« Les Compagnons de l’« Andromède » » : différence entre les versions

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{{t2|LES COMPAGNONS DE L’‟ANDROMÈDE”<BR><BR>''(Fragments)''}}
 
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À Ferreal, on ne s’occupait plus beaucoup de l’''Andromède'' — la ville y avait simplement gagné d’être débarrassée de quelques-uns de ses chômeurs. — Le dimanche, avec les beaux jours qui revenaient, lorsqu’on se promenait sur le chemin du port, on s’arrêtait un moment en face du cargo. Un peu une épave déjà, couleur de rouille, avec des blessures rouges si le minium apparaissait ; seuls restaient intacts deux grands mâts dont les poulies et les cordages servaient à transporter les tôles. Les promeneurs s’interrogeaient. Était-ce là le navire qui les avait surpris, un soir de novembre ? fait rêver ? supposer que Ferreal allait connaître un autre avenir ? Rien n’avait changé dans leur ville ni dans l’île. Et, un jour, dans le port, il n’y aurait plus de vrai bateau que leur courrier.
 
Mais certains continuaient à penser à ''l’Androméde''. Ceux qui en achetaient les débris, par exemple. Ramon avait chargé pépé Anton de traiter avec les clients — car il connaissait la rouerie du Palau. — C’était, pour la plupart, des paysans qui venaient choisir des cloisons, des madriers, des poutrelles de fer, qu’ils emportaient pour réparer une étable, voire leur maison. Car le bruit s’était vite répandu qu’on débitait l’''Andromède'' à des prix avantageux et on arrivait de partout — le vieux Quintana connaissait à fond ses compatriotes !
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Les tôles, la fonte, le cuivre, on chargeait tout ça sur les voiliers du Quintana. Morceau par morceau, pépé Anton’ voyait repartir vers le continent l’''Andromède'', auquel il témoignait de cette passion qu’il portait, de près ou de loin, à tout ce qui touche la mer. Chez un homme comme lui, qui n’avait jamais possédé autre chose que son corps, un mélange de tristesse et de révolte naissait devant cette destruction d’un si beau navire, qu’on pouvait utiliser encore — puisqu’il était arrivé à Ferreal par ses propres moyens. — C’était du gaspillage, un crime contre le travail des hommes, contre ceux qui avaient construit l’''Andromède''. « Bah ! disait Portalis, il y a peut-être la moitié de la flotte mondiale qui attend du fret. El aussi celle qui pourrit sur les fleuves. Ton ''Anndromède'', c’est déjà épatant qu’il serve a nous faire gagner notre croûte ! »
 
Le pépé Anton’ ne discutait point. À Ferreal, on s’en ressentait aussi de la crise mondiale en question, et même lui, pépé, devait vendre moins cher son poisson. Aux navires a mazout que lui décrivait Portalis, il continuait de préférer ce vieux cargo. Il le connaissait ! Autant que sa barque ! Parce qu’il avait voulu se rendre compte une bonne fois de ce qu’est un navire. Et aussi parce qu’il se disait que parmi les gens de mer on rencontre deux espèces : les pêcheurs comme lui qui se confient a une coquille de noix, n’attendent leur salut et leur pain que de leurs mains et de leur voile ; puis ceux qui triment sur des vapeurs, comme ses camarades du courrier, et qui tout de même ont une existence de marin.
 
Lorsque les compagnons avaient fini leur journée, pépé Anton’, bien entendu, restait sur le cargo. Avant l’arrivée de ''l’Andromède'', il couchait dans une vieille maison du port qui appartenait à un patron pêcheur. Dans une chambre encombrée par les filets et les paniers à langoustes, il serrait sa paillasse et un long coffre renfermant des vêtements de rechange que lui donnait le petit Cazenave, des engins de pêche, sa guitare, quelques souvenirs. Il avait transporté
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son barda sur l’''Andromède'' où la place ne manquait pas. Dans l’ancien poste des officiers, il avait installé une fameuse couchette ; et, avec des débris de bois, il s’était construit une table, un siège.
 
Le jour, au-dessus de son abri, il entendait marcher les gars ; leurs coups de masse faisaient tout danser. Le soir, plus un bruit. Une fois tirée la passerelle, il était seul à bord, le maître de ''l’Andromède''. Il allumait sa lampe-tempête, la suspendait a une poutrelle, et, sur ce petit réchaud à charbon de bois qu’ont avec eux les pécheurs, il préparait avec soin sa tambouille. Cette année, le vent pouvait hurler, les vagues déferler, il était au chaud. Essuyer des grains, de ça il avait une vieille habitude. Il se répétait qu’il était surtout à l’abri du lendemain, assuré de toucher ses 14,50, et pour la première fois de son existence il tenait des sous en réserve. Il voyait rentrer au port ses camarades, avec peu de poisson. Or, il avait encore moins de chances qu’eux d’en prendre, seul dans sa barque. Aussi, l’hiver, souvent il devait emprunter au petit Cazenave une pièce que jamais il ne pourrait lui rendre.
 
« Fini, la mouise », se disait-il, en regardant mijoter sa soupe.
 
Il en mangeait deux grandes assiettées ; ensuite, un bon morceau de fromage au lait de vache et de brebis ; et, pour terminer, un coup de vin !
 
Le ventre garni, l’esprit tranquille, en fumant sa cigarette, il pouvait alors songer à son passé au fond duquel il n’y avait pas que sa vie de pêcheur, très belle, mais forcément toujours presque pareille. Il en lirait d’autres souvenirs. Ses deux enfants, l’un mort à douze ans d’une typhoïde, et l’autre vers les trente, de la poitrine. Sa femme, qu’il avait perdue… voyons, oui, depuis déjà dix-sept ans. Il regardait droit devant lui, dans le noir, et peu à peu elle y apparaissait. Pas sur sa fin, mais lorsqu’elle était belle, fine de taille, si brune, et qu’ils tournaient sur la place de la Borne. Ah ! leur jeunesse s’était vite envolée. Il leur avait fallu trimer
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dur ; et il se souvenait de sa femme comme d’un compagnon de travail — beaucoup moins solide que vous, souvent patraque, avec des humeurs si bizarres. — Elle était peut-être morte de la poitrine ? À Ferreal, ville encore fortifiée en partie, les rues sont étroites, les maisons serrées, faîtes d’une pierre poreuse, et sans doute était-ce la raison pour laquelle autrefois on y mourait tant ? Il s’était trouvé veuf. Heureusement, un pêcheur sait se débrouiller, cuisiner, raccommoder !
 
Pépé Anton’ gardait le souvenir de certaines pêches miraculeuses dont, chaque, fois qu’il les rencontrait, il entretenait ses vieux amis d’enfance. L’un vendait des fruits et des légumes, l’autre faisait le commissionnaire et sur lu place de la Borne offrait des noisettes et des amandes, un troisième soignait les jardins des gens riches. Chacun avait sa petite maison, quelques sous. Un soir, pépé Anton’ leur avait fait visiter ''l’Andromède'', entre eux quatre avait commencé une discussion passionnée. Ils vantaient la vie de Ferreal, celle de la terre ; et pépé leur parlait de la mer qui fait les hommes libres, de leur Île qu’il n’aimait pas parce qu’elle produisait ça et ça, mais d’être une île de 35 kilomètres de long, 10 de large, avec des côtes sauvages et dangereuses ou des plages sans fin. La discussion avait été brutale, les amis n’étaient plus revenus.
 
Mais, seul sur l’''Andromède'', pépé Anton' ne s’ennuyait point. Une fois de plus, il en examinait le plan qu’il avait trouvé dans la salle des machines. Ou y voyait, en coupe, le cargo avec ses étages, ses couloirs, ses complications ; le détail des machines, les deux chaudières, et puis des tuyaux qui se glissaient partout, conduisaient la vapeur ou des fils électriques, étaient comme les bras ou les yeux de ''l’Andromède''. Il tournait et retournait son plan ; pour comprendre bien c’était difficile, car tout avait été écrit dans une langue qu’on parle sur le continent. Une fois, Portalis lui avait dit : « Tu prépares un examen de capitaine ! Fous donc ton papier à la flotte » dans ce temps-là
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on construisait mal. » Mais il le gardait. Le plan d’une main, sa lampe-tempête de l’autre, il parcourait le navire. Et il y avait tellement traîné, surtout au cours des premières semaines, alors que l’''Andromède'' faisait encore figure de vrai cargo, qu’il en connaissait le moindre recoin. Il restait longuement dans la salle des machines, devant ces chaudières grandes au moins quatre fois comme lui, chacune percée de trois foyers dans lesquels il aurait pu disparaître. Des tisonniers, des ringards, des pelles, traînaient toujours sur un tas de charbon ; des robinets et des appareils de cuivre brillaient faiblement. Sur des coussinets graisseux reposait, énorme, l’arbre de l’hélice qu’on pouvait suivre en se glissant dans une sorte de galerie. Portalis racontait que les hommes du continent étaient malins et fabriquaient dans leurs usines des machines monstrueuses, plus fortes que les vagues. Pépé Anton’ admirait un échantillon de leur travail. Comment faisaient-ils pour s’y reconnaître au milieu de ces vis, de ces manettes, de ces leviers ? — même s’ils savaient lire le plan, eux. — Au surplus, ils n’étaient pas « rien qu’en tête », ils devaient bourrer les chaudières de kilos et de kilos de charbon que d’autres hommes avaient tiré du profond de la terre — un sacré boulot, aux dires de Portalis ! — Il s’essayait à tourner des roues, remuer des leviers. Rien ne fonctionnait plus. La rouille achevait de ronger l’''Andromède'' désarmé depuis plusieurs années.
 
Dans la lueur dansante de la lampe qu’il élevait au-dessus de sa tête, les machines lui apparaissaient fantastiques, des monstres qui l’auraient englouti comme le charbon. Il respirait mal. Bon dieu ! comment faisaient les gars quand ils travaillaient devant leurs chaudières rouges, loin de la lumière, loin du ciel ? Alors, pépé Anton’ remontait sur le pont. Il pensait que mieux valait ne rien connaître du continent, n’avoir jamais navigué sur un ''Androméde'', et que la condition d’un pêcheur de Ferreal était somme toute préférable à celle des hommes attachés à leurs machines.
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Il avait peiné au grand soleil, bu le vent, usé ses mains à tirer sur de grosses rames. C’était la vraie vie, la sienne. Celle de ceux du continent il pouvait à présent l’imaginer. Tranquille, douce ? Leurs machines ne marchaient quand même pas seules et ne fallail-il pas les construire ? Facile, sûre, leur existence ? Portails n’avait pas un sou ! Alors, quoi ? Certainement que tout n’allait pas droit dans leur monde ! Il crachait un bon coup ; puis, jambes écartées, les pieds tournés en dedans, planté là comme un mât, il regardait le phare qui fouillait la nuit et la mer.
 
Quelquefois, le dimanche, un compagnon gardait le cargo. Avec le petit Cazenave, pépé Anton' partait de grand matin pour la pèche. C’était un jour durant lequel il n’entendrait plus un bruit d’usine et les criailleries de Palau ; il ne respirerait plus une odeur de rouille et ne verrait pas la carcasse triste de l’''Andromède''. Il pensait, ses yeux Axés sur l’horizon : « Qu’ils y viennent donc, ceux du continent, avec leurs paquebots monstres. Suffit d’une tempête… » II ricanait. Aussi loin que portait son regard, la mer s’étalait, mouvante, gorgée de vie. Dessus, pas de villes flottantes ! pas de foules ! Quelques barques, avec leurs blanches ailes ouvertes, des pêcheurs dans leur élément — comme des poissons. — Il s’écriait : « Tout ça est à nous ! », et le petit Cazenave lui répondait qu’il finirait aussi dans la peau d’un pêcheur, de quoi pépé Anton’ souriait, car le petit se montrait trop fier de sa famille, de leur fabrique, de leur auto, pour ne pas succéder à son père et prendre toutes les habitudes de ceux de la terre. Et si Tabou était de la partie, pépé Anton’ se tournait vers le gars, simple, peu bavard, qui plongeait et nageait comme un dauphin.
 
De semaine en semaine, les dimanches devenaient plus longs, plus beaux. Et, le lundi, pépé Anton’, encore plein de sa journée en mer, ne prêtait plus attention aux observations injustes et hargneuses de Palau.
 
Ah ! en voila un qui n’aurait pas eu ce caractère de cochon s’il avait aimé l’eau ou leur île — ce qui s’appelle
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aimer ! — Mais il ne pouvait aller longtemps en mer sans vomir et ne sortait jamais de Ferreal où il se proposait de prendre bientôt un commerce, il admirait les riches, ceux qui ont une voilure, des propriétés, et jamais un ciel, un horizon, de ces choses naturelles qui vous remettent l’homme à sa vraie place. Il faisait comme les bourgeois, il criait, se croyait fort parce qu’il commandait à dix hommes ; il voulait « arriver », montrait du zèle et léchait les bottes au vieux Quintana.
 
Heureusement que sur l’Andromède on était capable de se défendre ! Portalis, Vigo, Fernandez rouspétaient ; Graynier, Caussade tiraient adroitement au flanc ; Riera et Ferez, le soir, emportaient en douce du bois pour leur ménage ; bref, pour résister à ce Palan de malheur, tous s’ingéniaient. Ils formaient une bonne bande de camarades, sans mouchard, que chaque jour de travail liait davantage.
 
À midi, parfois, pépé Anton’ faisait réchauffer leur manger. Ou il leur préparait une soupe de poisson, du riz à la tomate. Et vlan ! à chacun une grande louche, pas de jaloux. C’était à la fin de ces repas qu’ils lui demandaient de jouer un air de guitare.
 
Ensuite, ils se mettaient au travail. Ils tapaient dur, heureux d’être forts et de respirer le printemps — qui ramène la vie facile, avec les fruits, les tomates, le poisson pour presque rien.
 
Vers cinq heures, sur le chemin, les promeneurs commençaient à se montrer. Des filles ralentissaient, les plus hardies s’arrêtaient. Ces hommes, sur ce navire comme ravagé par la tempête ou un combat, ils avaient des allures de pirates. Le torse nu, velu, doré ; les mains noires, mais agiles et solides ; un pantalon en loques et lâché ; un béret ou un vieux feutre crânement posé sur la tête ; et souples, puissants, gais, audacieux. À Ferreal, les mœurs sont sévères, le clergé y veille, et les filles n’ont point l’habitude de voir des hommes presque nus. En chuchotant,
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elles se racontaient des légendes qui couraient en ville ; leurs regards brillants se posaient sur Portalis, un étranger, sur Tabou, sur Colon. Chez les compagnons de l’''Andromède'', c’était à qui frapperait le plus fort, le plus vile, avec le plus d’adresse. Quelquefois, l’un d’eux s’arrêtait pour remonter, d’un geste simple, son pantalon qui lui glissait le long des hanches. Et Porlalis lançait à pleine voix une grosse plaisanterie qui faisait rire tous les gars, grommeler leur vieux pépé, et s’éloigner sournoisement les jolies filles.
 
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Assis sur la caisse à outils, au-dessus de la salle des machines, pépé Anton’ fumait sa cigarette. Il avait mangé la soupe avec Tabou, Colon et Portalis. Ce soir, au lieu de lui tenir compagnie, les gars avaient filé, probablement chez Estelle. La belle saison leur montait à la tête. À tous ! Là-bas, au café La Marine, on s’agitait, on chantait. Et, comme le ciel criblé d’étoiles, la joie des hommes annonçait les soirs chauds d’été.
 
Teuf teuf… Teuf teuf.
 
Les Deux Marie passèrent près de l’''Andromède''. Pépé Anton' se pencha et salua l’équipe. Garcia partait bougrement tard ; c’était une nuit sans lune, il ramènerait quand même du poisson. Pépé Anton' serra les bras sur sa poitrine, comme s’il s’agissait des deux extrémités d’un filet. Il rêvait de cette pêche à la lumière miraculeuse, lorsqu’on jette à pleine épuisette dans la barque les poissons frétillants et que l’odeur profonde de la mer vous enveloppe. Voilà un genre de pêche qu’il admettait ; mais pas celle des chalutiers qui bêtement raflent tout. Il se souvient que Portalis lui avait raconté qu’un temps viendrait où les pêcheurs comme ceux de Ferreal disparaîtraient, comme disparaissent déjà ces équipages composés de rudes gars qui vont loin dans l’Atlantique pêcher le hareng et la sardine ; et Portalis ajoutait qu’ils devraient tous travailler
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pour de gros armateurs, comme les ouvriers pour le patron de leur usine.
 
— Jamais je n’accepterai, gronda pépé Anton’.
 
Il se leva, regarda l’eau d’où montait une odeur fraîche, puis le café La Marine maintenant silencieux. Bon, c’était l’heure d’aller se coucher : il alluma sa lampe-tempête. Des rats couraient furtivement, qu’il trouvait parfois installés dans son cagibi. Avant de s’allonger, il remua sa paillasse ; il éteignit, ferma les paupières. Il s’éveillait le plus souvent dès l’aurore, une vieille habitude de pêcheur.
 
Cette nuit-là, il se réveilla avant. L’air pesait, orageux. Il rejeta sa couverture et resta immobile, dans le noir. Il était seul sur l’''Andromède'', qui n’enfermait qu’un homme dans ses flancs, après en avoir enfermé combien ? Il était parvenu à reconstituer l’histoire du cargo et de ses voyages, en déchiffrant, ça et là, des noms : Alger, Alicante, 24 juin 1907, Gênes, Trieste, Marseille, Casablanca. Portalis lui avait montré sur la carte la position de ces grands ports. La coque de l’''Andromède'' avait fendu les eaux de l’Atlantique et celles de la Méditerranée, cette même coque qui trempait désormais dans une eau morte, vide après avoir été pleine de marchandises précieuses comme le blé, utiles comme la chaux. Si l’''Androméde'' avait rendu de longs services, pourquoi n’en était-il pas de même des autres cargos, plus modernes ? N’y avait-il pas toujours des hommes qui attendaient du blé pour vivre, de la chaux pour construire leurs maisons ? « C’est la crise dans le monde capitaliste », lui expliquait Portalis. C’était peut-être une des raisons…
 
Pépé Anton’ pensa qu’on vivait plus heureux dans leur île. On mangeait des patates, des tomates, du poisson, presque jamais de viande ; mais on mangeait tous ! Il n’y avait pas de chemin de fer, pas beaucoup d’autos et de mécaniques, ni affiches, ni journaux, ni T.S.F. — voilà ce qu’on trouvait chez ceux du continent, aux dires de Portalis. — Il y avait des pierres et des herbes sauvages, des
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vaches maigres et des petits cochons noirs ; pas de ces richesses qui font que des étrangers vous envahiront, ou des curiosités qu’ils viendront admirer comme dans certaines îles méditerranéennes.
 
Un bruit bizarre arracha pépé Anton’ à ses réflexions. Un rat ? Non, comme le bruit d’un pas. Il écouta. Des frôlements d’insectes, les murmures de la nuit, un clapotis. Brusquement, il se leva : cette fois, il avait entendu tinter de la ferraille.
 
Il couchait avec son pantalon et son maillot ; pieds nus, il s’enfonça dans une ombre familière, monta une échelle, arriva sur le pont. Une forme bougeait… celle d’un homme… petit, pas large d’épaules, avec de longs bras comme Palau.
 
— C’est lui, cré bon dieu ! Qu’est-ce qu’il fabrique ? Palau se pencha au-dessus de l’eau et laissa glisser une corde au bout de laquelle il avait attaché un paquet de tubes. Du cuivre ? Demain, il engueulerait pépé Anton’, il raconterait aux Quintana que leur gardien faisait mal son métier. Ah ! le salop. Du cuivre qu’il vendrait en douce. Pépé Anton', pas surpris de rencontrer là son bonhomme, se glissa à plat ventre, sans bruit, bien en tapinois. Il allait lui flanquer la main au collet, comme à un malfaiteur… Non… Il eut un rire silencieux, un rire de jubilation. Caché derrière un tas de cordages, il observait : Palau ficelait de nouveaux tubes, il se pencha encore… Sans attendre, pépé Anton’ se redressa d’un jet, bondit, et des deux bras poussa Palau dans le vide.
 
Il entendit un juron, le floc d’un corps qui enfonce, barbote, puis des hurlements. — Au secours !.. Pépé !
 
Pépé Anton’ le vit se débattre à quelques mètres de son canot. Il ne savait donc pas nager ? deux brasses et il pouvait s’y accrocher, l’imbécile. Fallait cependant pas le laisser crever.
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— Attrape ! et il lui lança un cordage.
 
Quand il l’eut aidé à se hisser sur le pont, il attendit. Le Palau n’en menait pas large, étourdi, haletant, s’ébrouant comme un roquet. Enfin, il releva la tête, et de sa voix hargneuse interrogea :
 
— C’est vous qui m’avez poussé ?
 
Pépé Anton’ était résolu a bien profiter de la situation, car depuis un temps Palau se montrait encore plus enragé. Il répliqua, presque humblement :
 
— Je t’ai pris pour un autre. Je faisais mon métier de gardien.
 
— Tu ne le fais pas ! glapit Palau. Je sais que lu t’absentes ! J’ai voulu me rendre compte ! Oui, je te ferai remplacer !
 
Plusieurs fois, pépé Anton’ était parti pêcher avec Garcia, dans l’équipe se cachait un mouchard. Bah ! En ricanant, il montra deux tas de cuivre, puis répondit :
 
— Gueule pas si fort, voilà le jour. Ce matin, tu expliqueras ton histoire au vieux Quintana.
 
Palau marmonna, tourna le dos, s’en fut en pliant l’échine. « Attention, retombe pas », lui disait pépé Anton’. Il sauta dans son canot, s’éloigna vite, à grands coups de rames qui battaient l’eau, c’était sa rage qui éclatait toute. Tranquillement, pépé Anton’ déficela les tas que se préparait à voler Palau. Entre eux, maintenant, ce serait une lutte à mort.
 
— Je tiens le bon bout. S’il ne file pas droit…
 
Lorsque les camarades arrivèrent, il leur distribua sans hâte leurs outils. Un sourire rusé éclairait son visage. Tabou lui demanda :
 
— Tu as fait de beaux rêves ?
 
— J’ai rêvé que Palau nous foutait la paix, répondit-il gaiement.
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— Un de ces quatre matins je le balancerai dans la flotte, lâcha Riera.
 
— On en a marre, gronda Hernandez.
 
— Il lui faut une raclée, dit Vigo.
 
Pépé Anton’ riait. Car lui, un vieux, avait exécuté ce que ces braillards se proposaient chaque jour.
 
Ils se mirent à l’ouvrage. Vers huit heures, Palau arriva ; en retard, ce qui surprit les gars. Il ne les engueula pas aussitôt comme de coutume ; il s’assit à l’avant et griffonna sur un carnet, d’un air absorbé. Pépé Anton’, qui l’observait, pensait : « Il sera sage. »
 
Et puis, le lendemain, Palau recommença à hurler, à tourner comme un moucheron autour des hommes. Ça n’allait pas assez vite ! ils ne tapaient pas assez fort ! et des sous-entendus, des menaces de renvoi, bref il semblait vouloir se rattraper de son silence de la veille. Tout à coup, en pleine crise, il lança :
 
— Vous êtes des propre-à-rien ! Tous ! Ça va changer ! Alors, calme, Portalis posa sa masse.
 
— Tu as fini de nous faire chier ? dit-il. Qui travaille, ici ?
 
— Moi, je suis là pour commander. Je ne veux pas que vous me tutoyiez, Portalis.
 
— Le propre-a-rien, c’est toi ! On n’a pas besoin d’un bout-de-cul de surveillant. File reprendre tes écritures comme hier.
 
— Je suis le seul chef !
 
— Ferme ta gueule ! Non ?
 
Portalis projeta son poing en avant et Palau roula a terre. Les compagnons de l’''Androméde'' n’auraient pas osé le corriger ainsi, mais Portalis se fichait de tout, un beau jour il quitterait l’île. Ils regardèrent, en riant, Palau se relever, s’essuyer, se tenir le menton.
 
— C’est une mauvaise série, glissa pépé Anton’.
 
— Quintana vient ce matin, gronda Palau, la bouche pleine de rage, le regard haineux.
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Ils reprirent leurs masses. Portalis tapa le premier, une chanson aux lèvres. Peut-être lui dirait-on de foutre le camp, surtout qu’on pouvait se passer maintenant de ses conseils. Bah ! il aimait rouler sa bosse. Au moins, les gars auraient vu de quelle façon on remet à sa place un emmerdeur. Ils travaillèrent en lorgnant Palau qui, à l’écart, devait ruminer sa vengeance.
 
Sur les neuf heures, il se leva d’un bond. Les compagnons cessèrent de frapper et regardèrent le vieux Quintana descendre lentement l’escalier. Il était seul et écouterait favorablement son surveillant — Ramon aurait soutenu Portalis, c’était encore un brave type, qui ressentait parfois le besoin de donner quelques coups de masse. — Au moment où le vieux s’engageait sur la passerelle, ils virent pépé Anton' s’approcher de Palau, avancer la tête, comme pour glisser une confidence à leur chef.
 
Le vieux Quintana commença son inspection.
 
— Faudrait enfin attaquer cette salle des machines, dit-il. Palau, secouez-moi ces gaillards !
 
Les gaillards attendaient la réponse de Palau, impatiemment. Sauf Portalis qui balançait ses bras le long du corps, avec une façon de raconter : « Moi, j’en ai vu d’autres… »
 
— C’est le plus dur qu’on attaque maintenant, bredouilla Palau.
 
Le vieux partit sans appeler Portalis. Palau s’était tu ; les compagnons n’en revenaient pas !
 
— Il laisse mijoter sa vengeance, assura Colon, lorsque ce fut le moment de casser la croûte.
 
— Il ne se passera rien, dît alors sentencieusement pépé Anton’.
 
Ils se souvinrent de la façon dont il avait accosté Palau lors de l’arrivée du vieux.
 
— Tu lui glissais quoi à l’oreille ? demanda Caussade.
 
— Un petit conseil d’ami, répliqua pépé Anton’. Il nous foutra la paix, comptez sur moi.
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Un sourire faisait grimacer sa gueule tannée de pêcheur, entr’ouvrait sa bouche édentée. Avec ses sourcils broussailleux, la mèche noire qui descendait sur son front, les rides qui lui couraient sur le visage, il avait un air finaud, comme celui qui en sait long sur les hommes.
 
— Tu ne veux rien raconter ? demanda encore Caussade.
 
— Eh bien, voilà, je connais un moyen pour lui fermer le bec !
 
Ça tombait à pic ! Avec juin commençait la forte chaleur, le soleil vous dégringolait sur les épaules comme du plomb bouillant. Il faisait bon faire plus souvent la pause et boire tous à la ronde ; puis de se remettre doucement au boulot. Le vieux Quintana laissait entendre qu’il perdait de l’argent. Les compagnons n’en croyaient rien, les marins des voiliers qui transportaient la ferraille disaient que sur le continent c’était payé un bon prix. Au reste, ils s’en fichaient. Ils ne voulaient pas s’éreinter et souhaitaient avoir de l’ouvrage pour longtemps. Ils se tenaient solidement les coudes, tous comme un seul corps, une seule paire de bras.
 
Si Palau arrivait à l’improviste et criait, pépé Anton’ lui lançait : « Fous-leur la paix. Compris ? » Palau ravalait ses Injures ; Il s’en allait a terre, parfois on ne le revoyait plus de la Journée. Et les gars admiraient le pouvoir du pépé Anton’. Quel truc avait-il pu inventer ?
 
Un matin, il leur dit mystérieusement :
 
— Palau nous quitte pour s’associer au patron du café de la place vieille — il tenait cette nouvelle de son ami le commissionnaire.
 
Ils s’exclamèrent. Palau faisait moins de zèle, mais on n’en était pas encore débarrassé !
 
— Un pari que c’est vrai ! poursuivit pépé Anton’.
 
Le surlendemain, Ramon demandait à Portalis de diriger les travaux.
 
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