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m de la lune à la terre
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Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très influent s’établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On sait avec quelle énergie l’instinct militaire se développa chez ce peuple d’armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples négociants enjambèrent leur comptoir pour s’improviser capitaines, colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d’application de West-Point<ref>École militaire des États-Unis.</ref> ; ils égalèrent bientôt dans « L’art de la guerre » leurs collègues du vieux continent, et comme eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes.
 
Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très influent s’établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On sait avec quelle énergie l’instinct militaire se développa chez ce peuple d’armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples négociants enjambèrent leur comptoir pour s’improviser capitaines, colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d’application de West-Point<ref>École militaire des États-Unis.</ref> ; ils égalèrent bientôt dans « L’art de la guerre » leurs collègues du vieux continent,
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et comme eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes.
 
Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens, ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées inconnues jusqu’alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de plein fouet, de feux d’écharpe, d’enfilade ou de revers, les Anglais, les Français, les Prussiens, n’ont plus rien à apprendre ; mais leurs canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de poche auprès des formidables engins de l’artillerie américaine.
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Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa un nouveau canon s’associa avec le premier qui le fondit et le premier qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club<ref>Littéralement « Club-Canon ».</ref>. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent soixante-quinze membres correspondants.
 
Une condition sine qua non était imposée à toute personne qui voulait entrer dans l’association, la condition d’avoir imaginé ou, tout au moins, perfectionné un canon ; à défaut de canon, une arme à feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à quinze coups, de carabines
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pivotantes ou de sabres-pistolets ne jouissaient pas d’une grande considération. Les artilleurs les primaient en toute circonstance.
 
« L’estime qu’ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs du Gun-Club, est proportionnelle « aux masses » de leur canon, et « en raison directe du carré des distances » atteintes par leurs projectiles ! »
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Quoi qu’il en soit, l’effet de ces canons était très meurtrier, et à chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux. Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix ennemis par terre ? Qu’étaient ces feux surprenants d’Iéna ou d’Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille ? On en avait vu bien d’autres pendant la guerre fédérale ! Au combat de Gettysburg, un projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent soixante-treize confédérés ; et, au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à son coup d’essai, il tua trois cent trente-sept personnes, — en éclatant, il est vrai !
 
 
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Qu’ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes ? Rien. Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn : en divisant le nombre des victimes tombées sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tué pour son compte une « moyenne » de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.
 
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Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s’empilèrent dans les parcs, les souvenirs sanglants s’effacèrent, les cotonniers poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les vêtements de deuil achevèrent de s’user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura plongé dans un désœuvrement profond.
 
Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien encore à des calculs de balistique ; ils rêvaient toujours de bombes gigantesques et d’obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines théories ? Aussi les salles devenaient désertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club,
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jadis si bruyants, maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s’endormaient dans les rêveries de l’artillerie platonique !
 
« C’est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à faire ! rien à espérer ! Quelle existence fastidieuse ! Où est le temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses détonations ?
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— Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours en Europe pour soutenir le principe des nationalités !
 
Eh bien ?
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Eh bien ?
 
— Eh bien ! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si l’on acceptait nos services...
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— Et on nous humilie ! riposta Tom Hunter.
 
— Tout cela n’est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une nouvelle véhémence. Il y a dans l’air mille raisons de se battre et l’on ne se bat pas ! On économise des bras et des jambes, et cela au profit de gens qui n’en savent que faire ! Et tenez, sans chercher si loin un motif de guerre,
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l’Amérique du Nord n’a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais ?
 
— Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa béquille.
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Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du cercle résidant à Baltimore s’étaient rendus à l’invitation de leur président. Quant aux membres correspondants, les express les débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que fût le « hall » des séances, ce monde de savants n’avait pu y trouver place ; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des couloirs et jusqu’au milieu des cours extérieures ; là, il rencontrait le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l’importante communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant, s’écrasant avec cette liberté d’action particulière aux masses élevées dans les idées du « self government »<ref>Gouvernement personnel.</ref>.
 
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Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n’eût pas obtenu, même à prix d’or, de pénétrer dans la grande salle ; celle-ci était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants ; nul autre n’y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les magistrats du conseil des selectmen<ref>Administrateurs de la ville élus par la population.</ref> avaient dû se mêler à la foule de leurs administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l’intérieur.
Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du cercle résidant à Baltimore s’étaient rendus à l’invitation de leur président. Quant aux membres correspondants, les express les débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que fût le « hall » des séances,
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ce monde de savants n’avait pu y trouver place ; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des couloirs et jusqu’au milieu des cours extérieures ; là, il rencontrait le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l’importante communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant, s’écrasant avec cette liberté d’action particulière aux masses élevées dans les idées du « self government »<ref>Gouvernement personnel.</ref>.
 
Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n’eût pas obtenu, même à prix d’or, de pénétrer dans la grande salle ; celle-ci était exclusivement
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réservée aux membres résidants ou correspondants ; nul autre n’y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les magistrats du conseil des selectmen<ref>Administrateurs de la ville élus par la population.</ref> avaient dû se mêler à la foule de leurs administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l’intérieur.
 
Cependant l’immense « hall » offrait aux regards un curieux spectacle. Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d’épais mortiers servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, véritables dentelles de fonte frappées à l’emporte-pièce. Des panoplies d’espingoles, de tromblons, d’arquebuses, de carabines, de toutes les armes à feu anciennes ou modernes s’écartelaient sur les murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d’un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et d’écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de projectiles, les guirlandes d’obus, en un mot, tous les outils de l’artilleur surprenaient l’œil par leur étonnante disposition et laissaient à penser que leur véritable destination était plus décorative que meurtrière.
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A l’extrémité de la salle, le président, assisté de quatre secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d’un mortier de trente-deux pouces ; il était braqué sous un angle de quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte que le président pouvait lui imprimer, comme aux « rocking-chairs »<ref>Chaises à bascule en usage aux États-Unis.</ref>, un balancement fort agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d’un goût exquis, fait d’un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à détonation qui éclatait, à l’occasion, comme un revolver. Pendant les discussions véhémentes, cette sonnette d’un nouveau genre suffisait à peine à couvrir la voix de cette légion d’artilleurs surexcités.
 
Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les circonvallations d’un retranchement, formaient une succession de bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du Gun-Club, et ce soir-là,
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on peut le dire, « il y avait du monde sur les remparts ». On connaissait assez le président pour savoir qu’il n’eût pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.
 
Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, d’un esprit éminemment sérieux et concentré ; exact comme un chronomètre, d’un tempérament à toute épreuve, d’un caractère inébranlable ; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires ; l’homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l’implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d’un seul bloc.
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« Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable désœuvrement. Après une période de quelques années, si pleine d’incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix, toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien venue...
 
— Oui, la guerre ! s’écria l’impétueux J.-T. Maston.
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Oui, la guerre ! s’écria l’impétueux J.-T. Maston.
 
— Écoutez ! écoutez ! répliqua-t-on de toutes parts.
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— Hurrah pour la Lune ! s’écria le Gun-Club d’une seule voix.
 
— On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane ; sa masse, sa densité, son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés ; on a dressé des cartes sélénographiques<ref>De \(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\), mot grec qui signifie Lune.</ref> avec une perfection qui égale, si même elle
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ne surpasse pas, celle des cartes terrestres ; la photographie a donné de notre satellite des épreuves d’une incomparable beauté<ref>Voir les magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.</ref>. En un mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, l’astronomie, la géologie, l’optique peuvent en apprendre ; mais jusqu’ici il n’a jamais été établi de communication directe avec elle. »
 
Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit ces paroles.
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— Rire d’un Américain ! s’écria J.-T. Maston, mais voilà un casus belli !...
 
— Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d’en rire, avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce rapide historique, j’ajouterai qu’un certain Hans Pfaal de Rotterdam, s’élançant dans un ballon rempli d’un gaz tiré de l’azote, et trente-sept fois plus léger que l’hydrogène, atteignit la Lune après dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives précédentes, était simplement imaginaire,
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mais ce fut l’œuvre d’un écrivain populaire en Amérique, d’un génie étrange et contemplatif. J’ai nommé Poe !
 
— Hurrah pour Edgard Poe ! s’écria l’assemblée, électrisée par les paroles de son président.
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« Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient parvenues, si la guerre eût continué. Vous n’ignorez pas non plus que, d’une façon générale, la force de résistance des canons et la puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien ! partant de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d’un appareil suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne serait pas possible d’envoyer un boulet dans la Lune. »
 
A ces paroles, un « oh ! » de stupéfaction s’échappa de mille poitrines
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haletantes ; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre éclata, mais un tonnerre d’applaudissements, de cris, de clameurs, qui fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler ; il ne le pouvait pas. Ce ne fut qu’au bout de dix minutes qu’il parvint à se faire entendre.
 
« Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J’ai pris la question sous toutes ses faces, je l’ai abordée résolument, et de mes calculs indiscutables il résulte que tout projectile doué d’une vitesse initiale de douze mille yards<ref>Environ 11,000 mètres.</ref> par seconde, et dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu’à elle. J’ai donc l’honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette petite expérience ! »
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Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes ; peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues, car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant s’épuisa en violentes détonations. On ne l’entendit même pas. Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains de ses fidèles camarades il passa dans les bras d’une foule non moins surexcitée.
 
Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot « impossible » n’était pas français ; on s’est évidemment trompé de dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d’être nées. Entre le projet
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Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee ne se fût permis d’entrevoir l’apparence d’une difficulté. Chose dite, chose faite.
 
La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français, Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les hurrahs, les bravos s’entremêlaient dans un inexprimable élan.
 
Précisément, comme si elle eût compris qu’il s’agissait d’elle, la Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant ; les uns la saluaient de la main, les autres l’appelaient
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des plus doux noms ; ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing ; de huit heures à minuit, un opticien de Jone’s-Fall-Street fit sa fortune à vendre des lunettes. L’astre des nuits était lorgné comme une lady de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l’Union. Et pourtant il n’était question que de lui envoyer un projectile, façon assez brutale d’entrer en relation, même avec un satellite, mais fort en usage parmi les nations civilisées.
 
Minuit venait de sonner, et l’enthousiasme ne baissait pas ; il se maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population ; le magistrat,
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le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les hommes intelligents aussi bien que les gens « verts<ref>Expression tout à fait américaine pour désigner des gens naïfs.</ref> », se sentaient remués dans leur fibre la plus délicate ; il s’agissait là d’une entreprise nationale ; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins regorgeaient d’une foule ivre de joie, de gin et de whisky ; chacun conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms devant sa chope de sherry-cobbler<ref>Mélange de rhum, de jus d’orange, de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur jaunâtre s’aspire dans des chopes au moyen d’un chalumeau de verre. Les bar-rooms sont des espèces de cafés.</ref>, jusqu’au waterman qui se grisait de « casse-poitrine<ref>Boisson effrayante du bas peuple. Littéralement, en anglais : thorough knock me down.</ref> » dans les sombres tavernes du Fells-Point.
 
Cependant, vers deux heures, l’émotion se calma. Le président Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un hercule n’eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de l’Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.
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Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les grandes villes de l’Union, New York, Boston, Albany, Washington, Richmond, Crescent-City<ref>Surnom de La Nouvelle-Orléans.</ref>, Charleston, la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président, et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles s’échappaient des lèvres de l’orateur, elles couraient sur les fils télégraphiques, à travers les États de l’Union, avec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles<ref>Cent mille lieues. C’est la vitesse de l’électricité.</ref> à la seconde. On peut donc dire avec une certitude absolue qu’au même instant les États-Unis d’Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs, gonflés d’orgueil, battirent de la même pulsation.
 
Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels, s’emparèrent de la question ; ils l’examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques, économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique ou de la civilisation.
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Ils se demandèrent si la Lune était un monde achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation. Ressemblait-elle à la Terre au temps où l’atmosphère n’existait pas encore ? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde terrestre ? Bien qu’il ne s’agît encore que d’envoyer un boulet à l’astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d’une série d’expériences ; tous espéraient qu’un jour l’Amérique pénétrerait les derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement l’équilibre européen.
 
Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation ; les recueils, les brochures, les bulletins, les « magazines » publiés par les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir les avantages, et « la Société d’Histoire naturelle » de Boston, « la Société américaine des sciences et des arts » d’Albany, « la Société géographique et statistique » de New York, « la Société philosophique américaine » de Philadelphie, « l’Institution Smithsonienne » de Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d’argent.
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Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d’une troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de Much ado about nothing<ref>Beaucoup de bruit pour rien, une des comédies de Shakespeare.</ref>. Mais la population de la ville, voyant dans ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d’esprit, s’inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse comédie par As you like it<ref>Comme il vous plaira, de Shakespeare.</ref>, et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes phénoménales.
 
 
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Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations dont il était l’objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de consulter les astronomes sur la partie astronomique de l’entreprise ; leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette grande expérience.
 
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« 4° A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être atteinte par le projectile ?
 
«
« 5° Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à lancer le projectile ?
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5° Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à lancer le projectile ?
 
« 6° Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où partira le projectile ?
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« Sur la troisième question : — Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu’il rencontre la Lune en un point déterminé ?
 
« Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze mille
« Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination ; mais comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes avant l’arrivée de la Lune au point visé.
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yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination ; mais comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes et vingt secondes avant l’arrivée de la Lune au point visé.
 
« Sur la quatrième question : — A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être atteinte par le projectile ?
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« Sur la cinquième question : — Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à lancer le projectile ?
 
« Les observations précédentes étant admises, le canon devra être braqué sur le zénith<ref>Le zénith est le point du ciel situé verticalement au-dessus de la tête d’un observateur.</ref> du lieu ; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l’horizon, et le projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l’attraction terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d’un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de cet astre, autrement dit, qu’il soit compris entre 0° et 28° de latitude nord ou sud<ref>Il n’y a en effet que les régions du globe comprises entre l’équateur et le vingt-huitième parallèle, dans lesquels la culmination de la Lune l’amène au zénith ; au-delà du 28e degré, la Lune s’approche d’autant moins du zénith que l’on s’avance vers les pôles.</ref>. En tout autre endroit, le tir devrait être
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nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l’expérience.
 
« Sur la sixième question : — Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où partira le projectile ?
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<center>« Directeur de l’Observatoire de Cambridge. » </center>
 
 
Un observateur doué d’une vue infiniment pénétrante, et placé à ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades d’atomes remplir l’espace à l’époque chaotique de l’univers. Mais peu à peu, avec les siècles, un changement se produisit ; une loi d’attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants jusqu’alors ; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont sont parsemées les profondeurs du ciel.
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Un observateur doué d’une vue infiniment pénétrante, et placé à ce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades d’atomes remplir l’espace à l’époque chaotique de l’univers. Mais peu à peu, avec les siècles, un changement se produisit ; une loi d’attraction se
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manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants jusqu’alors ; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont sont parsemées les profondeurs du ciel.
 
Ces amas furent aussitôt animés d’un mouvement de rotation autour de leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à tourner sur lui-même en se condensant progressivement ; d’ailleurs, suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s’accélérait, et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale, centre de l’amas nébuleux.
 
 
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En regardant attentivement, l’observateur eût alors vu les autres molécules de l’amas se comporter comme l’étoile centrale, se condenser à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et graviter autour d’elle sous forme d’étoiles innombrables. La nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille actuellement, était formée.
 
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Ainsi donc, en remontant de l’atome à la molécule, de la molécule à l’amas nébuleux, de l’amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à l’étoile principale, de l’étoile principale au Soleil, du Soleil à la planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des transformations subies par les corps célestes depuis les premiers jours du monde.
 
Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et
Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d’un monde, et si petit qu’il paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent régulièrement d’autres corps moins considérables, peut-être les débris errants d’un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu’à ce jour.<ref>Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu’on puisse en faire le tour dans l’espace d’une seule journée en marchant au pas gymnastique.</ref>
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cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d’un monde, et si petit qu’il paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent régulièrement d’autres corps moins considérables, peut-être les débris errants d’un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu’à ce jour.<ref>Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu’on puisse en faire le tour dans l’espace d’une seule journée en marchant au pas gymnastique.</ref>
 
De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-être, la Terre un ; ce dernier, l’un des moins importants du monde solaire, s’appelle la Lune, et c’est lui que le génie audacieux des Américains prétendait conquérir.
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Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste déesse. Les Égyptiens l’appelaient Isis ; les Phéniciens la nommaient Astarté ; les Grecs l’adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l’adorable Séléné.
 
 
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Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique, les plus savants d’entre eux demeurèrent fort ignorants en sélénographie.
 
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Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes altitudes à deux mille six cents toises ; mais son confrère Riccioli les reporta à sept mille.
 
Herschell, à
Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d’un puissant télescope, réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l’élévation des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd’hui. MM. Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de deux mille quatre cents<ref>La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer est de 4813 mètres.</ref>. Leur plus haut sommet domine de trois mille huit cent et une toises la surface du disque lunaire.
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la fin du XVIIIe siècle, armé d’un puissant télescope, réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l’élévation des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd’hui. MM. Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de deux mille quatre cents<ref>La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer est de 4813 mètres.</ref>. Leur plus haut sommet domine de trois mille huit cent et une toises la surface du disque lunaire.
 
En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait ; cet astre apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement volcanique s’affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que l’atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence d’air entraînait l’absence d’eau. Il devenait donc manifeste que les Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la Terre.
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Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux mille cent cinquante milles<ref>Huit cent soixante-neuf lieues, c’est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.</ref>, sa surface est la treizième partie de la surface du globe<ref>Trente-huit millions de kilomètres carrés.</ref>, son volume la quarante-neuvième partie du volume du sphéroïde terrestre ; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper à l’œil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin encore leurs prodigieuses observations.
 
Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la nature de ces lignes. C’étaient des sillons longs et étroits, creusés entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des cratères ; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent des rainures, mais tout ce qu’ils surent
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faire, ce fut de les nommer ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits desséchés d’anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d’une manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un jour ou l’autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les considéra comme un système de fortifications élevées par les ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien d’autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu’après une communication directe avec la Lune.
 
Quant à l’intensité de sa lumière, il n’y avait plus rien à apprendre à cet égard ; on savait qu’elle est trois cent mille fois plus faible que celle du Soleil, et que sa chaleur n’a pas d’action appréciable sur les thermomètres ; quant au phénomène connu sous le nom de lumière cendrée, il s’explique naturellement par l’effet des rayons du Soleil renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d’un croissant dans ses première et dernière phases.
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La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à l’ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l’astre des nuits. Chacun se mit à l’étudier assidûment. Il semblait que la Lune apparût pour la première fois sur l’horizon et que personne ne l’eût encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode ; elle fut la lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les « étoiles » sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les vieilles anecdotes dans lesquelles ce « Soleil des loups » jouait un rôle ; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l’ignorance des premiers âges ; ils le chantèrent sur tous les tons ; un peu plus, ils eussent cité de ses bons mots ; l’Amérique entière fut prise de sélénomanie.
 
De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement les
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questions qui touchaient à l’entreprise du Gun-Club ; la lettre de l’Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et approuvée sans réserve.
 
Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees, d’ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus bornée des vieilles mistress d’admettre encore de superstitieuses erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les formes ; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles ; impossible d’être un âne...en astronomie.
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Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la surface de la Lune ; seulement il n’y a qu’un jour, il n’y a qu’une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l’autre face, toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre heures d’une nuit absolue, tempérée seulement par cette « pâle clarté qui tombe des étoiles ». Ce phénomène est uniquement dû à cette particularité que les mouvements de rotation et de révolution s’accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très probablement à tous les autres satellites.
 
Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient pas tout d’abord que, si la Lune montrait invariablement la même face à la
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Terre pendant sa révolution, c’est que, dans le même laps de temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait : « Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de manière à toujours en regarder le centre ; quand votre promenade circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien ! la salle, c’est le Ciel, la table, c’est la Terre, et la Lune, c’est vous ! » Et ils s’en allaient enchantés de la comparaison.
 
Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre ; cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d’un certain balancement du nord au sud et de l’ouest à l’est appelé « libration », elle laisse apercevoir
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un peu plus de la moitié de son disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.
 
Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l’Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ils s’inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité d’étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la Lune se promène en indiquant l’heure vraie à tous les habitants de la Terre ; que c’est dans ce mouvement que l’astre des nuits présente ses différentes phases ; que la Lune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil, c’est-à-dire
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lorsque les trois astres sont sur la même ligne, la Terre étant au milieu ; que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec le Soleil, c’est-à-dire lorsqu’elle se trouve entre la Terre et lui ; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.
 
Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence, que les éclipses ne pouvaient se produire qu’aux époques de conjonction ou d’opposition, et ils raisonnaient bien. En conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu’en opposition, c’est la Terre qui peut l’éclipser à son tour, et si ces éclipses n’arrivent pas deux fois par lunaison, c’est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune est incliné sur l’écliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut la Terre.
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Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se vulgarisèrent rapidement, beaucoup d’erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins faciles à déraciner.
 
Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue dans
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son cercle d’attraction. Ces astronomes de salon prétendaient expliquer ainsi l’aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont ils se prenaient à l’astre radieux. Seulement, quand on leur faisait observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n’en a que peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.
 
D’autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient certaines craintes à l’endroit de la Lune ; ils avaient entendu dire que, depuis les observations faites au temps des Califes, son mouvement de révolution s’accélérait dans une certaine proportion ; ils en déduisaient de là, fort logiquement d’ailleurs, qu’à une accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à l’infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu’une diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc, l’équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles à venir.
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L’Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 octobre, traité la question au point de vue astronomique ; il s’agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C’est alors que les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre pays que l’Amérique. Ici ce ne fut qu’un jeu.
 
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— Je demande la parole », s’écria J.-T. Maston.
 
 
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La parole lui fut accordée avec l’empressement que méritait son passé magnifique.
 
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J.-T. Maston était transporté ; sa voix prenait des accents lyriques en chantant cet hymne sacré du boulet.
 
« Voulez-vous des chiffres ? reprit-il, en voilà d’éloquents ! Prenez simplement le modeste boulet de vingt-quatre<ref>C’est-à-dire pesant vingt-quatre livres.</ref> ; s’il court huit cent mille fois moins vite que l’électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière, soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il dépasse la rapidité du son<ref>Ainsi, quand on a entendu la détonation de la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.</ref>, il fait deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes, quatorze milles à la minute ( — 6 lieues), huit cent quarante milles à l’heure ( — 360 lieues), vingt mille cent milles par jour ( — 8,640 lieues), c’est-à-dire la vitesse des points de l’équateur dans le mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six mille cinq cents milles par an ( — 3,155,760 lieues). Il mettrait donc onze
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jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil, trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l’ouvrage de nos mains ! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde ! Ah ! boulet superbe ! splendide projectile ! j’aime à penser que tu seras reçu là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre ! »
 
Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T. Maston, tout ému, s’assit au milieu des félicitations de ses collègues.
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— Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier n’eût pas éclaté...
 
— Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une autre séance la discussion
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des moyens destinés à produire cette vitesse, j’appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les dimensions qu’il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu’il ne s’agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne !
 
— Pourquoi pas ? demanda le major.
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— Eh bien ! pour obtenir ce résultat, il me suffira d’établir un télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.
 
— Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de simplifier les choses !... Et quel grossissement espérez-vous obtenir ainsi ?
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Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de simplifier les choses !... Et quel grossissement espérez-vous obtenir ainsi ?
 
— Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n’auront plus besoin d’avoir que neuf pieds de diamètre.
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— Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, qu’il sera encore d’un poids tel, que...
 
— Oh ! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids, laissez-
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moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n’ait pas progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on obtenait des résultats surprenants, j’oserai ajouter, plus surprenants que les nôtres.
 
— Par exemple ! répliqua Morgan.
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— Oh ! oh ! fit le major, dix-neuf cents livres, c’est un gros chiffre !
 
— A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents livres.
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A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents livres.
 
— Pas possible !
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— Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au moins.
 
— Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane ; remarquez-le bien, il ne s’agit pas ici d’un boulet destiné à percer des plaques ; il suffira donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression des gaz de la poudre. Voici donc le problème : quelle épaisseur doit avoir un
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obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres ? Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l’apprendre séance tenante.
 
— Rien n’est plus facile », répliqua l’honorable secrétaire du Comité.
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— Que pèsera donc le projectile ? demanda Morgan.
 
— Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane ; un boulet
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de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces<ref>Trente centimètres ; le pouce américain vaut 25 millimètres.</ref> d’épaisseur pèserait, s’il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarante livres ; en fonte d’aluminium, son poids sera réduit à dix-neuf mille deux cent cinquante livres.
 
— Parfait ! s’écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.
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Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet au-dehors. Quelques gens timorés s’effrayaient un peu à l’idée d’un boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l’espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.
 
Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s’attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d’un véritable
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océan de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans préambule.
 
« Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de l’engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des dimensions gigantesques ; mais si grandes que soient les difficultés, notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc m’écouter, et ne m’épargnez pas les objections à bout portant. Je ne les crains pas ! »
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— Voilà la difficulté, répondit le major.
 
— La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons, car cette force d’impulsion qui nous est nécessaire résultera de la longueur
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de l’engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci n’étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc aujourd’hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que nous pouvons l’établir dans des conditions de résistance pour ainsi dire infinie, puisqu’il n’est pas destiné à être manœuvré.
 
— Tout ceci est évident, répondit le général.
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— Je le pense aussi, répondit Barbicane, c’est pourquoi je me propose de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents pieds. »
 
Le général et le major firent quelques objections ; mais néanmoins cette
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proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club, fut définitivement adoptée.
 
« Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.
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— C’est juste.
 
— Enfin, nous le tenons, cette fois ! répéta J.-T. Maston.
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Enfin, nous le tenons, cette fois ! répéta J.-T. Maston.
 
— Pas tout à fait encore, répliqua le président.
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« Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d’une grande ténacité, d’une grande dureté, infusible à la chaleur, indissoluble et inoxydable à l’action corrosive des acides.
 
— Il n’y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il faudra employer une quantité considérable de métal, nous n’aurons pas l’embarras du choix.
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Il n’y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il faudra employer une quantité considérable de métal, nous n’aurons pas l’embarras du choix.
 
— Eh bien ! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu’ici, c’est-à-dire cent parties de cuivre, douze parties d’étain et six parties de laiton.
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— Mes amis, répondit le président, j’avoue que cette composition a donné des résultats excellents ; mais, dans l’espèce, elle coûterait trop cher et serait d’un emploi fort difficile. Je pense donc qu’il faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la fonte de fer. N’est-ce pas votre avis, major ?
 
— Parfaitement, répondit Elphiston.
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Parfaitement, répondit Elphiston.
 
— En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que le bronze ; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des moules de sable, elle est d’une manipulation rapide ; c’est donc à la fois économie d’argent et de temps. D’ailleurs, cette matière est excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège d’Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.
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Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre nécessaire pour produire l’impulsion ? Cet agent terrible, dont l’homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer son rôle dans des proportions inaccoutumées.
 
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Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.
 
« Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de
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vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l’honorable J.-T. Maston en termes si poétiques, n’est chassé de la bouche à feu que par seize livres de poudre seulement.
 
— Vous êtes certain du chiffre ? demanda Barbicane.
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— Bon ! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un long service n’en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons aucun danger d’explosion, il faut que la poudre s’enflamme instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.
 
— On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à mettre le feu sur divers points à la fois.
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On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à mettre le feu sur divers points à la fois.
 
— Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus difficile. J’en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime ces difficultés.
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— Mais alors il faudra en revenir à mon canon d’un demi-mille de longueur.
 
— C’est évident, dit le major.
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C’est évident, dit le major.
 
— Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes<ref>Un peu moins de 800 mètres cubes.</ref> environ ; or, comme votre canon n’a qu’une contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes<ref>Deux mille mètres cubes.</ref>, il sera à moitié rempli, et l’âme ne sera plus assez longue pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante impulsion. »
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— Pas un, malheureusement, répondit le major.
 
— Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai que les travaux d’un de nos concitoyens peuvent être rattachés à l’étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous dans l’éther additionné d’alcool, et il a été découvert par Maynard, alors étudiant en médecine à Boston.
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Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai que les travaux d’un de nos concitoyens peuvent être rattachés à l’étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous dans l’éther additionné d’alcool, et il a été découvert par Maynard, alors étudiant en médecine à Boston.
 
— Eh bien ! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton ! s’écria le bruyant secrétaire du Gun-Club.
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A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion ; il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d’un projectile, et il l’aurait défoncé, si Barbicane n’eût été bâti à l’épreuve de la bombe.
 
Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses
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audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des poudres. Leur plan étant fait, il n’y avait qu’à l’exécuter.
 
« Un simple détail, une bagatelle », disait J.-T. Maston.<ref>NOTA — Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour l’un de ses compatriotes l’invention du collodion. C’est une erreur, n’en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.
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Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres détails de l’entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande expérience, les questions de chiffres qu’elle soulevait, les difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, « sa mise en train », voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.
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Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres détails de l’entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande expérience, les questions de chiffres qu’elle soulevait, les difficultés mécaniques à résoudre,
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en un mot, « sa mise en train », voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.
 
Plus d’un an allait s’écouler entre le commencement des travaux et leur achèvement ; mais ce laps de temps ne devait pas être vide d’émotions ; l’emplacement à choisir pour le forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux, c’était là plus qu’il ne fallait pour exciter la curiosité publique. Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques dixièmes de seconde ; puis, ce qu’il deviendrait, comme il se comporterait dans l’espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, c’est ce qu’un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l’expérience, les détails précis de l’exécution en constituaient alors le véritable intérêt.
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Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l’avait jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.
 
Personne n’ignore la lutte curieuse qui s’établit pendant la guerre fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés ; celui-là destiné à percer celle-ci ; celle-ci décidée à ne point se laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec un acharnement sans exemple, l’un grossissant, l’autre s’épaississant dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces formidables, marchaient au feu sous l’abri de leur invulnérable carapace. Les Merrimac, les Monitor, les Ram-Tenesse, les Weckausen<ref>Navires de la marine américaine.</ref> lançaient des projectiles énormes, après s’être cuirassés contre
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les projectiles des autres. Ils faisaient à autrui ce qu’ils ne voulaient pas qu’on leur fît, principe immoral sur lequel repose tout l’art de la guerre.
 
Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un grand forgeur de plaques. L’un fondait nuit et jour à Baltimore, et l’autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un courant d’idées essentiellement opposé.
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Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d’acier forgé ! C’était un chef-d’œuvre dans son genre ; elle défiait tous les projectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix étant faite, ne voulut pas tenter l’expérience.
 
Alors Nicholl, furieux, offrit d’exposer sa plaque au choc des boulets
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les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier succès.
 
Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s’obstiner dans son refus. A cent yards ? Pas même à soixante-quinze.
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Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club ; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l’œuvre de Barbicane. Une fois la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.
 
D’abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres ; Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il l’accusa d’ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était absolument impossible d’imprimer à un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde ; il soutint, l’algèbre à la main, que, même avec cette vitesse,
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jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l’atmosphère terrestre ! Il n’irait seulement pas à huit lieues ! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l’obus ne résisterait pas à la pression des gaz développés par l’inflammation de seize cents mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des imprudents spectateurs.
 
Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son œuvre.
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3º Qu’il serait impossible de charger la Columbiad, et que le pyroxyle prendrait feu de lui-même sous la pression du projectile, ci... 3000 —
 
 
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4º Que la Columbiad éclaterait au premier coup, ci... 4000 —
 
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Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l’orateur voulait en venir.
 
« Aucun de vous, reprit-il, n’a la pensée de transiger avec la gloire
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de son pays, et s’il est un droit que l’Union puisse revendiquer, c’est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...
 
— Brave Maston... dit le président.
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L’incident n’eut pas de suite ; cependant, ce né fut pas sans regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans exemple entre les villes de ces deux États.
 
 
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Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine, traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend l’arc formé par les côtes de l’Alabama, du Mississippi et de la Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n’y avait donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées par l’Observatoire de Cambridge.
 
La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les Indiens errants.
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Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.
 
Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans l’Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron, formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.
 
Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens arrivèrent à Baltimore par le plus court ; à partir de ce moment, le président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent assiégés jour
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et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de la Grèce se disputèrent l’honneur d’avoir vu naître Homère, deux États tout entiers menaçaient d’en venir aux mains à propos d’un canon.
 
On vit alors ces « frères féroces » se promener en armes dans les rues de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence et l’adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux des divers États. Ce fut ainsi que le New York Herald et la Tribune soutinrent le Texas, tandis que le Times et l’American Review prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.
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« Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays ; or, les communications avec la Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde entier.
 
— Bon ! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du vingt-neuvième parallèle. N’avons-nous pas la baie d’Espiritu-Santo, ouverte précisémentprécisé
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ment sur le vingt-huitième degré de latitude, et par laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town ?
 
— Jolie baie ! répondait le Texas, elle est à demi ensablée !
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Peur ! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position devint intolérable. On s’attendit à un égorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à vue.
 
Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre ? Au point de vue de l’appropriation du sol, de la
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facilité des communications, de la rapidité des transports, les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux personnalités politiques, elles n’avaient que faire dans la question.
 
Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand Barbicane résolut d’en sortir ; il réunit ses collègues, et la solution qu’il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.
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Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois résolues, vint la question d’argent. Il s’agissait de se procurer une somme énorme pour l’exécution du projet. Nul particulier, nul État même n’aurait pu disposer des millions nécessaires.
 
Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l’entreprise fût américaine, d’en faire une affaire d’un intérêt universel et de demander à
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chaque peuple sa coopération financière. C’était à la fois le droit et le devoir de toute la Terre d’intervenir dans les affaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s’étendit de Baltimore au monde entier, urbi et orbi.
 
Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il s’agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L’opération était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et n’offrait aucune chance de bénéfice.
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A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils ;
 
 
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A Turin, chez Ardouin et Ce ;
 
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La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l’ignorance. Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A ce prix-là, ils avaient bien le droit de s’égayer un peu.
 
 
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L’Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas financiers. Sa part s’éleva dans la contribution publique à la somme de deux cent seize mille florins<ref>Cinq cent vingt mille francs.</ref>, qui furent les bienvenus.
 
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Quoique très gênée, l’Italie trouva deux cent mille lires dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu la Vénétie, elle aurait fait mieux ; mais enfin elle n’avait pas la Vénétie.
 
Les États de l’Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept mille
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quarante écus romains<ref>Trente-huit mille seize francs.</ref>, et le Portugal poussa son dévouement à la science jusqu’à trente mille cruzades<ref>Cent treize mille deux cents francs.</ref>.
 
Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six piastres fortes<ref>Mille sept cent vingt-sept francs.</ref> ; mais les empires qui se fondent sont toujours un peu gênés.
 
Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l’apport modeste de la Suisse dans l’œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne voyait point le côté pratique de l’opération ; il ne lui semblait pas que l’action d’envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir des relations
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d’affaires avec l’astre des nuits, et il lui paraissait peu prudent d’engager ses capitaux dans une entreprise aussi aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.
 
Quant à l’Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix réaux<ref>Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.</ref>. Elle donna pour prétexte qu’elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité est que la science n’est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparée à celle de la Lune ; ils craignaient qu’il ne vînt à déranger son
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orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, il valait mieux s’abstenir. Ce qu’ils firent, à quelques réaux près.
 
Restait l’Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n’ont qu’une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d’habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que l’entreprise du Gun-Club était contraire « au principe de non-intervention », et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.
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C’était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent soixante-quinze dollars<ref>Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.</ref> que le public versait dans la caisse du Gun-Club.
 
Que personne ne soit surpris de l’importance de la somme. Les travaux de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de fours et de bâtiments, l’outillage des usines, la poudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l’absorber à peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale sont revenus à mille
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dollars ; celui du président Barbicane, unique dans les fastes de l’artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois plus.
 
Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l’usine de Goldspring, près New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs canons de fonte.
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Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La Nouvelle-Orléans. Là ils s’embarquèrent immédiatement sur le Tampico, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.
 
La traversée ne fut pas longue ; deux jours après son départ, le Tampico, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles<ref>Environ deux cents lieues.</ref>, eut connaissance de la côte floridienne. En approchant, Barbicane se vit en présence d’une
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terre basse, plate, d’un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d’anses riches en huîtres et en homards, le Tampico donna dans la baie d’Espiritu-Santo.
 
Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la rade d’Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond du petit port naturel formé par l’embouchure de la rivière Hillisboro.
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— Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route ! »
 
La petite troupe s’ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. Il était cinq heures du matin ; le soleil resplendissait déjà et le
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thermomètre marquait 84°<ref>Du thermomètre Fahrenheit. Cela fait 28 degrés centigrades.</ref> ; mais de fraîches brises de mer modéraient cette excessive température.
 
Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la côte, de manière à gagner le creek<ref>Petit cours d’eau.</ref> d’Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l’est. Bientôt les flots de la baie disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne s’offrit seule aux regards.
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« Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.
 
— Pour être plus près de la Lune ? s’écria le secrétaire du Gun-Club.
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Pour être plus près de la Lune ? s’écria le secrétaire du Gun-Club.
 
— Non ! répondit Barbicane en souriant. Qu’importent quelques toises de plus ou de moins ? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos travaux marcheront plus facilement ; nous n’aurons pas à lutter avec les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c’est á considérer, lorsqu’il s’agit de forer un puits de neuf cents pieds de profondeur.
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— Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l’ingénieur, et nous n’aurons pas besoin de l’apprendre. »
 
Vers dix heures du matin. la petite troupe avait franchi une douzaine de milles ; aux campagnes fertiles succédait alors la région des forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites de grenadiers, d’orangers, de citronniers, de figuiers, d’oliviers, d’abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l’ombre odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait
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tout un monde d’oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, pour être digne de ces bijoux emplumés.
 
J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d’aller en avant ; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même ; sans être autrement hydroscope, il sentait l’eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d’une incontestable aridité.
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Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et commença à relever sa position avec une extrême précision ; la petite troupe, rangée autour de lui, l’examinait en gardant un profond silence.
 
 
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En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit :
 
« Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de la mer par 27°7’ de latitude et 5°7’ de longitude ouest<ref>Au méridien de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22’. Cette longitude est donc en mesure française 83°25’.</ref> ; il me paraît offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables à l’expérience ; c’est donc dans cette plaine que s’élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos ouvriers, et c’est d’ici, d’ici même, répéta-t-il en frappant du pied le sommet de Stone’s-Hill, que notre projectile s’envolera vers les espaces du monde solaire !
 
 
Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et l’ingénieur Murchison se réembarquait sur le Tampico pour La Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d’ouvriers et ramener la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club demeurèrent à Tampa-Town, afin d’organiser les premiers travaux en s’aidant des gens du pays.
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Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et l’ingénieur Murchison se réembarquait sur le Tampico pour La Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d’ouvriers et ramener la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club demeurèrent à
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Tampa-Town, afin d’organiser les premiers travaux en s’aidant des gens du pays.
 
Huit jours après son départ, le Tampico revenait dans la baie d’Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de l’esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que l’Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une main-d’œuvre largement rétribuée. Or, l’argent ne manquait pas au Gun-Club ; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications considérables et proportionnelles. L’ouvrier embauché pour la Floride pouvait compter, après l’achèvement des travaux, sur un capital déposé en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n’eut donc que l’embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l’intelligence et l’habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu’il enrôla dans sa laborieuse légion l’élite des mécaniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des manœuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de couleur. Beaucoup d’entre eux emmenaient leur famille. C’était une véritable émigration.
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On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain ; capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les garde-fous et les ouvrages d’art, escaladant les collines, dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite ; il n’est pas coûteux, il n’est point gênant ; seulement, on y déraille et l’on y saute en toute liberté. Le chemin de Tampa-Town à Stone’s-Hill ne fut qu’une simple bagatelle, et ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s’établir.
 
 
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Du reste, Barbicane était l’âme de ce monde accouru à sa voix ; il l’animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa conviction ; il se trouvait en tous lieux, comme s’il eût été doué du don d’ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit pratique s’ingéniait à mille inventions. Avec lui point d’obstacles, nulle difficulté, jamais d’embarras ; il était mineur, maçon, mécanicien autant qu’artilleur, ayant des réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l’usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en pression, le Tampico attendait ses ordres dans la rade d’Hillisboro.
 
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A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se relayaient par quart de journée.
 
D’ailleurs, quelque colossale que fût l’opération, elle ne dépassait point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux d’une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être directement combattus, qui furent menés à bonne fin ! Et, pour ne parler que d’ouvrages
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semblables, il suffira de citer ce Puits du Père Joseph, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une époque où les machines n’étaient pas encore venues centupler la force de l’homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de trois cents pieds ! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu’à six cents pieds dans le sol ! Eh bien ! de quoi s’agissait-il, en somme ? De tripler cette profondeur et sur une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile ! Aussi il n’était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de l’opération.
 
Une décision importante, prise par l’ingénieur Murchison, d’accord avec le président Barbicane, vint encore permettre d’accélérer la marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de précautions inutiles, car l’engin pouvait évidemment se passer de ces anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.
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Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de maçonnerie furent commencés.
 
Au fond de cette excavation, on construisit un « rouet » en bois de chêne, sorte de disque fortement boulonné et d’une solidité à toute épreuve ; il était percé à son centre d’un trou offrant un diamètre égal au diamètre
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extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.
 
Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin de le supporter au fur et à mesure sur des « tins »<ref>Sorte de chevalets.</ref> d’une extrême solidité ; toutes les fois que le trou avait gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins ; le rouet s’abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient incessamment, tout en réservant des « évents », qui devaient permettre aux gaz de s’échapper pendant l’opération de la fonte.
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Cependant les travaux avançaient régulièrement ; des grues à vapeur activaient l’enlèvement des matériaux ; d’obstacles inattendus il fut peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l’on s’en tirait avec habileté.
 
Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d’eau qui se fit jour à travers l’écorce terrestre. Il fallut employer des pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l’épuiser afin de bétonner l’orifice des sources, comme on aveugle une voie d’eau à bord d’un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en partie, et il y eut un débordement partiel. Que
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l’on juge de l’épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de soixante-quinze toises ! Cet accident coûta la vie à plusieurs ouvriers.
 
Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre, à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dans ses conditions premières de solidité. Mais, grâce à l’habileté de l’ingénieur, à la puissance des machines employées, l’édifice, un instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.
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Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences inhérentes à ces dangereux travaux ; mais ces déplorables malheurs sont impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l’humanité en général que de l’individu en particulier. Cependant Barbicane professait les principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d’outre-mer cités pour leur luxe de précautions, entre autres la France, où l’on compte environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.
 
 
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Pendant les huit mois qui furent employés à l’opération du forage, les travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément avec une extrême rapidité ; un étranger, arrivant à Stone’s-Hill, eût été fort surpris du spectacle offert à ses regards.
 
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Mais la fonte, si elle n’a subi qu’une seule fusion, est rarement assez homogène, et c’est au moyen d’une deuxième fusion qu’on l’épure, qu’on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.
 
Aussi, avant d’être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du charbon et du silicium chauffé à une forte température, s’était carburé et transformé en fonte<ref>C’est en enlevant ce carbone et ce silicium par l’opération de l’affinage dans les fours à puddler que l’on transforme la fonte en fer ductile.</ref>. Après cette première opération, le métal fut dirigé vers Stone’s-Hill. Mais il s’agissait de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à expédier par les railways ; le prix du transport
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eût doublé le prix de la matière. Il parut préférable d’affréter des navires à New York et de les charger de la fonte en barres ; il ne fallut pas moins de soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui, le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l’Océan, prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie d’Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de Tampa-Town.
 
Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de Stone’s-Hill, et, vers le milieu de janvier, l’énorme masse de métal se trouvait rendue à destination.
 
On comprend aisément que ce n’était pas trop de douze cents fours
On comprend aisément que ce n’était pas trop de douze cents fours pour liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de métal ; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la fonte du canon Rodman ; ils affectaient la forme trapézoïdale, et étaient très surbaissés. L’appareil de chauffe et la cheminée se trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours, construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d’une grille pour brûler le charbon de terre, et d’une « sole » sur laquelle devaient être déposées les barres de fonte ; cette sole, inclinée sous un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s’écouler dans les bassins de réception ; de là douze cents rigoles convergentes le dirigeaient vers le puits central.
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pour liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de métal ; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la fonte du canon Rodman ; ils affectaient la forme trapézoïdale, et étaient très surbaissés. L’appareil de chauffe et la cheminée se trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours, construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d’une grille pour brûler le charbon de terre, et d’une « sole » sur laquelle devaient être déposées les barres de fonte ; cette sole, inclinée sous un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s’écouler
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dans les bassins de réception ; de là douze cents rigoles convergentes le dirigeaient vers le puits central.
 
Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur ; il s’agissait d’élever au centre du puits, et suivant son axe, un cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait exactement l’espace réservé à l’âme de la Columbiad. Ce cylindre fut composé d’un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de foin et de paille. L’intervalle laissé entre le moule et la maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait ainsi des parois de six pieds d’épaisseur.
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Le président avait raison ; l’opération pouvait offrir des dangers imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne ne fut donc admis dans l’enceinte, à l’exception d’une délégation des membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major Elphiston, le général Morgan, et tutti quanti, pour lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston s’était constitué leur cicérone ; il ne leur fit grâce d’aucun détail ; il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu écœurés.
 
La fonte devait avoir lieu à midi précis ; la veille, chaque four avait été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées par
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piles croisées, afin que l’air chaud pût circuler librement entre elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans l’atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de livres de houille à brûler. C’étaient donc soixante-huit mille tonnes de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau de fumée noire.
 
La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre ; de puissants ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient d’oxygène tous ces foyers incandescents.
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Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal commencèrent à s’épancher ; les bassins de réception s’emplirent peu à peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des substances étrangères.
 
Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve dans les airs. Douze cents trous de coulée s’ouvrirent à la fois, et douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C’était un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée, volatilisaient en même temps l’humidité du moule et la rejetaient par les évents du revêtement de pierre sous la forme d’impénétrables vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en montant vers le zénith jusqu’à une hauteur de cinq cents toises. Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l’horizon, eût pu croire à la formation d’un nouveau cratère au sein de la Floride, et cependant ce n’était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d’éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la nature est capable de produire ! Non ! l’homme seul avait créé ces vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d’un volcan, ces trépidations
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bruyantes semblables aux secousses d’un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et c’était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un Niagara, de métal en fusion.
 
L’opération de la fonte avait-elle réussi ? On en était réduit à de simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans les fours. Quoi qu’il en soit, il devait être longtemps impossible de s’en assurer directement.
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On essayait de calmer l’impatient secrétaire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, — le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, — et être à la discrétion d’un ennemi, c’était dur pour des gens de guerre.
 
 
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Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l’état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs projetées avaient diminué notablement d’intensité et d’épaisseur. Quelques jours après, le terrain n’exhalait plus qu’une légère buée, dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à peu les tressaillements du sol vinrent à s’apaiser, et le cercle de calorique se restreignit ; les plus impatients des spectateurs se rapprochèrent ; un jour on gagna deux toises ; le lendemain, quatre ; et, le 22 août, Barbicane, ses collègues, l’ingénieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone’s-Hill, un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n’était pas encore permis d’avoir froid aux pieds.
 
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Enfin, le 22 septembre, moins d’un an après la communication Barbicane, l’énorme engin, rigoureusement calibré et d’une verticalité absolue, relevée au moyen d’instruments délicats, fut prêt à fonctionner. Il n’y avait plus que la Lune à attendre, mais on était sûr qu’elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.
 
Le canon était donc terminé ; il n’y avait plus de doute possible sur sa parfaite exécution ; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu’il en
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eût, s’exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine fut poussée aux dernières limites et qu’il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu’il en gagnât deux, son affaire n’était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l’argent n’entrait point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la fonte d’un canon auquel des plaques de dix toises n’eussent pas résisté, lui portait un coup terrible.
 
Depuis le 23 septembre, l’enceinte de Stone’s-Hill avait été largement ouverte au public, et ce que fut l’affluence des visiteurs se comprendra sans peine.
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On sait que les Yankees sont nés commerçants ; partout où le sort les jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s’exerce utilement. C’est pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans l’unique but de suivre les opérations du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès qu’ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une activité sans pareille. Bientôt d’autres bâtiments, de toute forme et de tout tonnage, chargés de vivres, d’approvisionnements, de marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades ; de vastes comptoirs d’armateurs, des offices de courtiers s’établirent dans la ville, et la Shipping Gazette<ref>Gazette maritime.</ref> enregistra chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.
 
Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, en considération du prodigieux accroissement de sa population et de son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États méridionaux de l’Union.
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Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud ; puis, de ce point important, il se dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolongé jusqu’à Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l’industrie dues à l’idée éclose un beau jour dans le cerveau d’un homme, put prendre à bon droit les airs d’une grande ville. On l’avait surnommée « Moon-City<ref>Cité de la Lune.</ref> » et la capitale des Florides subissait une éclipse totale, visible de tous les points du monde.
 
Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre le Texas et la Floride, et l’irritation des Texiens quand ils se virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu’un pays devait gagner à l’expérience tentée par Barbicane et le bien dont un semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette misérable presqu’île floridienne, jetée comme une estacade entre les flots du golfe et les vagues de l’océan Atlantique. Aussi, Barbicane partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies texiennes.
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On pouvait déjà prévoir que, le jour de l’expérience, l’agglomération des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de tous les points de la terre s’accumuler sur l’étroite presqu’île. L’Europe émigrait en Amérique.
 
Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux arrivants n’avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n’en eurent que les fumées. C’était peu pour des yeux avides ; mais Barbicane ne voulut admettre personne à cette opération. De là maugréement, mécontentement, murmures ; on blâma le président ; on le taxa d’absolutisme ; son procédé fut déclaré « peu américain ».
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Il y eut presque une émeute autour des palissades de Stone’s-Hill. Barbicane, on le sait, resta inébranlable dans sa décision.
 
Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne put être maintenu ; il y aurait eu mauvaise grâce, d’ailleurs, à fermer ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant ; cependant, poussé par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité publique.
 
C’était beaucoup de contempler l’immense Columbiad, mais descendre dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le ne plus ultra du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de métal. Des
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appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu’au fond de l’âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation, pendant les deux mois qui précédèrent l’expérience, l’affluence les visiteurs permit au Gun-Club d’encaisser près de cinq cent mille dollars<ref>Deux millions sept cent dix mille francs.</ref>.
 
Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l’illustre assemblée.
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Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse d’honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l’ingénieur Murchison et d’autres membres distingués du célèbre club. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de métal. On y étouffait un peu ! Mais quelle joie ! quel ravissement ! Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad éclairée a giorno par un jet de lumière électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas splendide servi à neuf cents pieds sous terre.
 
Le festin fut très animé et même très bruyant ; des toasts nombreux s’entrecroisèrent ; on but au globe terrestre, on but à son satellite, on but au Gun-Club, on but à l’Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à Séléné, à l’astre des nuits, à la « paisible courrière du firmament » ! Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l’immense tube acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule, rangée autour de Stone’s-Hill, s’unissait de cœur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.
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J.-T. Maston ne se possédait plus ; s’il cria plus qu’il ne gesticula, s’il but plus qu’il ne mangea, c’est un point difficile à établir. En tout cas, il n’eût pas donné sa place pour un empire, « non, quand même le canon chargé amorcé, et faisant feu à l’instant, aurait dû l’envoyer par morceaux dans les espaces planétaires ».
 
Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire, terminés, et cependant, deux mois allaient encore s’écouler avant le jour où le projectile s’élancerait vers la Lune. Deux mois qui devaient paraître longs comme des années à l’impatience universelle ! Jusqu’alors les moindres détails de l’opération avaient été chaque jour reproduits par les journaux, que l’on dévorait d’un œil avide et passionné ; mais il était à craindre que désormais, ce « dividende d’intérêt » distribué au public
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ne fût fort diminué, et chacun s’effrayait de n’avoir plus à toucher sa part d’émotions quotidiennes.
 
Il n’en fut rien ; l’incident le plus inattendu, le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier sous le coup d’une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte américaine, arriva à l’adresse du président Barbicane.
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Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens, américains n’eussent pas été nécessairement dans la confidence du télégraphe, Barbicane n’aurait pas hésité un seul instant. Il se serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son œuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d’un Français surtout. Quelle apparence qu’un homme quelconque fût assez audacieux pour concevoir seulement l’idée d’un pareil voyage ? Et si cet homme existait, n’était-ce pas un fou qu’il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un boulet ?
 
 
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Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait déjà les divers États de l’Union. Ainsi Barbicane n’avait plus aucune raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le texte laconique.
 
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Les moqueries durèrent jusqu’au soir sans discontinuer, et l’on peut affirmer que toute l’Union fut prise d’un fou rire, ce qui n’est guère habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers des prôneurs, des adeptes, des partisans.
 
Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela dérangeait le cours des émotions accoutumées. « On n’avait pas songé à cela ! » Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain a fait des réalités ! Pourquoi ce
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voyage ne s’accomplirait-il pas un jour ou l’autre ? Mais, en tout cas, l’homme qui voulait se risquer ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de troubler toute une population par ses billevesées ridicules.
 
Mais, d’abord, ce personnage existait-il réellement ? Grande question ! Ce nom, « Michel Ardan », n’était pas inconnu à l’Amérique ! Il appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l’Atlantique, cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de vraisemblance. Il fallait en avoir le cœur net. Bientôt les individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent sous l’action de la curiosité comme des atomes en vertu de l’attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.
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Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux questions suivantes :
 
«
« Qu’est-ce que le navire l’Atlanta ? — Quand a-t-il quitté l’Europe ? — Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan ? »
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Qu’est-ce que le navire l’Atlanta ? — Quand a-t-il quitté l’Europe ? — Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan ? »
 
Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d’une précision qui ne laissait plus place au moindre doute.
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Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de Bahama signalèrent une épaisse fumée à l’horizon. Deux heures plus tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de reconnaissance. Aussitôt le nom de l’Atlanta fut expédié à Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d’Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.
 
L’ancre n’avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents embarcations
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entouraient l’Atlanta, et le steamer était pris d’assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d’une voix dont il voulait en vain contenir l’émotion :
 
« Michel Ardan ! s’écria-t-il.
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Pour achever le type physique du passager de l’Atlanta, il convient de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d’entournures, son pantalon et son paletot d’une ampleur d’étoffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-même « la mort au drap », sa cravate lâche, son col de chemise libéralement ouvert, d’où sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles s’échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-là n’avait jamais froid, — pas même aux yeux.
 
D’ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, venait, ne restant jamais en place, « chassant sur ses ancres », comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une avidité nerveuse. C’était un de ces originaux que le Créateur invente
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dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitôt le moule.
 
En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l’analyste. Cet homme étonnant vivait dans une perpétuelle disposition à l’hyperbole et n’avait pas encore dépassé l’âge des superlatifs : les objets se peignaient sur la rétine de son œil avec des dimensions démesurées ; de là une association d’idées gigantesques ; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et les hommes.
 
C’était d’ailleurs une luxuriante nature, un artiste d’instinct, un garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s’escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu’il n’eût jamais inventé, il avait des coups à lui.
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Véritable casseur de vitres, il lançait en pleine poitrine des arguments ad hominem d’un effet sûr, et il aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.
 
Entre autres manies, il se proclamait « un ignorant sublime », comme Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants : « des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie ». C’était, en somme, un bohémien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses vaisseaux avec plus d’entrain qu’Agathoclès, et,
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prêt à se faire casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s’amusent.
 
En deux mots, sa devise était : Quand même ! et l’amour de l’impossible sa « ruling passion<ref>Sa maîtresse passion.</ref> », suivant la belle expression de Pope.
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La contemplation à laquelle s’abandonnait le président du Gun-Club en présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent même si frénétiques, et l’enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se réfugier dans sa cabine.
 
 
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Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.
 
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« C’est un héros ! un héros ! s’écriait-il sur tous les tons, et nous ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là ! »
 
 
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Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu’au moment où la cloche du steamer sonna le quart de minuit.
 
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Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville ; en quelques heures on parvint à l’abriter contre les rayons du soleil ; les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction d’une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s’étendit sur la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures une température étouffante, en attendant l’arrivée du Français. De cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre ; un second tiers voyait mal et n’entendait pas ; quant au troisième, il ne voyait rien et n’entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.
 
A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une estrade, du haut de laquelle ses regards s’étendaient sur un océan de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé ;
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il ne posait pas ; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l’accueillirent il répondit par un salut gracieux ; puis, de la main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et s’exprima fort correctement en ces termes :
 
« Messieurs, dit-il, bien qu’il fasse très chaud, je vais abuser de vos moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler publiquement ; mais mon ami Barbicane m’a dit que cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de l’auteur. »
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La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. L’orateur reprit son discours :
 
« Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis obligé d’avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement ce petit détail astronomique ; mais avant deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à l’heure ; Uranus, sept mille ; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit ; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze ; Mars, vingt-deux mille onze ; la Terre, vingt-sept mille cinq cents ; Vénus, trente-deux mille cent quatre-vingt-
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dix ; Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt ; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans leur périhélie ! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours en décroissant ! Je vous demande s’il y a là de quoi s’extasier, et n’est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou l’électricité seront probablement les agents mécaniques ? »
 
Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.
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Cette façon d’argumenter parut beaucoup plaire à l’assemblée ; d’ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s’y lançait à corps perdu avec un entrain superbe ; il se sentait avidement écouté, et reprit avec une admirable assurance :
 
« Eh bien ! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n’est rien
« Eh bien ! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n’est rien encore, si on la compare à celle des étoiles ; en effet, pour évaluer l’éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unité. Je vous demande pardon d’être si ferré sur cette question, mais elle est d’un intérêt palpitant. Écoutez et jugez ! Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de milliards de lieues ! Et l’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du Soleil ! Et l’on soutiendrait que cette distance existe ! Erreur ! fausseté ! aberration des sens ! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence à l’astre radieux et finit à Neptune ? Voulez-vous connaître ma théorie ? Elle est bien simple ! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène ; les planètes qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l’espace existant entre elles n’est que l’espace qui sépare les molécules du métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine ! J’ai donc le droit d’affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera tous : « La distance est un vain mot, la distance n’existe pas ! »
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encore, si on la compare à celle des étoiles ; en effet, pour évaluer l’éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unité. Je vous demande pardon d’être si ferré sur cette question, mais elle est d’un intérêt palpitant. Écoutez et jugez ! Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de milliards de lieues ! Et l’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du Soleil ! Et l’on soutiendrait que cette distance existe ! Erreur ! fausseté ! aberration des sens ! Savez-vous ce que je pense de ce monde qui commence à l’astre radieux et finit à Neptune ? Voulez-vous connaître ma théorie ? Elle est bien simple ! Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène ; les planètes qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l’espace existant entre elles n’est que l’espace qui sépare les molécules du métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine ! J’ai donc le droit d’affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera tous : « La distance est un vain mot, la distance n’existe pas ! »
 
— Bien dit ! Bravo ! Hurrah ! s’écria d’une seule voix l’assemblée électrisée par le geste, par l’accent de l’orateur, par la hardiesse de ses conceptions.
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Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l’élan de son corps qu’il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l’estrade sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n’était pas un vain mot. Puis le discours de l’entraînant orateur reprit son cours.
 
« Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c’est que j’ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et il faut en accuser l’insuffisance de mes études théoriques. Quoi qu’il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m’avancer en disant qu’on établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n’y aura ni choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l’on atteindra le but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, « à vol d’abeille », pour parler le
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langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la Terre aura visité la Lune !
 
— Hurrah ! hurrah pour Michel Ardan ! s’écrièrent les assistants, même les moins convaincus.
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« Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque question à m’adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre. »
 
Jusqu’ici, le président du Gun-Club avait lieu d’être très satisfait de la tournure
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que prenait la discussion. Elle portait sur ces théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc l’empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, et il demanda à son nouvel ami s’il pensait que la Lune ou les planètes fussent habitées.
 
« C’est un grand problème que tu me poses là, mon digne président, répondit l’orateur en souriant ; cependant, si je ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d’autres se sont prononcés pour l’affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie naturelle, je serais porté à penser
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comme eux ; je me dirais que rien d’inutile n’existe en ce monde, et, répondant à ta question par une autre question, ami Barbicane, j’affirmerais que si les mondes sont habitables, ou ils sont habités, ou ils l’ont été, ou ils le seront.
 
— Très bien ! s’écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont l’opinion avait force de loi pour les derniers.
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— Cependant, répliqua l’un des assistants, il y a des arguments contre l’habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les autres, suivant qu’elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.
 
— Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître personnellement mon honorable contradicteur, car j’essaierais de lui répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu’on peut la combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont l’habitabilité des mondes a été l’objet. Si j’étais physicien, je dirais que, s’il y a moins de calorique mis en mouvement dans les planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés comme nous le sommes. Si j’étais naturaliste, je lui dirais, après beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre des exemples d’animaux vivant dans des conditions bien diverses d’habitabilité ; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux ; que les amphibies ont une double existence assez difficile à expliquer ; que certains habitants des mers se maintiennent dans les couches d’une grande profondeur et y supportent sans être écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères ; que divers insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la fois dans les sources d’eau bouillante et dans les plaines glacées de l’océan Polaire ; enfin, qu’il faut reconnaître à la nature une diversité dans ses moyens d’action souvent incompréhensible, mais non moins réelle, et qui va jusqu’à la toute-puissance. Si j’étais chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l’analyse des traces indiscutables de carbone ; que cette substance ne doit son origine qu’à des êtres organisés, et que, d’après les expériences de Reichenbach, elle a dû être nécessairement « animalisée ». Enfin, si j’étais théologien, je lui dirais que la
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Rédemption divine semble, suivant saint Paul, s’être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des grandes lois qui régissent l’univers, je me borne à répondre : Je ne sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je vais y voir ! »
 
L’adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d’autres arguments ? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le triomphant orateur se contenta d’ajouter les considérations suivantes :
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« Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu’une si grande question est à peine effleurée par moi ; je ne viens point vous faire ici un cours public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une autre série d’arguments en faveur de l’habitabilité des mondes. Je la laisse de côté. Permettez-moi seulement d’insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut répondre : Vous pouvez avoir raison, s’il est démontré que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela n’est pas, quoi qu’en ait dit Voltaire. Elle n’a qu’un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n’est point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c’est l’inclinaison de son axe sur son orbite. De là l’inégalité des jours et des nuits ; de là cette diversité fâcheuse des saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud ou trop froid ; on y gèle en hiver, on y brûle en été ; c’est la planète aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu’à la surface de Jupiter, par exemple, où l’axe est très peu incliné<ref>L’inclinaison de l’axe de Jupiter sur son orbite n’est que de 3° 5’.</ref>, les habitants pourraient jouir de températures invariables ; il y a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la zone des hivers perpétuels ; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l’abri des variations de la température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze ans chacune ! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices et dans ces conditions merveilleuses d’existence, les habitants de ce monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas ! que manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection ? Peu de chose ! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.
 
— Eh bien ! s’écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l’axe de la Terre ! »
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Eh bien ! s’écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l’axe de la Terre ! »
 
Un tonnerre d’applaudissements éclata à cette proposition, dont l’auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts d’ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le dire — car c’est la vérité — , beaucoup l’appuyèrent de leurs cris, et sans doute, s’ils avaient eu le point d’appui réclamé par Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d’appui, voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.
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« Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.
 
— Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s’est égarée. Revenons à la Lune.
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Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s’est égarée. Revenons à la Lune.
 
— Monsieur, reprit l’inconnu, vous prétendez que notre satellite est habité. Bien. Mais s’il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup sûr, vivent sans respirer, car — je vous en préviens dans votre intérêt — il n’y a pas la moindre molécule d’air à la surface de la Lune. »
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Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait si hardiment se jeter au travers de l’entreprise. Aucun ne le connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d’une discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une certaine appréhension. L’assemblée était attentive et sérieusement inquiète, car cette lutte avait pour résultat d’appeler son attention sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l’expédition.
 
«
« Monsieur, reprit l’adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l’absence de toute atmosphère autour de la Lune. Je dirai même a priori que, si cette atmosphère a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j’aime mieux vous opposer des faits irrécusables.
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Monsieur, reprit l’adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l’absence de toute atmosphère autour de la Lune. Je dirai même a priori que, si cette atmosphère a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j’aime mieux vous opposer des faits irrécusables.
 
— Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie parfaite, opposez tant qu’il vous plaira !
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— Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant l’éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d’une nature bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l’atmosphère de la Lune.
 
— En 1715, répliqua l’inconnu, les astronomes Louville et Halley ont pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère.
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Voilà ce qu’ont répondu les savants à l’énoncé de ces faits, et ce que je réponds avec eux.
 
— Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. Herschell, en 1787, n’a-t-il pas observé un grand nombre de points lumineux à la surface de la Lune ?
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— Oh ! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme seul ; d’ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l’économiser de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions ! »
 
Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux
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interlocuteur, qui promena ses regards sur l’assemblée, en la bravant avec fierté.
 
« Donc, reprit Michel Ardan d’un air dégagé, puisque nous sommes d’accord sur la présence d’une certaine atmosphère, nous voilà forcés d’admettre la présence d’une certaine quantité d’eau. C’est une conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D’ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu’un côté du disque de la Lune, et s’il y a peu d’air sur la face qui nous regarde, il est possible qu’il y en ait beaucoup sur la face opposée.
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— Et pour quelle raison ?
 
— Parce que la Lune, sous l’action de l’attraction terrestre, a pris la forme d’un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est situé dans l’autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les masses d’air et d’eau ont dû être entraînées sur l’autre face de notre satellite aux premiers jours de sa création.
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Parce que la Lune, sous l’action de l’attraction terrestre, a pris la forme d’un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est situé dans l’autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les masses d’air et d’eau ont dû être entraînées sur l’autre face de notre satellite aux premiers jours de sa création.
 
— Pures fantaisies ! s’écria l’inconnu.
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— Non ! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J’en appelle donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si la vie, telle qu’elle existe sur la Terre, est possible à la surface de la Lune ? »
 
 
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Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. L’adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grêle.
 
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— Et qui m’empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées convenablement disposées et enflammées en temps utile ?
 
— Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre faveur, en
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admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous ?
 
— Je ne reviendrai pas ! »
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Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.
 
Les cris de l’immense foule se maintinrent à leur maximum d’intensité pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l’estrade semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin ; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de Tampa-Town.
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Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs ; il s’enfuit à l’hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu’une armée de cent mille hommes veillait sous ses fenêtres.
 
Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.
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Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les moyens d’éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du meeting.
 
 
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Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur d’homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. Se reposer n’est évidemment pas une expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la dureté avec des tables de marbre ou de granit.
 
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Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à l’interrompre, s’était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.
 
Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de la situation. Il lui apprit les véritables causes de l’inimitié de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, pourquoi jusque-
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là, grâce à des amis communs, le président et le capitaine ne s’étaient jamais rencontrés face à face ; il ajouta qu’il s’agissait uniquement d’une rivalité de plaque et de boulet, et qu’enfin la scène du meeting n’avait été qu’une occasion longtemps cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.
 
Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l’Amérique, pendant lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme des bêtes fauves. C’est alors que chacun d’eux doit envier ces qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, leur flair de l’ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier, ils se relancent pendant des heures entières.
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— Pas un seul. Ce chasseur-là n’a pas l’air de faire bonne chasse !
 
— Que faire ? dit Maston.
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Que faire ? dit Maston.
 
— Entrer dans le bois, au risque d’attraper une balle qui ne nous est pas destinée.
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Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre ; Maston et lui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands cris ; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl ; mais ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses volées d’oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daims effarouchés s’enfuyaient précipitamment à travers les taillis.
 
Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des combattants. C’était à douter de l’affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer à
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poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand, tout d’un coup, Maston s’arrêta.
 
« Chut ! fit-il. Quelqu’un là-bas !
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— Le capitaine Nicholl !
 
— Nicholl ! » s’écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de cœur.
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Nicholl ! » s’écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de cœur.
 
Nicholl désarmé ! Il n’avait donc plus rien à craindre de son adversaire ?
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Mais son compagnon et lui n’eurent pas fait cinquante pas, qu’ils s’arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils s’imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa vengeance ! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.
 
Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L’oiseleur qui avait disposé cette toile inextricable
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n’était pas un être humain, mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer à son tour.
 
En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les dangers de sa situation, s’occupait à délivrer le plus délicatement possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit joyeusement de l’aile et disparut.
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— Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d’une main convulsive, ces plaisanteries...
 
— L’ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je comprends son idée de se faire tuer pour l’homme qu’il aime ! Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, car j’ai à faire
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aux deux rivaux une proposition si séduisante qu’ils s’empresseront de l’accepter.
 
— Et laquelle ? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.
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— Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en même temps le digne capitaine Nicholl !
 
— Nicholl ! s’écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié... je suis prêt... »
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Nicholl ! s’écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié... je suis prêt... »
 
Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s’interpeller.
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Mais, si vite qu’il eût prononcé ce mot, Nicholl l’avait achevé en même temps que lui.
 
«
« Hurrah ! bravo ! vivat ! hip ! hip ! hip ! s’écria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l’affaire est arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner. »
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Hurrah ! bravo ! vivat ! hip ! hip ! hip ! s’écria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l’affaire est arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner. »
 
 
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A dater de ce jour, Michel Ardan n’eut plus un moment de repos. Des députations venues de tous les coins de l’Union le harcelèrent sans fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu’il serra de mains, ce qu’il tutoya de gens ne peut se compter ; il fut bientôt sur les dents ; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne s’échappait plus de ses lèvres qu’en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu’il dut porter à tous les comtés de l’Union. Ce succès eût grisé un autre dès le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété spirituelle et charmante.
 
Parmi les députations de toute espèce qui l’assaillirent, celle des « lunatiques » n’eut garde d’oublier ce qu’elle devait au futur conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d’entre eux prétendaient parler « le sélénite » et voulurent l’apprendre à Michel Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à
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leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.
 
« Singulière folie ! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande exaltation, à d’incroyables singularités, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas à l’influence de la Lune sur les maladies ?
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Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des corvées inhérentes à l’état d’homme célèbre. Les entrepreneurs de succès voulurent l’exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l’envoya promener lui-même.
 
Cependant, s’il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place d’honneur dans les albums ; on en fit des épreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu’aux réductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait là une belle
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occasion de se débiter en reliques, mais il n’en profita pas. Rien qu’à vendre ses cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire fortune !
 
Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec l’univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu’il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant l’habitude, car il était riche de ce côté.
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Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de faire « la partie à quatre ». Un jour il demanda à être du voyage. Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l’invita à se résigner et fit valoir des arguments ad hominem.
 
« Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles
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en mauvaise part ; mais vraiment là, entre nous, tu es trop incomplet pour te présenter dans la Lune !
 
— Incomplet ! s’écria le vaillant invalide.
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— Oui ! mon brave ami ! Songe au cas où nous rencontrerions des habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c’est que la guerre, leur montrer qu’on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d’habitants, et où il y en a douze cents millions à peine ? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à la porte !
 
— Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi !
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Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi !
 
— Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n’arriverons pas en morceaux ! »
 
En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l’effet de contrecoup au moment du départ d’un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces ( — 0.75 cm) de l’arsenal de Pensacola. On l’installa sur le rivage de la rade d’Hillisboro, afin que la bombe retombât dans la mer et que sa chute
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fût amortie. Il ne s’agissait que d’expérimenter la secousse au départ et non le choc à l’arrivée. Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. C’était un véritable nid soigneusement ouaté.
 
« Quel dommage de ne pouvoir y prendre place ! » disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l’aventure.
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Après l’achèvement de la célèbre Columbiad, l’intérêt public se rejeta immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à transporter à travers l’espace les trois hardis aventuriers. Personne n’avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du Comité.
 
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Il faut en convenir, c’était une magnifique pièce de métal, un produit métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel des Américains. On venait d’obtenir pour la première fois l’aluminium en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de son chapeau conique, on l’eût pris volontiers pour une de ces épaisses tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age suspendaient à l’angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtrières et une girouette.
 
«
« Je m’attends, s’écriait Michel Ardan, à ce qu’il en sorte un homme d’armes portant la haquebutte et le corselet d’acier. Nous serons là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d’artillerie, on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y en a dans la Lune !
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Je m’attends, s’écriait Michel Ardan, à ce qu’il en sorte un homme d’armes portant la haquebutte et le corselet d’acier. Nous serons là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d’artillerie, on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y en a dans la Lune !
 
— Ainsi le véhicule te plaît ? demanda Barbicane à son ami.
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Mais, avant de passer à l’agréable, le président du Gun-Club avait songé à l’utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.
 
Barbicane s’était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade dans le
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bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande difficulté d’une ingénieuse façon. C’est à l’eau qu’il comptait demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.
 
Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d’une couche d’eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du projectile. C’est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons horizontales que le choc au départ devait briser successivement. Alors chaque nappe d’eau, de la plus basse à la plus haute, s’échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot inférieur qu’après l’écrasement successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc devait être presque entièrement amorti par ce ressort d’une grande puissance.
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Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel Ardan, il faudrait être « de bien mauvaise composition ».
 
Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un peu diminué l’épaisseur de ses parois et renforcé sa partie inférieure, qui devait
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supporter toute la violence des gaz développés par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d’ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus épais.
 
On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces « trous d’homme » des chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d’une plaque d’aluminium, retenue à l’intérieur par de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur prison mobile, dès qu’ils auraient atteint l’astre des nuits.
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Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l’eau et les vivres nécessaires aux trois voyageurs ; ceux-ci pouvaient même se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l’agréable vint se joindre à l’utile sous la forme d’objets d’art ; il eût fait de son projectile un véritable atelier d’artiste, si l’espace ne lui eût pas manqué. Du reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver à l’étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils n’eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des États-Unis.
 
La question des vivres et de l’éclairage étant résolue, restait la question de l’air. Il était évident que l’air enfermé dans le projectile ne suffirait
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pas pendant quatre jours à la respiration des voyageurs ; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ tout l’oxygène contenu dans cent litres d’air. Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu’il comptait emmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d’oxygène, ou, en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l’air du projectile. Comment ? Par un procédé bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.
 
On sait que l’air se compose principalement de vingt et une parties d’oxygène et de soixante-dix-neuf parties d’azote. Or, que se passe-t-il dans l’acte de la respiration ? Un phénomène fort simple. L’homme absorbe l’oxygène de l’air, éminemment propre à entretenir la vie, et rejette l’azote intact. L’air expiré a perdu près de cinq pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal d’acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du sang par l’oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, et après un certain temps, tout l’oxygène de l’air est remplacé par l’acide carbonique, gaz essentiellement délétère.
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Telle fut l’observation faite à la séance où se traita cette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d’en faire l’essai avant le départ. Mais l’honneur de tenter cette épreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston.
 
«
« Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c’est bien le moins que j’habite le projectile pendant une huitaine de jours. »
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Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c’est bien le moins que j’habite le projectile pendant une huitaine de jours. »
 
Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses vœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours ; puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant cette huitaine ? Impossible de s’en rendre
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compte. L’épaisseur des parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d’arriver au-dehors.
 
Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée ; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d’être un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.
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Le 20 octobre de l’année précédente, après la souscription close, le président du Gun-Club avait crédité l’Observatoire de Cambridge des sommes nécessaires à la construction d’un vaste instrument d’optique. Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour rendre visible à la surface. de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de largeur.
 
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Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la difficulté d’exécution de ces appareils d’optique gît dans la confection des objectifs, qu’ils soient faits de lentilles ou de miroirs métalliques.
 
Cependant, à l’époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le XVIe siècle, les appareils d’optique s’élargirent et s’allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de jauger les espaces stellaires à une profondeur
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inconnue jusqu’alors. Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on citait la lunette de l’Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l’objectif mesure quinze pouces ( — 38 centimètres de largeur<ref>Elle a coûté 80,000 roubles (320,000 francs).</ref>), la lunette de l’opticien français Lerebours, pourvue d’un objectif égal au précédent, et enfin la lunette de l’Observatoire de Cambridge, munie d’un objectif qui a dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).
 
Parmi les télescopes, on en connaissait deux d’une puissance remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large de quatre pieds et demi ; il permettait d’obtenir des grossissements de six mille fois. Le second s’élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six pieds ( — 1.93 m<ref>On entend souvent parler de lunettes ayant une longueur bien plus considérable ; une, entre autres, de 300 pieds de foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l’Observatoire de Paris ; mais il faut savoir que ces lunettes n’avaient pas de tube. L’objectif était suspendu en l’air au moyen de mâts, et l’observateur, tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l’objectif le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments étaient d’un emploi peu aisé et la difficulté qu’il y avait de centrer deux lentilles placées dans ces conditions.</ref>) ; il grossissait six mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à la manœuvre de l’instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.
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Telle était la question posée à l’Observatoire de Cambridge. Il ne devait pas être arrêté par les difficultés financières ; restaient donc les difficultés matérielles.
 
Et d’abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité d’objectifs, elles permettent d’obtenir des grossissements plus considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l’absorption que par la réflexion sur le miroir métallique des télescopes. Mais l’épaisseur que l’on peut donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle
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ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps considérable, qui se mesure par années.
 
Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, avantage inappréciable quand il s’agit d’observer la Lune, dont la lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le télescope, qui est d’une exécution plus prompte et permet d’obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande partie de leur intensité en traversant l’atmosphère, le Gun-Club résolut d’établir l’instrument sur l’une des plus hautes montagnes de l’Union, ce qui diminuerait l’épaisseur des couches aériennes.
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De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour ses télescopes. Dans le grand appareil de l’astronome de Slough, l’image des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se former à son autre extrémité où se trouvait situé l’oculaire. Ainsi l’observateur, au lieu d’être placé à la partie inférieure du tube, se hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait dans l’énorme cylindre. Cette combinaison avait l’avantage de supprimer le petit miroir destiné à renvoyer l’image à l’oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu’une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l’image était moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux dans l’observation qui devait être faite<ref>Ces réflecteurs sont nommés « front view telescope ».</ref>.
 
Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D’après les calculs du bureau de l’Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau réflecteur
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devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un pareil instrument, il n’était pas comparable à ce télescope long de dix mille pieds ( — 3 kilomètres et demi) que l’astronome Hooke proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins l’établissement d’un semblable appareil présentait de grandes difficultés.
 
Quant à la question d’emplacement, elle fut promptement résolue. Il s’agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les États.
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Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que la Columbiad, fût établi dans les États de l’Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut dirigé sur le sommet de Lon’s-Peak, dans le territoire du Missouri.
 
Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains eurent à vaincre, les prodiges d’audace et d’habileté qu’ils accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de lourdes pièces forgées, des cornières d’un poids considérable, les vastes morceaux du cylindre, l’objectif pesant lui seul près de trente mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies désertes, des forêts impénétrables, des « rapides » effrayants, loin des centres
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de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles chaque détail de l’existence devenait un problème presque insoluble. Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en triompha. Moins d’un an après le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu à une énorme charpente en fer ; un mécanisme ingénieux permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d’un horizon à l’autre pendant leur marche à travers l’espace.
 
Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars<ref>Un million six cent mille francs.</ref>. La première fois qu’il fut braqué sur la Lune, les observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. Qu’allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observés ? Des populations, des troupeaux d’animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans ? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put être déterminée avec une précision absolue.
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On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait engagé son troisième pari. Il s’agissait, en effet, de charger la Columbiad et d’y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-êtreê
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tre, que la manipulation d’une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait de graves catastrophes, et qu’en tout cas cette masse éminemment explosive s’enflammerait d’elle-même sous la pression du projectile.
 
Il y avait là de graves dangers encore accrus par l’insouciance et la légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port ; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de succès.
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Et d’abord il se garda bien d’amener tout son chargement à l’enceinte de Stone’s-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l’un après l’autre par le rail-road de Tampa-Town ; de cette façon il n’y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dans l’enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à l’orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manœuvrées à bras d’hommes. Toute machine à vapeur avait été écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. C’était déjà trop d’avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de préférence pendant la nuit, sous l’éclat d’une lumière produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour artificiel jusqu’au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen d’un fil métallique destiné à porter simultanément l’étincelle électrique au centre de chacune d’elles.
 
En effet, c’est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d’une matière isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient l’épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu’au sol par un des évents du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au sommet de Stone’s-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l’appareil pour que le courant fût instantanément rétabli et mît le feu aux quatre cent
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mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu’au dernier moment.
 
Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de la Columbiad. Cette partie de l’opération avait réussi. Mais que de tracas, que d’inquiétudes, de luttes, avait subis le président Barbicane ! Vainement il avait défendu l’entrée de Stone’s-Hill ; chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant l’imprudence jusqu’à la folie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche,
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car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s’était bien offert pour escorter les caissons jusqu’à la bouche de la Columbiad ; mais, l’ayant surpris lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu’il pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du Gun-Club vit bien qu’il ne pouvait pas compter sur cet intrépide fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.
 
Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile dans la Columbiad et à le placer sur l’épaisse couche de fulmi-coton.
 
 
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Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils étaient en assez grand nombre, et si l’on avait laissé faire Michel Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d’inutilités. Mais Barbicane intervint, et l’on dut se réduire au strict nécessaire.
 
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« Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient d’une grande utilité.
 
— J’en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club,
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mais notre wagon-projectile n’est pas l’arche de Noé. Il n’en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible. »
 
Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs se contenteraient d’emmener une excellente chienne de chasse appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d’une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. Si l’on eût laissé faire Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzaine d’arbustes qui furent soigneusement enveloppés d’un étui de paille et placés dans un coin du projectile.
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— Hurrah ! hurrah ! s’écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée ; voilà qui est bien dit ! Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas !
 
— J’y compte ! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre ! »
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J’y compte ! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre ! »
 
Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à sa suite. Ce qu’il disait paraissait simple, élémentaire, facile, d’un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d’une façon mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois voyageurs dans leur expédition lunaire.
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Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ du projectile ne s’effectuait pas le soir même, à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s’écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes conditions simultanées de zénith et de périgée.
 
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Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour de l’enceinte, et jetait les fondements d’une ville qui s’est appelée depuis Ardan’s-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités de l’Europe.
 
Tous les peuples de la terre y avaient des représentants ; tous les dialectes du monde s’y parlaient à la fois. On eût dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les diverses classes de la société américaine se confondaient dans une égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s’y coudoyaient avec un sans-gêne primitif.
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Les créoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l’Indiana ; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d’Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils exhibaient d’extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d’épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.
 
A l’heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit menaçant pour l’approvisionnement de la Floride, ces aliments qui répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, singes à l’étouffée, « fish-chowder<ref>Mets composé de poissons divers.</ref> », sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.
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— Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode ? » s’écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d’un verre à l’autre, comme un escamoteur fait d’une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilée, l’eau, le cognac et l’ananas frais qui composent cette boisson rafraîchissante.
 
Aussi, d’habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous l’action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l’air et produisaient un assourdissant
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tapage. Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n’avaient pas encore pris leur lunch accoutumé ! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de l’Américain pour les jeux était vaincue par l’émotion. A voir les quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l’événement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place à aucune distraction.
 
Jusqu’au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun aurait voulu « que ce fût fini ».
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En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect les cris redoublèrent d’intensité. Unanimement, instantanément, le chant national des États-Unis s’échappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en chœur par cinq millions d’exécutants, s’éleva comme une tempête sonore jusqu’aux dernières limites de l’atmosphère.
 
Puis, après cet irrésistible élan, l’hymne se tut, les dernières harmonies s’éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient franchi l’enceinte réservée autour de laquelle se pressait l’immense foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d’un pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main avec
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une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot « Français », et, qui pis est, « Parisien » jusqu’à la dernière seconde.
 
Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le projectile ; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.
 
Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur celui de l’ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au moyen de l’étincelle électrique ; les voyageurs enfermés dans le projectile
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pourraient ainsi suivre de l’œil l’impassible aiguille qui marquerait l’instant précis de leur départ.
 
Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante ; en dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu’il réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave président.
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— Impossible, mon vieux Maston », répondit Barbicane.
 
Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la plaque
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d’ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, s’ouvrait librement vers le ciel.
 
Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans leur wagon de métal.
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Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. La terre se souleva, et c’est à peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l’air au milieu des vapeurs flamboyantes.
 
 
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Au moment où la gerbe incandescente s’éleva vers le ciel à une prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l’Atlantique, et plus d’un capitaine de navire nota sur son livre de bord l’apparition de ce météore gigantesque.
 
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Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt milles, chassé les trains du railway jusqu’à Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre autres l’église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs chaînes comme des fils de coton.
 
Mais le cercle de ces dévastations s’étendit plus loin encore, et au-delà des limites des États-Unis. L’effet du contrecoup, aidé des vents d’ouest, fut ressenti sur l’Atlantique à plus de trois cents milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête inattendue, que n’avait pu prévoirpré
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voir l’amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inouïe ; plusieurs bâtiments, saisis dans ces tourbillons épouvantables sans avoir le temps d’amener, sombrèrent sous voiles, entre autres le Childe-Harold, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l’Angleterre l’objet des plus vives récriminations.
 
Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n’ait d’autre garantie que l’affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes sonores, qui, après avoir traversé l’Atlantique, venait mourir sur la côte africaine.
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Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s’étendit jusqu’aux régions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s’éleva de toutes les parties du globe. Mais la nature s’en émut peu, et décidément, puisque les hommes avaient troublé l’atmosphère par leur détonation, ils devaient en subir les conséquences.
 
 
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Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d’ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait nécessairement alors par la ligne des antipodes.
 
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Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l’espoir ne fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent la voûte étoilée contre tous les regards.
 
Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait rasséréné, les chances
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de l’observation seraient singulièrement amoindries ; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu’une portion toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, c’est-à-dire qu’elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu’au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et commencer les observations.
 
Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne dissimulaient point au public qu’il devait s’armer d’une patience angélique.
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À MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L’OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.
 
''Le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill a été aperçu par
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MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 décembre, à huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier quartier.''
 
''Ce projectile n’est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais assez près, cependant, pour être retenu par l’attraction lunaire.''
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Que de questions soulevait ce dénouement inattendu ! Quelle situation grosse de mystères l’avenir réservait aux investigations de la science ! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d’envoyer un boulet à la Lune, venait d’avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite, s’ils n’avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du monde lunaire ; ils gravitaient autour de l’astre des nuits, et, pour le première fois, l’œil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d’agrandir le cercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lancés à travers l’espace, et ont joué leur vie dans la plus étrange tentative des temps modernes.
 
Quoi qu’il en soit, la note de Long’s-Peak une fois connue, il y eut dans l’univers entier un sentiment de surprise et d’effroi. Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre ? Non, sans doute, car ils s’étaient mis en dehors de l’humanité en franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l’air
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pendant deux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Mais après ?... Les cœurs les plus insensibles palpitaient à cette terrible question.
 
Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. Un seul avait confiance, et c’était leur ami dévoué, audacieux et résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.
 
D’ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut désormais le poste de Long’s-Peak ; son horizon, le miroir de l’immense réflecteur. Dès que la lune se levait à l’horizon, il l’encadrait dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces stellaires ; il observait avec une éternelle patience le passage du projectile sur son disque d’argent, et véritablement
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le digne homme restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu’il ne désespérait pas de revoir un jour.
 
« Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l’entendre, dès que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des nôtres ! D’ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l’espace toutes les ressources de l’art, de la science et de l’industrie. Avec cela on fait ce qu’on veut, et vous verrez qu’ils se tireront d’affaire ! »