser par terre et leur faire du mal. Jamais ils n’ouvraient la bouche de ces choses ; mais, à certains regards poltrons, ils se confessaient cette angoisse, qui les rendait singuliers, comme ennemis. Cependant, un matin, Albine hasarda, après une lon-gue hésitation :
Serge eut un rire gêné.
Elle dit non de la tête ; puis, elle répéta très bas :
Le lendemain, sans avoir ajouté un mot, ils sortirent. Ils montèrent à gauche, derrière la grotte où dormait la femme de marbre. Comme ils posaient le pied sur les premières pierres, Serge dit :
La journée était étouffante, d’une chaleur lourde d’orage. Ils n’avaient pas osé se prendre à la taille. Ils marchaient l’un derrière l’autre, tout brûlants de soleil. Elle profita d’un élargis-sement du sentier pour le laisser passer devant elle ; car elle était inquiétée par son haleine, elle souffrait de le sentir derrière son dos, si près de ses jupes. Autour d’eux, les rochers s’élevaient par larges assises ; des rampes douces étageaient des champs d’immenses dalles, hérissés d’une rude végétation. Ils rencontrèrent d’abord des genêts d’or, des nappes de thym, des nappes de sauge, des nappes de lavande, toutes les plantes bal-samiques, et les genévriers âpres, et les romarins amers, d’une odeur si forte qu’elle les grisait. Aux deux côtés du chemin, des houx, par moments, faisaient des haies, qui ressemblaient à des ouvrages délicats de serrurerie, à des grilles de bronze noir, de fer forgé, de cuivre poli, très compliquées d’ornements, très fleuries de rosaces épineuses. Puis, il leur fallut traverser un bois de pins, pour arriver aux sources ; l’ombre maigre pesait à leurs épaules comme du plomb ; les aiguilles sèches craquaient à terre, sous leurs pieds, avec une légère poussière de résine, qui achevait de leur brûler les lèvres.
Ils sourirent. Ils étaient au bord des sources. Ces eaux clai-res furent un soulagement pour eux. Elles ne se cachaient pour-tant pas sous des verdures, comme les sources des plaines, qui plantent autour d’elles d’épais feuillages, afin de dormir pares-seusement à l’ombre. Elles naissaient en plein soleil, dans un trou du roc, sans un brin d’herbe qui verdit leur eau bleue. Elles paraissaient d’argent, toutes trempées de la grande lumière. Au fond d’elles, le soleil était sur le sable, en une poussière de clarté vivante qui respirait. Et, du premier bassin, elles s’en allaient, elles allongeaient des bras d’une blancheur pure ; elles rebon-dissaient, pareilles à des nudités joueuses d’enfant ; elles tom-baient brusquement en une chute, dont la courbe molle sem-blait renverser un torse de femme, d’une chair blonde.
En effet, ils purent se rafraîchir les mains. Ils se jetèrent de l’eau au visage ; ils restèrent là, dans la buée de pluie qui mon-tait des nappes ruisselantes. Le soleil était comme mouillé.
Un moment, ils regardèrent le Paradou étalé à leurs pieds.
Ils s’étaient, enfin, pris à la taille, sans le savoir, d’un geste rassuré et confiant. Les sources calmaient leur fièvre. Mais, comme ils s’éloignaient, Albine parut céder à un souvenir ; elle ramena Serge, en disant :
Puis, sentant le bras de Serge qui la serrait plus nerveuse-ment, elle ajouta :
Serge la regarda, avec une supplication inquiète dans les yeux. Elle eut un haussement d’épaules pour le rassurer.
Il dit non de la tête. Puis, ils s’en allèrent, se tenant à la taille ; mais ils étaient redevenus anxieux. Serge abaissait des regards de côté sur le visage d’Albine, qui souffrait, les paupiè-res battantes, à être ainsi regardée. Tous deux auraient voulu redescendre, s’éviter le malaise d’une promenade plus longue. Et, malgré eux, comme cédant à une force qui les poussait, ils tournèrent un rocher, ils arrivèrent sur un plateau, où les atten-dait de nouveau l’ivresse du grand soleil. Ce n’était plus l’heureuse langueur des plantes aromatiques, le musc du thym, l’encens de la lavande. Ils écrasaient des herbes puantes : l’absinthe, d’une griserie amère ; la rue, d’une odeur de chair fétide ; la valériane, brûlante, toute trempée de sa sueur aphro-disiaque. Des mandragores, des ciguës, des hellébores, des bel-ladones, montait un vertige à leurs tempes, un assoupissement, qui les faisait chanceler aux bras l’un de l’autre, le cœur sur les lèvres.
Il la serrait déjà entre ses deux bras. Mais elle se dégagea, respirant fortement.
Elle lui prit une main qu’elle posa sur sa poitrine. Alors, lui, devint tout blanc. Il était plus défaillant qu’elle. Et tous deux avaient des larmes au bord des yeux, de se voir ainsi, sans trou-ver de remède à leur grand malheur. Allaient-ils donc mourir là, de ce mal inconnu ?
Il la conduisit par le bout des doigts, car elle tressaillait, lorsqu’il lui touchait seulement le poignet. Le bois d’arbres verts où elle s’assit était fait d’un beau cèdre, qui élargissait à plus de dix mètres les toits plats de ses branches. Puis, en arrière, pous-saient les essences bizarres des conifères ; les cupressus au feuillage mou et plat comme une épaisse guipure ; les abies, droits et graves, pareils à d’anciennes pierres sacrées, noires encore du sang des victimes ; les taxus, dont les robes sombres se frangeaient d’argent ; toutes les plantes à feuillage persistant, d’une végétation trapue, à la verdure foncée de cuir verni, écla-boussée de jaune et de rouge, si puissante, que le soleil glissait sur elle sans l’assouplir. Un araucaria surtout était étrange, avec ses grands bras réguliers, qui ressemblaient à une architecture de reptiles, entés les uns sur les autres, hérissant leurs feuilles imbriquées comme des écailles de serpents en colère. Là, sous ces ombrages lourds, la chaleur avait un sommeil voluptueux. L’air dormait, sans un souffle, dans une moiteur d’alcôve. Un parfum d’amour oriental, le parfum des lèvres peintes de la Su-namite, s’exhalait des bois odorants.
Et elle s’écartait un peu, pour lui faire place. Mais lui, recu-la, se tint debout. Puis, comme elle l’invitait de nouveau, il se laissa glisser sur les genoux, à quelques pas. Il murmurait :
Il se traîna sur les genoux, il s’approcha un peu.
Il s’approcha encore. Il aurait touché le bord de ses jupes, s’il avait allongé les mains.
Il était tombé sur les coudes, prosterné, dans une attitude écrasée d’adoration. Il posa un baiser au bord de la jupe d’Albine. Alors, comme si elle avait reçu ce baiser sur la peau, elle se leva toute droite. Elle portait les mains à ses tempes, affo-lée, balbutiante.
Elle ne fuyait pas. Elle se laissait suivre par Serge, lente-ment, éperdument, les pieds butant contre les racines, la tête toujours entre les mains, pour étouffer la clameur qui montait en elle. Et quand ils sortirent du petit bois, ils firent quelques pas sur des gradins de rocher, où s’accroupissait tout un peuple ardent de plantes grasses. C’était un rampement, un jaillisse-ment de bêtes sans nom entrevues dans un cauchemar, de monstres tenant de l’araignée, de la chenille, du cloporte, extra-ordinairement grandis, à peau nue et glauque, à peau hérissée de duvets immondes, traînant des membres infirmes, des jam-bes avortées, des bras cassés, les uns ballonnés comme des ven-tres obscènes, les autres avec des échines grossies d’un pullule-ment de gibbosités, d’autres dégingandés, en loques, ainsi que des squelettes aux charnières rompues. Les mamillaria entas-saient des pustules vivantes, un grouillement de tortues verdâ-tres, terriblement barbues de longs crins plus durs que des pointes d’acier. Les échinocactus, montrant davantage de peau, ressemblaient à des nids de jeunes vipères nouées. Les échinop-sis n’étaient qu’une bosse, une excroissance au poil roux, qui faisait songer à quelque insecte géant roulé en boule. Les opun-tias dressaient en arbres leurs feuilles charnues, poudrées d’aiguilles rougies, pareilles à des essaims d’abeilles microsco-piques, à des bourses pleines de vermine et dont les mailles cre-vaient. Les gastérias élargissaient des pattes de grands faucheux renversés, aux membres noirâtres, pointillés, striés, damassés. Les cereus plantaient des végétations honteuses, des polypiers énormes, maladies de cette terre trop chaude, débauches d’une sève empoisonnée. Mais les aloès surtout épanouissaient en foule leurs cœurs de plantes pâmées ; il y en avait de tous les verts, de tendres, de puissants, de jaunâtres, de grisâtres, de bruns éclaboussés de rouille, de verts foncés bordés d’or pâle ; il y en avait de toutes les formes, aux feuilles larges découpées comme des cœurs, aux feuilles minces semblables à des lames de glaive, les uns dentelés d’épines, les autres finement ourlés ; d’énormes portant à l’écart le haut bâton de leurs fleurs, d’où pendaient des colliers de corail rose ; de petits poussés en tas sur une tige, ainsi que des floraisons charnues, dardant de tou-tes parts des langues agiles de couleuvre.
Il pleuvait là de larges gouttes de soleil. L’astre y triom-phait, y prenait la terre nue, la serrait contre l’embrasement de sa poitrine. Dans l’étourdissement de la chaleur, Albine chance-la, se tourna vers Serge.
Dès qu’ils se touchèrent, ils s’abattirent, les lèvres sur les lèvres, sans un cri. Il leur semblait tomber toujours, comme si le roc se fût enfoncé sous eux, indéfiniment. Leurs mains errantes cherchaient sur leur visage, sur leur nuque, descendaient le long de leurs vêtements. Mais c’était une approche si pleine d’angoisse, qu’ils se relevèrent presque aussitôt, exaspérés, ne pouvant aller plus loin dans le contentement de leurs désirs. Et ils s’enfuirent, chacun par un sentier différent. Serge courut jusqu’au pavillon, se jeta sur son lit, la tête en feu, le cœur au désespoir. Albine ne rentra qu’à la nuit, après avoir pleuré tou-tes ses larmes, dans un coin du jardin. Pour la première fois, ils ne revenaient pas ensemble, las de la joie des longues promena-des. Pendant trois jours, ils se boudèrent. Ils étaient horrible-ment malheureux.
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Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandir autour d’eux que depuis le jour où ils s’étaient senti vivre eux-mêmes, dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait par instants, elle leur parlait une langue qu’ils n’entendaient pas, elle leur adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaient comment céder. C’était cette vie, toutes ces voix et ces chaleurs d’animaux, toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui les troublaient, au point de les fâcher l’un contre l’autre. Et, cepen-dant, ils ne trouvaient dans le parc qu’une familiarité affec-tueuse. Chaque herbe, chaque bestiole, leur devenaient des amies. Le Paradou était une grande caresse. Avant leur venue, pendant plus de cent ans, le soleil seul avait régné là, en maître libre, accrochant sa splendeur à chaque branche. Le jardin, alors, ne connaissait que lui. Il le voyait, tous les matins, sauter le mur de clôture de ses rayons obliques, s’asseoir d’aplomb à midi sur la terre pâmée, s’en aller le soir, à l’autre bout, en un baiser d’adieu rasant les feuillages. Aussi le jardin n’avait-il plus honte, il accueillait Albine et Serge, comme il avait si longtemps accueilli le soleil, en bons enfants avec lesquels on ne se gêne pas. Les bêtes, les arbres, les eaux, les pierres, restaient d’une extravagance adorable, parlant tout haut, vivant tout nus, sans un secret, étalant l’effronterie innocente, la belle tendresse des premiers jours du monde. Ce coin de nature riait discrètement des peurs d’Albine et de Serge, il se faisait plus attendri, dérou-lait sous leurs pieds ses couches de gazon les plus molles, rap-prochait les arbustes pour leur ménager des sentiers étroits. S’il ne les avait pas encore jetés aux bras l’un de l’autre, c’était qu’il se plaisait à promener leurs désirs, à s’égayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombrages comme des cris d’oiseaux courroucés. Mais eux, souffrant de la grande volupté qui les entourait, maudissaient le jardin. L’après-midi où Albine avait tant pleuré, à la suite de leur promenade dans les rochers, elle avait crié au Paradou, en le sentant si vivant et si brûlant autour d’elle :
=== XIV. ===
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Dès le lendemain, Serge se barricada dans sa chambre. L’odeur du parterre l’exaspérait. Il tira les rideaux de calicot, pour ne plus voir le parc, pour l’empêcher d’entrer chez lui. Peut-être retrouverait-il la paix de l’enfance, loin de ces verdu-res, dont l’ombre était comme un frôlement sur sa peau. Puis, dans leurs longues heures de tête-à-tête, Albine et lui ne parlè-rent plus ni des roches, ni des eaux, ni des arbres, ni du ciel. Le Paradou n’existait plus. Ils tâchaient de l’oublier. Et ils le sen-taient quand même là, tout-puissant, énorme, derrière les ri-deaux minces ; des odeurs d’herbe pénétraient par les fentes des boiseries ; des voix prolongées faisaient sonner les vitres ; toute la vie du dehors riait, chuchotait, embusquée sous les fenêtres. Alors, pâlissants, ils haussaient la voix, ils cherchaient quelque distraction qui leur permît de ne pas entendre.
Il riait bruyamment. Et ils revinrent aux peintures ; ils traînèrent de nouveau la table le long des murs, cherchant à s’occuper.
Ils se turent. De la peinture déteinte, mangée par le temps, se levait une scène qu’ils n’avaient point encore aperçue. C’était une résurrection de chairs tendres sortant du gris de la muraille, une image ravivée, dont les détails semblaient reparaître un à un, dans la chaleur de l’été. La femme couchée se renversait sous l’étreinte d’un faune aux pieds de bouc. On distinguait net-tement les bras rejetés, le torse abandonné, la taille roulante de cette grande fille nue, surprise sur des gerbes de fleurs, fauchées par de petits Amours, qui, la faucille en main, ajoutaient sans cesse à la couche de nouvelles poignées de roses. On distinguait aussi l’effort du faune, sa poitrine soufflante qui s’abattait. Puis, à l’autre bout, il n’y avait plus que les deux pieds de la femme, lancés en l’air, s’envolant comme deux colombes roses.
Serge ne dit rien. Il regardait la femme, il regardait Albine, ayant l’air de comparer. Celle-ci retroussa une de ses manches jusqu’à l’épaule, pour montrer qu’elle avait le bras plus blanc. Et ils se turent une seconde fois, revenant à la peinture, ayant sur les lèvres des questions qu’ils ne voulaient pas se faire. Les lar-ges yeux bleus d’Albine se posèrent un instant sur les yeux gris de Serge, où luisait une flamme.
Ils se mirent à rire, mais d’un rire inquiet, avec des coups d’œil jetés aux Amours qui polissonnaient et aux grandes nudi-tés étalant des corps presque entiers. Ils voulurent tout revoir, par bravade, s’étonnant à chaque panneau, s’appelant pour se montrer des membres de personnages qui n’étaient certaine-ment pas là le mois passé. C’étaient des reins souples pliés sur des bras nerveux, des jambes se dessinant jusqu’aux hanches, des femmes reparues dans des embrassades d’hommes, dont les mains élargies ne serraient auparavant que le vide. Les Amours de plâtre de l’alcôve semblaient eux-mêmes se culbuter avec une effronterie plus libre. Et Albine ne parlait plus d’enfants qui jouaient, Serge ne hasardait plus des hypothèses à voix haute. Ils devenaient graves, ils s’attardaient devant les scènes, souhai-tant que la peinture retrouvât d’un coup tout son éclat, alanguis et troublés davantage par les derniers voiles qui cachaient les crudités des tableaux. Ces revenants de la volupté achevaient de leur apprendre la science d’aimer.
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Mais Albine s’effraya. Elle échappa à Serge dont elle sentait le souffle plus chaud sur son cou. Elle vint s’asseoir à un bout du canapé, en murmurant :
Serge se mit à quelques pas d’elle, dans un fauteuil, parlant d’autre chose. Ils étaient très las tous les deux, comme s’ils avaient fait une longue course. Et ils éprouvaient un malaise, à croire que les peintures les regardaient. Les grappes d’Amours roulaient hors des lambris, avec un tapage de chairs amoureu-ses, une débandade de gamins éhontés leur jetant leurs fleurs, les menaçants de les lier ensemble, à l’aide des faveurs bleues dont ils enchaînaient étroitement deux amants, dans un coin du plafond. Les couples s’animaient, déroulaient l’histoire de cette grande fille nue aimée d’un faune, qu’ils pouvaient reconstruire depuis le guet du faune derrière un buisson de roses, jusqu’à l’abandon de la grande fille au milieu des roses effeuillées. Est-ce qu’ils allaient tous descendre ? N’était-ce pas eux qui soupi-raient déjà, et dont l’haleine emplissait la chambre de l’odeur d’une volupté ancienne ?
Albine mit un doigt à ses lèvres, murmurant :
Ils allèrent flairer l’alcôve plaisantant, très sérieux au fond. Assurément, jamais l’alcôve n’avait exhalé une senteur si trou-blante. Les murs semblaient encore frissonnants d’un frôlement de jupe musquée. Le parquet avait gardé la douceur embaumée de deux pantoufles de satin tombées devant le lit. Et, sur le lit lui-même, contre le bois du chevet, Serge prétendait retrouver l’empreinte d’une petite main, qui avait laissé là son parfum persistant de violette. De tous les meubles, à cette heure, se le-vait le fantôme odorant de la morte.
Et elle s’assit elle-même, elle dit à Serge de se mettre à ge-noux pour lui baiser la main.
Alors, ils tentèrent de recommencer leurs anciens jeux, pour oublier le Paradou dont ils entendaient le grand rire crois-sant, pour ne plus voir les peintures, pour ne plus céder aux langueurs de l’alcôve. Albine faisait des mines, se renversait, riait de la figure sotte que Serge avait à ses pieds.
Mais dès qu’il la tenait, qu’il la soulevait brutalement, elle se débattait, elle s’échappait, toute fâchée.
A partir de ce jour, ils eurent peur de la chambre, de même qu’ils avaient peur du jardin. Leur dernier asile devenait un lieu redoutable, où ils ne pouvaient se trouver ensemble, sans se surveiller d’un regard furtif. Albine n’y entrait presque plus ; elle restait sur le seuil, la porte grande ouverte derrière elle, comme pour se ménager une fuite prompte.
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Serge avait cessé de la questionner, comprenant qu’elle ne voulait pas répondre. Maintenant, dès qu’elle entrait, il la re-gardait avec anxiété, craignant qu’elle n’eût plus la force un soir de revenir jusqu’à lui. Où pouvait-elle se lasser ainsi ? Quelle lutte de chaque heure la rendait si désolée et si heureuse ? Un matin, un léger pas qu’il entendit sous ses fenêtres le fit tressail-lir. Ce ne pouvait être un chevreuil qui se hasardait de la sorte. Il connaissait trop bien ce pas rythmé dont les herbes n’avaient pas à souffrir. Albine courait sans lui le Paradou. C’était du Pa-radou qu’elle lui rapportait des découragements, qu’elle lui rap-portait des espérances, tout ce combat, toute cette lassitude dont elle se mourait. Et il se doutait bien de ce qu’elle cherchait, seule, au fond des feuillages, sans une parole, avec un entête-ment muet de femme qui s’est juré de trouver. Dès lors, il écou-ta son pas. Il n’osait soulever le rideau, la suivre de loin à tra-vers les branches ; mais il goûtait une singulière émotion, pres-que douloureuse, à savoir si elle allait à gauche ou à droite, si elle s’enfonçait dans le parterre, et jusqu’où elle poussait ses courses. Au milieu de la vie bruyante du parc, de la voix rou-lante des arbres, du ruissellement des eaux, de la chanson continue des bêtes, il distinguait le petit bruit de ses bottines, si nettement, qu’il aurait pu dire si elle marchait sur le gravier des rivières, ou sur la terre émiettée de la forêt, ou sur les dalles des roches nues. Même il en arriva à reconnaître, au retour, les joies ou les tristesses d’Albine au choc nerveux de ses talons. Dès qu’elle montait l’escalier, il quittait la fenêtre, il ne lui avouait pas qu’il l’avait ainsi accompagnée partout. Mais elle avait dû deviner sa complicité, car elle lui contait ses recherches, désor-mais, d’un regard.
Elle s’échappa, irritée. Lui, commençait à souffrir davan-tage de ce jardin tout sonore des pas d’Albine. Le petit bruit des bottines était une voix de plus qui l’appelait, une voix domi-nante dont le retentissement grandissait en lui. Il se ferma les oreilles, il ne voulut plus entendre, et le pas, au loin, gardait un écho, dans le battement de son cœur. Puis, le soir, lorsqu’elle revenait, c’était tout le parc qui rentrait derrière elle, avec les souvenirs de leurs promenades, le lent éveil de leurs tendresses, au milieu de la nature complice. Elle semblait plus grande, plus grave, comme mûrie par ses courses solitaires. Il ne restait rien en elle de l’enfant joueuse, tellement qu’il claquait des dents parfois, en la regardant, à la voir si désirable.
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Ce fut un jour, vers midi, que Serge entendit Albine revenir au galop. Il s’était défendu de l’écouter, lorsqu’elle était partie. D’ordinaire, elle ne rentrait que tard. Et il demeura surpris des sauts qu’elle devait faire, allant droit devant elle, brisant les branches qui barraient les sentiers. En bas, sous les fenêtres, elle riait. Lorsqu’elle fut dans l’escalier, elle soufflait si forte-ment, qu’il crut sentir la chaleur de son haleine sur son visage. Et elle ouvrit la porte toute grande, elle cria :
Elle s’était assise, elle répétait doucement, d’une voix suf-foquée :
Mais Serge lui mit la main sur les lèvres, éperdu, balbu-tiant :
Alors, elle se tut, les yeux ardents, serrant les lèvres pour que les paroles n’en jaillissent pas malgré elle. Et elle resta dans la chambre jusqu’au soir, cherchant le regard de Serge, lui confiant un peu de ce qu’elle savait, dès qu’elle parvenait à le rencontrer. Elle avait comme de la lumière sur la face. Elle sen-tait si bon, elle était si sonore de vie, qu’il la respirait, qu’elle entrait en lui autant par l’ouïe que par la vue. Tous ses sens la buvaient. Et il se défendait désespérément contre cette lente possession de son être.
Ligne 1 187 :
Le lendemain, lorsqu’elle fut descendue, elle s’installa de même dans la chambre.
Elle répondit que non, qu’elle ne sortirait plus. A mesure qu’elle se délassait, il la sentait plus forte, plus triomphante. Bientôt elle pourrait le prendre par le petit doigt, le mener à cette couche d’herbe, dont son silence contait si haut la douceur. Ce jour-là, elle ne parla pas encore, elle se contenta de l’attirer à ses pieds, assis sur un coussin. Le jour suivant seulement, elle se hasarda à dire :
Il se souleva, les bras tendus, suppliant. Mais elle riait.
Il s’était remis à ses pieds, muet, les paupières baissées, avec des frémissements qui lui couraient sur la face.
Et comme il s’abandonnait peu à peu contre elle, elle lui passa un bras au cou, elle lui renversa la tête sur ses genoux, murmurant encore, à voix plus basse :
Elle se tut, sentant qu’il frissonnait. Elle craignait qu’un mot trop vif ne le rendît à ses terreurs. Lentement, elle le conquérait, rien qu’à promener sur son visage la caresse bleue de son regard. Il avait relevé les paupières, il reposait sans tres-saillements nerveux, tout à elle.
Elle s’enhardit, en voyant qu’il ne cessait pas de sourire.
D’une main, elle le flattait, longuement, sur les cheveux, sur la nuque, sur les épaules.
Il refusa de la tête, mais sans colère, en homme que ce jeu amusait.
Ligne 1 221 :
Puis, au bout d’un silence, désolé de la voir bouder, voulant qu’elle le caressât encore, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda :
Elle ne répondit pas d’abord. Elle semblait regarder au loin.
De nouveau, elle ne répondit pas. Une profonde extase noyait ses yeux. Et quand elle put parler :
Elle lui reprit le cou entre ses bras, le suppliant ardem-ment, de tout près, les lèvres presque sur ses lèvres.
Il pâlissait, il battait des paupières, comme si une grande clarté l’eût gêné.
Il se mit debout, il la suivit, chancelant d’abord, puis atta-ché à sa taille, ne pouvant se séparer d’elle. Il allait où elle allait, entraîné dans l’air chaud coulant de sa chevelure. Et comme il venait un peu en arrière, elle se tournait à demi ; elle avait un visage tout luisant d’amour, une bouche et des yeux de tenta-tion, qui l’appelaient, avec un tel empire, qu’il l’aurait ainsi ac-compagnée, partout en chien fidèle.
Ligne 1 255 :
Ils descendirent, ils marchèrent au milieu du jardin, sans que Serge cessât de sourire. Il n’aperçut les verdures que dans les miroirs clairs des yeux d’Albine. Le jardin, en les voyant, avait eu comme un rire prolongé, un murmure satisfait volant de feuille en feuille, jusqu’au bout des avenues les plus profon-des. Depuis des journées, il devait les attendre, ainsi liés à la taille, réconciliés avec les arbres, cherchant sur les couches d’herbe leur amour perdu. Un chut solennel courut sous les branches. Le ciel de deux heures avait un assoupissement de brasier. Des plantes se haussaient pour les regarder passer.
En effet, le parc entier les poussait doucement. Derrière eux, il semblait qu’une barrière de buissons se hérissât, pour les empêcher de revenir sur leurs pas ; tandis que, devant eux, le tapis des gazons se déroulait, si aisément, qu’ils ne regardaient même plus à leurs pieds, s’abandonnant aux pentes douces des terrains.
Puis, elle ajoutait :
Cependant, ils marchaient toujours, d’un pas sans fatigue. Albine ne parlait que pour charmer Serge de la musique de sa voix. Serge obéissait à la moindre pression de la main d’Albine. Ils ignoraient l’un et l’autre où ils passaient, certains d’aller droit où ils voulaient aller. Et, à mesure qu’ils avançaient, le jar-din se faisait plus discret, retenait le soupir de ses ombrages, le bavardage de ses eaux, la vie ardente de ses bêtes. Il n’y avait plus qu’un grand silence frissonnant, une attente religieuse.
Ligne 1 269 :
Alors, instinctivement, Albine et Serge levèrent la tête. En face d’eux était un feuillage colossal. Et, comme ils hésitaient, un chevreuil, qui les regardait de ses beaux yeux doux, sauta d’un bond dans les taillis.
Elle s’approcha la première, la tête de nouveau tournée, ti-rant à elle Serge ; puis, ils disparurent derrière le frisson des feuilles remuées, et tout se calma. Ils entraient dans une paix délicieuse.
Ligne 1 279 :
Ils s’étaient arrêtés, avec un léger soupir, saisis par la fraî-cheur musquée.
Serge, à son tour, dit très bas :
Ils baissaient la voix par un sentiment religieux. Ils n’eurent pas même la curiosité de regarder en l’air, pour voir l’arbre. Ils en sentaient trop la majesté sur leurs épaules. Albine, d’un regard, demandait si elle avait exagéré l’enchantement des verdures. Serge répondait par deux larmes claires, qui coulaient sur ses joues. Leur joie d’être enfin là restait indicible.
Et elle alla, la première, se coucher au pied même de l’arbre. Elle lui tendit les mains avec un sourire, tandis que lui, debout, souriait aussi, en lui donnant les siennes. Lorsqu’elle les tint, elle l’attira à elle, lentement. Il tomba à son côté. Il la prit tout de suite contre sa poitrine. Cette étreinte les laissa pleins d’aise.
Ils gardèrent le silence, sans se lâcher. Une émotion déli-cieuse, sans secousse, douce comme une nappe de lait répan-due, les envahissait. Puis, Serge promena les mains le long du corps d’Albine. Il répétait :
Et il lui baisait le visage, sur les yeux, sur la bouche, sur les joues. Il lui baisait les bras, à petits baisers rapides, remontant des doigts jusqu’aux épaules. Il lui baisait les pieds, il lui baisait les genoux. Il la baignait d’une pluie de baisers, tombant à lar-ges gouttes, tièdes comme les gouttes d’une averse d’été, par-tout, lui battant le cou, les seins, les hanches, les flancs. C’était une prise de possession sans emportement, continue, conqué-rant les plus petites veines bleues sous la peau rose.
Il disait ces choses, courbé à terre, adorant la femme. Al-bine, orgueilleuse, se laissait adorer. Elle tendait les doigts, les seins, les lèvres, aux baisers dévots de Serge. Elle se sentait reine, à le regarder si fort et si humble devant elle. Elle l’avait vaincu, elle le tenait à sa merci, elle pouvait d’un seul mot dis-poser de lui. Et ce qui la rendait toute-puissante, c’était qu’elle entendait autour d’eux le jardin se réjouir de son triomphe, l’aider d’une clameur lentement grossie.
Ligne 1 307 :
Serge n’avait plus que des balbutiements. Ses baisers s’égaraient. Il murmura encore :
Tous deux, renversés, restèrent muets, perdant haleine, la tête roulante. Albine eut la force de lever un doigt, comme pour inviter Serge à écouter.
Ligne 1 313 :
C’était le jardin qui avait voulu la faute. Pendant des se-maines, il s’était prêté au lent apprentissage de leur tendresse. Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l’alcôve verte. Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voix en-seignaient l’amour. Du parterre, arrivaient des odeurs de fleurs pâmées, un long chuchotement, qui contait les noces des roses, les voluptés des violettes ; et jamais les sollicitations des hélio-tropes n’avaient eu une ardeur plus sensuelle. Du verger, c’étaient des bouffées de fruits mûrs que le vent apportait, une senteur grasse de fécondité, la vanille des abricots, le musc des oranges. Les prairies élevaient une voix plus profonde, faite des soupirs des millions d’herbes que le soleil baisait, large plainte d’une foule innombrable en rut, qu’attendrissaient les caresses fraîches des rivières, les nudités des eaux courantes, au bord desquelles les saules rêvaient tout haut de désir. La forêt souf-flait la passion géante des chênes, les chants d’orgue des hautes futaies, une musique solennelle, menant le mariage des frênes, des bouleaux, des charmes, des platanes, au fond des sanctuai-res de feuillage ; tandis que les buissons, les jeunes taillis étaient pleins d’une polissonnerie adorable, d’un vacarme d’amants se poursuivant, se jetant au bord des fossés, se volant le plaisir, au milieu d’un grand froissement de branches. Et, dans cet accou-plement du parc entier, les étreintes les plus rudes s’entendaient au loin, sur les roches, là où la chaleur faisait éclater les pierres gonflées de passion, où les plantes épineuses aimaient d’une façon tragique, sans que les sources voisines pussent les soula-ger, tout allumées elles-mêmes par l’astre qui descendait dans leur lit.
Albine, sans parler, le serra contre elle.
Ligne 1 329 :
Lorsque Albine et Serge s’éveillèrent de la stupeur de leur félicité, ils se sourirent. Ils revenaient d’un pays de lumière. Ils redescendaient de très haut. Alors, ils se serrèrent la main, pour se remercier. Ils se reconnurent et se dirent :
Et jamais ce mot : « Je t’aime » n’avait eu pour eux un sens si souverain. Il signifiait tout, il expliquait tout. Pendant un temps qu’ils ne purent mesurer, ils restèrent là, dans un repos délicieux, s’étreignant encore. Ils éprouvaient une perfection absolue de leur être. La joie de la création les baignait, les éga-lait aux puissances mères du monde, faisait d’eux les forces mêmes de la terre. Et il y avait encore, dans leur bonheur, la certitude d’une loi accomplie, la sérénité du but logiquement trouvé, pas à pas.
Ligne 1 337 :
Serge disait, la reprenant dans ses bras forts :
Albine répondait, s’abandonnant :
Une plénitude leur mettait de la vie jusqu’aux lèvres. Serge venait, dans la possession d’Albine, de trouver enfin son sexe d’homme, l’énergie de ses muscles, le courage de son cœur, la santé dernière qui avait jusque-là manqué à sa longue adoles-cence. Maintenant, il se sentait complet. Il avait des sens plus nets, une intelligence plus large. C’était comme si, tout d’un coup, il se fût réveillé lion, avec la royauté de la plaine, la vue du ciel libre. Quand il se leva, ses pieds se posèrent carrément sur le sol, son corps se développa, orgueilleux de ses membres. Il prit les mains d’Albine, qu’il mit debout à son tour. Elle chance-lait un peu, et il dut la soutenir.
Maintenant, elle était la servante. Elle renversait la tête sur son épaule, le regardant d’un air de reconnaissance inquiète. Ne lui en voudrait-il jamais de ce qu’elle l’avait amené là ? Ne lui reprocherait-il pas un jour cette heure d’adoration dans laquelle il s’était dit son esclave ?
Il sourit, renouant ses cheveux, la flattant du bout des doigts comme une enfant. Elle continua :
Puis elle devint très grave.
Serge avait comme un redoublement de puissance, à la voir si soumise et si caressante. Il lui demanda :
Elle ne répondit pas. Elle regarda presque tristement l’arbre, les verdures, l’herbe qu’ils avaient foulée.
Elle hocha la tête. Et, détournant les yeux, évitant de voir l’arbre davantage :
Serge l’emmena à pas lents. Lui, largement, regarda l’arbre une dernière fois. Il le remerciait. L’ombre devenait plus noire dans la clairière ; un frisson de femme surprise à son coucher tombait des verdures. Quand ils revirent, au sortir des feuilla-ges, le soleil, dont la splendeur emplissait encore un coin de l’horizon, ils se rassurèrent, Serge surtout, qui trouvait à chaque être, à chaque plante, un sens nouveau. Autour de lui, tout s’inclinait, tout apportait un hommage à son amour. Le jardin n’était plus qu’une dépendance de la beauté d’Albine, et il sem-blait avoir grandi, s’être embelli, dans le baiser de ses maîtres.
Ligne 1 375 :
Mais la joie d’Albine restait inquiète. Elle interrompait ses rires, pour prêter l’oreille, avec des tressaillements brusques.
Ils ne savaient dans quel coin perdu du parc ils étaient. D’ordinaire, cela les égayait, d’ignorer où leur caprice les pous-sait. Cette fois, ils éprouvaient un trouble, un embarras singu-lier. Peu à peu, ils hâtèrent le pas. Ils s’enfonçaient de plus en plus, au milieu d’un labyrinthe de buissons.
Et comme il écoutait, pris à son tour de l’anxiété qu’elle ne pouvait plus cacher :
Mais elle hocha la tête, murmurant :
Ils se remirent à marcher, surveillant les taillis, croyant voir des visages apparaître derrière chaque tronc. Albine jurait qu’un pas, au loin, les cherchait.
Et elle devenait toute rose. C’était une pudeur naissante, une honte qui la prenait comme un mal, qui tachait la candeur de sa peau, où jusque-là pas un trouble du sang n’était monté. Serge eut peur, à la voir ainsi toute rose, les joues confuses, les yeux gros de larmes. Il voulait la reprendre, la calmer d’une ca-resse ; mais elle s’écarta, elle lui fit signe, d’un geste désespéré, qu’ils n’étaient plus seuls. Elle regardait, rougissant davantage, sa robe dénouée qui montrait sa nudité, ses bras, son cou, sa gorge. Sur ses épaules, les mèches folles de ses cheveux met-taient un frisson. Elle essaya de rattacher son chignon ; puis, elle craignit de découvrir sa nuque. Maintenant, le frôlement d’une branche, le heurt léger d’une aile d’insecte, la moindre haleine du vent, la faisaient tressaillir, comme sous l’attouchement déshonnête d’une main invisible.
Elle n’avait point la fièvre, elle voulait rentrer tout de suite, pour que personne ne pût rire, en la regardant. Et, hâtant le pas de plus en plus, elle cueillait, le long des haies, des verdures dont elle cachait sa nudité. Elle noua sur ses cheveux un rameau de mûrier ; elle s’enroula aux bras des liserons, qu’elle attacha à ses poignets ; elle se mit au cou un collier, fait de brins de viorne, si longs, qu’ils couvraient sa poitrine d’un voile de feuil-les.
Mais elle lui jeta les feuillages qu’elle continuait de cueillir. Elle lui dit à voix basse, d’un air d’alarme :
Et il eut honte à son tour, il ceignit les feuillages sur ses vê-tements défaits.
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Cependant, ils ne pouvaient sortir des buissons. Tout d’un coup, au bout d’un sentier, ils se trouvèrent en face d’un obsta-cle, d’une masse grise, haute, grave. C’était la muraille.
Elle voulait l’entraîner. Mais ils n’avaient pas fait vingt pas, qu’ils retrouvèrent la muraille. Alors, ils la suivirent en courant, pris de panique. Elle restait sombre, sans une fente sur le de-hors. Puis, au bord d’un pré, elle parut subitement s’écrouler. Une brèche ouvrait sur la vallée voisine une fenêtre de lumière. Ce devait être le trou dont Albine avait parlé, un jour, ce trou qu’elle disait avoir bouché avec des ronces et des pierres ; les ronces traînaient par bouts épars comme des cordes coupées, les pierres étaient rejetées au loin, le trou semblait avoir été agrandi par quelque main furieuse.
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=== XVII. ===
Serge regardait, malgré lui, cloué au seuil de la brèche. En bas, au fond de la plaine, le soleil couchant éclairait d’une nappe d’or le village des Artaud, pareil à une vision surgissant du cré-puscule dont les champs voisins étaient déjà noyés. On distin-guait nettement les masures bâties à la débandade le long de la route, les petites cours pleines de fumier, les jardins étroits plantés de légumes. Plus haut, le grand cyprès du cimetière dressait son profil sombre. Et les tuiles rouges de l’église sem-blaient un brasier, au-dessus duquel la cloche, toute noire, met-tait comme un visage d’un dessin délié ; tandis que le vieux presbytère, à côté, ouvrait ses portes et ses fenêtres à l’air du soir.
Il l’écartait lentement. Puis, pendant qu’elle lui embrassait les genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasser de ses yeux et de son front un reste de sommeil. C’était donc là le monde inconnu, le pays étranger auquel il n’avait jamais son-gé sans une peur sourde. Où avait-il donc vu ce pays ? De quel rêve s’éveillait-il, pour sentir monter de ses reins une angoisse si poignante, qui grossissait peu à peu dans sa poitrine, jusqu’à l’étouffer ? Le village s’animait du retour des champs. Les hommes rentraient, la veste jetée sur l’épaule, d’un pas de bêtes harassées ; les femmes, au seuil des maisons, avaient des gestes d’appel ; tandis que les enfants, par bandes, poursuivaient les poules à coups de pierre. Dans le cimetière, deux galopins se glissaient, un garçon et une fille, qui marchaient à quatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas être vus. Des vols de moineaux se couchaient sous les tuiles de l’église. Une jupe de cotonnade bleue venait d’apparaître sur le perron du presbytère, si large, qu’elle bouchait la porte.
Mais Serge était secoué d’un tressaillement. Il se souvenait. Le passé ressuscitait. Au loin, il entendait nettement vivre le village. Ces paysans, ces femmes, ces enfants, c’était le maire Bambousse, revenant de son champ des Olivettes, en chiffrant la prochaine vendange ; c’étaient les Brichet, l’homme traînant les pieds, la femme geignant de misère ; c’était la Rosalie, der-rière un mur, se faisant embrasser par le grand Fortuné. Il re-connaissait aussi les deux galopins, dans le cimetière, ce vaurien de Vincent et cette effrontée de Catherine, en train de guetter les grosses sauterelles volantes, au milieu des tombes ; même ils avaient avec eux Voriau, le chien noir, qui les aidait, quêtant parmi les herbes sèches, soufflant à chaque fente des vieilles dalles. Sous les tuiles de l’église, les moineaux se battaient, avant de se coucher ; les plus hardis redescendaient, entraient d’un coup d’aile, par les carreaux cassés, si bien qu’en les sui-vant des yeux, il se rappelait leur beau tapage, au bas de la chaire, sur la marche de l’estrade, où il y avait toujours du pain pour eux. Et, au seuil du presbytère, la Teuse, en robe de coton-nade bleue, semblait avoir encore grossi ; elle tournait la tête, souriant à Désirée, qui revenait de la basse-cour, avec de grands rires, accompagnée de tout un troupeau. Puis, elles disparurent toutes deux. Alors, Serge, éperdu, tendit les bras.
Elle sanglotait. Lui, ardemment, écoutait, cherchant à sai-sir les moindres bruits lointains, attendant qu’une voix l’éveillât tout à fait. La cloche avait eu un léger saut. Et, lentement, dans l’air endormi du soir, les trois coups de l’Angélus arrivèrent jus-qu’au Paradou. C’étaient des souffles argentins, des appels très doux, réguliers. Maintenant, la cloche semblait vivante.
Il se prosternait, il sentait les trois coups de l’Angélus lui passer sur la nuque, lui retentir jusqu’au cœur. La cloche pre-nait une voix plus haute. Elle revint, implacable, pendant quel-ques minutes qui lui parurent durer des années. Elle évoquait toute sa vie passée, son enfance pieuse, ses joies du séminaire, ses premières messes, dans la vallée brûlée des Artaud, où il rêvait la solitude des saints. Toujours elle lui avait parlé ainsi. Il retrouvait jusqu’aux moindres inflexions de cette voix de l’église, qui sans cesse s’était élevée à ses oreilles, pareille à une voix de mère grave et douce. Pourquoi ne l’avait-il plus enten-due ? Autrefois, elle lui promettait la venue de Marie. Était-ce Marie qui l’avait emmené, au fond des verdures heureuses, où la voix de la cloche n’arrivait pas ? Jamais il n’aurait oublié, si la cloche n’avait cessé de sonner. Et, comme il se courbait davan-tage, la caresse de sa barbe sur ses mains jointes lui fit peur. Il ne se connaissait pas ce poil long, ce poil soyeux qui lui donnait une beauté de bête. Il tordit sa barbe, il prit ses cheveux à deux mains, cherchant la nudité de la tonsure ; mais ses cheveux avait poussé puissamment, la tonsure était noyée sous un flot viril de grandes boucles rejetées du front jusqu’à la nuque. Toute sa chair, jadis rasée, avait un hérissement fauve.
Albine tenta de le reprendre dans ses bras, en murmurant :
Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avec empor-tement :
Lui, terrifié, ne put répondre. Un pas lourd, derrière la mu-raille, faisait rouler les cailloux. C’était comme l’approche lente d’un grognement de colère. Albine ne s’était pas trompée, quel-qu’un était là, troublant la paix des taillis d’une haleine jalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière une broussaille, pris d’un redoublement de honte. Mais déjà, debout au seuil de la brèche, Frère Archangias les voyait.
Ligne 1 455 :
Le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d’homme rencontrant une ordure au bord d’un fossé.
Il fit quelques pas, il cria :
Albine, d’une voix ardente, disait tout bas :
Serge, la tête basse, se taisait, sans la repousser encore.
Mais Serge s’était écarté d’elle, comme véritablement brûlé par ses bras nus, par ses épaules nues.
Serge, invinciblement, marchait vers la brèche. Quand Frère Archangias, d’un geste brutal, l’eut tiré hors du Paradou, Albine, glissée à terre, les mains follement tendues vers son amour qui s’en allait, se releva, la gorge brisée de sanglots. Elle s’enfuit, elle disparut au milieu des arbres, dont elle battait les troncs de ses cheveux dénoués.
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