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<section begin=chapitre14 /><br />
 
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Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l’ancre qu’à midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui.
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D’après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir quitté Londres, et il y arrivait au jour fixé. Il n’avait donc ni retard ni avance. Malheureusement, les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay avaient été perdus, on sait comment, dans cette traversée de la péninsule indienne, — mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les regrettait pas.<section end=chapitre14 />
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<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XV</div>
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<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">où le sac aux bank-notes s’allège encore de quelques milliers de livres.</div>
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<section begin=chapitre15 /><br />
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Le train s’était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong-Kong, afin d’y installer confortablement Mrs. Aouda, qu’il ne voulait pas quitter, tant qu’elle serait en ce pays si dangereux pour elle.
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Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s’approcha de lui et dit :
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« Monsieur Phileas Fogg ?
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— C’est moi.
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— Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant Passepartout.
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*[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/183|Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/183]]
— Oui.
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*[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/189|Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/189]]
— Veuillez me suivre tous les deux. »
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Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises, voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d’obéir.
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« Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr. Fogg.
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— Elle le peut », répondit le policeman.<section end=chapitre15 />
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<br />
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Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places, attelée de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ.
 
La voiture traversa d’abord la « ville noire », aux rues étroites, bordées de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale et déguenillée ; puis elle passa à travers la ville européenne, égayée de maisons de briques, ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que parcouraient déjà, malgré l’heure matinale, des cavaliers élégants et de magnifiques attelages.
 
Le palki-ghari s’arrêta devant une habitation d’apparence simple, mais qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers — on pouvait vraiment leur donner ce nom —, et il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en leur disant :
 
« C’est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge Obadiah. »
 
Puis il se retira et ferma la porte.
 
« Allons ! nous sommes pris ! » s’écria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise.
 
Mrs. Aouda, s’adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d’une voix dont elle cherchait en vain à déguiser l’émotion :
 
« Monsieur, il faut m’abandonner ! C’est pour moi que vous êtes poursuivi ! C’est pour m’avoir sauvée ! »
 
Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n’était pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty ! Inadmissible ! Comment les plaignants oseraient-ils se présenter ? Il y avait méprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous les cas, il n’abandonnerait pas la jeune femme, et qu’il la conduirait à Hong-Kong.
 
« Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout.
 
— Avant midi nous serons à bord », répondit simplement l’impassible gentleman.
 
Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put s’empêcher de se dire à lui-même :
 
« Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous serons à bord ! » Mais il n’était pas rassuré du tout.
 
À huit heures et demie, la porte de la chambre s’ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. C’était une salle d’audience, et un public assez nombreux, composé d’Européens et d’indigènes, en occupait déjà le prétoire.
 
 
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<br />
 
Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s’assirent sur un banc en face des sièges réservés au magistrat et au greffier.
 
Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. C’était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque pendue à un clou et s’en coiffa lestement.
 
« La première cause », dit-il.
 
Mais, portant la main à sa tête :
 
« Hé ! ce n’est pas ma perruque !
 
— En effet, monsieur Obadiah, c’est la mienne, répondit le greffier.
 
— Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu’un juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque d’un greffier ! »
 
L’échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires, Passepartout bouillait d’impatience, car l’aiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du prétoire.
 
« La première cause, reprit alors le juge Obadiah.
 
— Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf.
 
— Me voici, répondit Mr. Fogg.
 
— Passepartout ?
 
— Présent ! répondit Passepartout.
 
— Bien ! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que l’on vous guette à tous les trains de Bombay.
 
— Mais de quoi nous accuse-t-on ? s’écria Passepartout, impatienté.
 
— Vous allez le savoir, répondit le juge.
 
— Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j’ai droit...
 
— Vous a-t-on manqué d’égards ? demanda Mr. Obadiah.
 
— Aucunement.
 
— Bien ! faites entrer les plaignants. »
 
Sur l’ordre du juge, une porte s’ouvrit, et trois prêtres indous furent introduits par un huissier.
 
« C’est bien cela ! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui voulaient brûler notre jeune dame ! »
 
Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut à haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas Fogg et son domestique, accusés d’avoir violé un lieu consacré par la religion brahmanique.
 
« Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg.
 
— Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j’avoue.
 
— Ah ! vous avouez ?...
 
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/87]]==
<section begin=chapitre15 /><br />
 
À un demi-mille en rade, le ''Rangoon'' était mouillé, son pavillon de partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en avance d’une heure. Fix le vit descendre de voiture et s’embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre du pied.
 
« Le gueux ! s’écria-t-il, il part ! Deux mille livres sacrifiées ! Prodigue comme un voleur ! Ah ! je le filerai jusqu’au bout du monde s’il le faut ; mais du train dont il va, tout l’argent du vol y aura passé ! »
 
L’inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet, depuis qu’il avait quitté Londres, tant en frais de voyage qu’en primes, en achat d’éléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres (125,000 fr.) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives, allait diminuant toujours.<section end=chapitre15 />
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XVI</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">où fix n’a pas l’air de connaître du tout les choses dont on lui parle.</div>
<section begin=chapitre16 /><br />
 
Le ''Rangoon'', l’un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix tonnes, et d’une force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait le ''Mongolia'' en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bien installée que l’eût désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne s’agissait que d’une traversée de trois mille cinq cents milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se
montra pas une difficile passagère.
 
Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l’écoutait, en apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans qu’une intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. À de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins l’écouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la grâce et l’imprévu d’un automate dont les mouvements auraient été<section end=chapitre16 />
 
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/90]]==
<br />
 
L’inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la présence de Mrs. Aouda à bord du ''Rangoon'', en compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.
 
Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg ? C’était évidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la péninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ? Ce voyage à travers l’Inde, au contraire, n’avait-il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne ? car elle était charmante ! Fix l’avait
bien vu dans la salle d’audience du tribunal de Calcutta.
 
On comprend à quel point l’agent devait être intrigué. Il se demanda s’il n’y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement. Oui ! cela devait être ! Cette idée s’incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu’il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne pût s’en tirer à prix d’argent.
 
Mais il ne fallait pas attendre l’arrivée du ''Rangoon'' à Hong-Kong. Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter d’un bateau dans un autre, et, avant que l’affaire fût entamée, il pouvait être déjà loin.
 
L’important était donc de prévenir les autorités anglaises et de signaler le passage du ''Rangoon'' avant son débarquement. Or, rien n’était plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique.
 
Toutefois, avant d’agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’il n’était pas très difficile de faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l’incognito qu’il avait gardé jusqu’alors. Or, il n’y avait pas de temps à perdre. On était au 30 octobre, et le lendemain même le ''Rangoon'' devait relâcher à Singapore.
 
Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans l’intention d’aborder Passepartout « le premier » avec les marques de la plus extrême surprise. Passepartout se promenait à l’avant, quand l’inspecteur se précipita vers lui, s’écriant :
 
« Vous, sur le ''Rangoon'' !
 
— Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout, absolument surpris, en reconnaissant son compagnon de traversée du ''Mongolia''. Quoi ! je vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong ! Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde ?
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/95]]==
<br />
 
Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son compagnon — qui regardait un peu sans voir — rentrèrent dans la ville, vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées, qu’entourent de charmants jardins où poussent des mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.
 
À dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans s’en douter, par l’inspecteur, qui avait dû lui aussi se mettre en frais d’équipage.
 
Passepartout les attendait sur le pont du ''Rangoon''. Le brave garçon avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes moyennes, d’un brun foncé au-dehors, d’un rouge éclatant au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres, procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce.
 
À onze heures, le ''Rangoon'', ayant son plein de charbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus beaux tigres de la terre.
 
Treize cents milles environ séparent Singapore de l’île de Hong-Kong, petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon.
 
Le ''Rangoon'' était fort chargé. De nombreux passagers s’étaient embarqués à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.
 
Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il était maniable, le capitaine faisait établir la voilure. Le ''Rangoon'', gréé en brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidité s’accrut sous la double action de la vapeur et du vent. C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lame courte et parfois très fatigante, les côtes d’Annam et de Cochinchine.
 
Mais la faute en était plutôt au ''Rangoon'' qu’à la mer, et c’est à ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s’en prendre de cette fatigue.
 
En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le rapport de leur tirant d’eau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par suite, ils n’offrent
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/101]]==
<br />
 
Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s’il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour Yokohama.
 
« Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.
 
— Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement.
 
Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.
 
« Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg.
 
— Le ''Carnatic'', répondit le pilote.
 
— N’était-ce pas hier qu’il devait partir ?
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/103]]==
<section begin=chapitre18 /><br />
 
Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait immanquablement un personnage tel que l’honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville.
 
Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s’était établi en Europe — en Hollande, croyait-on —, ce qui s’expliquait par suite de nombreuses relations qu’il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale.
 
Phileas Fogg revint à l’''Hôtel du Club''. Aussitôt il fit demander à Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre préambule, il lui apprit que l’honorable Jejeeh ne résidait plus à Hong-Kong, et qu’il habitait vraisemblablement la Hollande.
 
À cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d’abord. Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix :
 
« Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle.
 
— C’est très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe.
 
— Mais je ne puis abuser...
 
— Vous n’abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme... Passepartout ?
 
— Monsieur ? répondit Passepartout.
 
— Allez au ''Carnatic'', et retenez trois cabines. »
 
Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt l’''Hôtel du Club''.<section end=chapitre18 />
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XIX</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">où passepartout prend un trop vif intérêt à son maître, et ce qui s’ensuit.</div>
<section begin=chapitre19 /><br />
 
Hong-Kong n’est qu’un îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre de 1842, assura la possession à l’Angleterre. En quelques années, le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à l’embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur<section end=chapitre19 />
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/114]]==
<br />
 
Le pilote s’était retiré à l’écart. Il regardait la mer, évidemment combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de s’aventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles.
 
Pendant ce temps, Mr. Fogg s’était retourné vers Mrs. Aouda.
 
« Vous n’aurez pas peur, madame ? lui demanda-t-il.
 
— Avec vous, non, monsieur Fogg », répondit la jeune femme.
 
Le pilote s’était de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son chapeau entre ses mains.
 
« Eh bien, pilote ? dit Mr. Fogg.
 
— Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de l’année. D’ailleurs, nous n’arriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.
 
— Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.
 
— C’est la même chose. »
 
Fix respira un bon coup d’air.
 
« Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s’arranger autrement. »
 
Fix ne respira plus.
 
« Comment ? demanda Phileas Fogg.
 
— En allant à Nagasaki, l’extrémité sud du Japon, onze cents milles, ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette dernière traversée, on ne s’éloignerait pas de la côte chinoise, ce qui serait un grand avantage, d’autant plus que les courants y portent au nord.
 
— Pilote, répondit Phileas Fogg, c’est à Yokohama que je dois prendre la malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.
 
— Pourquoi pas ? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port de départ est Shangaï.
 
— Vous êtes certain de ce vous dites ?
 
— Certain.
 
— Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?
 
— Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c’est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne de huit milles à l’heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï.
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/118]]==
<noinclude><br />
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXI</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps">où le patron de la « tankadère » risque fort de perdre une prime de deux cents livres.</div>
</noinclude><br />
 
C’était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette époque de l’année. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la Chine, exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant les équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre.
 
C’eût été, bien évidemment, l’avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu’à Yokohama, puisqu’il était payé tant par jour. Mais son imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces conditions, et c’était déjà faire acte d’audace, sinon de témérité, que de remonter jusqu’à Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa ''Tankadère'', qui s’élevait à la lame comme une mauve, et peut-être n’avait-il pas tort.
 
Pendant les dernières heures de cette journée, la ''Tankadère'' navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.
 
« Je n’ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la goélette donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible.
— Que Votre Honneur s’en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos flèches n’y ajouteraient rien, et ne serviraient qu’à assommer l’embarcation en nuisant à sa marche.
 
— C’est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous. »
 
Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d’aplomb comme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à l’arrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri déjà par le crépuscule, qu’elle bravait sur une frêle embarcation. Au-dessus de sa tête se déployaient les voiles blanches, qui l’emportaient dans l’espace comme de grandes ailes. La goélette, soulevée par le vent, semblait voler dans l’air.
 
La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumière devait s’éteindre bientôt dans les brumes de l’horizon. Des nuages chassaient de l’est et envahissaient déjà une partie du ciel.
 
 
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<br />
 
Le pilote avait disposé ses feux de position, — précaution indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n’y étaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc.
 
Fix rêvait à l’avant de l’embarcation. Il se tenait à l’écart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. D’ailleurs, il lui répugnait de parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à l’avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s’arrêterait pas à Yokohama, qu’il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco afin d’atteindre l’Amérique, dont la vaste étendue lui assurerait l’impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.
 
Au lieu de s’embarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté la police. Mais une fois sur la terre de l’Union, que ferait Fix ? Abandonnerait-il cet homme ? Non, cent fois non ! et jusqu’à ce qu’il eût obtenu un acte d’extradition, il ne le
quitterait pas d’une semelle. C’était son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s’était produite : Passepartout n’était plus auprès de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais.
 
Phileas Fogg, lui, n’était pas non plus sans songer à son domestique, si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le ''Carnatic'', au dernier moment. C’était aussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvât à Yokohama, et, si le ''Carnatic'' l’y avait transporté, il serait aisé de le savoir.
 
Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé l’état du ciel, laissa la voilure telle qu’elle était établie. D’ailleurs, la ''Tankadère'' portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d’eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain.
 
À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix les y avait précédés, et s’était étendu sur l’un des cadres. Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le pont.
 
Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait plus de
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<br />
 
Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte d’eau ne pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de l’embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière à maintenir la goélette vent arrière. Et on attendit.
 
John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine ; mais, dans un étroit espace, à peu près privé d’air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n’avait rien d’agréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter le pont.
 
Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien qu’avec son petit morceau de toile, la ''Tankadère'' fut enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d’une locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la vérité.
 
Pendant toute la journée, l’embarcation courut ainsi vers le nord, emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces montagnes d’eau qui se dressaient à l’arrière ; mais un adroit coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais l’intrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de son programme.
 
Jusqu’alors la ''Tankadère'' avait toujours fait route au nord ; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties d’un bâtiment sont reliées entre elles.
 
Avec la nuit, la tempête s’accentua encore. En voyant l’obscurité se faire, et avec l’obscurité s’accroître la tourmente, John Bunsby ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s’il ne serait pas temps de relâcher, et il consulta son équipage.
 
Ses hommes consultés, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et lui dit :
 
« Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports de la côte.
 
— Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.
 
 
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<br />
 
— Ah ! fit le pilote, mais lequel ?
 
— Je n’en connais qu’un, répondit tranquillement Mr. Fogg.
 
— Et c’est !...
 
— Shangaï. »
 
Cette réponse, le pilote fut d’abord quelques instants sans comprendre ce qu’elle signifiait, ce qu’elle renfermait d’obstination et de ténacité. Puis il s’écria :
 
« Eh bien, oui ! Votre Honneur a raison. À Shangaï ! »
 
Et la direction de la ''Tankadère'' fut imperturbablement maintenue vers le nord.
 
Nuit vraiment terrible ! Ce fut un miracle si la petite goélette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d’une fois Mr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames.
 
Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C’était une modification favorable, et la ''Tankadère'' fit de nouveau route sur cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite.
 
De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées, mais pas un navire en vue. La ''Tankadère'' était seule à tenir la mer.
 
À midi, il y eut quelques symptômes d’accalmie, qui, avec l’abaissement du soleil sur l’horizon, se prononcèrent plus nettement.
 
Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos.
 
La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris. La vitesse de l’embarcation fut considérable. Le lendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John Bunsby put affirmer qu’on n’était pas à cent milles de Shangaï.
 
Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire ! C’était le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, s’il ne voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n’eût pas été en ce moment à trente milles du port.
 
La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d’étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l’étrave.
 
À midi, la ''Tankadère'' n’était pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaï. Il
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<br />
 
TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE
 
DE
 
L’HONORABLE WILLIAM BATULCAR
 
______
 
DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
 
Avant leur départ pour les États-Unis d’Amérique
 
DES
 
LONGS-NEZ-LONGS-NEZ
 
SOUS L’INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU
 
Grande Attraction !
</center>
 
« Les États-Unis d’Amérique ! s’écria Passepartout, voilà justement mon affaire !... »
 
Il suivit l’homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la ville japonaise. Un quart d’heure plus tard, il s’arrêtait devant une vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en couleurs violentes, toute une bande de jongleurs.
 
C’était l’établissement de l’honorable Batulcar, sorte de Barnum américain, directeur d’une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l’affiche, donnait ses dernières représentations avant de quitter l’empire du Soleil pour les États de l’Union.
 
Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.
 
« Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu’il prit d’abord pour un indigène.
 
— Avez-vous besoin d’un domestique ? demanda Passepartout.
 
— Un domestique, s’écria le Barnum en caressant l’épaisse barbiche grise qui foisonnait sous son menton, j’en ai deux, obéissants, fidèles, qui ne m’ont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à condition que je les nourrisse... Et les voilà, ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes, sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse.
 
— Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ?
 
— À rien.
 
— Diable ! ça m’aurait pourtant fort convenu de partir avec vous.
 
— Ah çà ! dit l’honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un singe ! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte ?
 
— On s’habille comme on peut !
 
— Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous ?
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/139]]==
<noinclude><br />
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXIV</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps">Pendant lequel s’accomplit la traversée de l’océan pacifique.</div>
</noinclude><br />
 
Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les signaux faits par la ''Tankadère'' avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s’était dirigé vers la petite goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldant son passage au prix convenu, mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent cinquante livres (13,750 fr.). Puis l’honorable gentleman, Mrs. Aouda et Fix étaient montés à bord du steamer, qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki et Yokohama.
 
Arrivé le matin même, 14 novembre, à l’heure réglementaire, Phileas Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, s’était rendu à bord du ''Carnatic'', et là il apprenait, à la grande joie de Mrs. Aouda — et peut-être à la sienne, mais du moins il n’en laissa rien paraître — que le Français Passepartout était effectivement arrivé la veille à Yokohama.
 
Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pour San Francisco, se mit immédiatement à la recherche de son domestique. Il s’adressa, mais en vain, aux agents consulaires français et anglais, et, après avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama, il désespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard, ou peut-être une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case de l’honorable Batulcar. Il n’eût certes point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de héraut ; mais celui-ci, dans sa position renversée, aperçut son maître à la galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez. De là rupture de l’équilibre, et ce qui s’ensuivit.
 
Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. Aouda, qui lui raconta alors comment s’était faite cette traversée de Hong-Kong à Yokohama, en compagnie d’un sieur Fix, sur la goélette la ''Tankadère''.
 
Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le moment n’était pas venu de dire à son maître ce qui s’était passé entre l’inspecteur de police et lui. Aussi, dans l’histoire que Passepartout fit de ses aventures, il s’accusa et s’excusa seulement d’avoir été surpris par l’ivresse de l’opium dans une tabagie de Yokohama.
 
 
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<br />
 
Mr. Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre ; puis il ouvrit à son domestique un crédit suffisant pour que celui-ci pût se procurer à bord des habits plus convenables. Et, en effet, une heure ne s’était pas écoulée, que l’honnête garçon, ayant coupé son nez et rogné ses ailes, n’avait plus rien en lui qui rappelât le sectateur du dieu Tingou.
 
Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco appartenait à la Compagnie du « Pacific Mail steam », et se nommait le ''General-Grant''. C’était un vaste steamer à roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes, bien aménagé et doué d’une grande vitesse. Un énorme balancier s’élevait et s’abaissait successivement au dessus du pont ; à l’une de ses extrémités s’articulait la tige d’un
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<br />
 
Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva une grande joie. On se rappelle que l’entêté s’était obstiné à garder l’heure de Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les heures des pays qu’il traversait. Or, ce jour-là, bien qu’il ne l’eût jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouva d’accord avec les chronomètres du bord.
 
Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait bien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s’il eût été présent.
 
« Ce coquin qui me racontait un tas d’histoires sur les méridiens, sur le soleil, sur la lune ! répétait Passepartout. Hein ! ces gens-là ! Si on les écoutait, on ferait de la belle horlogerie ! J’étais bien sûr qu’un jour ou l’autre, le soleil se déciderait à se régler sur ma montre !... »
 
Passepartout ignorait ceci : c’est que si le cadran de sa montre eût été divisé en vingt-quatre heures comme les horloges italiennes, il n’aurait eu aucun motif de triompher, car les aiguilles de son instrument, quand il était neuf heures du matin à bord, auraient indiqué neuf heures du soir, c’est-à-dire la vingt et unième heure depuis minuit, — différence précisément égale à celle qui existe entre Londres et le cent quatre-vingtième méridien.
 
Mais si Fix avait été capable d’expliquer cet effet purement physique, Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de le comprendre, du moins de l’admettre. Et en tout cas, si, par impossible, l’inspecteur de police se fût inopinément montré à bord en ce moment, il est probable que Passepartout, à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet tout différent et d’une tout autre manière.
 
Or, où était Fix en ce moment ?...
 
Fix était précisément à bord du ''General-Grant''.
 
En effet, en arrivant à Yokohama, l’agent, abandonnant Mr. Fogg qu’il comptait retrouver dans la journée, s’était immédiatement rendu chez le consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat, qui, courant après lui depuis Bombay, avait déjà quarante jours de date, — mandat qui lui avait été expédié de Hong-Kong par ce même ''Carnatic'' à bord duquel on le croyait. Qu’on juge du désappointement du détective ! Le mandat devenait inutile ! Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises ! Un acte d’extradition était maintenant
nécessaire pour l’arrêter !
 
« Soit ! se dit Fix, après le premier moment de colère, mon mandat n’est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin a tout l’air de revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté la police. Bien. Je le suivrai jusque-là. Quant à l’argent, Dieu veuille qu’il en reste ! Mais en voyages, en primes, en procès, en amendes,
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<br />
 
— Englishman ! répondit l’autre.
 
— Nous nous retrouverons !
 
— Quand il vous plaira. — Votre nom ?
 
— Phileas Fogg. Le vôtre ?
 
— Le colonel Stamp W. Proctor. »
 
Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage s’était séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens — affaire de mode — ne se vêtent qu’après en avoir préalablement enlevé le fond. Mais, en somme, Mrs. Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing.
 
« Merci, dit Mr. Fogg à l’inspecteur, dès qu’ils furent hors de la foule.
 
— Il n’y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.
 
— Où ?
 
— Chez un marchand de confection. »
 
En effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas Fogg et de Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy.
 
Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils revinrent à International-Hôtel.
 
Là, Passepartout attendait son maître, armé d’une demi-douzaine de revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s’obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s’était passé, Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix n’était plus un ennemi, c’était un allié. Il tenait sa parole.
 
Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit à Fix :
 
« Vous n’avez pas revu ce colonel Proctor ?
 
— Non, répondit Fix.
 
— Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. Il ne serait pas convenable qu’un citoyen anglais se laissât traiter de cette façon. »
 
L’inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg était de cette race d’Anglais qui, s’ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se battent à l’étranger, quand il s’agit de soutenir leur honneur.
 
À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à partir.
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<section begin=chapitre25 /><br />
 
Au moment où Mr. Fogg allait s’embarquer, il avisa un employé et le rejoignant :
 
« Mon ami, lui dit-il, n’y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd’hui à San Francisco ?
 
— C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé.
 
— Cependant, j’ai cru remarquer une certaine animation dans les rues.
 
— Il s’agissait simplement d’un meeting organisé pour une élection.
 
— L’élection d’un général en chef, sans doute ? demanda Mr. Fogg.
 
— Non, monsieur, d’un juge de paix. »
 
Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit à toute vapeur.<section end=chapitre25 />
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXVI</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">dans lequel on prend le train express du chemin de fer du pacifique.</div>
<section begin=chapitre26 /><br />
 
« Ocean to Ocean » — ainsi disent les Américains —, et ces trois mots devraient être la dénomination générale du « grand trunk », qui traverse les États-Unis d’Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, en réalité, le « Pacific rail-road » se divise en deux parties distinctes : « Central Pacific » entre San Francisco et Ogden, et « Union Pacific » entre Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New York.
 
New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves, — vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845, après qu’ils eurent été chassés de l’Illinois.
 
Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept jours.
 
C’est en 1862 que, malgré l’opposition des députés du Sud, qui voulaient une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président Lincoln, de si regrettée<section end=chapitre26 />
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/162]]==
<br />
 
À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d’églises, mais, comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et l’arsenal ; puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées d’acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d’argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, où se tient le marché, s’élevaient quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.
 
Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes, — sauf toutefois la partie du Temple, qu’ils n’atteignirent qu’après avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui s’explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l’Utah qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n’admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un châle fort modeste. Les autres n’étaient vêtues que d’indienne.
 
Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur d’un seul Mormon. Dans son bon sens, c’était le mari qu’il plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d’avoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusqu’au paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour l’éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire l’ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait — peut-être s’abusait-il en ceci — que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants.
 
Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.
 
Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! » retentirent.
 
On n’arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement
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<br />
 
En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et se promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s’était si grossièrement comporté à l’égard de Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en arrière.
 
Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle s’était attachée à l’homme qui, si froidement que ce fût, lui donnait chaque jour les marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur, et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance, mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi son cœur se serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite. Évidemment, c’était le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor, mais enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg aperçut son adversaire.
 
Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d’un moment où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la situation.
 
« Ce Proctor est dans le train ! s’écria Fix. Eh bien, rassurez-vous, madame, avant d’avoir affaire au sieur... à Mr. Fogg, il aura affaire à moi ! Il me semble que, dans tout ceci, c’est encore moi qui ai reçu les plus graves insultes !
 
— Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel qu’il est.
 
— Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera à personne le soin de le venger. Il est homme, il l’a dit, à revenir en Amérique pour retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une rencontre, qui peut amener de déplorables résultats. Il faut donc qu’il ne le voie pas.
 
— Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et...
 
— Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du Reform-Club. Dans quatre jours nous serons à New York ! Eh bien, si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain, que Dieu confonde ! Or, nous saurons bien l’empêcher... »
 
La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s’était réveillé, et regardait la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit à l’inspecteur de police :
 
« Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui ?
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<section begin=chapitre28 /><br />
 
— Moi, peur ! s’écria Passepartout. Eh bien, soit ! Je montrerai à ces gens-là qu’un Français peut être aussi américain qu’eux !
 
— En voiture ! en voiture ! criait le conducteur.
 
— Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! Et tout de suite ! Mais on ne m’empêchera pas de penser qu’il eût été plus naturel de nous faire d’abord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le train ensuite !... »
Mais personne n’entendit cette sage réflexion, et personne n’eût voulu en reconnaître la justesse.
 
Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s’était passé. Les joueurs étaient tout entiers à leur whist.
 
La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la vapeur, ramena son train en arrière pendant près d’un mille —, reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.
 
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle s’accéléra ; bientôt la vitesse devint effroyable ; on n’entendait plus qu’un seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l’heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
 
Et l’on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d’une rive à l’autre, et le mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée qu’à cinq milles au-delà de la station.
 
Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas dans le rapide de Medicine-Bow.<section end=chapitre28 />
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXIX</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">où il sera fait le récit d’incidents divers qui ne se rencontrent que sur les rail-roads de l’union.</div>
<section begin=chapitre29 /><br />
 
Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles, dépassait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe d’Evans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du parcours, soit huit mille<section end=chapitre29 />
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/176]]==
<br />
 
— À Chicago ?
 
— Non.
 
— À Omaha ?
 
— Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?
 
— Non, répondit Mr. Fogg.
 
— C’est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver.
 
— Soit, répondit Mr. Fogg. Je m’arrêterai à Plum-Creek.
 
— Et je crois même que vous y resterez ! ajouta l’Américain avec une insolence sans pareille.
 
— Qui sait, monsieur ? » répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d’habitude.
 
Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les fanfarons n’étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.
 
À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l’approche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout l’accompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte.
 
En ce moment, la porte de l’autre wagon s’ouvrit, et le colonel Proctor apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de sa trempe. Mais à l’instant où les deux adversaires allaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria :
 
« On ne descend pas, messieurs.
 
— Et pourquoi ? demanda le colonel.
 
— Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s’arrête pas.
 
— Mais je dois me battre avec monsieur.
 
— Je le regrette, répondit l’employé, mais nous repartons immédiatement. Voici la cloche qui sonne ! »
 
La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.
 
« Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, j’aurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque vous n’avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous battre en route ?
 
— Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur ! dit le colonel Proctor d’un air goguenard.
 
— Cela me convient parfaitement », répondit Phileas Fogg.
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/181]]==
<br />
 
Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats — une centaine d’hommes environ — s’étaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.
 
« Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.
 
— Morts ? demanda le capitaine.
 
— Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude qu’il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux ?
 
— Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas ! Je ne saurais abandonner le fort qui m’est confié.
 
— Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s’agit de la vie de trois hommes.
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/183]]==
<br />
 
L’inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir. Quoi ! cet homme qu’il venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s’en séparer ! Sa nature reprenait le dessus, il s’incriminait, il s’accusait, il se traitait comme s’il eût été le directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant délit de
naïveté.
 
« J’ai été inepte ! pensait-il. L’autre lui aura appris qui j’étais ! Il est parti, il ne reviendra pas ! Où le reprendre maintenant ? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d’arrestation ! Décidément je ne suis qu’une bête ! »
 
Ainsi raisonnait l’inspecteur de police, tandis que les heures s’écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti prendre ? Il était tenté de s’en aller à travers les longues plaines
blanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige !... Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaça.
 
Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable envie d’abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.
 
En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l’est. Une énorme ombre, précédée d’une lueur fauve, s’avançait lentement, considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.
 
Cependant on n’attendait encore aucun train venant de l’est. Les secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train d’Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain. — On fut bientôt fixé.
 
Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, c’était celle qui, après avoir été détachée du train, avait continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles ; puis, le feu avait baissé, faute de combustible ; la vapeur s’était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa marche, la machine s’arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station de Kearney.
 
Ni le mécanicien ni le chauffeur n’avaient succombé, et, après un évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.
 
 
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/184]]==
<br />
 
La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, n’ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui s’était passé. Comment la locomotive avait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il n’était pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.
 
Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. Continuer la route dans la direction d’Omaha était prudent ; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux... N’importe ! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. C’était elle qui sifflait dans la brume.
 
Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.
 
À l’arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et s’adressant au conducteur :
 
« Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.
 
— À l’instant, madame.
 
— Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons...
 
— Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous
avons déjà trois heures de retard.
 
— Et quand passera l’autre train venant de San Francisco ?
 
— Demain soir, madame.
 
— Demain soir ! mais il sera trop tard. Il faut attendre...
 
— C’est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture.
 
— Je ne partirai pas », répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et maintenant que le train était là, prêt à s’élancer, qu’il n’avait plus qu’à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne pouvait s’en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de l’insuccès l’étouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout.
 
Cependant les voyageurs et quelques blessés — entre autres le colonel Proctor, dont l’état était grave — avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur s’échappait par
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/189]]==
<br />
 
Quant à ce que pensait alors l’inspecteur de police ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu’il serait absolument en sûreté en Angleterre ? Peut-être l’opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. Mais il n’en était pas moins décidé à faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre.
 
À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs — on serait tenté de dire les passagers — y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles étaient hissées, et, sous l’impulsion
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/191]]==
<br />
 
Et ce furent les seules paroles qu’il prononça pendant cette traversée. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des atteintes du froid.
 
Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond d’imperturbable confiance qu’il possédait, il s’était repris à espérer. Au lieu d’arriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du paquebot de Liverpool.
 
Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son allié Fix. Il n’oubliait pas que c’était l’inspecteur lui-même qui avait procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen qu’il y eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée.
 
En tout cas, une chose que Passepartout n’oublierait jamais, c’était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l’arracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... Non ! son serviteur ne l’oublierait pas !
 
Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses, le traîneau volait sur l’immense tapis de neige. S’il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s’en apercevait pas. Les champs et les cours d’eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte. Comprise entre l’Union Pacific Road et l’embranchement qui doit réunir Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d’oiseaux sauvages s’enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés. Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de l’avance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière.
 
À midi, Mudge reconnut à quelques indices qu’il passait le cours glacé de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station d’Omaha.
 
Et, en effet, il n’était pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre,
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/193]]==
<noinclude><br />
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXXII</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps">Dans lequel Phileas Fogg engage une lutte directe contre la mauvaise chance.</div>
</noinclude><br />
 
En partant, le ''China'' semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg.
 
En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l’Amérique et l’Europe, ni les transatlantiques français, ni les navires du « White-Star-line », ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman.
 
En effet, le ''Pereire'', de la Compagnie transatlantique française — dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes, sans exception —, ne partait que le surlendemain, 14 décembre. Et d’ailleurs, de même que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il n’allait pas directement à Liverpool ou à Londres, mais au Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre à Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.
 
Quant aux paquebots Imman, dont l’un, le ''City-of-Paris'', mettait en mer le lendemain, il n’y fallait pas songer. Ces navires sont particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu’à la vapeur, et leur vitesse est médiocre. Ils employaient à cette traversée de New York à l’Angleterre plus de temps qu’il n’en restait à Mr. Fogg pour gagner son pari.
 
De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son ''Bradshaw'', qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transocéanienne.
 
Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. C’était sa faute à lui, qui, au lieu d’aider son maître, n’avait cessé de semer des obstacles sur sa route ! Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt, quand il songeait que cet énorme pari, en y joignant les frais considérables de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement Mr. Fogg, il s’accablait d’injures.
 
 
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/194]]==
<br />
 
Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots :
 
« Nous aviserons demain. Venez. »
 
Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l’Hudson dans le Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui les conduisit à l’hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit d’un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.
 
Le lendemain, c’était le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti la veille par le ''China'', l’un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus !
 
Mr. Fogg quitta l’hôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique de l’attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout instant.
 
Mr. Fogg se rendit aux rives de l’Hudson, et parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n’est pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les points du monde ; mais la plupart étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.
 
Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu’il se préparait à appareiller.
 
Phileas Fogg héla un canot, s’y embarqua, et, en quelques coups d’aviron, il se trouvait à l’échelle de l’''Henrietta'', steamer à coque de fer, dont tous les hauts étaient en bois.
 
Le capitaine de l’''Henrietta'' était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.
 
C’était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveux rouges, forte encolure, — rien de l’aspect d’un homme du monde.
 
« Le capitaine ? demanda Mr. Fogg.
 
— C’est moi.
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/198]]==
<section begin=chapitre32 /><br />
 
Au moment où l’''Henrietta'' appareillait, tous quatre étaient à bord.
 
Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée, il poussa un de ces « Oh ! » prolongés, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante !
 
Quant à l’inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque d’Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n’en jetât pas encore quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175,000 fr.) manqueraient au sac à bank-notes !<section end=chapitre32 />
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXXIII</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">où phileas fogg se montre à la hauteur des circonstances.</div>
<section begin=chapitre33 /><br />
 
Une heure après, le steamer ''Henrietta'' dépassait le Light-boat qui marque l’entrée de l’Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, au large du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers l’est.
 
Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde. C’était Phileas Fogg. esq.
 
Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à clef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient une colère, bien pardonnable, poussée jusqu’au paroxysme.
 
Ce qui s’était passé était très simple. Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’y conduire. Alors Phileas Fogg avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures qu’il était à bord, il avait si bien manœuvré à coups de bank-notes, que l’équipage, matelots et chauffeurs — équipage un peu interlope, qui était en assez mauvais termes avec le capitaine —, lui appartenait. Et voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi enfin l’''Henrietta'' se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était très clair, à voir manœuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.<section end=chapitre33 />
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/199]]==
<br />
 
Maintenant, comment finirait l’aventure, on le saurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d’être inquiète, sans en rien dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout d’abord. Quant à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable.
 
« Entre onze et douze nœuds », avait dit le capitaine Speedy, et en effet l’''Henrietta'' se maintenait dans cette moyenne de vitesse.
 
Si donc — que de « si » encore ! — si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l’est, s’il ne survenait aucune avarie au bâtiment, aucun accident à la machine, l’''Henrietta'', dans les neuf jours comptés du 12 décembre au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui séparent New York de Liverpool. Il est vrai qu’une fois arrivé, l’affaire de l’''Henrietta'' brochant sur l’affaire de la Banque, cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu’il ne voudrait.
 
Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d’excellentes conditions. La mer n’était pas trop dure ; le vent paraissait fixé au nord-est ; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes, l’''Henrietta'' marcha comme un vrai transatlantique.
 
Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître, dont il ne voulait pas voir les conséquences, l’enthousiasmait. Jamais l’équipage n’avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour lui, ils manœuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur, très
communicative, s’imprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. Il ne songeait qu’à ce but, si près d’être atteint, et parfois il bouillait d’impatience, comme s’il eût été chauffé par les fourneaux de l’''Henrietta''. Souvent aussi, le digne garçon tournait autour de Fix ; il le regardait d’un œil « qui en disait long »! mais il ne lui parlait pas, car il n’existait plus aucune intimité entre les deux anciens amis.
 
D’ailleurs Fix, il faut le dire, n’y comprenait plus rien ! La conquête de l’''Henrietta'', l’achat de son équipage, ce Fogg manœuvrant comme un marin consommé, tout cet ensemble de choses l’étourdissait. Il ne savait plus que penser ! Mais, après tout, un gentleman qui commençait par voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et Fix fut naturellement amené à croire que l’''Henrietta'', dirigée par Fogg, n’allait point du tout à
Liverpool, mais dans quelque point du monde où le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en sûreté! Cette hypothèse, il faut bien l’avouer, était on ne peut plus
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/204]]==
<br />
 
Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d’Irlande et du feu de Fastenet.
 
Toutefois, à dix heures du soir, le navire n’était encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n’avait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres ! Or, c’était le temps qu’il fallait à l’''Henrietta'' pour gagner Liverpool, — même en marchant à toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin à l’audacieux gentleman !
 
« Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par s’intéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre vous ! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/207]]==
<br />
 
Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, n’y pouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son cœur s’indigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu’elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.
 
Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui commandait de l’arrêter, fût-il coupable ou non. La justice en déciderait.
 
Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible qu’il était décidément la cause de tout ce malheur ! En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? Quand Fix avait révélé et sa qualité d’inspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître ? Celui-ci, prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence ; il lui aurait démontré son erreur ; en tout cas, il n’eût pas véhiculé à ses frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin avait été de l’arrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre garçon était pris d’irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine à voir. Il voulait se briser la tête !
 
Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.
 
Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusqu’à huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, — et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres.
 
En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable. Résigné, on n’eût pu le dire, mais ce dernier coup n’avait pu l’émouvoir, au moins en apparence. S’était-il formé en lui une de ces rages secrètes, terribles parce qu’elles sont contenues, et qui n’éclatent qu’au dernier moment avec une force irrésistible ? On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi ? Conservait-il quelque espoir ? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ?
 
Quoi qu’il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table
==[[Page:Verne - Le Tour du monde en quatre-vingts jours.djvu/215]]==
<section begin=chapitre35 /><br />
 
Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.
 
Passepartout sourit de son meilleur sourire.
 
« Jamais trop tard », dit-il.
 
Il n’était que huit heures cinq.
 
« Ce serait pour demain, lundi ! dit-il.
 
— Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.
 
— Pour demain lundi ! » répondit Mrs. Aouda. Passepartout sortit, tout courant.<section end=chapitre35 />
 
 
 
 
 
<div style="text-align:center;font-size:120%;line-height:120%;">XXXVI</div>
 
 
<div style="text-align:center;font-variant:small-caps;">dans lequel phileas fogg fait de nouveau prime sur le marché.</div>
<section begin=chapitre36 /><br />
 
Il est temps de dire ici quel revirement de l’opinion s’était produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l’arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand — qui avait eu lieu le 17 décembre, à Edimbourg.
 
Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance, et maintenant c’était le plus honnête gentleman, qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du monde.
 
Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.
 
Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu’ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en ce moment ? Le 17 décembre —, jour où James Strand fut arrêté —, il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche suivant l’itinéraire convenu ? Et le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de l’exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club ?<section end=chapitre36 />
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Il faut renoncer à peindre l’anxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row,.. Rien. La police elle-même ne savait plus ce qu’était devenu le détective Fix, qui s’était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui n’empêcha pas les paris de s’engager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.
 
Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours du « Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure que s’avançait l’heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, l’émotion prenait des proportions invraisemblables.
 
Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l’ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d’Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.
 
Au moment où l’horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :
 
« Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.
 
— À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan.
 
— À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train suivant n’arrive qu’à minuit dix.
 
— Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné.
 
— Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n’arrive jamais ni trop tard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n’en serais pas autrement surpris.
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« Qu’y a-t-il ? demanda Mr. Fogg.
 
— Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible.
 
— Impossible ?
 
— Impossible... pour demain.
 
— Pourquoi ?
 
— Parce que demain... c’est dimanche !
 
— Lundi, répondit Mr. Fogg.
 
— Non... aujourd’hui... samedi.
 
— Samedi ? impossible !
 
— Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. Vous vous êtes trompé d’un jour ! Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste plus que dix minutes !... »
 
Passepartout avait saisi son maître au collet, et il l’entraînait avec une force irrésistible !
 
Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures, il arriva au Reform-Club.
 
L’horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon...
 
Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours !...
 
Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres !
 
Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour ? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu’il n’était qu’au vendredi, 20 décembre, soixante dix neuf jours seulement après son départ ?
 
Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.
 
Phileas Fogg avait, « sans s’en douter », gagné un jour sur son itinéraire, — et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l’''est'', et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l’''ouest''.
 
En effet, en marchant vers l’est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures, — c’est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En d’autres termes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l’est, voyait le soleil passer ''quatre-vingts fois'' au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que ''soixante-dix-neuf fois''. C’est