« Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/43 » : différence entre les versions

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{{t3|chapitre 43}}
 
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Pendant la route, Élisabeth, non sans quelque trouble,
cherchait des yeux les bois de Pemberley ; arrivée enfin à la
grille son émotion s’accrut encore.
 
Le parc était fort grand ; ils y entrèrent par un chemin
profond, et firent route pendant quelque temps à travers
un bois magnifique qui couvrait une grande étendue de
terrain.
 
Mille pensées diverses occupaient trop Élisabeth
pour lui permettre de se livrer à la conversation, mais elle
put voir et admirer chaque site remarquable ; ils montèrent
graduellement, pendant un demi-mille et atteignirent alors
un plateau, d’où les bois, venant à s’ouvrir, la vue s’étendait
sur le château de Pemberley. C’était un grand et beau
bâtiment, d’une noble architecture, situé sur le penchant
d’un coteau, et qu’une longue chaîne de montagnes très
boisées couronnait par-derrière ; au-devant coulait une
rivière assez considérable. Élisabeth fut enchantée, jamais
elle n’avait vu un lieu plus favorisé par la nature, et où
ses beautés fussent moins contrariées. Tous trois à l’envi
exprimèrent leur admiration, et en ce moment elle sentit
qu’être maîtresse de Pemberley pouvait bien avoir quelque
prix.
 
Ils descendirent la hauteur, traversèrent le pont et
arrivèrent à la porte ; tout en examinant la façade du
château, ses craintes d’y rencontrer le propriétaire vinrent
encore la tourmenter. Elle frémit à l’idée que la fille d’auberge
pouvait s’être trompée. Ayant demandé à voir la
maison, on les admit dans le vestibule, et Élisabeth pendant
 
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qu’ils attendaient la femme de charge, qui la devait montrer,
eut tout le loisir de s’étonner de se trouver dans ce lieu.
 
La femme de charge vint : c’était une vieille femme
d’un air respectable, bien moins arrogante et plus polie
qu’elle ne s’y était attendue. Ils la suivirent dans la salle à
manger, qui était belle et richement meublée. Élisabeth
l’ayant un moment regardée, s’approcha d’une des fenêtres
pour jouir du point de vue ; les montagnes couronnées de
bois qu’ils venaient de descendre, recevant de la distance
un aspect plus majestueux, étaient un objet enchanteur
et des yeux elle parcourut avec délices tous ces sites charmants ;
la rivière, les arbres, tantôt élégamment groupés
sur ces bords, ou négligemment épars ; ailleurs ouvrant dans
le lointain une scène imprévue ; les sinuosités de la vallée, la
verte pelouse, se réunissaient pour orner le paysage. Comme
ils passaient dans les différentes pièces, ces objets prenaient
un aspect nouveau, et chaque fenêtre en offrait un qui lui
était particulier. Les appartements étaient vastes et l’ameublement
répondait à la fortune du propriétaire, mais Élisabeth
vit avec admiration que le goût n’avait point été
sacrifié à la richesse : tout y était moins splendide, mais aussi
plus élégant qu’à Rosings.
 
« Et, pensait-elle, j’aurais pu être la maîtresse de ce
château ! Ces appartements me seraient maintenant familiers ;
au lieu de les voir comme étrangère, j’y pourrais
recevoir avec joie mon oncle et ma tante ! Mais non (se
remettant un peu) cela ne m’eût point été possible ! Mon
oncle, ma chère tante seraient perdus pour moi : jamais on
ne m’aurait permis de les inviter. »
 
Heureux souvenir qui lui épargna peut-être un regret.
 
Elle désirait beaucoup demander à la femme de charge,
si son maître était vraiment absent, mais n’en avait point
le courage. Cette question enfin fut posée par son oncle,
et toute tremblante elle détourna les yeux pendant que
mistress Reynolds répondait, que « oui, mais, ajouta-t-elle,
nous l’attendons demain avec une nombreuse société ».
Combien Élisabeth se réjouit alors que son propre voyage
n’eût point été retardé d’un jour !
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Sa tante l’appela en ce moment pour regarder un
petit tableau ; elle s’approcha et vit le portrait de Wickham,
parmi beaucoup d’autres miniatures ; sa tante lui demanda
en souriant comment elle le trouvait, et mistress Reynolds,
s’approchant, leur dit que c’était le portrait d’un jeune
homme, fils de l’intendant de feu M. Darcy, qu’il avait fait
élever à ses frais : « Il a depuis pris le parti des armes,
ajouta-t-elle, mais je crains qu’il ne soit devenu bien
étourdi. »
 
Mme Gardener sourit à sa nièce, mais celle-ci s’en
aperçut à peine.
 
« Et voici, dit mistress Reynolds en montrant une
autre miniature, le portrait de mon maître ; il est parfaitement
ressemblant ; il fut peint en même temps que l’autre,
il y a de cela près de huit ans.
 
— J’ai souvent ouï vanter la belle figure de votre
maître, dit Mme Gardener, en regardant le portrait. Cette
tête est belle… ; mais, Lizzy, vous nous pourrez dire s’il est
flatté ou non. »
 
Le respect de mistress Reynolds pour Élisabeth semblait
s’accroître, en apprenant que son maître était connu
d’elle.
 
« Cette demoiselle connaît-elle M. Darcy ?
 
— Un peu, répondit Élisabeth en rougissant.
 
— Et ne trouvez-vous pas, mademoiselle, qu’il est
bien bel homme ?
 
— Oui, certainement.
 
— Quant à moi, je n’ai jamais vu quelqu’un qui eût
une si belle tournure ; dans la galerie du premier, vous
verrez un autre portrait de lui, mais en grand. Cette pièce
était le cabinet de feu mon maître, et ces miniatures ont été
laissées comme il les avait lui-même fait placer : il y tenait
beaucoup. »
 
Cela expliqua à Élisabeth, pourquoi celle de Wickham
s’y trouvait.
 
Mistress Reynolds leur fit alors remarquer un petit
portrait de Mlle Darcy, pris lorsqu’elle n’avait encore que
huit ans.
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« Et Mlle Darcy est-elle aussi bien que son frère ?
demanda Mme Gardener.
 
— Oh oui, madame, la plus belle demoiselle qu’on
puisse voir, et la plus accomplie ; elle fait de la musique toute
la journée : dans la pièce voisine, il y a un superbe piano
qu’on a apporté hier pour elle ; c’est un présent de mon
maître ; elle vient ici demain avec lui. »
 
M. Gardener dont les manières étaient fort affables
l’encourageait par ses questions et ses remarques à continuer
cette conversation ; et mistress Reynolds, soit par vanité
ou par attachement, avait évidemment du plaisir à s’entretenir
de son maître et de sa sœur.
 
« Votre maître habite-t-il beaucoup Pemberley ?
 
— Pas autant que je le pourrais désirer, monsieur ;
cependant il y vient assez souvent, et Mlle Darcy y passe
toujours toute la belle saison. »
 
« Excepté lorsqu’elle va à Ramsgate » pensa Élisabeth.
 
« Si votre maître se décidait à se marier, vous le
verriez peut-être plus souvent ?
 
— Je le pense aussi, monsieur, mais je ne sais quand
cela se fera, il trouvera bien difficilement une femme qui
soit digne de lui. »
 
M. et Mme Gardener sourirent, et Élisabeth ne put
s’empêcher de dire :
 
« Penser ainsi, c’est faire de lui un grand éloge.
 
— Je ne dis que la simple vérité, mademoiselle, et
ce que tous ceux qui le connaissent vous diront comme
moi. »
 
Élisabeth pensa que c’était aller un peu loin, et sa
surprise s’accrut encore lorsque mistress Reynolds ajouta :
 
« Jamais je n’ai reçu de lui une parole dure, un ordre
impérieux, et cependant il n’avait que quatre ans lorsque je
suis entrée ici. »
 
Cette louange était des plus extraordinaires, et bien
opposée aux idées d’Élisabeth, car jamais elle n’avait douté
qu’il ne fût d’une humeur dure et hautaine ; sa curiosité,
son désir d’en savoir davantage devinrent extrêmes, et avec
joie elle entendit son oncle dire :
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« Peu de gens méritent un tel éloge, vous êtes vraiment
heureuse d’avoir un si bon maître.
 
— Oui, monsieur, et je le sens bien ; dans tout
l’univers je n’en pourrais trouver un meilleur, mais j’ai
toujours remarqué que ceux qui sont bons étant enfants, le
sont aussi lorsqu’ils deviennent hommes, et jamais il n’a
existé un enfant plus doux et plus affectueux que lui. »
 
« Se peut-il que ce soit de M. Darcy qu’on parle
ainsi ! » pensait Élisabeth.
 
« Son père était un homme bien respectable, dit
Mme Gardener.
 
— Oui, vraiment, madame, et son fils lui ressemblera
en tout ; comme lui, il est affable envers le pauvre. »
 
Chaque mot accroissait l’étonnement d’Élisabeth ;
elle ne se lassait point d’écouter, nul autre objet ne la
pouvait intéresser ; et en vain mistress Reynolds racontait
le sujet des tableaux, la dimension des appartements, ou
le prix des meubles. M. Gardener, fort diverti par cette
espèce de prévention de famille à laquelle il attribuait les
louanges données par elle à M. Darcy, la ramena bientôt à
ce sujet, et elle vantait avec enthousiasme toutes ses belles
qualités, pendant qu’ils montaient ensemble le grand
escalier.
 
« C’est le meilleur seigneur et le meilleur maître,
dit-elle, qui ait jamais existé ; il ne ressemble vraiment pas
à ces jeunes fous du temps présent, qui ne pensent qu’à
eux ; vous ne trouvez pas un seul de ses fermiers ou de ses
domestiques qui ne fasse son éloge, quelques personnes
disent qu’il est fier ; quant à moi, je ne m’en suis jamais
aperçue ; mais peut-être le croit-on tel parce qu’il ne parle
pas sans rime ni raison, comme le font la plupart des jeunes
gens. »
 
« Combien tous ces éloges lui font honneur », pensait
Élisabeth.
 
« Ces beaux récits, dit à voix basse Mme Gardener à
sa nièce, ne coïncident guère avec sa conduite envers notre
pauvre ami.
 
— Peut-être avons-nous été trompées.
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— Cela est peu probable ! Nos informations venaient
de bon lieu. »
 
Ayant atteint la vaste antichambre du premier, on les
conduisit dans un fort joli salon, meublé avec une élégance
et un goût remarquables ; ils apprirent que cette pièce venait
d’être arrangée pour surprendre agréablement Mlle Darcy,
qui lors de son dernier séjour au château en avait montré
le désir.
 
« Tout prouve qu’il est le meilleur des frères », se
disait Élisabeth, en s’approchant d’une des fenêtres.
 
Mistress Reynolds anticipait la joie qu’éprouverait
Mlle Darcy en entrant dans cet appartement.
 
« Oh ! c’est bien là lui, continuait-elle, à peine laisse-t-il
à sa sœur le temps de désirer, il n’y a rien qu’il ne fît
pour elle. »
 
La galerie de tableaux et deux ou trois des principales
chambres à coucher étaient maintenant tout ce qu’il
leur restait à voir ; dans la première se trouvaient beaucoup
de beaux tableaux, mais Élisabeth, peu connaisseuse en
peinture, se serait volontiers mise à regarder quelques
paysages au crayon dessinés par Mlle Darcy, si la vue des
portraits de famille ne lui eût rappelé que dans ce nombre,
il s’en devait trouver un, dont les traits lui étaient connus ;
elle le chercha donc et bientôt se vit arrêtée par la plus
parfaite ressemblance de M. Darcy, dont tous les traits
étaient embellis par ce sourire aimable qu’elle se rappela
lui avoir quelquefois vu, lorsqu’il la regardait ; elle demeura
quelque temps en contemplation devant ce tableau, et y
revint encore avant de quitter la galerie. Mistress Reynolds
leur apprit que ce portrait avait été fait et placé là avant
la mort du père.
 
Il y avait certainement en cet instant dans le cœur
d’Élisabeth une sensation qu’elle n’avait pas encore éprouvée ;
l’éloge fait de lui par mistress Reynolds était assez
important ; quelles louanges doivent être plus appréciées,
que celles données par un bon domestique, comme frère,
comme seigneur, comme maître ! Que de gens dont le
bonheur devait dépendre de lui ! Que de bien ou de mal il
 
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pouvait faire ! Elle en fit la réflexion, et debout devant cette
toile sur laquelle il était représenté, fixant les yeux sur les
siens elle pensait à son attachement avec un plus vif sentiment
de gratitude que ce souvenir ne lui avait encore inspiré,
et oubliant alors le mode de cette déclaration qui naguère
l’offensait tant, ne songeant plus qu’à ce qui pouvait accroître
son estime pour lui.
 
Lorsqu’ils eurent parcouru toute la maison, ils redescendirent
l’escalier, et prenant congé de la femme de charge,
furent confiés au soin du jardinier, qui les rencontra à la
porte du vestibule.
 
Comme ils traversaient la pelouse, pour se rendre à
la rivière, Élisabeth se détourna, pour regarder encore le
château ; son oncle et sa tante s’arrêtèrent aussi ; tandis
que celui-ci formait quelques conjectures sur la date du
bâtiment, le propriétaire lui-même parut soudain, au détour
de la route qui conduisait aux écuries.
 
Il n’était qu’à peu de distance, et son apparition fut
si subite qu’il était impossible d’éviter sa vue. Ses yeux
rencontrèrent ceux d’Élisabeth ; la plus vive rougeur vint
déceler leur embarras. M. Darcy tressaillit et parut quelques
instants immobile d’étonnement, mais se remettant bientôt,
il s’avança vers les voyageurs et adressa la parole à Élisabeth,
sinon d’un air fort calme du moins avec une parfaite
politesse.
 
Elle s’était détournée presque involontairement, mais
s’arrêtant, et comme il approchait, elle reçut ses compliments
avec un embarras qu’il lui fut impossible de vaincre. Si
la parfaite ressemblance de Darcy avec le portrait que les
deux autres venaient d’examiner, avait été insuffisante pour
les convaincre que c’était lui qu’ils voyaient en ce moment,
la surprise témoignée par le jardinier en apercevant son
maître, le leur aurait bientôt appris ; ils se tinrent un peu
à l’écart comme il parlait à leur nièce, qui, confuse et
étonnée, osait à peine lever les yeux, et ne savait quelles
réponses faire aux demandes polies qu’il lui adressait
sur sa famille. Ses manières, si différentes de ce qu’elle
les avait vues autrefois, la rendaient toute surprise ; chaque
 
==[[Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/256]]==
mot prononcé par lui augmentait sa gêne, et l’idée de l’inconvenance
qu’il y avait pour elle à se trouver chez lui,
se présentait à son esprit avec une nouvelle force ; le peu
d’instants qu’ils demeurèrent ensemble fut peut-être un
des plus désagréables de sa vie ; quant à lui, il ne paraissait
guère plus à l’aise ; lorsqu’il parlait, son accent n’avait
point sa fermeté ordinaire. Il répéta ses questions sur l’époque
où elle avait quitté Longbourn et le temps qu’elle
devait rester dans Derbyshire, si souvent et d’un air si
agité, qu’il était aisé d’apercevoir le trouble de son âme.
 
À la fin, toutes ses idées semblèrent lui manquer, et
après être resté quelques instants sans rien dire, il se remit
soudain, et prit congé d’elle.
 
Les Gardener la joignirent alors, et louèrent beaucoup
la belle tournure de M. Darcy, mais Élisabeth ne les put
écouter et, tout absorbée dans ses réflexions, les suivit en
silence. Elle était accablée de honte et de chagrin : sa venue
à Pemberley était, selon elle, la chose la plus imprudente,
la plus malheureuse ; qu’allait-il en penser ? Quelle idée une
telle démarche ne pouvait-elle pas donner à un homme
aussi vain ? Ne semblait-il pas qu’elle se fût à dessein jetée
encore sur son chemin ? Oh ! maudit voyage ! pourquoi y
avait-elle consentit, ou pourquoi était-il arrivé un jour plus
tôt qu’on ne l’attendait ? Si seulement il avait tardé de
quelques instants, si elle eût elle-même été plus avancée
dans le parc, cette fatale rencontre n’aurait point eu lieu,
car il est évident qu’il ne faisait que d’arriver, qu’il venait
de descendre de voiture… Ces réflexions, ajoutant encore
à sa confusion, la firent rougir plus d’une fois. Elle songeait
aussi, avec une vive surprise, aux changements opérés dans
les manières de Darcy ; elle ne savait à quoi l’attribuer.
Qu’il eût daigné lui parler, était déjà fort surprenant,
mais lui parler avec tant de civilité, s’informer des nouvelles
de sa famille l’était bien plus encore ; jamais elle ne
lui avait vu un air si peu fier, jamais il ne lui avait adressé
la parole avec tant de douceur que dans cette rencontre si
imprévue : quel contraste entre leur entrevue d’aujourd’hui
et celle qu’ils avaient eue dans le parc de Rosings, lorsqu’il
 
==[[Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/257]]==
lui remit sa lettre ! Elle ne savait qu’en penser, et y réfléchissait
inutilement.
 
Ils venaient alors d’entrer dans une allée charmante,
au bord de la rivière ; chaque pas leur découvrait une plus
belle étendue des bois dont ils approchaient, mais quelque
temps se passa avant qu’Élisabeth y pût donner la moindre
attention. Et bien qu’elle répondît machinalement aux
appels de son oncle et de sa tante, paraissant diriger les
yeux sur les objets qu’ils lui indiquaient, elle n’en distinguait
aucun ; ses pensées étaient toutes fixées sur un seul
lieu du château de Pemberley, sur celui, quel qu’il fût,
où M. Darcy se trouvait en ce moment : avec quelle ardeur
ne désirait-elle pas savoir ce qui se passait alors dans son
esprit…, ce qu’il pensait d’elle, et si malgré tout, elle lui
était encore chère ! Peut-être ne lui avait-il adressé la parole
avec tant de civilité, que parce qu’il se sentait à son aise ;
cependant sa voix, son accent n’annonçaient point une
parfaite tranquillité : s’il avait été satisfait ou mécontent
de la revoir, c’est ce qu’elle ne pouvait deviner, mais il
était évident qu’il ne l’avait point vue avec indifférence.
 
À la fin cependant, les remarques faites sur sa distraction
par ses compagnons de voyage, la remirent un peu,
ou du moins lui firent sentir la nécessité de paraître moins
préoccupée.
 
Ils entrèrent alors dans les bois, et quittant la rivière,
parcoururent des sites plus élevés. M. Gardener témoigna le
désir de faire le tour du parc, mais le jardinier lui apprit,
d’un air triomphant, qu’il avait dix milles de circonférence ;
cela naturellement mit fin au projet, et ils continuèrent
le circuit ordinaire, qui les ramena encore par une
pente douce au bord de la rivière ; ils la traversèrent sur
un pont de bois, dont la simplicité répondait aux sites
environnants. Ce lieu était moins orné qu’aucun de ceux
qu’ils eussent encore visités, et la vallée ici resserrée
ne laissait de place que pour la rivière, et une allée fort
étroite au milieu des grands et sombres bois qui la bordaient.
Élisabeth désirait fort en visiter tous les détours,
mais lorsqu’ils eurent traversé le pont, et remarqué la
 
==[[Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/258]]==
distance qui les séparait encore de la maison, Mme Gardener
qui rarement marchait beaucoup, ne put aller plus loin
et ne songea plus qu’à gagner la voiture ; sa nièce se vit
donc obligée de modérer ses désirs ; repassant encore la
rivière, ils dirigèrent leurs pas vers le château. Leur marche
fut lente, car M. Gardener aimait passionnément la pêche,
quoique rarement capable de satisfaire ce goût ; et il était
si occupé à guetter les truites qui se jouaient dans ces eaux
limpides et à en parler au jardinier, qu’il n’avançait que
fort doucement. Pendant qu’ils erraient ainsi, tout occupés
des beautés qui les entouraient, ils virent, à quelque distance,
M. Darcy qui s’avançait de ce côté ; Élisabeth, quoique
étonnée, fut du moins mieux préparée à une entrevue
qu’elle ne l’avait été la première fois, et résolut de paraître
calme, si vraiment il comptait les venir joindre. Pendant un
instant elle en douta, s’imaginant qu’il prendrait un autre
sentier. Un détour de l’allée le cachant quelques secondes
à sa vue, lui donna cette pensée, mais le détour passé, il
se trouva près d’eux : un seul regard apprit à Élisabeth
qu’il n’avait point encore perdu son air aimable et, voulant
imiter sa politesse, elle se mit, en le rencontrant, à admirer
le lieu ; mais à peine avait-elle prononcé les mots « charmants
et enchanteurs », qu’un souvenir malheureux la
vint tourmenter ; et s’imaginant que tout éloge de Pemberley,
fait par elle, pourrait être malicieusement interprété,
elle rougit et se tut.
 
Mme Gardener était debout à quelques pas ; Élisabeth
s’étant arrêtée, Darcy lui demanda si elle voulait
lui faire l’honneur de le présenter à ses amis : c’était une
honnêteté à laquelle elle ne s’attendait point, et à peine
put-elle s’empêcher de sourire, en songeant qu’il cherchait
maintenant à connaître ces mêmes gens, contre lesquels
son orgueil s’était tant révolté il n’y avait que quelques
mois : « Quelle sera sa surprise, pensait-elle, lorsqu’il saura
qui ils sont ! Il les prend sans doute pour des gens de
qualité. »
 
La présentation cependant fut à l’instant faite, et,
tout en désignant leur degré de parenté avec elle, elle ne put
 
==[[Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/259]]==
se défendre de jeter sur lui un regard curieux, s’attendant
bien à le voir s’éloigner au plus vite d’une société si disproportionnée.
Mais en cela elle se trompait, car bien qu’évidemment
surpris, il prit son parti cependant en homme
de courage ; et loin de les quitter, revint sur ses pas, et
entra en conversation avec M. Gardener. Élisabeth ne
pouvait qu’être satisfaite ; il était consolant pour elle qu’il
sût que du moins elle avait quelques parents qu’elle pouvait
avouer sans rougir ; elle écoutait avec la plus vive attention
tout ce qui se passait entre eux, et se réjouit à chaque phrase,
chaque expression qui prouvait l’intelligence, le goût et
l’instruction de son oncle.
 
Après s’être entretenus sur divers sujets, ils parlèrent
de pêche, et elle entendit M. Darcy l’inviter à venir pêcher
à Pemberley aussi souvent qu’il le voudrait pendant son
séjour dans le voisinage, offrant de lui donner tout ce qui
lui serait nécessaire pour cet amusement, et montrant les
endroits où en général il y avait le plus de poissons. Mme
Gardener qui prenait le bras de sa nièce, la regarda d’un
air qui exprimait son étonnement. Élisabeth ne disait rien,
mais les procédés de Darcy la flattaient, lui causaient un
plaisir réel, car, comment douter que ce ne fût pour elle
qu’il en usait ainsi ; mais aussi le moyen de ne pas s’étonner
d’un changement si nouveau, si extraordinaire ! « Se peut-il,
se répétait-elle continuellement, que ce soit pour moi,
pour mériter mon estime, qu’il a tant adouci sa fierté ? Les
reproches que je lui ai adressés à Hunsford peuvent-ils
lui avoir fait une si forte impression ? Serait-il possible qu’il
m’aîmât encore ? »
 
Après s’être ainsi promenée pendant quelque temps,
il se fit un léger changement ; il fut causé par Mme Gardener,
qui, fatiguée de sa longue promenade, trouvant le
bras d’Élisabeth un trop faible soutien, préféra celui de
son mari. M. Darcy la remplaça alors près d’Élisabeth ;
ils gardèrent quelques moments le silence, et ce fut elle
qui d’abord l’interrompit : elle désirait lui faire savoir
qu’elle était venue à Pemberley, avec la certitude de ne
l’y point trouver, et pour cela, remarqua « que son retour
 
==[[Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/260]]==
avait été bien imprévu, car votre femme de charge, ajouta-t-elle,
nous a assurés que vous n’arriviez que demain ; et
même avant de quitter Bakwell, nous avions ouï dire que
vous n’étiez point attendu de sitôt dans le pays ». Il confirma
la vérité de ces témoignages, ajoutant que quelques affaires
à régler avec son intendant, l’avaient obligé à devancer de
quelques heures ses compagnons de voyage : « Ils me rejoindront
demain, continua-t-il, et parmi eux vous retrouverez
quelques-uns de vos amis, M. Bingley et ses sœurs. »
 
Une légère inclination de tête fut toute la réponse
d’Élisabeth ; elle songeait avec quelque embarras à la dernière
fois où le nom de Bingley avait été prononcé entre
eux, et si elle en pouvait juger par le teint animé de Darcy,
sa pensée n’était guère différemment occupée.
 
« Avec eux est une autre personne, continua-t-il
après une courte pause, qui désire plus particulièrement
être connue de vous. Voulez-vous me permettre, et serai-je
indiscret de vous présenter ma sœur pendant votre séjour
à Lambton ? »
 
La surprise qu’une telle demande causa à Élisabeth
fut grande en vérité ! trop grande pour qu’elle sût même
comment elle y {{Corr|acquiesca|acquiesça}} ; elle sentait bien que si Mlle Darcy
avait quelque désir de la connaître, ce désir n’avait pu lui
être inspiré que par son frère ; et sans en tirer une autre
conséquence, il était flatteur pour elle de voir que ses procédés
envers lui à Hunsford, ne l’avaient point porté à la
juger d’une manière défavorable. Ils marchèrent alors en
silence, tous deux absorbés dans leurs pensées. Élisabeth
n’était point à son aise ; le moyen qu’elle le fût ? Mais son
amour-propre était flatté, et peut-être ne regrettait-elle
plus d’être venue à Pemberley. Le désir témoigné par
Darcy de lui présenter sa sœur, était une civilité des plus
aimables. Ils eurent bientôt devancé les autres, et lorsqu’ils
arrivèrent à la voiture, M. et Mme Gardener étaient encore
loin d’eux.
 
Il la pria alors d’entrer dans la maison, mais elle assura
qu’elle n’était point fatiguée, et ils restèrent ensemble debout
sur la pelouse. Que de choses se pouvaient dire dans un
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semblable moment, et garder le silence était assez inconvenant !…
Elle désirait discourir, mais chaque sujet lui
offrait quelque inconvénient : enfin, elle se rappela qu’elle
venait de voyager, et ils parlèrent de Mallock et de Dovedale
avec une persévérance admirable. Cependant le temps et
sa tante s’avançaient bien doucement, et sa patience et ses
idées étaient presque épuisées avant la fin du tête-à-tête.
M. et Mme Gardener les joignirent, ils furent tous engagés
à prendre quelques rafraîchissements, mais cela fut refusé,
et ils se quittèrent de part et d’autre avec la plus parfaite
politesse. M. Darcy donna la main à ces dames pour monter
en voiture ; comme elle partait, Élisabeth le vit qui prenait
lentement le chemin du château.
 
M. et Mme Gardener commencèrent alors leurs remarques
sur lui, avouant l’un et l’autre qu’ils l’avaient
trouvé fort supérieur à l’idée qu’ils s’en étaient faite.
 
« Il ne se fait nullement valoir, dit M. Gardener, il est
parfaitement poli et aimable.
 
— Il y a quelque chose en lui d’imposant.
 
— Mais je trouve que cela lui sied assez, reprit
Mme Gardener, et je puis maintenant dire avec sa femme
de charge que, encore que bien des gens le disent fier, je ne
m’en suis pas aperçue.
 
— J’ai été, je l’avoue, fort surpris de sa conduite à
notre égard, elle a été plus que polie ; et cependant rien ne
l’obligeait à en user ainsi, car il a fort peu connu Élisabeth.
 
— Il est vrai, Lizzy, dit sa tante, qu’il n’est pas aussi
bel homme que Wickham, ou plutôt, il n’a pas autant de
physionomie, car ses traits sont parfaitement réguliers ;
mais d’où vient que vous nous avez parlé de lui d’une
manière si peu favorable ? »
 
Élisabeth s’excusa du mieux qu’elle put.
 
« Dans Herfordshire je l’avais mal jugé, ajouta-t-elle ;
à son voyage de Kent il m’a plu davantage, mais je ne
l’avais jamais vu aussi aimable qu’il l’a été ce matin.
 
— Si je ne le jugeais que d’après l’impression qu’il
m’a faite, continua Mme Gardener, je ne pourrais croire
 
==[[Page:Austen - Orgueil et préjugé, 1966.djvu/263]]==
qu’il se fût si mal conduit envers notre pauvre Wickham ;
il n’a pas un air dur, au contraire son sourire est aimable,
et dans toute sa personne il y a un certain air de noble
dignité qui d’ordinaire annonce une belle âme. La bonne
dame qui nous a montré le château a fait de lui un si
pompeux éloge, que parfois j’étais tentée de rire, mais je
présume qu’il paie généreusement, et cette qualité-là, dans
l’opinion d’un domestique, comprend souvent toutes les
autres. »
 
Élisabeth se sentit ici obligée de dire quelque chose
qui le pût du moins justifier des accusations de Wickham,
et pour cela donna à entendre, avec autant de précautions
qu’elle le pût, que par ce qu’elle avait appris des parents de
Darcy dans Kent, sa conduite à l’égard de Wickham pouvait
être interprétée d’une manière bien différente, et qu’il
y avait tout lieu de croire que le caractère de Darcy était
loin d’être aussi vicieux et celui de Wickham aussi aimable
qu’on le pensait dans Herfordshire ; à l’appui de tout cela,
elle raconta quelques détails sur les transactions pécuniaires
où {{Corr|ses|ces}} deux messieurs avaient été intéressés, sans toutefois
dire de qui elle les tenait, mais assurant qu’on pouvait y
ajouter foi.
 
Ce récit surprit et chagrina Mme Gardener, mais elle
y réfléchit peu, car approchant maintenant du lieu témoin
des plaisirs de son enfance, elle était trop occupée à montrer
à son mari chaque site environnant qui lui retraçait
quelques souvenirs aimables, pour pouvoir songer à autre
chose. Toute fatiguée qu’elle était de la promenade du
matin, ils n’eurent pas plutôt dîné qu’elle se mit à la recherche
de ses anciennes connaissances, et la soirée se passa
dans les plaisirs si doux, qu’offrent des liaisons renouées
après une longue absence.
 
Les événements de ce jour étaient trop intéressants
pour permettre à Élisabeth de donner beaucoup d’attention
à ces nouveaux amis. Les civilités de M. Darcy occupaient
seules sa pensée, et elle songeait avec une surprise
toujours nouvelle, et non sans plaisir, au désir qu’il avait
témoigné de lui présenter sa sœur.