« Dans le ciel/15 » : différence entre les versions

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Lucien me trouva, dans la maison qu’il habitait, une petite chambre. J’achetai quelques meubles de hasard, quelques livres choisis. Et je m’installai, là, avec joie, avec confiance. De savoir Lucien sous le même toit que moi, non loin de moi, cela me fut une sécurité. Je me crus moins perdu, mieux protégé par sa présence, dans cet inconnu où je venais de me jeter, et qui, autour de ma frêle personne, de mon âme inquiète, grondait comme une mer terrible. Puisqu’il avait pu surmonter tant de difficultés, vaincre tant de misère, il m’aiderait à surmonter et à vaincre celles qui ne manqueraient pas de se presser devant moi. Avec lui, je ne les redoutais pas. En marchant dans ma chambre mansardée, en contemplant mon mobilier de pauvre, il me sembla même que j’avais déjà conquis la suprême richesse. Et je me mis à lire, à lire, à lire !
 
Depuis que j’avais quitté le pays, j’étais vraiment un autre. Oui, il y avait en moi quelque chose que je n’avais pas encore connu en moi, il y avait en moi quelque chose que je n’avais pas encore senti vivre en moi, quelque chose que je n’aurais pu définir, mais qui me soulevait de terre, me rendait léger, presque impondérable vraiment, comme lorsque, la nuit, en rêve, je traversais les espaces aériens, les pieds dans le vide, le front dans les étoiles, les bras étendus et battant ainsi que des ailes. J’étais heureux… Non, ce n’est pas heureux que je veux dire… Je n’étais pas heureux. J’étais angoissé, mais d’une délicieuse angoisse, de cette angoisse qui vous mord le cœur, qui vous emplit la poitrine,
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d’on ne sait quoi de fort, de bonheur ou de souffrance, avant les rendez-vous d’amour…
 
Et je lisais, je lisais, je lisais.
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– Dis-moi… Conseille-moi… Apprends-moi… Je ne fais que naître… je suis tout petit… plus faible qu’un enfant… et il me semble que les os de mon crâne mollissent encore sous les doigts…
 
– Tu comprends, moi, la littérature, ce n’est pas mon métier. Je n’y entends rien… Quand c’est beau, je sais que c’est beau, voilà tout !… Je cherche autre chose… je cherche… Et la figure plissée de grimaces… il traçait dans l’air, avec son doigt, d’idéales figures… Je cherche ça… Saisis-tu ?… Pourtant, je crois bien que tous les arts se ressemblent… Écrire, ou peindre, ou mouler, ou combiner les sons… Oui, je crois que c’est la même douleur, vois-tu ?… Et veux-tu que je te dise ?… Un menuisier, un brave homme qui
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ne sait rien de rien, et qui fabrique une boîte, ou une table… Oui ?… Eh bien, si les proportions en sont justes, et les lignes belles… Ma foi !… Enfin, voilà, c’est mon idée…
 
– Je t’en prie, Lucien…
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« Voir, sentir, comprendre », ces trois mots, il les répétait à chaque instant. Cela résumait toute son esthétique parlée. Lucien n’était pas éloquent. Il avait même de la difficulté à exprimer ses idées. Lorsqu’il se lançait dans une théorie, les mots sortaient, avec peine, de sa bouche contractée. Et les phrases commencées, il les achevait souvent dans un geste, qu’accompagnait toujours, en manière de conclusion, cette trinité de verbes : « Voir, sentir et comprendre ! »
 
Le matin, je déjeunais rapidement, dans une crémerie de notre rue, et le soir, avant le dîner, j’allais retrouver Lucien, à son atelier. Il n’aimait pas qu’on vînt le voir, durant la pioche, comme il disait, et, la plupart du temps, il s’enfermait à double tour,
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voulant être seul, sans nul bruit autour de lui. Quand j’arrivais à l’heure habituelle, je le trouvais toujours devant sa toile fraîche de peinture, assis sur un escabeau bas, le corps tendu, ployé en avant, le menton dans les mains, et fumant avec rage une grosse pipe. Souvent il ne m’entendait pas entrer. Et, bien que je fusse là, près de lui, il semblait ne pas me voir ; peut-être, ne me voyait-il pas – et il restait de longues minutes, silencieux, la figure grimaçante, les yeux emplis d’un feu sombre, à regarder sa toile.
 
– Ah ! c’est toi ! disait-il ensuite, du ton d’un homme ennuyé qu’on le dérange.
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Son art me troublait, par son audace et par sa violence. Il m’impressionnait, me donnait de la terreur, presque, comme la vue d’un fou. Et je crois bien qu’il y avait de la folie éparse en ses toiles. C’étaient des arbres, dans le soleil couchant, avec des branches tordues et rouges comme des flammes ; ou bien d’étranges nuits, des plaines invisibles, des silhouettes échevelées et vagabondes, sous des tournoiements d’étoiles, les danses de lune ivre et blafarde qui faisaient ressembler le ciel aux salles en clameurs d’un bastringue.
[[Image :VanGogh-starry night.jpg|center|thumb|280px| Vincent Van Gogh, ''La Nuit étoilée'']]
C’étaient des faces d’énigme, des bouches de mystère, des projections de prunelles hagardes, vers on ne savait quelles
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douloureuses démences. Et c’était encore ceci qui m’obsédait comme la vision de la mort : un champ de blé immense, sous le soleil, un champ de blé dont on ne voyait pas la fin, et un tout petit faucheur, avec une grande faux, qui se hâtait, se hâtait, en vain, hélas ! car on sentait que jamais il ne pourrait couper tout ce blé et que sa vie s’userait à cette impossible besogne, sans que le champ, sous le soleil, parût diminuer d’un sillon.
 
Je ne voyais que l’incohérence, le déséquilibre de ces imaginations excessives ; et j’étais incapable – trop neuf aux émotions esthétiques – d’en goûter la beauté picturale et la grandeur décorative. Je répondais, timidement, d’une voix tremblée :