« Aurore (Nietzsche)/Livre deuxième » : différence entre les versions

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''Devenir plus tendre''. – Lorsque nous aimons, vénérons et admirons quelqu’un et que nous nous apercevons après coup qu’il souffre, – et c’est toujours avec beaucoup d’étonnement, car nous ne pouvons douter que le bonheur qui jaillit de lui sur nous n’ait sa source dans un inépuisable bonheur personnel – notre sentiment d’amour, de vénération et d’admiration se transforme dans son essence : il devient plus tendre, c’est-à-dire que le gouffre qui nous sépare semble se combler, un rapprochement d’égal à égal semble avoir lieu. Maintenant il nous semble possible de lui donner en retour, tandis que nous nous le figurions autrefois supérieur à notre reconnaissance. Cette faculté de donner en retour nous émeut et nous cause un grand plaisir. Nous cherchons à deviner ce qui peut calmer la douleur de notre ami et nous le lui donnons ; s’il veut des paroles, des regards, des attentions, des services, des présents consolants, – nous les lui donnons; mais avant tout, s’il nous veut souffrants à l’aspect de sa souffrance, nous nous donnons pour souffrants, car tout cela nous procure avant tout les délices de la reconnaissance active : ce qui n’est, en un mot, qu’une bonne vengeance. S’il ne veut rien accepter et n’accepte rien de nous, nous nous en allons refroidis et tristes, presque blessés : c’est comme si l’on rejetait notre reconnaissance, – et, sur ce point d’honneur, le meilleur homme est chatouilleux. – De tout cela il faut conclure que, même au meilleur cas, il y a quelque chose d’abaissant dans la souffrance et, dans la compassion, quelque chose qui élève et donne de la supériorité ; ce qui sépare éternellement ces deux sentiments.
''La connaissance de celui qui souffre''. – La condition des hommes malades que leur souffrance torture longtemps et horriblement et dont, malgré cela, la raison ne se trouble point, n’est pas sans valeur pour la connaissance, – abstraction faite des bienfaits intellectuels que toute profonde solitude, toute libération soudaine et permise des devoirs et des habitudes apportent avec elles. Celui qui souffre profondément, enfermé en quelque sorte dans sa souffrance, jette un regard glacial au-dehors, sur les choses : tous ces petits enchantements mensongers où se meuvent généralement les choses, lorsque le regard de l’homme bien-portant s’y arrête, ont disparu pour lui : il s’aperçoit lui-même couché devant lui, sans éclat et sans couleurs. Pour le cas où il aurait vécu jusque-là dans une espèce de rêverie dangereuse : ce suprême désenchantement par la douleur sera le moyen de l’en tirer, et peut-être est-ce le seul. (Il est possible qu’il en advint ainsi du fondateur du christianisme suspendu à la croix, car les paroles les plus amères qui furent jamais prononcées « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » contiennent, lorsqu’on les interprète dans toute leur profondeur, comme on en a le droit, le témoignage d’une complète désillusion, de la plus grande clairvoyance sur le mirage de la vie ; au moment de la souffrance suprême, le Christ devint clairvoyant sur lui-même, tout comme le fut aussi, ainsi que le conte le poète, ce pauvre Don Quichotte mourant.) La formidable tension de l’intellect qui veut s’opposer à la douleur illumine dès lors tout ce qu’il regarde d’une lumière nouvelle : et l’indicible charme que prêtent tous les nouveaux éclairages est souvent assez puissant pour résister à toutes les séductions du suicide et pour faire paraître très désirable à celui qui souffre la continuation de la vie. Il songe avec mépris au monde vague, chaud et confortable où l’homme bien-portant séjourne sans scrupule ; il songe avec mépris aux illusions les plus nobles et les plus chéries, où jadis il se jouait de lui-même ; c’est pour lui une véritable jouissance d’évoquer ce mépris comme s’il venait des profondeurs de l’enfer et d’infliger ainsi à l’âme les plus amères souffrances : c’est par ce contrepoids qu’il tient tête à la souffrance physique, – il sent que maintenant ce contrepoids est nécessaire ! Avec une épouvantable clairvoyance sur sa propre nature, il s’écrie : « Sois une fois ton propre accusateur et ton propre bourreau, prends ta souffrance comme une punition que tu t’es infligée à toi-même ! Jouis de ta supériorité en tant que juge ; mieux encore :jouis de ton bon plaisir, de ton arbitraire tyrannie ! Élève-toi au-dessus de ta vie, comme au-dessus de ta souffrance, regarde au fond des raisons et des déraisons ! » Notre fierté se révolte comme jamais elle n’a fait : elle éprouve une séduction incomparable à défendre la vie contre un tyran tel que la souffrance et contre toutes les insinuations de ce tyran qui voudrait nous pousser à rendre témoignage contre la vie, – à représenter la vie justement en face du tyran. Dans cet état on se défend avec amertume contre toute espèce de pessimisme, pour que celui-ci n’apparaisse pas comme une conséquence de notre état et qu’il ne nous humilie pas comme des vaincus. Jamais non plus la tentation d’être juste dans nos jugements n’est plus grande que maintenant, car maintenant la justice est un triomphe sur nous-mêmes et sur l’état le plus irritable que l’on puisse imaginer, un état qui excuserait tout jugement injuste ; – mais nous ne voulons pas être excusés, nous voulons montrer maintenant que nous pouvons être « sans tache ». Nous passons par de véritables crises d’orgueil. – Et maintenant survient la première aurore de l’adoucissement, de la guérison – c’est presque son premier effet que nous nous défendions contre la prépondérance de notre orgueil : – nous nous appelons niais et vaniteux, – comme s’il nous était arrivé quelque chose d’unique ! Nous humilions sans reconnaissance la fierté toute-puissante qui nous fit supporter la douleur, et nous réclamons avec violence un antidote contre la fierté : nous voulons devenir étrangers à nous-mêmes et être dégagés de notre personne, après que trop longtemps la douleur nous a rendus personnels avec violence. « Loin de nous cette fierté, nous écrions-nous, elle était une maladie et une crise de plus ! » Nous regardons de nouveau les hommes et la nature – avec un œil de désir : nous nous souvenons, en souriant avec tristesse, que nous avons maintenant, à leur sujet, certaines idées nouvelles et différentes de celles d’autrefois, qu’un voile est tombé. – Mais nous sommes réconfortés de revoir les lumières tempérées de la vie, et de sortir de ce jour terriblement cru, sous lequel, lorsque nous souffrions, nous voyions les choses et à travers les choses. Nous ne nous mettons pas en colère si la magie de la santé recommence son jeu, – nous contemplons ce spectacle comme si nous étions transformés, bienveillants et encore très las. Dans cet état on ne peut entendre de musique sans pleurer. –
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