« Le Râmâyana (trad. Fauche)/Tome 1 » : différence entre les versions

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je ne puis donc t’emmener, de cette ville dans les forêts. Ton époux vit ; par conséquent, tu ne peux me
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suivre avec décence. En effet, qu’il ait une grande âme, ou qu’il
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ait un esprit méchant, la route qu’une femme doit tenir, c’est
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''toujours'' son époux. À combien plus forte raison, quand cet époux
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est un monarque magnanime, reine, et bien-aimé de toi ! Sans aucun
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doute, Bharata lui-même, la justice en personne, modeste, aimant
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son père, deviendra légalement ton fils, comme je suis le tien
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''naturellement''. Tu obtiendras même de Bharata une vénération
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supérieure à celle dont tu jouis auprès de moi. En effet, je n’ai
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jamais eu à souffrir de lui rien qui ne fût pas d’un sentiment
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élevé. Moi sorti une fois de ces lieux, il te sied d’agir en telle
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sorte que les regrets donnés à l’exil de son fils ne consument pas
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mon père d’une trop vive douleur.
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« Tu ne dois pas m’accorder, à moi dans la fleur nouvelle éclose
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de la vie, un intérêt égal à celui que réclame un époux courbé
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sous le poids de la vieillesse et tourmenté de chagrins à cause de
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mon absence.
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« Veuille donc bien rester dans ta maison et trouver là
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continuellement ta joie dans l’obéissance à ton époux ; car c’est le
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devoir éternel des épouses vertueuses. Pleine de zèle pour le culte
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des Immortels, faisant ton plaisir de vaquer aux devoirs qui siéent
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à la maîtresse de maison, tu dois servir ici ton époux, en modelant
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ton âme sur la sienne. Honorant les brahmes, versés dans la science
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des Védas, reste ici, pieuse épouse, dans la compagnie de ton époux
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et l’espérance de mon retour. ''Oui'' ! c’est dans la compagnie de
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ton époux que tu dois me revoir à mon retour dans ces lieux, si
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toutefois mon père, séparé de moi, peut supporter la vie. »
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À
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ce discours de Râma, où le respect senti pour sa mère se mêlait
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aux enseignements sur le devoir, Kâauçalyâ dit, les yeux baignés
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de larmes :
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« Va, mon fils ! Que le bonheur t’accompagne ! Exécute l’ordre même de
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ton père. Revenu ici heureux, en bonne santé, mes yeux te reverront
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un jour. ''Oui'' ! je saurai me complaire dans l’obéissance à mon
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époux, comme tu m’as dit, et je ferai toute autre chose qui soit à
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faire. Va donc, suivi de la félicité ! »
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Ensuite, quand elle vit Râma tout près d’accomplir sa résolution
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d’habiter les forêts, elle perdit la force de commander à son âme ;
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et, saisie tout à coup d’une vive douleur, elle sanglota, gémit et
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se mit à parler d’une voix où l’on sentait des larmes.
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Au même instant, la princesse du Vidéha, absorbant toute son
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âme dans une seule pensée, attendait, pleine d’espérance, la
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consécration de son époux, comme héritier de la couronne. Cette
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pieuse fille des rois, sachant à quels devoirs les monarques sont
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obligés, venait d’implorer, avec une âme recueillie, non-seulement
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la protection des Immortels, mais encore celle des Mânes ; et
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maintenant, impatiente de voir son époux, elle se tenait au milieu de
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son appartement, les yeux fixés sur les portes du palais, et pressait
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vivement de ses désirs l’arrivée de son Râma.
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Alors et tout à coup, dans ses chambres pleines de serviteurs
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dévoués, voici Râma, qui entre, sa tête légèrement inclinée de
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confusion, l’esprit fatigué et laissant percer un peu à travers son
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visage abattu la tristesse de son âme. Quand il eut passé le seuil
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d’un air qui n’était pas des plus riants, il aperçut, au milieu du
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palais, sa
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bien-aimée Sîtâ debout, mais s’inclinant à sa vue avec
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respect, Sîtâ, cette épouse dévouée, plus chère à lui-même que
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sa vie et douée éminemment de toutes les vertus qui tiennent à la
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modestie.
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À l’aspect de son époux, cette reine à la taille si gracieuse alla
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au-devant, le salua et se mit à son côté ; mais, remarquant alors
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son visage triste, où se laissait entrevoir la douleur cachée dans
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son âme :« Qu’est-ce, Râma ? fit-elle anxieuse et tremblante. Les
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brahmes, versés dans ces connaissances, t’auraient-ils annoncé que
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la planète de Vrihaspati opère à cette heure sa conjonction avec
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l’astérisme Poushya, ''influence sinistre'', qui afflige ton esprit ?
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Couvert du parasol, zébré de cent raies et tel que l’orbe entier de
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la lune, pourquoi ne vois-je pas briller sous lui ton charmant visage ?
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Ô toi, de qui les beaux yeux ressemblent aux pétales des lotus,
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pourquoi ne vois-je pas le chasse-mouche et l’éventail récréer ton
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visage, qui égale en splendeur le disque plein de l’astre des nuits ?
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Dis-moi, noble sang de Raghou, pourquoi n’entends-je pas les poëtes,
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les bardes officiels et les panégyristes à la voix éloquente te
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chanter, à cette heure de ton sacre, comme le roi de la jeunesse ?
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Pourquoi les brahmes, qui ont abordé à la rive ultérieure ''dans
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l’étude sainte'' des Védas, ne versent-ils pas sur ton front du miel
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et du lait caillé, suivant les rites, pour donner à ce ''noble'' front
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la consécration royale ?
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« Pourquoi ne vois-je pas maintenant s’avancer derrière toi, dans
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la pompe du sacre, un éléphant, le plus grand de tous, marqué de
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signes heureux, et versant par trois canaux une sueur d’amour sur
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les tempes ? Pourquoi enfin, devant toi, ne vois-je marcher, ''nous''
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apportant la fortune et la victoire, un coursier ''d’une beauté''
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non pareille,
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*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/231|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/231]]
au blanc pelage, au corps doué richement de signes
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prospères ? »
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À ces mots, par lesquels Sîtâ exprimait l’incertitude inquiète de
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son esprit, le fils de Kâauçalyâ répondit en ces termes avec une
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fermeté qu’il puisait dans la profondeur de son âme :« Toi, qui es
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née dans une famille de rois saints ; toi, à qui le devoir est si
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/238|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/238]]
bien connu ; toi, de qui la parole est celle de la vérité, arme-toi
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de fermeté, noble Mithilienne, pour entendre ce langage de moi.
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Jadis, le roi Daçaratha, sincère dans ses promesses, accorda deux
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grâces à Kêkéyî, en reconnaissance de quelque service. Sommé
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tout à coup d’acquitter sa parole aujourd’hui, que tout est disposé
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en vue de mon sacre, comme héritier de la couronne, mon père
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s’est libéré en homme qui sait le devoir. Il faut que j’habite, ma
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bien-aimée, quatorze années dans les bois ; mais Bharata doit rester
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dans Ayodhyâ et porter ce même temps la couronne. Près de m’en
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aller dans les bois déserts, je viens ici te voir, ô femme comblée
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d’éloges : je t’offre mes adieux : prends ton appui sur ta fermeté et
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veuille bien me donner congé.
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« Mets-toi jusqu’à mon retour sous la garde de ton beau-père et
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de ta belle-mère ; accomplis envers eux les devoirs de la plus
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respectueuse obéissance ; et que jamais le ressentiment de mon exil
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ne te pousse, noble dame, à risquer mon éloge en face de Bharata.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/255|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/255]]
En effet, ceux qu’enivre l’orgueil du pouvoir ne peuvent supporter les
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éloges donnés aux vertus d’autrui : ne loue donc pas mes qualités en
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/257|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/257]]
présence de Bharata. Désirant conserver sa vérité à la parole
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/258|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/258]]
de mon père, j’irai, suivant son ordre, aujourd’hui même dans les
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/259|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/259]]
forêts : ainsi, fais-toi un cœur inébranlable ! Quand je serai parti,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/260|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/260]]
noble dame, pour les
==*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/137261|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/261]]==
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/262|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/262]]
bois chéris des anachorètes, sache te plaire,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/263|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/263]]
ô ma bien-aimée, dans les abstinences et la dévotion.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/264|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/264]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/265|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/265]]
« Tu dois, chère Sîtâ, pour l’amour de moi, obéir d’un cœur sans
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/266|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/266]]
partage à ma ''bonne'' mère, accablée sous le poids de la vieillesse
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/267|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/267]]
et par la douleur de mon exil. »
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/268|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/268]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/269|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/269]]
Il dit ; à ce langage désagréable à son oreille, Sîtâ aux paroles
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/270|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/270]]
toujours aimables répondit en ces termes, jetés comme un reproche
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/271|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/271]]
à son époux :« Un père, une mère, un fils, un frère, un parent
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/272|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/272]]
quelconque mange seul, ô mon noble époux, dans ce monde et dans
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/273|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/273]]
l’autre vie, le fruit né des œuvres, qui sont propres à lui-même.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/274|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/274]]
Un père n’obtient pas la récompense ou le châtiment par les
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/275|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/275]]
mérites de son fils, ni un fils par les mérites de son père ;
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/276|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/276]]
chacun d’eux engendre par ses actions propres le bien ou le mal pour
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/277|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/277]]
lui-même, ''sans partage avec un autre''. Seule, l’épouse dévouée à
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/278|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/278]]
son mari obtient de goûter au bonheur mérité par son époux ; je
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/279|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/279]]
te suivrai donc en tous lieux où tu iras. Séparée de toi, je ne
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/280|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/280]]
voudrais pas habiter dans le ciel même : je te le jure, noble enfant
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/281|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/281]]
de Raghou, par ton amour et ta vie ! Tu es mon seigneur, mon gourou,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/282|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/282]]
ma route, ma divinité même ; j’irai donc avec toi : c’est là ma
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/283|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/283]]
résolution dernière. Si tu as ''tant de'' hâte pour aller dans la
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/284|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/284]]
forêt épineuse, impraticable, j’y marcherai devant toi, brisant ''de
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/285|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/285]]
mes pieds, afin de t’ouvrir un passage'', les grandes herbes et les
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/286|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/286]]
épines. Pour une femme de bien, ce n’est pas un père, un fils, ni
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/287|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/287]]
une mère, ni un ami, ni son âme à elle-même, qui est la route
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/288|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/288]]
à suivre : non ! son époux est sa voix suprême ! Ne m’envie pas ce
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/289|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/289]]
''bonheur'' ; jette loin de toi cette pensée jalouse, comme l’eau qui
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/290|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/290]]
reste au ''fond du vase'' après que l’on a bu : ''emmène-moi'', héros,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/291|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/291]]
emmène-moi sans défiance : il n’est rien en moi qui sente la
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/292|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/292]]
méchanceté. L’asile
==*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/138293|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/293]]==
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/294|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/294]]
inaccessible de tes pieds, mon seigneur, est, à
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/295|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/295]]
mes yeux, préférable aux palais, aux châteaux, à la cour des rois,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/296|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/296]]
aux chars de nos Dieux, ''que dis-je'' ? au ciel même. Accorde-moi
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/297|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/297]]
cette faveur : que j’aille, accompagnée de toi, au milieu de ces bois
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/298|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/298]]
fréquentés seulement par des lions, des éléphants, des tigres, des
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/299|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/299]]
sangliers et des ours ! J’habiterai avec bonheur au milieu des bois,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/300|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/300]]
heureuse d’y trouver un asile sous tes pieds, aussi contente d’y
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/301|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/301]]
couler mes jours avec toi, que dans les palais du ''bienheureux'' Indra.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/302|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/302]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/303|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/303]]
« J’emprunterai, comme toi, ma seule nourriture aux fruits et aux
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/304|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/304]]
racines ; je ne serai d’aucune manière un fardeau incommode pour toi
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/305|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/305]]
dans les forêts. Je désire habiter dans la joie ces forêts avec
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/306|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/306]]
toi, au milieu de ces régions ombragées, délicieuses, embaumées
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/307|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/307]]
par les senteurs des fleurs diverses. Là, plusieurs milliers mêmes
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/308|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/308]]
d’années écoulées près de toi sembleraient à mon âme n’avoir
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/309|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/309]]
duré qu’un seul jour. Le paradis sans toi me serait un séjour
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/310|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/310]]
odieux, et l’enfer même avec toi ne peut m’être qu’un ciel
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/311|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/311]]
préféré. »
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/312|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/312]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/313|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/313]]
À ces paroles de son épouse chère et dévouée, Râma fit
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/314|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/314]]
cette réponse, lui exposant les nombreuses misères attachées à
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/315|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/315]]
l’habitation au milieu des forêts :« Sîtâ, ton origine est de la
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/316|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/316]]
plus haute noblesse, le devoir est une science que tu possèdes ''à
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/317|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/317]]
fond'', tu ceins la renommée ''comme un diadème'' : partant, il te sied
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/318|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/318]]
d’écouter et de suivre ma parole. Je laisse mon âme ici en toi, et
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/319|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/319]]
j’irai de corps seulement au milieu des bois, obéissant, malgré moi,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/320|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/320]]
à l’ordre émané de mon père.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/321|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/321]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/322|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/322]]
« Moi, qui sais les dangers bien terribles des bois, je ne me sens pas
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/323|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/323]]
la force de t’y mener, par compassion même pour toi.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/324|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/324]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/325|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/325]]
«
==*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/139326|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/326]]==
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/327|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/327]]
Dans le bois repairent les tigres, qui déchirent les hommes,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/328|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/328]]
conduits ''par le sort'' dans leur voisinage : on est à cause d’eux en
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/329|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/329]]
des transes continuelles, ce qui fait du bois, mon amie, une chose
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/330|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/330]]
affreuse !
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/331|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/331]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/332|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/332]]
« Dans le bois circulent de nombreux éléphants, aux joues inondées
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/333|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/333]]
par la sueur de rut ; ils ''vous'' attaquent et ''vous'' tuent ; ce qui fait
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/334|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/334]]
du bois, mon amie, une chose affreuse !
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/335|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/335]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/336|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/336]]
« On y trouve les deux points extrêmes de la chaleur et du froid, la
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/337|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/337]]
faim et la soif, les dangers sous mille formes ; ce qui fait du bois,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/338|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/338]]
mon amie, une chose affreuse !
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/339|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/339]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/340|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/340]]
« Les serpents et toutes les espèces de reptiles errent dans la
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/341|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/341]]
forêt impénétrable au milieu des scorpions aux subtils venins ; ce
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/342|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/342]]
qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse !
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/343|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/343]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/344|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/344]]
« On rencontre dans les sentiers du bois, tantôt errants d’une marche
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/345|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/345]]
tortueuse, comme les sinuosités d’une rivière, tantôt couchés dans
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/346|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/346]]
les creux de la terre, une foule de serpents, dont le souffle et
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/347|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/347]]
même le regard exhalent un poison mortel. Il faut traverser là des
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/348|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/348]]
fleuves, dont l’approche est difficile, profonds, larges, vaseux,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/349|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/349]]
infestés par de longs crocodiles.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/350|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/350]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/351|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/351]]
« C’est toujours sur un lit de feuilles ou sur un lit d’herbes,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/352|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/352]]
couches incommodes, que l’on a préparées de ses mains, sur le
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/353|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/353]]
sein même de la terre, ô femme ''si'' délicate, que l’on cherche le
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/354|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/354]]
sommeil dans la forêt déserte. On y mange pour seule nourriture des
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/355|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/355]]
jujubes sauvages, les fruits de l’ingüa ou du myrobolan emblic,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/356|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/356]]
ceux du cyâmâka[13], le riz né sans culture ou le fruit amer du
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/357|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/357]]
tiktaka[14] à
==*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/140358|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/358]]==
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/359|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/359]]
la saveur astringente. Et puis, quand on n’a pas fait
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/360|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/360]]
provision de racines et de fruits sauvages dans les forêts, il arrive
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/361|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/361]]
que les anachorètes de leurs solitudes s’y trouvent réduits à
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/362|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/362]]
passer beaucoup de jours, dénués absolument de toute nourriture.
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/363|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/363]]
Dans les bois, on se fait des habits avec la peau des bêtes, avec
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/364|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/364]]
l’écorce des arbres ; on est contraint de tordre ''sans art'' ses
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/365|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/365]]
cheveux en gerbe, de porter la barbe longue et le poil non taillé
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/366|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/366]]
sur un corps tout souillé de fange et de poussière, sur des membres
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/367|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/367]]
desséchés par le souffle du vent et la chaleur du soleil : aussi, le
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/368|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/368]]
séjour dans les bois, mon amie, est-il une chose affreuse !
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/369|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/369]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/370|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/370]]
[Note 13 : ''Panicum frumentaceum''.]
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/371|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/371]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/372|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/372]]
[Note 14 : ''Trichosantes diœca''.]
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/373|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/373]]
 
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/374|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/374]]
« De quel plaisir ou de quelle volupté pourrai-je donc être là
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/375|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/375]]
pour toi, quand il ne restera plus de moi, consumé par la pénitence,
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/376|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/376]]
qu’une peau sèche sur un squelette aride ? Ou toi, qui, m’ayant
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/377|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/377]]
suivi dans la solitude, y seras toute plongée dans tes vœux et tes
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/378|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/378]]
mortifications, quelle volupté pourras-tu m’offrir dans ces forêts ?
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/379|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/379]]
Mais alors, moi, te voyant la couleur effacée par le hâle du vent et
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/380|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/380]]
la chaleur du soleil, ton ''corps si frêle'' épuisé de jeûnes et de
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/381|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/381]]
pénitences, ce spectacle de ta peine dans les bois mettra le comble
*[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/382|Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/382]]
à mes souffrances.
 
« Demeure ici, tu n’auras point cessé pour cela d’habiter dans mon
cœur ; et, si tu restes ici, tu n’en seras pas, ma bien-aimée, plus
éloignée de ma ''pensée'' ! »
 
À ces mots, Râma se tut, bien décidé à ne pas conduire une femme
si chère au milieu des bois ; mais alors, vivement affligée et les
yeux baignés de pleurs :
 
« Les inconvénients attachés au séjour des bois, répondit à ces
paroles de son mari la triste Sîtâ, de qui les
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/141]]==
pleurs inondaient le
visage ; ces inconvénients, que tu viens d’énumérer, mon dévouement
pour toi, ''cher'' et noble époux, les montre à mes yeux comme autant
d’avantages. Le dieu Çatakratou lui-même n’est pas capable de
m’enlever, défendue par ton bras : combien moins le pourraient
tous ces animaux qui errent dans les forêts ! Je n’ai aucune peur
''naturellement'' des lions, des tigres, des sangliers, ni des autres
bêtes, dont tu m’as peint l’abord si redoutable au milieu des bois.
Combien moins puis-je en redouter les dents ou le venin, si la force
de ton bras étend sur moi sa défense ! Mourir là ''d’ailleurs'' vaut
mieux pour moi que vivre ici !
 
« Jadis, fils de Raghou, cette prédiction me fut donnée par des
brahmes versés dans la connaissance des signes :« Ton sort, m’ont
dit ces hommes véridiques, ton sort, ''jeune'' Sîtâ, est d’habiter
''quelque jour'' une forêt déserte. » Et moi, depuis ce temps où les
devins m’ont tiré cet horoscope, j’ai senti continuellement s’agiter
dans mon cœur un vif désir de passer ma vie au milieu des bois.
 
« Voici le moment arrivé ; donne à la parole des brahmes toute sa
vérité.
 
« Emmène-moi, fils de Raghou ! car j’ai un désir bien grand d’habiter
les forêts avec toi : je t’en supplie, courbant la tête ! Dans
un instant, s’il te plaît, tu vas me voir déjà prête, ''noble''
Raghouide, à partir. Ce pieux voyage à tes côtés dans les bois est
mon ''brûlant'' désir.
 
« Je suis déterminée à te suivre ; mais, si tu refuses que
j’accompagne ta marche, je le dis en vérité, et tes pieds, que je
touche, m’en seront témoins, j’aurai bientôt cessé d’être, n’en
doute pas ! »
 
À ces mots, prononcés d’un accent mélodieux, la belle Mithilienne
au doux parler, triste, navrée de sa douleur,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/142]]==
tout enveloppée à
la fois de colère et de chagrin, éclata en pleurs, arrosant le
désespoir avec les gouttes brûlantes de ses larmes.
 
Quoiqu’elle fût ainsi tourmentée, larmoyante, amèrement désolée,
Râma ne se décida pas encore à lui permettre de partager son exil ;
mais il arrêta ses yeux un instant sur l’amante éplorée, baissa
la tête et se mit à rêver, considérant sous plusieurs faces les
peines semées dans un séjour au milieu des bois.
 
La source, née de sa compassion pour sa bien-aimée, ruissela de ses
yeux, où débordaient ses tristes pleurs, comme on voit la rosée
couler sur deux lotus. Il releva doucement cette femme chérie de ses
pieds, où elle était renversée, et lui dit ces paroles affectueuses
pour la consoler :
 
« Le ciel même sans toi n’aurait aucun charme pour moi, femme aux
traits suaves ! Si je t’ai dit, ô toi, en qui sont rassemblés
tous les signes de la beauté, si je t’ai dit, quoique je pusse te
défendre :« Non, je ne t’emmènerai pas ! » c’est que je désirais
m’assurer de ta résolution, femme de qui la vue est toute charmante.
Et puis, Sîtâ, je ne voulais pas, toi, qui as le plaisir en partage,
t’enchaîner à toutes ces peines qui naissent autour d’un ermitage au
sein des forêts. Mais puisque, dans ton amour dévoué pour moi, tu
ne tiens pas compte des périls que la nature a semés au milieu
des bois, il m’est aussi impossible de t’abandonner qu’au sage de
répudier sa gloire.
 
« Viens donc, suis-moi, comme il te plaît, ma chérie ! Je veux faire
toujours ce qui est agréable à ton ''cœur'', ô femme digne de tous
les respects !
 
« Donne en présents nos vêtements et nos parures aux
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/143]]==
brahmes
vertueux et à tous ceux qui ont trouvé un refuge dans notre
assistance. Ensuite, quand tu auras dit adieu aux personnes à
qui sont dus tes hommages, viens avec moi, charmante fille du roi
Djanaka ! »
 
Joyeuse et au comble de ses vœux, l’illustre dame, obéissant à
l’ordre qu’elle avait reçu de son héroïque époux, se mit à
distribuer aux ''plus'' sages des brahmes les vêtements ''superbes'', les
''magnifiques'' parures et toutes les richesses.
 
Quand le beau Raghouide eut ainsi parlé à Sîtâ, il tourna ses yeux
vers Lakshmana, modestement incliné, et, lui adressant la parole,
il tint ce langage :« Tu es mon frère, mon compagnon et mon ami ;
je t’aime autant que ma vie : fais donc par amitié ce que je vais te
dire. Tu ne dois en aucune manière venir avec moi dans les bois :
en effet, guerrier sans reproche, il te faut porter ici un pesant
fardeau. »
 
Il dit ; à ces mots, qu’il écouta d’une âme consternée et le visage
noyé dans ses larmes, Lakshmana ne put contenir sa douleur. Mais il
tomba à genoux, et, tenant les pieds de son frère serrés fortement
avec les pieds de Sîtâ :« Il n’y a qu’un instant, dit à Râma cet
homme plein de sens, ta grandeur m’a permis de la suivre au milieu des
bois, pour quelle raison me le défend-elle maintenant ? »
 
Râma dit ensuite à Lakshmana, qui se tenait devant lui prosterné,
la tête inclinée, tremblant et les mains jointes :« Si tu quittes
ces lieux pour venir avec moi dans les forêts, Lakshmana, qui
soutiendra ''nos mères'', Kâauçalyâ et Soumitrâ, cette illustre
femme ? Ce monarque des hommes, qui versait ''à pleines mains'' ses
grâces sur nos deux mères, ne les verra sans doute plus avec les
mêmes
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/144]]==
yeux que dans les jours passés, maintenant qu’il est tombé
sous le pouvoir d'''un autre'' amour. Un jour, enivrée par les fumées
de la toute-puissance, Kêkéyî, incapable de modérer son âme, fera
sentir quelque dureté à ses rivales. C’est pour consoler surtout
et défendre nos mères, fils de Soumitrâ, qu’il te faut rester ici
jusqu’à mon retour. Tu seras ici pour elles deux, comme je l’étais
moi-même, un bras où elles pourront s’appuyer dans les chemins
difficiles et un refuge assuré contre les persécutions. »
 
Il dit ; à ces mots de son frère, Lakshmana, le mieux doué entre les
hommes, sur lesquels Çrî a répandu ses faveurs, joignit les mains
et répondit en ces termes à Râma :« Seigneur, il serait possible
à Kâauçalyâ d’entretenir, ''pour sa défense'', plusieurs milliers
d’hommes de mon espèce, elle, à qui dix centaines de villages
furent données pour son apanage ; et d’ailleurs, sans aucun doute, par
considération pour toi, Bharata ne peut manquer jamais d’honorer
nos deux mères : on le verra même apporter le plus grand zèle à
protéger Kâauçalyâ et Soumitrâ.
 
« Je suis ton disciple, je suis ton serviteur, je te suis entièrement
dévoué, je t’ai jusqu’ici même suivi partout : sois donc favorable
à ma prière ; emmène-moi, vertueux ami ! »
 
Charmé de ce langage, Râma dit à Lakshmana :« ''Eh bien'' ! fils de
Soumitrâ, viens ! suis-moi ! prends congé de tes amis. »
 
<center>_____</center>
 
Après que Râma, assisté par son illustre Vidéhaine, eut donné
aux brahmes ses richesses, il prit ses armes et les instruments,
''c’est-à-dire la bêche et le panier'' ; puis,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/145]]==
sortant de son palais
avec Lakshmana, il s’en alla voir son auguste père. Il était
accompagné de son épouse et de son frère.
 
Aussitôt, pour jouir de leur vue, les femmes, les villageois et les
habitants de la cité montent de tous les côtés sur le faîte des
maisons et sur les plates-formes des palais. Dans la rue royale, toute
couverte de campagnards, on n’eût pas trouvé un seul espace vide,
tant était grand alors cet amour du peuple, accourant saluer à son
départ ce Râma d’une splendeur infinie. Quand ils virent l'''auguste
prince'' marcher à pied, avec Lakshmana, avec Sîtâ même, alors,
saisis de tristesse, leur âme s’épancha en divers discours :« Le
voilà, suivi par Lakshmana seul avec Sîtâ, ce héros, dans les
marches duquel une puissante armée, divisée en quatre corps, allait
toujours devant et derrière son char ! Ce guerrier, plein d’énergie,
dévoué, juste comme la justice elle-même, ne veut pas que son père
fausse une parole donnée, et cependant il a goûté la saveur exquise
du pouvoir et du plaisir !
 
« Elle, Sîtâ, dont naguère les Dieux mêmes qui voyagent dans l’air
ne pouvaient obtenir la vue, elle est exposée maintenant à tous les
regards du vulgaire dans la rue du roi ! Le vent, le chaud, le froid
vont effacer toute la fraîcheur de Sîtâ ; elle, de qui le visage
aux charmantes couleurs est paré d’un fard naturel. Sans aucun doute,
l’âme du roi Daçaratha est remplacée par une autre âme, puisqu’il
bannit aujourd’hui sans motif son fils bien-aimé !
 
« Laissons nos promenades, les jardins publics, nos lits moelleux,
nos siéges, nos instruments, nos maisons ; et, suivant tous ce fils du
roi, embrassons une infortune égale à son malheur.
 
« Que la forêt où
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/146]]==
va ce noble enfant de Raghou soit désormais notre
cité ! Que cette ville, abandonnée par nous, soit réduite à l’état
d’une forêt ! ''oui'', notre ville sera maintenant où doit habiter ce
héros magnanime ! Quittez les cavernes et les bois, serpents, oiseaux,
éléphants et gazelles ! Abandonnez ce que vous habitez, et venez
habiter ce que nous abandonnons ! »
 
Promenant ses regards en souriant au milieu de cette multitude
affligée, le jeune prince, affligé lui-même sous l’extérieur du
contentement, allait donc ainsi, désirant voir son père et comme
impatient d’assurer à la promesse du monarque toute sa vérité.
 
Mais avant que Râma fût arrivé, accompagné de son épouse et de
Lakshmana, le puissant monarque, plein de trouble et dans une extrême
douleur, employait ses moments à gémir.
 
Alors Soumantra se présenta devant le maître de la terre, et,
joignant ses mains, lui dit ces mots, le cœur vivement affligé :
« Râma, qui a distribué ses richesses aux brahmes et pourvu à la
subsistance de ses domestiques ; lui-même, qui, la tête inclinée,
a reçu ton ordre, puissant roi, de partir dans un instant pour
les forêts ; ce prince, accompagné de Lakshmana, son frère, et de
Sîtâ, son épouse ; ce Râma enfin, qui brille dans le monde par les
rayons de ses vertus, comme le soleil par les rayons de sa lumière,
est venu voir ici tes pieds ''augustes'' ; reçois-le en ta présence,
s’il te plaît ! »
 
Il dit, et le roi, de qui l’âme était pure comme l’air, poussa de
brûlants soupirs, et, dans sa vive douleur, il répondit ainsi :
 
« Soumantra, conduis promptement ici toutes mes é
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/147]]==
pouses, je veux
recevoir, entouré d’elles, ce digne sang de Raghou ! »
 
À ces mots, Soumantra de courir au gynœcée, où il tint ce langage :
« Le roi vous mande auprès de lui, nobles dames ; venez là sans
tarder ! » Il dit, et toutes ces femmes, apprenant de sa bouche l’ordre
envoyé par leur époux, s’empressent d’aller voir le gémissant
monarque.
 
Toutes ces dames, égales en nombre à la moitié de sept cents,
toutes charmantes, toutes richement parées, vinrent donc visiter leur
époux, qui se trouvait alors en compagnie de Kêkéyî.
 
Le monarque ensuite promena ses yeux sur toutes ses femmes, et
les voyant arrivées toutes, sans exception :« Soumantra, fit-il,
adressant la parole au noble portier, conduis mon fils vers moi sans
délai ! »
 
Du ''plus'' loin qu’il vit Râma s’avancer, les mains jointes, le roi
s’élança du trône où il était assis, environné de ses femmes :
« Viens, Râma ! viens, mon fils ! » s’écria le monarque affligé, qui
s’en alla vite à lui pour l’embrasser ; mais, dans le trouble de son
émotion, il tomba avant même qu’il fût arrivé jusqu’à son fils.
Râma, vivement touché, accourut vers le roi qui s’affaissait, et le
reçut dans ses bras qu’il n’était pas encore tombé tout à fait
sur la terre ; puis, avec une âme palpitante d’émotion, il releva
doucement son père ; et, secondé par Lakshmana, aidé même par
Sîtâ, il remit le monarque évanoui dans son trône. Ensuite, ''le
voilà'' qui ''s’empresse'' de rafraîchir avec un éventail le visage du
roi sans connaissance.
 
Alors toutes les femmes remplirent de cris tout le palais du roi ;
mais, au bout d’un instant, il revint à la connaissance ; et
Râma, joignant ses mains, dit au monarque, plongé dans une mer de
tristesse :
 
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/148]]==
Grand roi, je viens te dire adieu ; car tu es, prince auguste, notre
seigneur. Jette un regard favorable sur moi, qui pars à l’instant
pour habiter les forêts. Daigne aussi, maître de la terre, donner
congé à Lakshmana comme à la belle Vidéhaine, mon épouse. Car
tous deux, refusés par moi, n’ont pu renoncer à la résolution
qu’ils avaient formée de s’en aller avec moi habiter les forêts.
Veuille donc bien nous donner congé à tous les trois. »
 
Quand le maître de la terre eut connu que le désir de prendre congé
avait conduit Râma dans son palais, il fixa le regard d’une âme
consternée sur lui et dit, ses yeux noyés de larmes :
 
« On m’a trompé, veuille donc imposer le frein à mon délire et
prendre toi-même les rênes du royaume. »
 
À ces mots du monarque, Râma, le premier des hommes qui pratiquent
religieusement le devoir, se prosterna devant son père et lui
répondit ainsi, les mains jointes :« Ta majesté est pour moi un
père, un gourou, un roi, un seigneur, un dieu ; elle est digne de tous
mes respects ; le devoir seul est plus vénérable. Pardonne-moi,
ô mon roi ; mais le mien est de rester ferme dans l’ordre que m’a
prescrit ta majesté. Tu ne peux me faire sortir de la voie où ta
parole m’a fait entrer : écoute ce que veut la vérité, et sois
encore notre auguste monarque pendant une vie de mille autres
années. »
 
À peine eut-il entendu ce langage de Râma, le roi, que liait
étroitement la chaîne de la vérité, dit ces paroles d’une voix que
ses larmes rendaient balbutiante :« Si tu es résolu de quitter cette
ville et de t’en aller au milieu des bois pour l’amour de moi, vas-y
du moins avec moi, car abandonné par toi, Râma, il m’est impossible
de vivre !
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/149]]==
Règne, Bharata, dans cette ville, abandonnée par toi et
par moi ! »
 
À ces paroles du vieux monarque, Râma lui répondit en ces termes :
« Il ne te sied nullement, auguste roi, de venir avec moi dans les
forêts : tu ne dois pas faire un tel acte de complaisance à mon
égard. Pardonne, ô mon bien-aimé père, mais que ta majesté daigne
nous lier ensemble au devoir : ''oui'', veuille bien, ô toi, qui donnes
l’honneur, te conserver toi-même dans la vérité de ta promesse. Je
te rappelle simplement ton devoir, ô mon roi ; ce n’est pas une leçon
que j’ose te donner. Ne te laisse donc pas éloigner de ton devoir
maintenant par amitié pour moi ! »
 
À ces mots de Râma :« Que la gloire, une longue vie, la force,
le courage et la justice soient ton domaine éternel ! dit le roi
Daçaratha. Va donc, sauvant d’une tache la vérité de ma parole ; va
une route sans danger pour un nouvel accroissement de ta renommée et
les joies du retour ! Mais veuille bien demeurer ici toi-même
cette nuit seule. Quand tu auras partagé avec moi ''quelques'' mets
délicieux et ''savouré le plaisir de'' mes richesses ; quand tu auras
consolé ta mère, toute souffrante de sa douleur, ''eh bien'' ! tu
partiras. »
 
Il dit ; à ces mots de son père affligé, Râma joignit les mains et
répondit au sage monarque agité par le chagrin :« J’ai chassé de
ma présence le plaisir, je ne puis donc le rappeler. Demain, qui me
donnerait ces mets délicieux, dont ta royale table m’aurait offert
le régal aujourd’hui ? Aussi aimé-je mieux partir à l’instant, que
m’abstenir jusqu’à demain.
 
« Qu’elle soit donnée à Bharata, cette terre que j’abandonne, avec
ses royaumes et ses villes ! moi, sauvant
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/150]]==
l’honneur de ta majesté,
j’irai dans les forêts cultiver la pénitence. Que cette terre,
à laquelle je renonce, Bharata la gouverne heureusement, dans ses
frontières paisibles, avec ses montagnes, avec ses villes, avec ses
forêts ! qu’il en soit puissant monarque, comme tu l’as dit ! Prince,
mon cœur n’aspire pas tant à vivre dans les plaisirs, dans la joie,
dans les grandeurs même, qu’à rester dans l’obéissance à tes
ordres : loin de toi cette douleur, que fait naître en ton âme ta
séparation d’avec moi ! »
 
Ensuite le monarque, étouffé sous le poids de sa promesse, manda
son ministre Soumantra et lui donna cet ordre, accompagné de longs
et brûlants soupirs :« Que l’on prépare en diligence, pour servir de
cortége au digne enfant de Raghou, une armée nombreuse, divisée
en quatre corps, munie de ses flèches et revêtue de ses cuirasses.
Quelque richesse qui m’appartienne, quelque ressource même qui soit
affectée pour ma vie, que tout cela marche avec Râma, sans qu’on
en laisse rien ici ! Que Bharata soit donc le roi dans cette ville
dépouillée de ses richesses, mais que le fortuné Râma voie tous
ses désirs comblés au fond même des bois ! »
 
Tandis que Daçaratha parlait ainsi, la crainte s’empara de
Kêkéyî ; sa figure même se fana, ses yeux rougirent de colère et
d’indignation, la fureur teignit son regard ; et consternée, le visage
sans couleur, elle jeta ces mots d’une voix cassée au vieux monarque :
« Si tu ôtes ainsi la moelle du royaume que tu m’as donné avec une
foi perfide, comme une liqueur dont tu aurais bu l’essence, tu seras
un roi menteur ! »
 
Le roi désolé, que la cruelle Kêkéyî frappait ainsi de nouveau
avec les flèches de sa voix, lui répliqua en ces termes :« Femme
inhumaine et justement blâmée par
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/151]]==
tous les hommes de bien, pourquoi
donc me piquer sans cesse avec l’aiguillon de tes paroles, moi qui
porte un fardeau si lourd et même insoutenable ! »
 
À ces mots du roi, Kêkéyî, dans son horrible dessein, reprit avec
ce langage amer, que lui inspirait son génie malfaisant :« Jadis
Sagara, ton ancêtre, abandonna résolûment Asamandjas même,
son fils aîné ; abandonne, à son exemple, toi, l’aîné de tes
Raghouides ! »
 
« Ô honte ! » s’écrie à ces mots le vieux monarque ; et, cela dit,
il se met à songer, tout plein de confusion, en secouant un peu la
tête.
 
Alors un vieillard d’un grand sens, connu sous le nom de Siddhârtha
et qui jouissait de la plus haute estime auprès du ''puissant'' roi,
s’approche de Kêkéyî et lui tient ce langage :« Reine, apprends de
moi, qui vais t’en raconter la cause, pourquoi jadis Asamandjas fut
rejeté par Sagara, le maître de la terre. Il est sûr que, poussé
d’un naturel méchant, Asamandjas saisissait au cou les jeunes enfants
des citadins et les jetait dans les flots de la Çarayoû : voilà,
''reine'', le fait tel qu’il nous fut donné par la tradition. En
butte à ses vexations :« Dominateur de la terre, choisis, dirent au
monarque les citadins irrités, choisis entre abandonner Asamandjas
seul ou bien nous tous ! »
 
« Pour quel motif ? » reprit cet auguste souverain. À ces mots,
les citoyens de lui répondre avec colère :« Poussé d’un naturel
méchant, ton fils prend à la gorge nos jeunes enfants et les jette
eux-mêmes, tout criant, aux flots de la Çarayoû ! »
 
« Quand il eut recueilli d’eux cette plainte, le roi Sagara, qui
voulait complaire aux habitants de la ville, dégrada son fils et
le bannit de sa présence. C’est ainsi que le magnanime Sagara dut
renoncer à un fils sans conduite ;
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/152]]==
mais ce monarque-ci, quelle raison
a-t-il de chasser Râma, un fils plein de vertus ? »
 
Il dit ; à ces paroles de Siddhârtha, le roi Daçaratha, d’une voix,
que troublait sa douleur, tint à Kêkéyî ce langage :« Je renonce
à mon trône et même aux plaisirs, je vais en personne accompagner
Râma ; toi, ignoble femme, jouis à ton aise et longtemps de cette
couronne avec ''ton'' Bharata ! »
 
Ensuite, Kêkéyî apporta de ses mains les habits d’écorce, et,
s’adressant au fils de Kâauçalyâ :« Revêts-toi ! » lui dit cette
femme sans pudeur dans l’assemblée des hommes.
 
Aussitôt le jeune prince, ayant quitté ses vêtements du plus fin
tissu, endossa les habits d’anachorète, qu’il prit aux mains de
Kêkéyî. Après lui, de la même manière, le héros Lakshmana,
dépouillant son resplendissant costume, s’habilla avec cette écorce
vile sous les yeux de son père.
 
À l’aspect de ces enveloppes grossières, que lui présentait
Kêkéyî, afin qu’elle s’en revêtit elle-même, au lieu de cette
robe de soie jaune, dont elle était gracieusement parée, la fille
du roi Djanaka rougit de confusion, et, réfugiée à côté de son
époux, cette femme au charmant visage les reçut, toute tremblante
comme une gazelle qui se voit emprisonnée dans un filet.
 
Quand Sîtâ eut pris ces vêtements d’écorce avec des yeux voilés
par ses larmes, elle dit à son mari, semblable au roi des Gandharvas :
« Comment faut-il m’y prendre, noble époux, dis ! pour attacher autour
de moi ces vêtements d’écorce ? »
 
À ces mots, elle jeta sur ses épaules une partie de l’habillement.
La princesse de Mithila prit ensuite la seconde
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/153]]==
et se mit à songer,
car la jolie reine était encore inhabile à revêtir, comme il
fallait, un habit d’anachorète. Quand elles virent habillée de cette
écorce vile, comme une ''mendiante'' sans appui, celle qui avait pour
appui un tel époux, toutes les femmes de pousser simultanément des
cris, et même :« Ô honte ! disaient-elles à l’envi ; honte ! oh ! la
honte ! » À peine le roi eut-il entendu ses femmes crier :« Honte ! oh !
la honte ! » toute sa foi dans la vie, toute sa foi dans le bonheur en
fut complètement brisée par la douleur.
 
Le vieux rejeton d’Ikshwâkou poussa un brûlant soupir et dit à son
épouse :« Femme cruelle, toi, qui marches dans les voies du péché,
la grâce que tu m’as demandée, c’est que Râma seul fût exilé, et
non le fils de Soumitrâ, et non la fille du roi Djanaka.
 
« Pour quelle raison, ô toi, de qui la vue est sinistre et la
conduite pleine d’iniquité, leur donnes-tu à tous les deux ces
vêtements d’écorce, mauvaise et criminelle femme, opprobre de ta
famille ? Sîtâ ne mérite point, Kêkéyî, ces habits tissus avec
l’écorce et l’herbe sauvage ! »
 
À son père, assis dans le trône, d’où il venait de parler ainsi,
Râma, la tête inclinée, adressa les paroles suivantes, impatient de
partir aussitôt pour les forêts :« O roi, versé dans la science
de nos devoirs, Kâauçalyâ, ma mère, cette femme inébranlablement
dévouée à toi, livrée tout entière à la pénitence, d’un naturel
généreux et d’un âge avancé, est profondément submergée, par
cette inattendue séparation d’avec moi, dans une mer de tristesse.
L’infortunée, elle mérite que tu étendes sur elle, pour la
consoler, ''ta plus haute'' considération. Daigne, par amitié pour
moi, daigne toujours la couvrir tellement de tes
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/154]]==
yeux, roi puissant,
que, défendue par toi, son protecteur ''légal'', elle n’ait point à
subir de persécutions. »
 
À l’aspect de ces habits d’anachorète, que Râma portait déjà en
lui parlant ainsi, le monarque se mit à gémir et pleurer avec toutes
ses femmes.
 
« Peut-être ai-je ravi autrefois des enfants chéris à des pères
affectionnés, dit-il, puisque je suis fatalement séparé de toi, mon
fils, dans mon excessive infortune ! Les êtres animés ne peuvent donc
mourir, ô mon ami, avant l’heure fixée par le Destin, puisque la
mort ne m’entraîne pas en ce moment, où je me sépare de toi ! »
 
À ces mots, le roi s’affaissa sur la terre et tomba dans
l’évanouissement.
 
Kâauçalyâ baisa tendrement Sîtâ sur le front et dit ces mots à
Râma :« Il te faut, ô toi, qui donnes l’honneur, il te faut rester,
sans cesse, fils de Raghou, aux côtés de Sîtâ et de Lakshmana, ce
héros, qui t’est ''si'' dévoué. Il te faut en outre apporter la plus
grande attention au milieu de ces arbres nombreux, dont les forêts
sont couvertes. »
 
Râma, les mains jointes, s’approcha d’elle, et, se tenant au milieu
des épouses du roi, il tint à sa mère ce langage dicté par le
devoir, lui, pour qui le devoir n’était pas une science ignorée :
« Pourquoi me donnes-tu ce conseil, mère, à l’égard de Sîtâ ?
 
« Lakshmana est mon bras droit ; et la princesse de Mithila, mon ombre.
En effet, il m’est aussi impossible de quitter Sîtâ, qu’au sage
d’abandonner sa gloire ! Quand je tiens mes flèches et mon arc en
main, d’où peut venir un danger pour moi ? ''D’aucun être'', pas même
de Çatakratou, le seigneur des trois mondes ! Bonne mère, ne sois
pas affligée ! obéis à mon père ! La fin de cet exil au
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/155]]==
milieu des
forêts doit arriver pour moi sous une étoile heureuse ! »
 
Après ce discours, dont le geste accompagnait la matière, il se leva
et vit les trois cent cinquante épouses du roi. Lui, alors même, le
devoir en personne, il s’approcha, les mains jointes, de ses nobles
mères, et, courbant la tête avec modestie, leur tint ce langage :
« Je vous adresse à toutes mes adieux. Si jamais, soit inattention,
soit ignorance, j’ai commis une offense à l’égard de vous,
moi-même, à cette heure, je vous en demande humblement pardon. »
 
Alors et tandis que le héros né de Raghou tenait ce langage, toutes
ces épouses du roi éclatèrent dans une grande lamentation, comme
de plaintives ardées. En ce moment, le palais du roi Daçaratha, qui
résonnait auparavant des seuls concerts de la flûte, des tambourins
et des panavas, retentit de sanglots, de gémissements et de tous les
sons perçants, qui jaillissent du malheur.
 
Ensuite Lakshmana embrassa les pieds de Soumitrâ, qui, voyant son
fils prosterné à ses genoux, lui donna sur le front un baiser
d’amour, le serra étroitement dans ses bras et lui tint elle-même ce
discours :
 
« Il est ''cinq devoirs'', bien dignes de votre famille : ce sont la
défense d’un frère aîné, l’aumône, le sacrifice, la pénitence
et l’abandon héroïque de la vie dans les combats. Pense que Râma,
c’est Daçaratha ; pense que la fille du roi Djanaka, c’est moi-même ;
pense que la forêt, c’est Ayodhyâ ; et maintenant va, mon fils, à ta
volonté ! »
 
Ensuite, s’approchant d’un air modeste et les mains jointes, comme on
voit Mâtali s’avancer vers Indra, ''son maître'' :« Honneur à toi,
fils du roi ! dit Soumantra au
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/156]]==
digne rejeton de Kakoutstha : c’est toi
qu’attend ce grand char attelé.
 
« Je vais te conduire avec lui où tu as l’envie d’aller. »
 
À ces nobles paroles du cocher, Râma, accompagné de son épouse,
''se prépare à'' monter dans ce char magnifique avec Lakshmana.
Il déposa lui-même sur le fond du char les différentes espèces
d’armes, les deux carquois, les deux cuirasses, la bêche et le
panier. Cela fait, et sur l’ordre qu’il en reçut du jeune banni, le
cocher du roi y plaça encore une cruche de terre.
 
Soumantra les fit monter et monta lui-même derrière ces ''nobles
compagnons d’exil''. Ensuite, ayant jeté le regard d’une âme
consternée sur les deux frères assis auprès de la ''belle jeune''
femme, le troisième avec eux, Soumantra de fouetter ses chevaux, sur
le commandement, que Râma en donna lui-même au cocher.
 
« Hélas ! Râma ! » s’écriaient de tous côtés les foules du peuple.
 
« Retiens les chevaux, cocher !… Va lentement ! disaient-ils : nous
désirons voir la face du magnanime Râma, ce visage aimable comme la
lune.
 
« Notre seigneur, aux yeux de qui le devoir est préférable à tout,
s’en va pour un lointain voyage : quand le reverrons-nous enfin revenu
des routes sauvages de la forêt ? La mère de Râma a donc un cœur
de fer ; il est donc joint solidement, puisqu’il ne s’est pas brisé,
quand elle a vu partir son fils bien-aimé pour l’habitation des
forêts ! Seule, elle a fait acte de vertu, cette jeune Vidéhaine à
la taille menue, qui s’attache aux pas de son époux comme l’ombre
suit le corps. Et toi aussi, Lakshmana, tu es heureux, ''car'' tu
satisfais à la vertu, toi, qui
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/157]]==
suis par dévouement ce frère aîné,
que tu aimes, sur la route, où l’entraîne l’amour de son devoir. »
 
Dans ce moment, Râma, voyant son père, qui, environné de ses
femmes, le suivait à pied, en proie à la douleur, et gémissait
à chaque pas avec la reine Kâauçalyâ, il ne put, l’infortuné !
soutenir un tel spectacle, enchaîné, comme il était, dans les
nœuds de son devoir. Quand il vit son père et sa mère aller ainsi
à pied, courbés sous le chagrin, eux, à qui le bonheur seul était
dû, il se mit à presser le cocher :« Avance ! dit-il ; avance ! » Il ne
put, comme un éléphant que l’aiguillon tourmente, supporter de voir
ces deux chers vieillards enveloppés ainsi par la douleur.
 
« Hâ ! mon fils Râma !… Hâ ! Sîtâ !… Hâ ! hâ ! Lakshmana ! tourne
les yeux vers moi ! » C’est en jetant ces lamentations, que le roi et
la reine couraient après le char.
 
« Arrête ! arrête ! » criait le vieux monarque ;« Marche ! » disait au
cocher le jeune Raghouide. La position de Soumantra était alors celle
d’un homme entre la terre et le ciel, ''qui ne sait trop s’il doit
monter ou descendre''.« Quand tu seras de retour chez le roi, tu lui
diras :« Je n’avais pas entendu. Cocher, prolonger la douleur, c’est
la rendre plus cruelle. » Ainsi Râma parlait à Soumantra.
 
Aussitôt que celui-ci, l’âme toute contristée, eut connu la pensée
du jeune prince, il tourna ses mains jointes vers le vieux monarque et
poussa les chevaux.
 
<center>_____</center>
 
Le roi, chef de la race d’Ikshwâkou, ne détourna point ses yeux,
tant qu’il put encore apercevoir la forme ''vague'' de ce fils qui
marchait vers son exil.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/158]]==
Aussi longtemps que le roi vit de ses yeux ce fils bien-aimé, il
supprima en quelque sorte dans son esprit la distance lointaine jetée
entre eux. Tant qu’il fut possible au roi de le voir, ses yeux, dont
le regard suivait ce fils, non moins vertueux que bien-aimé, ses
yeux, marchèrent ''comme'' pas à pas avec lui. Mais, quand le roi,
maître du globe, eut cessé de voir son Râma, alors, pâle et navré
de chagrin, il tomba sur la terre.
 
Kâauçalyâ tout émue accourut à sa droite, et Kêkéyî vint
à gauche, toute pleine de sa tendresse ''satisfaite'' pour son fils
Bharata. Ce roi, doué parfaitement de conduite, de justice et de
modestie, adressant un regard à cette Kêkéyî, opiniâtre dans
sa mauvaise pensée, lui parla en ces termes :« Kêkéyî, ne touche
point à mon corps, toi, qui marches dans les voies du péché ; car je
ne veux plus que tu offres jamais ta vue à mes yeux ; je ne vois plus
en toi mon épouse !
 
« Si Bharata devient célèbre, quand il aura fait passer ainsi
le royaume dans ses mains, que mon ombre ne goûte jamais aux dons
funèbres qu’il viendra m’offrir devant ma tombe ! »
 
Dans ce moment la reine Kâauçalyâ, en proie elle-même à sa
douleur, aida le vieux roi, souillé de poussière, à se lever et lui
fit reprendre le chemin de son palais.
 
Le monarque, accompagné de sa tristesse, dit alors ces paroles :« Que
l’on me conduise au plus tôt dans l’appartement de Kâauçalyâ,
mère de ''mon fils'' Râma ! »
 
À ces mots, ceux qui avaient la surveillance des portes mènent le
roi dans la chambre de Kâauçalyâ ; et là, à peine entré, il monta
sur la couche, où la douleur agita son âme. Là encore il se lamenta
pitoyablement à haute voix, désolé, torturé de chagrin et levant
ses bras au
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/159]]==
ciel :« Hélas ! disait-il ; hélas ! enfant de Raghou, tu
m’abandonnes !… Heureux vivront alors ces hommes favorisés, qui te
verront, mon fils, revenu des bois, à la fin du temps fixé par ton
arrêt ! mais, ''hélas'' ! moi, je ne te verrai pas !…
 
« Bonne Kâauçalyâ, touche-moi de ta main ; car ma vue a suivi Râma,
et n’est pas revenue encore à l’instant même. »
 
La reine jeta les yeux sur le monarque, abattu dans ce lit, d’où sa
pensée ne cessait de suivre ''son bien-aimé'' Râma : elle entra dans
cette couche, ''près de son époux'', elle, de qui la douleur avait
tourmenté les formes, et, poussant de longs soupirs, elle éclata en
lamentations d’une manière pitoyable.
 
<center>_____</center>
 
Les hommes les plus affectionnés à Râma suivirent ce héros, qui,
magnanime et fort comme la vérité, s’avançait vers les bois qu’il
devait habiter. Quand le monarque tout-puissant retourna sur ses pas
avec la foule de ses amis, ceux-là n’étaient point revenus ; ils
continuèrent d’accompagner Râma dans sa route.
 
Râma, le devoir en personne, promenant sur eux ses regards et buvant
de ses yeux, pour ainsi dire, l’amour de ces fidèles sujets, Râma
leur tint ce langage, comme si tous ils eussent été ses propres
fils :« Faites maintenant reposer entièrement sur la tête de
Bharata, pour l’amour de moi, habitants d’Ayodhyâ, l’attachement et
l’estime que vous avez mis en ma personne. Dans un âge où l’on est
encore enfant, il est avancé dans la science ; il est toujours aimable
à ses amis, il est plein de courage, il est audacieux même, et
cependant sa bouche n’a pour tous que des mots agréables. »
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/160]]==
Ces peuples des villes et des campagnes, malheureux et baignés de
larmes, Râma, avec le fils de Soumitrâ, les entraînait derrière
lui, enchaînés par ses vertus.
 
Ensuite le noble prince, ayant décidé qu’on ferait une halte sur
le rivage de la Tamasâ, porta ses regards sur la rivière et dit
ces paroles au fils de Soumitrâ :« Voici près d’arriver, mon
beau Lakshmana, la première nuit de notre habitation au milieu
des forêts. Que la félicité descende sur toi ! Ne veuille pas te
désoler ! Vois ! partout les forêts vides pleurent, pour ainsi dire,
abandonnées par les oiseaux et les gazelles, retirés dans leurs
noires demeures. Fils de Soumitrâ, demeurons cette nuit où nous
sommes avec ceux qui nous suivent. En effet, ce lieu-ci me plaît dans
ses différentes espèces de fruits sauvages. »
 
Après ces mots adressés au Soumitride, le noble exilé dit à
Soumantra même :« Soigne tes chevaux, mon ami, sans rien négliger. »
 
Le cocher du roi arrêta donc le char en ce moment où le soleil
arrivait à son couchant ; et, quand il eut donné à ses coursiers une
abondante nourriture, il s’assit vis-à-vis et tout près d’eux.
 
Ensuite, après qu’il eut récité la prière fortunée du soir, le
noble conducteur, voyant la nuit toute venue, prépara de ses mains,
aidé par le fils de Soumitrâ, la couche même de Râma. Alors, quand
celui-ci eut souhaité une heureuse nuit à Lakshmana, il se coucha
avec son épouse dans ce lit fait avec la feuille des arbres, au bord
de la rivière.
 
Ce fut donc ainsi que, parvenu sur les rives de la Tamasâ, qui voit
les troupeaux et les génisses troubler ses limpides tîrthas, Râma
fit halte là cette nuit avec les sujets
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/161]]==
de son père. Mais, s’étant
levé au milieu de la nuit et les ayant vus tous endormis, il dit à
son frère, distingué par des signes heureux :« Vois, mon frère, ces
habitants de la ville, sans nul souci de leurs maisons, n’ayant que
nous à cœur uniquement, vois-les dormir au pied des arbres aussi
tranquillement que sous leurs toits.
 
« Nous donc, pendant qu’ils dorment, montons vite dans le char
et gagnons par cette route le bois des mortifications. Ainsi les
habitants de la ville fondée par Ikshwâkou n’iront pas maintenant
plus loin, et ces hommes si dévoués à moi ne seront plus réduits
à chercher un lit au pied des arbres. »
 
Aussitôt Lakshmana répondit à son frère, qui était là devant
ses yeux comme le devoir même incarné :« J’approuve ton avis, héros
plein de sagesse ; montons sans délai sur le char ! »
 
Ensuite Râma dit au cocher :« Monte sur ton siége, conducteur du
char, et pousse rapidement vers le nord tes excellents coursiers !
Quand tu auras marché quelque temps au pas de course, ramène ton
char, le front droit au midi, et mets dans les mouvements une telle
attention, que les traces du retour ne décèlent pas aux habitants du
notre cité le chemin par où je vais m’échapper. »
 
À ces mots du prince, le cocher à l’instant d’exécuter son ordre,
il ''alla'', revint et présenta son léger véhicule au vaillant Râma.
 
Celui-ci monta lestement sur le char avec ses deux compagnons
''d’exil'', et se hâta de traverser la Tamasâ. Quand le héros aux
longs bras fut arrivé sur l’autre bord de cette rivière, dont les
tourbillons agitent la surface, il suivit le cours de l’eau dans
une route belle, heureuse, sans obstacle, sans péril et d’un aspect
délicieux. Ensuite,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/162]]==
quand ces habitants de la grande cité, s’étant
réveillés à la fin de la nuit, virent les traces qui annonçaient
le retour du char à la ville :« Le fils du roi, pensèrent-ils, a
repris le chemin d’Ayodhyâ ; » et, cette observation faite, ils s’en
revinrent eux-mêmes à la ville.
 
Ensuite, le héros né de Raghou vit la Gangâ, nommée aussi la
Bhâgîrathî, appelée encore la Tripathagâ, ce fleuve céleste,
très-pur, aux ondes froides, non embarrassées de vallisnéries, dont
les flots nourrissent les marsouins, les crocodiles, les dauphins,
dont les rives, hantées par les éléphants, sont peuplées de
cygnes et de grues indiennes ; la Gangâ, qui doit sa naissance au mont
Himâlaya, dont les abords sont habités par des saints, dont les eaux
purifient tout ce qu’elles touchent et qui est comme l’échelle par
où l’on atteint de la terre aux portes du ciel.
 
Râma, l’homme au grand char de guerre, ayant promené ses regards
sur les ondes aux vagues tourbillonnantes, dit à Soumantra :« Faisons
halte ici aujourd’hui. En effet, voici, ''pour nous abriter'', non loin
du fleuve, un arbre ingoudi très-haut, tout couvert de fleurs et
de jeunes pousses : demeurons ''cette nuit'' ici même, conducteur ! »
« Bien ! » lui répondent Lakshmana et Soumantra, qui aussitôt fait
avancer les chevaux près de l’arbre ingoudi. Alors ce digne rejeton
d’Ikshwâkou, Râma, s’étant approché de cet arbre délicieux,
descendit du char avec son épouse et son frère. Dans ce moment
Soumantra, qui avait mis pied à terre lui-même et dételé ses
excellents coursiers, joignit ses mains et s’avança vers le noble
Raghouide, arrivé déjà au pied de l’arbre.
 
« Ici habite un ami bien-aimé de Râma, ''lui dit-il'', un
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/163]]==
prince
équitable, de qui la bouche est l’organe de la vérité, ce roi des
Nishâdas, qui a nom Gouha aux longs bras. À la nouvelle que Râma,
le tigre des hommes, était venu dans sa contrée, ce monarque est
accouru à ta rencontre avec ses vieillards, ses ministres et ses
parents. »
 
Après ces mots de son cocher, comme il vit de loin Gouha qui
s’avançait, Râma avec le fils de Soumitrâ se hâta de joindre le
roi des Nishâdas. Quand il eut embrassé le malheureux exilé :« Que
ma ville te soit comme Ayodhyâ ! Que veux-tu, lui dit Gouha, que je
fasse pour toi ? »
 
À ces paroles de Gouha, le noble Raghouide répondit ainsi :« Il ne
manque rien à l’accueil et aux honneurs que nous avons reçus de ta
majesté. »
 
Puis, quand il eut baisé tendrement au front ce monarque venu à
pied, quand il eut serré Gouha dans ses bras d’une rondeur exquise,
Râma lui tint ce langage :
 
« Je refuse tout ce que ton amitié fit apporter ici, quelle qu’en
soit la chose ; car je ne suis plus dans une condition où je puisse
recevoir des présents. Sache que je porte le vêtement d’écorce et
l’habit tissu d’herbes, que les fruits sont avec les racines toute
ma nourriture et le devoir toute ma pensée ; que je suis un ascète
''enfin'' et que les choses des bois sont les seuls objets permis à mes
sens. J’ai besoin d’herbe pour mes chevaux ; il ne me faut rien autre
chose : avec cela seul, ta majesté m’aura bien traité.--Car c’est
l’attelage favori du roi Daçaratha, mon père : aussi tiendrai-je
comme un honneur fait à moi les bons soins donnés à ses nobles
coursiers. »
 
Aussitôt Gouha de jeter lui-même cet ordre à ses gens :« Qu’on se
hâte d’apporter aux chevaux de l’herbe et de l’eau ! »
 
Râma, vêtu
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/164]]==
de ses habits tissus d’écorce, récita la prière
usitée au coucher du soleil et prit seulement un peu d’eau, que
Lakshmana lui apporta de soi-même. Puis, quand celui-ci eut lavé les
pieds du noble ermite, couché sur la terre avec son épouse, il vint
à la souche de l’arbre et s’y tint debout à côté d’eux.
 
La nuit alors, bien qu’il fût ainsi couché ''sur la dure'', coula
doucement pour cet illustre, ce sage, ce magnanime fils du roi
Daçaratha, qui n’avait pas encore senti la misère et n’avait goûté
de la vie que ses plaisirs.
 
Gouha adressa, consumé par la douleur, ces mots à Lakshmana, qui
veillait, sans fermer l’œil un instant, sur le sommeil de son frère :
« Ami, c’est pour toi que fut préparé ce lit commode ; délasse bien
cette nuit, fils de roi, délasse bien tes membres dans cette couche !
 
« Tous ces gens sont accoutumés aux fatigues, mais toi, as-tu goûté
de la vie autre chose que ses douceurs ! Laisse-moi veiller cette nuit
à la garde du ''généreux'' Kakoutsthide. Certes ! il n’y a pas d’homme
sur la terre, qui me soit plus cher que Râma : fie-toi donc à cela
en toute assurance ; je le jure à toi, héros, je le jure par la
vérité ! »
 
« Gardés ici par toi, monarque sans péché, nous sommes tous sans
crainte, lui répondit Lakshmana : ce n’est pas tant le corps que
la pensée qui veille ici ''et dans sa tristesse, ne peut céder au
sommeil''. Comment le sommeil, ou les plaisirs, ou même la vie me
seraient-ils possibles, quand ce grand Daçarathide est ainsi couché
par terre avec Sîtâ ?
 
« Vois, Gouha, vois, couché dans l’herbe avec son épouse, celui
devant lequel ne pourraient tenir dans une bataille tous les Dieux,
ligués même avec les Asouras ;
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/165]]==
lui, que sa mère obtint à force de
pénitences, au prix même de plusieurs grands vœux, le seul fils du
roi Daçaratha, qui porte des signes de bonheur égaux aux signes de
son père !
 
« Après le départ de son fils, cet auguste monarque ne vivra pas
longtemps ; et la terre, sans aucun doute, la terre elle-même en sera
bientôt veuve !
 
« Et, quand ce temps sera venu, à qui sera-ce donc, si ce n’est à
l’heureux Bharata, ''à lui, resté seul'', d’honorer mon vieux père
avec toutes les cérémonies funèbres ?
 
« Heureux tous ceux qui pourront errer à leur fantaisie dans la
capitale de mon père aux larges rues bien distribuées, aux cours
délicieuses, où l’on aime à rester ''indolemment'' ; cette ville,
encombrée d’éléphants, de chevaux, de chars, toute remplie de
promenades et de jardins publics, heureuse de toutes les félicités,
embellie par les plus suaves courtisanes ; cette ville, où tant de
fêtes attirent le concours et l’affluence des peuples ; cette grande
cité, dont les échos répètent sans cesse les différents sons des
instruments de musique, dont les rues se resserrent entre les
files des palais et des belles maisons ; cette ville, où s’agite
confusément un peuple florissant et joyeux !
 
« À la fin de notre exil dans les bois, puissions-nous entrer
nous-mêmes sains et saufs dans la superbe Ayodhyâ avec ce héros si
pieux observateur de la foi donnée ! »
 
Quand la nuit se fut éclairés aux premières lueurs du matin, Râma,
le héros illustre à la vaste poitrine, dit au brillant Lakshmana,
son frère, le fils de Soumitrâ :« Voici le moment où l’astre du
jour se lève ; la nuit sainte est é
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/166]]==
coulée ; entends, mon ami, cet
oiseau heureux, le kokila chanter sa joie. Déjà même le bruit des
éléphants résonne dans la forêt : hâtons-nous, frère chéri, de
traverser la Djâhnavî qui se rend à la mer. »
 
Quand le fils de Soumitrâ, délices de ses amis, eut connu la pensée
de Râma, il appela aussitôt le roi des Nishâdas avec le cocher
Soumantra, et se tint debout lui-même devant son frère. Ensuite,
après qu’ils eurent jeté les carquois sur leurs épaules, attaché
les épées à leurs flancs et pris les arcs dans leurs mains, les
deux Raghouides, accompagnés de Sîtâ, s’en allèrent donc vers la
Gangâ. Là, d’un air modeste, tournant les yeux vers le noble Râma :
« Que dois-je faire ? dit le cocher, ses mains jointes, à l’auguste
jeune homme, bien instruit sur le devoir. »
 
« Retourne ! lui repartit celui-ci ; je n’ai que faire maintenant du
char : je m’en irai bien à pied dans la grande forêt. »
 
À la vue d’une barque amarrée au bord du fleuve, le prince
anachorète, qui désirait passer le Gange au plus vite, Râma dit ces
mots à Lakshmana :« Monte, tigre des hommes, monte dans ce bateau,
que voici bien à propos. Lève dans tes bras doucement et pose dans
la barque ''ma chère'' pénitente Sîtâ. »
 
Lui sur-le-champ d’obéir à l’ordre que lui donnait son frère, et
d’exécuter cette tâche, qui ne lui était nullement désagréable :
il plaça d’abord la princesse de Mithila et monta ensuite de
lui-même dans l’esquif ''amarré''. Après lui s’embarqua son frère
aîné, le magnanime ermite.
 
Alors, quand il eut salué d’un adieu Soumantra, Gouha et ses
ministres :« Entre dans ta barque, heureux nautonnier,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/167]]==
dit le
Kakoutsthide au pilote ; délie ce bateau et conduis-nous à l’autre
bord ! »
 
À cet ordre, le chef de la barque fit traverser le Gange à ces deux
héroïques frères.
 
Quand ils ont abordé le rivage, ces deux princes magnanimes sortent
de la barque, et, d’une âme bien recueillie, ils adressent à la
Gangâ une humble adoration. Alors ce fléau des ennemis, ce héros,
de qui l’aspect ne montrait plus rien qui ne fût de l’anachorète,
se mit en route, les yeux noyés de larmes, avec son frère et son
épouse.
 
''Mais d’abord'' ce prince judicieux, voué au séjour des forêts, tint
ce langage au brave Lakshmana, douce joie de sa mère :« Marche en
avant, fils de Soumitrâ, et que Sîtâ vienne après ; j’irai, moi,
par derrière, afin de protéger Sîtâ et toi ! C’est aujourd’hui que
ma chère Vidéhaine connaîtra les maux d’une habitation au milieu
des bois : il faudra qu’elle supporte les sauvages concerts des
sangliers, des tigres et des lions ! » Puis, tournant un dernier regard
vers cette plage, où se tenait encore Soumantra, nos deux frères,
l’arc en main, de marcher avec Sîtâ vers ces grandes forêts. Mais,
quand les enfants du roi se furent avancés jusqu’au point de
n’être plus visibles, Gouha et le cocher s’en retournèrent de là,
remportant avec eux leur amour.
 
Les trois nouveaux ascètes s’enfoncent dans la forêt immense ; et,
promenant leur vue çà et là sur différentes portions de terre, sur
des régions délicieuses, sur des lieux qu’ils n’avaient pas encore
vus, ils arrivent au pays qui était leur but, cette contrée où
l’Yamounâ rencontre les saintes eaux de la Bhâgîrathî. Quand il
eut suivi longtemps un chemin sans péril et contemplé des arbres de
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/168]]==
plusieurs essences, Râma dit à Lakshmana vers le temps où le soleil
commence à baisser un peu :« Vois, fils de Soumitrâ, vois, près du
saint confluent s’élever cette fumée, ''comme le'' drapeau d’un feu
sacré : nous sommes, je pense, dans le voisinage d’un anachorète.
Sans doute, nous voici bientôt arrivés à l’endroit heureux où
l’Yamounâ mêle ses ondes au cours de la Gangâ : en effet, ce grand
bruit qui vient à nos oreilles ne peut naître que de ces deux
rivières, dont les vagues s’entrechoquent et se brisent. Ce ne peut
être que les anachorètes nés dans la forêt qui ont fendu ce bois
pour le feu du sacrifice ; et voici différentes espèces d’arbres,
comme en en voit dans l’ermitage de Bharadwâdja. »
 
Quand ils eurent marché encore à leur aise un peu de temps, l’arc
en main, ils arrivèrent, accablés de fatigue, après le coucher de
l’astre qui donne le jour, à la sainte chaumière de Bharadwâdja.
 
Parvenu avec son frère à l’endroit où se cachait l’ermitage de
l’anachorète, le jeune Raghouide y pénétra, sans quitter ses armes,
effrayant les gazelles et les oiseaux endormis. Amené par le désir
de voir le solitaire à la porte même de son ermitage, le beau Râma
s’y arrêta avec son épouse et Lakshmana.
 
L’anachorète, averti que deux frères, Râma et Lakshmana, se
présentaient chez lui, fit introduire aussitôt les voyageurs dans
l’intérieur de son ermitage. Râma se prosterna, les mains jointes,
avec son épouse et son frère, aux pieds de l’éminent solitaire,
qui, assis devant son feu sacré, venait d’y consumer ses religieuses
oblations. L’anachorète, environné de pieux ermites, d’oiseaux
même et de gazelles accroupies autour de lui, accueillit avec honneur
l’arrivée du jeune prince et le félicita.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/169]]==
L’aîné des Raghouides se fit connaître au solitaire en ces termes :
« Nous sommes frères, et fils du roi Daçaratha ; on nous appelle
Râma et Lakshmana. Mon épouse, que voici, est née dans le Vidéha ;
c’est la vertueuse fille du roi Djanaka. Attachée fidèlement aux
pas de son époux, elle est venue avec moi dans cette forêt de la
pénitence.
 
« Ce frère chéri est plus jeune que moi ; il est fils de Soumitrâ :
ferme dans les vœux qu’il a prononcés, ''comme kshatrya'', il me suit
de soi-même dans ces bois, où m’exile mon père. Docile à sa
voix, je vais entrer dans la grande forêt ; je marcherai là, saint
anachorète, sur les pas mêmes du devoir : les fruits et les racines y
feront toute ma nourriture. »
 
À ces mots du sage Kakoutsthide, l’anachorète vertueux comme la
vertu elle-même lui présenta l’eau, la terre et la corbeille de
l’arghya. Puis, quand il eut honoré ce fils de roi en lui offrant un
siége et l’eau pour laver, le solitaire invita son hôte à partager
son repas de racines et de fruits, lui, dont les fruits seuls étaient
la nourriture quotidienne. À son jeune compagnon assis, quand il eut
reçu de tels honneurs, Bharadwâdja tint alors ce langage assorti aux
''convenances, dont la politesse fait un'' devoir :« ''Je remercie''
la bonne fortune, ''qui'' t’a conduit, Râma, sain et sauf dans mon
ermitage : assurément ! j’ai entendu parler de cet exil sans motif,
auquel ton père t’a condamné. Ce lieu solitaire et délicieux,
fils de Raghou, est l’endroit célèbre dans le monde par le saint
confluent de la Gangâ et de l’Yamounâ. Demeure ici avec moi, Râma,
si le pays te plaît : tout ce que tes yeux voient ici appartient en
commun aux habitants du bois consacré à la pénitence. »
 
Râma, joignant les mains, répondit à ces paroles de l’anachorè
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/170]]==
te :
« Ce serait une faveur insigne pour moi, brahme vénéré, d’habiter
ici avec toi. Mais notre pays, ô le plus saint des pénitents, est
à la proximité de ces lieux ; et mes parents viendraient, sans nul
doute, m’y visiter. Pour ce motif, je ne veux pas d’une habitation
ici ; mais daigne m’indiquer un autre ermitage isolé dans la forêt
déserte, où je puisse habiter avec plaisir, sans trouble, ignoré
de mes parents, accompagné seulement de Lakshmana et de ma chaste
Vidéhaine. »
 
Il dit ; à ce langage de Râma, le grand anachorète Bharadwâdja
réfléchit un instant avec recueillement et lui répondit en
ces termes :« À trois yodjanas d’ici, Râma, est une montagne,
fréquentée des ours, hantée par les singes et dont les échos
répètent les cris des golângoulas[15]. Cette retraite sainte,
fortunée, libérale en tous plaisirs, habitée par de grands sages
et semblable au mont Gandhamândana, est nommée le Tchitrakoûta : tu
peux demeurer là.
 
[Note 15 : C’est-à-dire, ''singes à queue de vache''.]
 
« Tant qu’un homme aperçoit les sommets du Tchitrakoûta, la
félicité ne cesse pas de lui sourire et toutes ses pensées lui
viennent de la vertu. »
 
Ensuite Râma, quand il eut mangé, se mit à raconter diverses
histoires, entremêlées avec celles de Bharadwâdja, et toute la
sainte nuit s’écoula ainsi. Quand elle fut passée, le noble exilé
récita la prière du matin et vint respectueusement s’incliner devant
le grand saint :« Râma, lui dit le solitaire, va d’ici en diligence
au mont Tchitrakoûta avec ton épouse et Lakshmana : tu habiteras ces
lieux en toute assurance.
 
« Dirige-toi vers cette montagne heureuse et bien
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/171]]==
charmante, dont les
échos répètent les chants des kokilas, des gallinules et des
paons, le bruit des gazelles et les cris de nombreux éléphants ivres
d’amour : puis, une fois arrivé dans cet ermitage, ''occupe-toi d’y''
poser ton habitation. »
 
Leur ayant fait connaître le chemin, Bharadwâdja, salué par le
sage Râma, Lakshmana et Sîtâ, revint ''dans son ermitage''. Quand
l’anachorète fut parti, Râma dit à Lakshmana :« L’intérêt, que
l’ermite prend à moi, fils de Soumitrâ, ''est comme une eau limpide,
qui'' lave mes souillures. » Ainsi causant et marchant derrière
Sîtâ, les deux héros voués à la pénitence arrivent sur les bords
de la Kâlindi[16].
 
[Note 16 : Un des noms donnés à l’Yamounâ.]
 
Là, quand ils ont réuni et lié ensemble des bois et des bambous
nés sur le rivage, Râma lui-même prend alors Sîtâ dans ses bras
et porte doucement sur le radeau cette chère enfant, tremblante comme
une liane. Elle une fois placée, Râma et son frère montent dans la
frêle embarcation.
 
Ce fut donc avec ce radeau qu’ils traversèrent l’Yamounâ, cette
rivière, fille du soleil, aux flots rapides, aux guirlandes de
vagues, aux bords inaccessibles par la masse épaisse des arbres
enfants de ses rivages.
 
Ils se remettent dans la route du Tchitrakoûta, bien résolus
d’y fixer leur habitation ; ils s’avancent, pleins de vigueur et
d’agilité, en hommes de qui les vues sont arrêtées.
 
Peu de temps après, les voici qui entrent dans le bois du
Tchitrakoûta aux arbres variés, et Râma tient ce langage à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/172]]==
Sîtâ :
« Sîtâ, ma ''belle'' aux grands yeux, vois-tu, à la fin de la saison
froide, ces kinçoukas déjà fleuris et comme en feu, près du
fleuve, dont ils ceignent le front d’une guirlande ? Vois encore, le
long de la Mandâkinî, cette forêt de karnikâras, tout illuminée
de ses fleurs splendides, flamboyantes et comme de l’or ! Vois ces
bhallâtakas, ces vilvas, ces arbres à pain, ces plaqueminiers et
tous ces autres, dont les branches pendent sous le poids des fruits.
Il nous est possible, femme à la taille svelte, il nous est possible
de vivre ici avec des fruits : oh ! bonheur ! nous voici donc arrivés à
ce mont Tchitrakoûta, semblable au paradis !
 
« Vois, ma belle chérie, vois comme, sur les bords de la Mandâkinî,
la nature, au pied de chaque arbre, nous a jonché des lits brodés
avec une multitude de fleurs ! »
 
Tandis qu’ils observaient ainsi les ravissants aspects du fleuve
Mandâkinî, ils arrivèrent au mont Tchitrakoûta, ombragé par
une variété infinie d’arbres en fleurs. À son pied solitaire,
environné d’eaux limpides, Râma et Lakshmana, les deux héroïques
frères, se construisent un ermitage.
 
Ils vont chercher au milieu du ''bois suave comme un'' jardin et
rapportent de fortes branches, cassées par les éléphants. ''Fichées
dans la terre et'' rattachées l’une à l’autre avec des lianes
épandues, ''qui remplissent tous les intervalles'', elles se forment
bientôt sous leurs mains en deux huttes séparées. Ils couvrent
le toit avec les feuilles nombreuses des arbres. Lakshmana ensuite
nettoie les deux cases terminées ; et la Vidéhaine à la taille
charmante les enduit elle-même d’argile. Alors, voyant son ermitage
édifié, Râma dit à Lakshmana :
 
« Apporte une gazelle, fils de Soumitrâ, et fais-la
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/173]]==
cuire, sans
tarder : je veux honorer les Dieux de l’ermitage avec ce banquet
sacré. »
 
À ces paroles de son frère, Lakshmana s’en fut tuer une gazelle
noire, la rapporta du bois, alluma du feu et fit cuire son gibier
parfaitement.
 
Ensuite Râma lui-même s’assit avec Lakshmana, son frère, et tous
deux se mirent à manger sur un plat net et pur, qu’ils se firent avec
des feuilles ''verdoyantes'' le reste des choses offertes en sacrifice.
Sîtâ avait elle-même servi les mets devant son époux et son
beau-frère ; puis, s’étant retirée seule à part, elle revint
enlever ce qui restait du festin. Dès ce moment, Râma goûta
délicieusement avec Lakshmana les charmes de l’habitation, qu’il
était venu demander à cette montagne sourcilleuse, embellie par
les guirlandes et les bouquets de fleurs les plus variées, au milieu
desquelles gazouillait un nombre infini d’oiseaux de toutes les
espèces.
 
<center>_____</center>
 
Le cocher Soumantra mit assez peu de temps à traverser de nombreux
pays, et des fleuves, et des lacs, et des villages et des cités ; il
arriva enfin avec sa tristesse, après la chute du jour, aux portes
d’Ayodhyâ, pleine d’un peuple sans joie. Tout bruit s’était alors
éteint parmi ses troupes désolées d’hommes et de femmes. Elle
semblait abandonnée, tant le silence était vide de son !
 
Aussitôt qu’ils virent arriver Soumantra, les habitants de courir à
''l’envi'' par centaines de mille derrière son véhicule ''poudreux'', en
lui jetant cette question :« Où est Râma ? »
 
« Ce magnanime, leur dit alors celui-ci, m’a congédié sur les bords
du Gange ; et, quand il eut traversé le fleuve, je suis revenu à la
ville. »
 
À
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/174]]==
ces mots :« traversé le fleuve, » ils s’écrièrent, les yeux
baignés de larmes :« Oh ! douleur ! » et, continuant à gémir :« Nous
sommes frappés à mort ! » disaient-ils. Alors Soumantra entendit
courir autour de lui ces mots proférés d’une bande à l’autre :« Il
faut qu’il n’ait pas de honte, cet homme, qui revient ici, après
qu’il a délaissé Râma au fond d’un bois ! Comment pourrions-nous,
joyeux dans l’absence d’un prince, le plus noble des hommes, comment
pourrions-nous, sans avoir dépouillé toute pitié, goûter encore
le plaisir dans ces grandes fêtes, où l’on vient en foule de toutes
parts ! Où sera désormais une chose agréable à ce peuple ? Quelle
chose, d’où lui vienne un plaisir, peut-il maintenant désirer ? »
Ainsi pensaient ''les foules de'' ce peuple autour de Soumantra, qui
évitait de blesser personne ''avec son char''. Il entendait aussi
les voix des femmes, qui, accourues à leurs fenêtres, disaient :
« Comment, ce malheureux ! il est revenu, après avoir quitté Râma ! »
 
Le cocher, navré de chagrin, avait recueilli dans sa route ces
paroles et d’autres mots semblables, quand il arriva au palais, où le
roi Daçaratha fixait sa résidence. Descendu promptement de son
char, il entra dans l’habitation royale aux sept enceintes, mais
dépouillée maintenant de son auguste splendeur et toute pleine d’une
cour noyée dans la douleur.
 
Le roi jeta un regard de ses yeux noyés de pleurs à Soumantra, qui
s’avançait les mains jointes, et fit ces questions au cocher tout
couvert encore de la poussière du char :« Où est allé Râma ?
dis-moi, Soumantra ! où va-t-il habiter ? En quel lieu était ce digne
enfant de Raghou, quand il t’a quitté ? Comment, élevé avec une
extrême délicatesse, mon fils pourra-t-il supporter de
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n’avoir que
le sol même pour unique siége ? Ou comment dormira-t-il à ''ciel nu''
dans un bois, ce fils du maître de la terre ? Qu’est-ce que dit Râma
à la vive splendeur ? Quelles paroles m’envoie Lakshmana ? Que me
fait dire Sîtâ, cette femme vertueuse et dévouée à son époux ?
Raconte-moi les haltes, les discours, les festins de Râma, sans rien
omettre et de la manière que tout s’est passé, depuis qu’il est
parti de ces lieux pour habiter les forêts. »
 
Ainsi invité par l’Indra des hommes, le cocher parla donc au roi,
mais d’une voix craintive et balbutiante. Il raconta les événements
depuis son départ de la ville jusqu’à son retour :
 
« Lorsque ces deux héros eurent disposé leurs cheveux en djatâ
et que, revêtus d’un habit fait simplement d’écorce, ils eurent
traversé le Gange, ils marchèrent, la face tournée vers le
confluent. Ensuite, ô mon roi, à l’instant où je m’en retournai,
voici que mes coursiers, émus jusqu’à verser eux-mêmes des larmes
et suivant Râma de leurs yeux, poussent des hennissements plaintifs.
 
« Quand j’eus présenté à ces deux fils de mon roi les paumes de
mes deux mains jointes et creusées en patère, je suis revenu ici,
prince, malgré moi, dans la crainte d’offenser ta majesté.
 
« Dans ces contrées, ô le plus noble des hommes, on voit les arbres
mêmes, avec toutes les feuilles, les bouquets de fleurs et
les pousses nouvelles, se faner, languissants d’affliction pour
l’infortune de Râma.--Les fleuves semblaient eux-mêmes pleurer
avec des eaux tristes et des ondes troublées : les étangs de lotus,
dépouillés de splendeur, n’offraient aux yeux que des fleurs toutes
fanées. Les volatiles et les quadrupèdes, immobiles, fixant les
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yeux
sur un seul point et plongés dans leurs sombres pensées, oubliaient
d’errer çà et là ''sous les ombrages'' ; toute la forêt, comme en
deuil par les chagrins du magnanime, était sans gazouillement.
 
« Dans la ville, dans le royaume, entre les habitants de la cité,
parmi ceux des campagnes, je ne vois pas un être, ô mon roi, qui ne
s’afflige pour ton fils !
 
« Cette ville sans joie, sans travail, sans prières ni sacrifices,
cette ville, résonnante d’un bruit larmoyant et qui n’a plus d’autre
son que des sanglots ou des gémissements ; ta cité, avec ses hommes
tristes, malades, consternés, avec les arbres fanés de ses jardins,
elle est sans aucun resplendissement depuis l’exil de Râma ! »
 
Après qu’il eut écouté ces paroles touchantes et d’autres encore
de Soumantra, le monarque, saisi par une subite défaillance de son
esprit, tomba de son trône une seconde fois, semblable à un corps
d’où s’est retiré le souffle de la vie.--Mais, tandis que le prince
gémissait ainsi d’une façon touchante, et que, tombé de nouveau, il
gisait hors de lui-même sur la terre, la mère de Râma se plaignait
sur un ton plus déplorable encore, tout affaissée sous un poids
beaucoup plus lourd de chagrin et d’excessive douleur.
 
<center>_____</center>
 
Aussitôt que Râma, le tigre des hommes, fut parti avec Lakshmana
pour les forêts, Daçaratha, ce roi si fortuné naguère, tomba dans
une grande infortune. Depuis l’exil de ses deux fils, ce monarque
semblable à Indra fut saisi par le malheur, comme l’obscurité
enveloppe le soleil au sein des cieux, à l’heure que vient une
éclipse. Le sixième jour qu’il pleurait ainsi Râma, ce monarque
fameux, étant réveillé au milieu de la nuit,
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se rappela une grande
faute, qu’il avait commise au temps passé.
 
À ce ressouvenir, il adressa la parole à Kâauçalyâ en ces termes :
« Si tu es réveillée, Kâauçalyâ, écoute mon discours avec
attention. Quand un homme a fait une action ou bonne ou mauvaise,
noble dame, il ne peut éviter d’en manger le fruit, que lui apporte
la succession du temps.--Quiconque, dans les commencements des choses,
n’en considère pas la pesanteur ou la légèreté, pour éviter le
mal et faire le bien, est appelé un enfant par les sages.
 
« Jadis, Kâauçalyâ, dans mon adolescence, imprudent jeune homme,
fier de mon habileté à toucher un but et vanté pour mon adresse à
percer d’un trait la bête que je voyais de l’oreille seulement,
il m’est arrivé de commettre une faute. C’est pourquoi mon action
coupable a mûri ce fruit de malheur, ''que je recueille aujourd’hui'',
comme l’efficacité du poison est de tuer la vie dans l’être animé
qui en a bu la substance. ''Mais'' cette mauvaise action des jours
passés, je l’ai commise par ignorance, de même qu’à son insu tel
homme boirait un poison.
 
« Je ne t’avais pas encore épousée, reine, et je n’étais encore
moi-même que l’héritier présomptif de la couronne : en ce temps, la
saison des pluies arrivée répandait la joie dans mon âme.
 
« En effet, le soleil, ayant brûlé de ses rayons la terre et ravi
au sol tous les sucs humides, las de parcourir les régions du nord,
était passé dans l’hémisphère hanté par les Mânes. On voyait des
nuages délicieux couvrir tous les points du ciel, et les grues, les
cygnes, les paons s’ébattre en des mouvements de joie. Cette arrivée
des nuages forçait toutes les rivières élargies à déverser leurs
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/178]]==
flots d’une eau trouble et vaseuse par-dessus les chaussées trop
étroites. La terre, égayée par cette riche ondée, conçue au sein
des nuées, brillait sous sa verte parure de gazons nouveaux, où se
jouaient le paon et le coucou radié.
 
« Tandis que cette agréable saison marchait ainsi dans sa carrière,
j’attachai, dame bien faite, deux carquois sur mes épaules, et, mon
arc à la main, je m’en allai vers la rivière Çarayoû. J’arrivai
de cette manière sur les rives désertes de cette belle rivière, où
m’attirait le désir de tirer sur une bête, ''sans la voir'', à son
bruit seul, grâces à ma grande habitude des exercices de l’arc. Là,
je me tenais caché dans les ténèbres, mon arc toujours bandé en
main, près de l’abreuvoir solitaire, où la soif amenait, pendant
la nuit, les quadrupèdes habitants des forêts. Là, dirigeant une
flèche du côté que j’avais entendu sortir le bruit, il m’arrivait
de tuer soit un buffle sauvage, soit un éléphant ou tel autre animal
venu au bord des eaux.
 
« Alors et comme il n’était rien que mes yeux pussent distinguer
entre les objets sensibles, j’entendis le son d’une cruche qui se
remplissait d’eau, bruit tout semblable même au barit que murmure un
éléphant. Moi aussitôt d’encocher à mon arc une flèche perçante,
bien empennée, et de l’envoyer rapidement, l’esprit aveuglé par le
Destin, sur le point d’où m’était venu ce bruit.
 
« Dans le moment que mon trait lancé toucha le but, j’entendis une
voix jetée par un homme qui s’écria sur un ton lamentable :« Ah ! je
suis mort ! Comment se peut-il qu’on ait décoché une flèche sur un
ascète de ma sorte ? À qui est la main si cruelle, qui a dirigé son
dard contre moi ? J’étais venu puiser de l’eau pendant
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/179]]==
la nuit dans
le fleuve solitaire : qui est cet homme, dont le bras m’a blessé d’une
flèche ! À qui donc ai-je fait ici une offense ? Cette flèche va
pénétrer, à travers le cœur expiré de son fils, dans le sein
même d’un anachorète vieux, aveugle, infortuné, qui vit d’aliments
sauvages au milieu de ce bois ! Cette fin malheureuse de ma vie, je la
déplore avec moins d’amertume que je ne plains le sort de mon père
et de ma mère, ces deux vieillards aveugles. Ce couple d’aveugles,
chargé d’ans et nourri longtemps par moi, comment vivra-t-il après
mon trépas, ce couple misérable et sans appui ? Qui est l’homme au
cœur méchant, de qui la flèche nous a frappés tous les trois, eux
et moi, d’un même coup, infortunés, qui vivions ''innocemment'' ici de
racines, de fruits et d’herbes ? »
 
« Il dit ; et moi, à ces lamentables paroles, l’âme troublée et
tremblant de la crainte que m’inspirait cette faute, je laissai
échapper les armes que je tenais à la main. Je me précipitai
vers lui et je vis, tombé dans l’eau, frappé au cœur, un jeune
infortuné, portant la peau d’antilope et le djatâ des anachorètes.
Lui, profondément blessé dans une articulation, il fixa les yeux
sur moi, ''non moins'' infortuné, et me dit ces mots, reine, comme s’il
eût voulu me consumer par le feu de sa rayonnante sainteté :« Quelle
offense ai-je commise envers toi, kshatrya, moi, ''solitaire'', habitant
des bois, pour mériter que tu me frappasses d’une flèche, quand je
voulais prendre ici de l’eau pour mon père ? Ces vieux auteurs de mes
jours, sans appui dans la forêt déserte, ils attendent maintenant,
ces deux pauvres aveugles, dans l’espérance de mon retour. Tu as tué
par ce trait seul et du même coup trois personnes à la fois, mon
père, ma mère et moi : pour quelle raison ? n’ayant jamais reçu
aucune offense de nous ! Sans doute que ni la
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pénitence, ni la science
sainte ne produisent, je pense, aucun fruit sur la terre, puisque
mon père ne sait pas, homme insensé, que tu m’as donné la mort ! Et
même, quand il le saurait, que ferait-il dans l’état d’impuissance
où le met sa triste cécité ? Il en est de lui comme d’un arbre, qui
ne peut sauver à ''ses côtés'' un autre arbre que sape la hache ''du
bûcheron''. Va promptement, fils de Raghou, va trouver mon père et
raconte-lui cet événement fatal, de peur que sa malédiction ne te
consume, comme le feu dévore un bois sec ! Le sentier, que tu
vois, mène à l’ermitage de mon père : hâte-toi de t’y rendre et
fléchis-le, de peur que, dans sa colère, il ne vienne à te maudire !
Mais, avant, retire-moi vite la flèche ; car ce trait au contact
brûlant comme le feu de la foudre, ce trait, lancé par toi dans mon
cœur, ferme la voie à ma respiration. Arrache-moi ce dard ! Que la
mort ne vienne pas me saisir avec cette flèche dans ma poitrine ! Je
ne suis pas un brahme ; ainsi, mets de côté la terreur qu’inspire le
meurtre commis sur un brahmane. Un brahme, il est vrai, un brahme qui
habite ces bois, m’a engendré, mais dans le sein d’une çoudrâ. »
 
« Voilà en quels termes me parla ce jeune homme, que j’avais percé
d’une flèche. À la vue de ce faible adolescent qui se lamentait de
cette manière, gisant ainsi dans la Çarayoû, le corps mouillé
de ses ondes, poussant de longs soupirs et déchiré par
l’atteinte mortelle de ma flèche, je tombai dans un extrême
abattement.--Ensuite, hors de moi, je retirai à contre-cœur, mais
avec un soin égal à mon désir extrême de lui conserver la vie,
cette flèche entrée dans le sein de ce jeune ermite languissant.
Mais à peine mon trait fut-il ôté de sa blessure, que le fils de
l’anachorète, épuisé de souffrances et respirant d’un
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/181]]==
souffle, qui
s’échappait en ''douloureux'' sanglots, se convulsa un instant, roula
hideusement ses yeux et rendit son dernier soupir.
 
« Quand le fils du grand saint eut quitté la vie, faisant crouler
d’une chute rapide et ma gloire et moi-même, je restai l’âme
entièrement consternée, car on ne pouvait douter que je ne fusse
tombé dans une calamité sans rivage.
 
« Après que j’eus retiré au jeune homme la flèche brûlante et
semblable au poison d’un serpent, je pris sa cruche et me dirigeai
vers l’ermitage de son père. Là, je vis ses deux parents, vieillards
infortunés, aveugles, n’ayant personne qui les servît et pareils à
deux oiseaux, les ailes coupées. Assis, désirant leur fils, ces deux
vieillards affligés s’entretenaient de lui : eux, que j’avais frappés
dans leur enfant, ils aspiraient au bonheur que ferait naître en eux
sa présence ! ''Tel'' je vis ce couple inquiet de pénitents se tenir
dans son ermitage, quand je m’approchai d’eux, l’âme bourrelée du
crime si grand que j’avais commis par ignorance.
 
« Mais ensuite, comme il entendit le bruit de mon pas, l’anachorète
m’adressa la parole :« Pourquoi as-tu donc tardé si longtemps, mon
fils ? Apporte-moi l’eau promptement ! Yadjnyadatta, mon ami, tu t’es
bien attardé à jouer dans l’eau : ta bonne mère et moi aussi, mon
fils, nous étions affligés d’une si longue absence. Si j’ai fait, ou
même ta mère, une chose qui te déplaise, pardonne et ne sois plus
désormais si longtemps, en quelque lieu que tu ailles. Tu es le pied
de moi, qui ne peux marcher ; tu es l’œil de moi, qui ne peux voir ;
c’est en toi que repose toute ma vie… Pourquoi ne me parles-tu
pas ? »
 
« À ces mots, m’étant approché doucement de ce vieillard, à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/182]]==
qui
le désir de voir son fils inspirait des paroles si touchantes, je
lui dis, agité par la crainte, les mains jointes, la gorge pleine de
sanglots, tremblant et d’une voix que la terreur faisait balbutier,
mais dont ma fermeté cherchait à soutenir la force :« Je suis un
kshatrya, on m’appelle Daçaratha ; je ne suis pas ton fils : je viens
chez toi, parce que j’ai commis un forfait épouvantable, en horreur
à tous les hommes vertueux. J’étais allé, saint anachorète, mon
arc à la main, sur les rives de la Çarayoû, épier les bêtes
fauves, que la soif conduirait à ses eaux, où mon plaisir était de
les atteindre sans les voir. Dans ce temps, le son d’une cruche qui
s’emplissait vint frapper mon oreille : ''je dirigeai une flèche sur ce
bruit'' et je blessai ton fils, croyant que c’était un éléphant. Aux
pleurs que lui arracha mon dard en lui perçant le cœur, je courus
tout tremblant au lieu ''d’où ils parlaient'', et je vis un jeune
pénitent. C’est bien la pensée que j’avais un éléphant vis-à-vis
de moi, saint anachorète, et mon adresse à percer une bête, ''sans
la voir'', à son bruit seul, qui m’ont fait décocher vers les eaux
cette flèche de fer, dont, ''hélas'' ! fut blessé ton fils. Après que
j’eus retiré ma flèche de sa blessure, il exhala sa vie et s’en alla
au ciel ; mais, avant, il avait déploré bien longtemps le sort de
vos saintetés. C’est par ignorance, vénérable anachorète, que
j’ai frappé ton fils bien-aimé… Tombé ainsi moi-même sous les
conséquences de ma faute, je mérite que tu déchaînes contre moi ta
colère. »
 
« À ces paroles entendues, il demeura un instant comme pétrifié ;
mais, quand il eut repris l’usage des sens et recouvré la
respiration, il me dit à moi, qui me tenais devant lui mes deux mains
humblement réunies :« Si, devenu coupable d’une mauvaise action,
tu ne me l’avais
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/183]]==
pas confessée d’un mouvement spontané, ton peuple
même en eût porté le châtiment et je l’eusse consumé par le feu
d’une malédiction ! Kshatrya, si, connaissant d’avance sa qualité,
tu avais commis un homicide sur un solitaire des bois, ce crime eût
bientôt précipité Brahma de son trône, où cependant, il est
fermement assis. Dans ta famille, ô le plus vil des hommes, le
paradis fermerait ses portes à sept de tes descendants et sept de tes
ancêtres, si tu avais tué un ermite, sachant bien ce que tu faisais.
Mais comme tu as frappé celui-ci à ton insu, c’est pour cela que
tu n’as point cessé d’être : en effet, ''dans l’autre cas'', la
race entière des Raghouides n’existerait déjà plus ; tant il s’en
faudrait que tu vécusses toi-même !
 
« Allons, cruel ! conduis-moi vite au lieu où ta flèche a tué cet
enfant, où tu as brisé le bâton d’aveugle qui servait à guider ma
cécité ! J’aspire à toucher mon enfant jeté mort sur la terre,
si toutefois je vis encore au moment de toucher mon fils pour la
dernière fois ! Je veux toucher maintenant avec mon épouse le corps
de mon fils baigné de sang, le djatâ dénoué et les cheveux épars,
ce corps, dont l’âme est tombée sous le sceptre d’Yama. »
 
« Alors, seul, je conduisis les deux aveugles, profondément
affligés, à ce lieu ''funèbre'', où je fis toucher à l’anachorète,
comme à son épouse, le corps gisant de leur fils. Impuissants à
soutenir le poids de ce chagrin, à peine ont-ils porté la main sur
lui que, poussant l’un et l’autre un cri de douleur, ils se laissent
tomber sur leur fils étendu par terre. La mère, léchant même de sa
langue ce pâle visage de son enfant, se mit à gémir de la manière
la plus touchante, comme une tendre vache à qui l’on vient d’arracher
son jeune veau :
 
« Yadjnyadatta, ne te suis-je pas, disait-elle, plus chère
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/184]]==
que
la vie ? Comment ne me parles-tu pas au moment où tu pars, auguste
enfant, pour un si long voyage ? Donne à ta mère un baiser
maintenant, et tu partiras après que tu m’auras embrassée : est-ce
que tu es fâché contre moi, ami, que tu ne me parles pas ? »
 
« Aussitôt le père affligé, et tout malade même de sa douleur,
tint à son fils mort, comme s’il était vivant, ce triste langage, en
touchant çà et là ses membres glacés :
 
« Mon fils, ne reconnais-tu pas ton père, venu ici avec ta mère ?
lève-toi maintenant ! viens ! prends, mon ami, nos cous réunis dans
tes bras ! De qui, dans la forêt, entendrai-je la douce voix me faire
une lecture des Védas, la nuit prochaine, avec un désir ''égal au
tien'', mon fils, d’apprendre les dogmes saints ? Qui, désormais, qui,
mon fils, apportera des bois la racine et le fruit sauvage à nous
deux, pauvres aveugles, qui les attendrons, assiégés par la faim ?
Et cette pénitente, aveugle, courbée sous le faix des années, la
mère, mon fils, comment la nourrirai-je, moi, de qui toute la force
s’est écoulée et qui d’ailleurs suis aveugle comme elle ? car je suis
seul maintenant. Ne veuille donc pas encore t’en aller de ces lieux :
demain, tu partiras, mon fils, avec ta mère et moi. Avant longtemps
le chagrin nous fera exhaler à tous les deux, abandonnés sans appui,
le souffle de notre vie dans la mort : ''oui'', la sentence, auguste
enfant, est déjà prononcée. Entré chez le fils du soleil[17], je
mendierai, infortuné père, je mendierai moi-même, et portant mes
pas vers lui :« Dieu des morts, lui dirai-je accompagné par toi, fais
l’aumône à mon fils ! »
 
[Note 17 : Vivaswat, le soleil, père d’Yama.]
 
« Qui, après la prière du soir et du matin récitée, après
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/185]]==
le
bain, après l’oblation versée dans le feu ; qui, prenant mes pieds
dans ses mains, les touchera tout à l’entour afin de m’y procurer une
sensation agréable ? Parviens au monde des héros, qui ne retournent
pas ''dans le cercle des transmigrations'', comme il est vrai, mon fils,
que tu es un innocent, tombé sous le coup d’un homme qui fait le
mal ! Obtiens les mondes éternels des saints pénitents, des
sacrificateurs, des brahmes, qui ont rempli dignement l’office de
gourou, des héros enfin, qui ne renaissent pas dans un autre monde !
 
« Va dans ces mondes réservés aux anachorètes, qui ont lu
entièrement le Véda et les Védângas ; mondes où sont allés ces
rois saints Yayâti, Nahousha et les autres ! Entre dans ces mondes
ouverts aux chefs de maison qui ne cherchent point la volupté hors
des bras de leur épouse, aux chastes brahmatchâris, aux âmes
généreuses, qui distribuent en largesses des vaches, de l’or, des
aliments et donnent même de la terre ''aux deux fois nés'' ! Va, mon
fils, va, suivi par ma pensée, dans ces mondes éternels où vont
ceux qui assurent la sécurité des peuples, ceux de qui la parole est
la voix de la vérité ! Les âmes, qui ont obtenu de naître dans
une race comme est la tienne ne vont jamais dans une condition
inférieure : tombé de ce lieu-ci, va donc en ces mondes où coulent
des ruisseaux de miel. »
 
« Quand l’infortuné solitaire avec son épouse eut exhalé
ces plaintes et d’autres encore, il s’en alla faire, d’une âme
consternée, la cérémonie de l’eau en l’honneur de son fils.
Aussitôt, revêtu d’un corps céleste et monté sur un magnifique
char aérien, le fils du saint ermite apparut et tint ce langage à
ses vieux parents :
 
« En récompense du service dévoué que j’ai rempli
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/186]]==
autour de vos
saintes personnes, j’ai obtenu une condition pure, ''sans mélange''
et du plus haut degré : bientôt vos révérences obtiendront
elles-mêmes ce désiré séjour. Vous n’avez point à pleurer mon
sort ; ce roi n’est pas coupable : il en devait arriver ainsi, qu’un
trait lancé par son arc m’enverrait à la mort. »
 
« Quand il eut dit ces mots, transfiguré dans un corps divin,
lumineux, porté au sein des airs sur un char céleste d’une beauté
suprême, le fils du rishi monta au ciel. Mais, tandis que je
me tenais joignant les mains devant l’anachorète, qui venait
d’accomplir, assisté de son épouse, la cérémonie de l’eau en
l’honneur de son fils, le saint pénitent me jeta ce discours :
 
« Comment se peut-il que tu sois né, homme vil et présomptueux, dans
la race des Ikshwâkides, ces rois saints, magnanimes et de qui la
gloire est célèbre ''en tous lieux'' ? Il n’existait pas d’inimitié
entre nous deux, ni au sujet d’une femme, ni à cause d’un champ :
pourquoi, les choses étant ainsi, pourquoi m’as-tu frappé d’une
même flèche avec mon épouse ? Néanmoins, comme tu n’as tué mon
fils qu’à ton insu et par un coup de malheur, je ne te maudis pas :
mais écoute-moi bien !
 
« De même que j’abandonnerai forcément l’existence, ne pouvant
supporter la douleur que m’inspire cette mort de mon fils ; de même,
à la fin de ta carrière, tu quitteras la vie, appelant ton fils de
tes vains désirs !
 
« Chargé ainsi de sa malédiction, je revins à ma ville, et, peu de
temps après, le rishi même expira, consumé par la violence de
son affliction paternelle. Sans doute, la malédiction du brahme
s’accomplit maintenant pour moi : en effet, la douleur de mes regrets
''inconsolables'' pour mon fils précipite à sa fin le souffle de ma
vie.
 
« Reine,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/187]]==
mes yeux ne voient plus ; ma mémoire elle-même vient de
s’éteindre : ce sont là, noble dame, les messagers de la mort, qui
hâte mon départ de cette vie. Si Râma venait me toucher, ou si
j’entendais seulement sa voix, je reviendrais bientôt, je pense, à
toute la vie, comme un agonisant qui aurait pu boire de l’ambroisie.
Le chagrin que son absence de mes regards fit naître dans mon âme
brise les éléments de ma vie, comme la grande furie des vagues rompt
les arbres qui croissent sur les rivages d’un fleuve. Heureux ceux
qui, le temps de son exil au milieu des forêts accompli, verront de
leurs yeux Râma lui-même revenir dans Ayodhyâ, tel que Indra vient
du ciel ! Ils ne seront pas des hommes, mais de vrais Dieux, ceux qui
verront sa face resplendissante comme la lune en son plein, quand, à
son retour des bois, il fera son entrée dans la grande cité !
 
« Ô fortunés, vous, qui pourrez contempler ce visage de Râma,
semblable à la reine des étoiles, ce visage pur, beau, gracieux, aux
dents charmantes, aux yeux comme les pétales du lotus ! Heureux
les hommes qui verront la face ''auguste'' de mon fils, dont la douce
haleine est égale au parfum du lotus quand il s’épanouit dans
l’automne ! »
 
Tandis que les souvenirs de Râma occupaient ainsi la pensée du
monarque, étendu sur les tapis de sa couche, l’astre de sa vie
s’inclina peu à peu vers son couchant, comme on voit la lune baisser,
à la fin de la nuit, vers l’occident.« Hélas ! Râma, disait-il, mon
fils ! » et tandis qu’il prononçait languissamment ces mots, le roi
des hommes rendit le souffle de la vie, si difficile à quitter,
souffle bien-aimé, que lui arrachait la violence du chagrin causé
par l’exil de son fils. Dans le temps que l’infortuné monarque,
étendu sur sa couche, se répandait en
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/188]]==
ces regrets sur l’exil de
Râma, il exhala sa douce vie à l’heure où la nuit arrivait au
milieu de sa carrière.
 
<center>_____</center>
 
Quand elle vit le monarque tombé dans le silence, après qu’il se
fut ainsi lamenté, Kâauçalyâ désolée se dit :« Il dort ! » et ne
voulut pas le réveiller. Sans rien dire à son époux, elle, de qui
la fatigue du chagrin avait rendu la voix paresseuse, elle s’endormit
de nouveau sur la couche, son âme saturée de tristesse par l’exil de
son fils. Bientôt, lorsque la nuit fut écoulée et que fut arrivée
l’heure où blanchit l’aube du jour, les poëtes, ''réveilleurs''
officiels du roi, se répandirent autour ''de sa chambre''.
 
Aussitôt, dans le gynœcée, à ces voix des chantres, des
panégyristes, des bardes, toutes les épouses du roi sortent
précipitamment du sommeil. On voit s’approcher du monarque, et ses
femmes, et la foule de leurs eunuques, et ceux à qui leurs offices
respectifs imposent la fonction de se tenir, suivant leurs dignités,
près de la personne du roi. En même temps, les baigneurs, tenant
des urnes d’argent et d’or, toutes pleines d’une eau de senteur,
s’avancent eux-mêmes vers l’auguste souverain. Des hommes versés
dans leur ministère apportent aussi et les choses qu’il faut toucher
pour attirer le bonheur, et quelque antidote efficace que pourrait
exiger telle ou telle circonstance. Ces habiles serviteurs s’étant
donc approchés du roi, immobile dans sa couche, les femmes se mirent
toutes à faire éclore son réveil dans la crainte de voir le
soleil monter sur l’horizon ''avant qu’il n’eût ouvert les yeux à sa
lumière''.
 
Mais quand, malgré tous leurs efforts mêmes pour le tirer du
sommeil, le monarque endormi ne se fut pas réveillé jusqu’après
le lever du soleil, ses épouses tombè
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/189]]==
rent dans une profonde
inquiétude.--Saisies de crainte, incertaines sur la vie du roi, elles
s’émurent, comme la pointe des herbes sur les bords d’un fleuve.
Ensuite, quand chacune eut touché le prince et reconnu que sa peur
n’était pas sans fondement, ce malheur, dont elles avaient douté, se
changea pour elles en certitude. Consternées et toutes tremblantes
à la vue du roi mort, elles tombèrent alors en criant :« Hélas,
seigneur ! tu n’es plus ! »
 
À ce cri perçant de douleur, Kâauçalyâ et Soumitrâ endormies
se réveillèrent dans une grande affliction.« Hélas ! dirent-elles ;
hélas ! qu’y a-t-il ? » Puis, ces mots à peine jetés, elles se
lèvent du lit en toute hâte, et, saisies d’une terreur soudaine,
elles s’approchent du monarque.
 
Quand les deux reines eurent vu et touché leur époux, qui, tout
abandonné par la vie, semblait encore jouir du sommeil, leur immense
douleur s’exhala en de longs cris. Émues par ce bruit plaintif, de
tous côtés les femmes du gynœcée se remirent de groupe en groupe
à crier au même instant, comme des bandes de pygargues effrayées.
Cette vaste clameur, envoyée dans le ciel par les épouses affligées
du gynœcée, remplit entièrement la cité et la réveilla de toutes
parts.
 
Dans un instant, ému, consterné, retentissant de plaintifs
gémissements et rempli d’hommes empressés confusément, le palais du
monarque, tombé sous l’empire de la mort, n’offrit plus, à l’aspect
des siéges et des lits renversés, à l’ouïe des pleurs entremêlés
de cris lamentables, que les images du malheur envoyé, ''comme une
flèche'', dans cette royale maison.
 
Ensuite, après qu’il eut fait évacuer la salle et tenu conseil avec
les ministres, Vaçishtha le bienheureux ordonna
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/190]]==
ce qu’exigeait la
circonstance. Puis, quand il eut fait introduire le corps du roi de
Koçala dans une drôni[18], que le sésame avait rempli de son huile,
il agita cette question de concert avec les ministres :« Comment
fera-t-on venir en ces lieux Bharata et Çatroughna, qui tous deux
sont allés depuis longtemps à la cour de leur aïeul maternel ? » En
effet, les ministres ne peuvent vaquer aux funérailles du monarque
en l’absence de ses fils, et, pour obéir à cette loi, ils gardent le
corps inanimé du souverain.
 
[Note 18 : Bassin ou vaisseau de forme ovale.]
 
Aussitôt Vaçishtha, le plus saint des hommes qui récitent la
prière à voix basse, fit appeler en diligence Açoka, Siddhârtha,
Djayanta, et dit à ces trois messagers :
 
« Allez rapidement sur des chevaux légers à la ville, où s’élève
le palais du roi ''des Kékéyains'' ; et là, dépouillant vos airs
affligés, il vous faut parler à Bharata ''comme'' d’après un ordre
même de son père.« Ton père, ''lui direz-vous'', et tous les
ministres s’enquièrent si tu vas bien et t’envoient ces paroles :
« Hâte-toi de venir promptement ; quelque chose d’une extrême
importance réclame ici tes soins. » Arrivés là, gardez-vous bien
de lui apprendre en aucune manière, fussiez-vous interrogés même
là-dessus, que Râma est parti en exil et que son père est allé au
ciel. »
 
Il dit ; et, ces instructions données, les messagers, congédiés par
Vaçishtha se mettent en route, d’une âme pleine d’élan, avec une
vitesse soutenue par la vigueur.
 
Après sept nuits passées dans sa route, Bharata, le plus éminent
des hommes qui possèdent un char, dit, l’âme contristée à l’aspect
de la cité en deuil, ces paroles
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/191]]==
au conducteur de son char :« Cocher,
la ville d’Ayodhyâ ne se montre point à mes regards avec des
mouvements très-joyeux : ses jardins et ses bosquets sont flétris ; sa
splendeur est comme effacée.
 
« Je vois même étalés maintenant partout de lugubres symboles :
d’où vient, conducteur de mon char, d’où vient ce tremblement qui
agite maintenant tout mon corps ? »
 
Tandis qu’il parlait ainsi, Bharata, avec ses chevaux fatigués, entra
dans cette ville délicieuse, au milieu des hommages que rendaient à
sa personne les gardes et les concierges des portes.
 
Quand il vit, ''dans son intérieur'', cette noble ville, souillée dans
ses portes et ses ventaux brunis de poussière ; cette ville, pleine
d’un peuple désolé, et néanmoins déserte dans ses grandes rues,
ses édifices, ses carrefours solitaires, il fut encore plus accablé
de chagrin. Sous l’aspect de ces choses douloureuses pour l’âme
et qui n’existaient pas dans un autre temps au sein de cette royale
cité, le jeune magnanime entra dans le palais de son père, la tête
courbée sous le poids de son ''triste'' pressentiment.
 
Étant donc entré dans ce palais riche, admirable aux yeux et
semblable au palais de Mahéndra, Bharata ne vit pas son père. Et,
comme il n’avait point aperçu là son père dans cette maison du roi,
Bharata de sortir aussitôt pour aller dans l’habitation de sa
mère. À peine eut-elle vu son fils arrivé, Kêkéyî s’élança
précipitamment de son siége, les yeux épanouis par la joie. Entré
d’une âme empressée dans ce palais de sa mère, le tout-puissant
Bharata, courbant la tête, prit ses pieds ''avec respect''. Elle,
à son tour, de baiser Bharata sur la tête,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/192]]==
de serrer son fils
étroitement dans ses bras, et, le faisant asseoir à son côté, de
lui adresser les questions suivantes :
 
« Combien as-tu compté de jours, mon fils, pour venir jusqu’ici de la
ville où règne ton grand-père ? As-tu fait un heureux voyage ? Es-tu
même venu sans fatigue ? Ton aïeul est-il bien portant, ainsi que
''mon frère'' Youdhadjit, ton oncle ? Mon fils, ton séjour dans la
famille de ton aïeul a-t-il eu pour toi beaucoup de charme ? » À ces
questions de Kêkéyî, Bharata, dans la tristesse de son âme, conta
rapidement à sa mère toute la suite de son voyage et de son retour.
 
« Il y a aujourd’hui sept jours que je suis parti de Girivradja ; le
père de ma bonne mère se porte bien avec mon oncle Youdhadjit. Mou
aïeul m’a donné de grandes richesses, magnifique présent de son
amitié ; mais la fatigue de mes équipages m’a forcé de laisser tout
dans ma route, tant je suis venu rapidement, plein de hâte, stimulé
par les messagers envoyés du roi, ''mon père'' ! Mais daigne maintenant
répondre aux demandes que je désire t’adresser.
 
« Pourquoi ne voit-on pas, comme à l’ordinaire, cette ville couverte
de citadins joyeux, mais pleine d’un peuple abattu, sans travail, sans
gaieté, dépouillé entièrement de ses parures et muet partout de ce
murmure qui accompagne la récitation des Védas ? Pourquoi dans la rue
royale ce peuple aujourd’hui ne m’a-t-il pas dit un seul mot ? Pourquoi
n’ai-je pas vu mon père dans son palais ? Est-ce que Sa Majesté
serait allée dans l’habitation de Kâauçalyâ, ma bonne mère ? »
 
À ces mots de Bharata, Kêkéyî répondit, sans rougir, avec
ce langage horrible, mais où quelque douceur infusé
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/193]]==
e tempérait
l’odieuse amertume :« Consumé de chagrins à cause de son fils, le
grand monarque, ton père, t’a légué son royaume et s’en est allé
dans le ciel, que lui ont mérité ses bonnes œuvres. »
 
À peine eut-il ouï de sa mère ces paroles composées de syllabes
horribles, que Bharata soudain tomba sur la terre, comme un arbre
sapé au tronc.
 
« Relève-toi promptement, Bharata, et ne veuille pas te désoler : car
les hommes de ta condition, qui ont médité sur les causes et sur les
effets du chagrin, ne s’abandonnent point ''ainsi'' aux gémissements.
Ton père est descendu dans la tombe, après qu’il eut gouverné la
terre avec justice, sacrifié suivant les rites, versé des largesses
et des aumônes, tu n’as donc pas à le plaindre. Le roi Daçaratha,
''ton père'', attaché d’un lien ferme au devoir et à la vérité,
s’en est allé dans une région plus heureuse ; tu n’as donc pas, mon
fils, à déplorer sa fortune. »
 
Elle dit : à ces mots déchirants de Kêkéyî, Bharata, dans
une extrême douleur, adressa de nouveau ces paroles à sa mère :
« Peut-être, ''me disais-je'', le roi va-t-il sacrer ''le vaillant''
Râma : peut-être va-t-il célébrer un sacrifice : » telles étaient
les espérances dont se berçait mon esprit et qui me faisaient
accourir en toute hâte.
 
« —-Mère, de quelle maladie le roi est-il mort avant que je fusse
arrivé ? Heureux, vous, Râma et Lakshmana, qui avez pu environner mon
père de vos tendres soins !
 
« —-Mère, quel enseignement suprême t’a laissé pour mon bien le
plus excellent des sages, Daçaratha, mon père ? »
 
Il dit, et Kêkéyî interrogée tint alors ce langage à Bharata :
« Magnanime fils de roi, écoute donc la vérité entièrement ; et,
ce récit fait, prends garde, ô toi qui
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/194]]==
donnes l’honneur, de
t’abandonner au désespoir. Écoute de quelle manière, ayant quitté
la vie, ton père, la justice elle-même incarnée, s’en est allé
dans le ciel : je vais te raconter en même temps ce que ton père
a dit :« Ah ! mon fils Râma ! s’est-il écrié ; ah ! Lakshmana, mon
fils ! » et, quand il eut plusieurs fois jeté cette plainte, c’est
alors que ton père a quitté la vie. Ton père s’en est allé au
ciel, après qu’il eut prononcé encore cette parole, qui fut la
dernière :« Heureux les hommes qui pourront voir mon fils Râma de
retour ici des bois avec Sîtâ et Lakshmana, une fois expiré le
temps convenu ! »
 
À ces mots, Bharata que la crainte d’une seconde infortune déchirait
comme un poison mortel, interrogea de nouveau sa mère :« Où Râma
demeure-t-il maintenant ? s’écria-t-il, d’un visage consterné. Et
pourquoi s’est-il retiré dans les bois ? Pourquoi sa belle Vidéhaine
et Lakshmana ont-ils suivi Râma dans les forêts ? »
 
À ces questions, Kêkéyî de répondre un langage plus horrible
encore, bas, odieux même, tout en croyant ne dire à son fils qu’une
chose agréable :« Couvert d’un valkala pour vêtement, accompagné
de sa Vidéhaine, et suivi de Lakshmana, Râma s’en est allé dans
les bois sur l’ordre même de son père ; et c’est moi, qui ai su faire
exiler ce frère, ''ton rival'', au sein des forêts.« Quand ton père
l’eut banni, Daçaratha, consumé de chagrins à cause de son fils,
quitta ce monde pour le ciel. »
 
À ces mots, Bharata, soupçonnant ''malgré lui'' un crime dans une
telle mère, Bharata, qui aspirait de tous ses désirs à la pureté
de sa famille, se mit à l’interroger en ces termes :« Râma, tout
sage qu’il est, n’aurait-il point usurpé le bien des brahmes ? Ce
digne frère n’aurait-il pas maltraité quelqu’un, riche ou pauvre ;
offense,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/195]]==
pour laquelle mon père a banni de sa présence un fils plus
cher à ses yeux que la vie même ! »
 
Ensuite de ces paroles entendues, Kêkéyî, racontant son action
et s’en glorifiant même avec une légèreté de femme, répondit à
Bharata :« Il n’a point enlevé le bien des brahmes ; il n’a maltraité
qui que ce soit.
 
« Il a mérité l’amour du monde entier par son dévouement à
son devoir : aussi le roi désirait-il sacrer son fils aîné comme
associé à sa couronne.
 
« ''Mais'', aussitôt parvenue à moi cette nouvelle que le monarque
avait conçu une telle pensée, je conjurai l’auguste souverain
''d’abandonner ce dessein'' et de reporter sur ta ''noble tête''
l’onction royale qu’il destinait à Râma. J’ai demandé au roi l’exil
de Râma dans les forêts pendant neuf ans ajoutés à cinq années,
et ton père a banni Râma hors de la ville.
 
« Ainsi donc, saisis-toi du royaume ; fais produire son fruit à ma
peine ; remplis, ''terrible'' immolateur de tes ennemis, remplis de joie
le cœur de tes amis et le mien ! Va, mon fils, va trouver bien vite
les brahmes et Vaçishtha, leur chef ; puis, quand tu auras acquitté
les honneurs funèbres que tu dois à ton père, fais-toi sacrer
aussitôt, suivant les rites, comme souverain de cet empire, qui
t’appartient ! »
 
Ayant donc ouï dire à sa mère que son père était mort et ses deux
frères bannis, lui, consumé par le feu de sa douleur, il répondit
à Kêkéyî dans les termes suivants :« Femme en butte maintenant au
blâme et criminelle en tes pensées, tu es abandonnée par la vertu,
Kêkéyî, pour avoir enlevé son diadème à Râma, qui ne fit jamais
de mal à personne.
 
« Pourquoi, si tu veux, grâce à ton désir ''impatient'' du
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/196]]==
trône,
aller au fond des enfers, pourquoi m’y entraîner moi-même après toi
dans ta chute ?
 
« Est-ce que ton époux avait commis une offense envers toi ? Quelle
injustice devais-tu au magnanime Râma, pour les châtier également
tous deux, celui-là par la mort, celui-ci par l’exil !
 
« Puisse être ce monde pour toi, puisse être même pour toi l’autre
monde stérile de bonheur, homicide fatale de ton mari ! Va dans
les enfers, Kêkéyî, écrasée par la malédiction de ton époux !
Hélas ! je suis foudroyé, je suis anéanti par ton avide ambition du
royaume ! Qu’ai-je besoin maintenant ou de l’empire ou des voluptés,
quand tu m’as consumé dans le feu de l’ignominie ? Séparé de mon
père, séparé de mon frère, qui était un second père à mes yeux,
qu’ai-je à faire de la vie même, à plus forte raison d’un empire ? »
 
<center>_____</center>
 
Dès qu’ils virent arrivée la fin de cette nuit, les chefs de
l’armée, les brahmes et tous les colléges des conseillers divers
s’étant réunis, entrèrent dans le château royal, veuf d’un
souverain qui, ''vivant'', ressemblait au grand Indra lui-même. Cette
''illustre'' assemblée s’assit autour de Bharata, qu’elle voyait
affligé, ses yeux remplis de larmes, plongé dans le chagrin, étendu
sur la terre et semblable à un homme qui n’a plus sa connaissance.
 
Vaçishtha, le vénérable saint, dit à cet enfant désolé de
Raghou, qui, le front baissé, traçait des lignes sur le sol avec
la pointe du pied :« L’homme ferme qui, sans perdre la tête dans
l’adversité, remplit comme il faut les obligations qu’il doit
nécessairement acquitter est appelé un sage par les maîtres de la
science. Ainsi, revêts-toi de
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/197]]==
fermeté, rejette le chagrin de ton
cœur, et veuille bien célébrer sans délai, d’une âme rassise, les
obsèques de ton père. ''Oui'' ! il a fini comme un être sans appui,
ce ''vigoureux'' appui du monde, ton père, juste comme la justice
elle-même. ''Alors'', nous avons agité cette question :« N’y aurait-il
pas un moyen de procéder aux funérailles sans Bharata ? » et nous
avons déposé le corps du feu ''roi'', ton père, dans un vaisseau
d’huile exprimée du sésame. Veuille donc, ô mon ami, célébrer ses
royales obsèques.
 
« Remets la force dans ton âme, Bharata, et ne sois pas un esprit
faible. La mort est forte : on ne peut la vaincre, fils de Kakoutstha ;
nous tous bientôt nous ne serons plus : cette grande affliction ne te
sied donc pas ! »
 
À ces paroles de l’anachorète, Bharata, le plus éminent des hommes
intelligents, jeta les yeux sur Vaçishtha, et, plus affligé encore,
lui répondit en ces termes :« Quand ta sainteté me parle ainsi,
''pieux'' ermite, je sens mon âme se déchirer en quelque sorte.
L’empereur du monde, Râma vit, quel empire ai-je donc ici ? Mais
conduisez-moi où est le roi mon père : c’est mon désir assurément
de célébrer là ses funérailles, aidé par vous ; si toutefois
il est possible que mon cœur n’éclate point à cet heure en
mille fragments ! Que vos éminences me fassent donc voir mon père,
''hélas'' ! privé de la vie. »
 
Entré dans le palais de Kâauçalyâ avec les veuves du roi, Bharata
vit alors son père inanimé chez la mère de Râma. À la vue de son
père ''gisant ainsi'' la vie éteinte et la splendeur effacée, il jeta
ce cri :« Hélas ! mon roi ! » et tomba sur la face de la terre. On eût
dit un homme, de qui l’âme s’est échappée.
 
Mais, quand il a recouvré la connaissance, il tourne
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/198]]==
les yeux vers
son père, et, tout plein de tristesse, lui tient ce langage comme
s’il était vivant :« Roi magnanime, lève-toi ! Pourquoi dors-tu ? Me
voici arrivé sur ton ordre avec hâte, moi Bharata, et Çatroughna
m’accompagne. Mon aïeul te demande, ô mon père, comment va ta
majesté : ainsi fait mon oncle Youdhadjit, prosternant sa tête devant
toi. D’où vient qu’autrefois, incliné devant toi, à mon retour de
quelque pays, tu me faisais monter sur ton sein, roi des hommes, tu
me donnais sur le front un baiser, tu me comblais des caresses de ton
amour ? Et pourquoi, dans ce moment, ne m’adresses-tu pas une parole
à mon arrivée ? Jamais je n’ai commis une offense envers toi ;
regarde-moi donc maintenant avec bienveillance.
 
« Heureux ce Râma, par qui ton ordre fut exécuté, roi de la terre !
Heureux encore ce Lakshmana, qui a suivi Râma dans l’exil ! Mais
infortune et souillure à moi par cela même que, pénétré d’une
vive douleur, tu as quitté la vie plein de ressentiment contre moi !
Sans doute, Râma et Lakshmana ne connaissent point ta mort ; car ils
auraient quitté les bois à l’instant même, et leur affliction les
eût amenés dans ces lieux !
 
« Si, pour la faute de ma mère, je te suis maintenant odieux, roi
des hommes ; voici Çatroughna ; daigne au moins lui dire en ce moment
quelque chose. »
 
Quand elles entendirent le magnanime Bharata se lamenter ainsi, les
épouses du monarque se répandirent en pleurs dans une profonde
affliction. Ce fut alors que le plus vertueux des hommes qui murmurent
la prière, Vaçishtha et Djâvâli même avec lui tinrent ce discours
au gémissant Bharata, que torturait sa douleur :« Ne t’abandonne pas
aux larmes, sage Bharata ! le maître de la
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/199]]==
terre ne doit pas être
plaint. Veuille bien t’occuper de ses funérailles avec un esprit
calme. Les parents et les amis, qui pleurent d’une affection
''désolée'', ne font-ils pas tomber du ciel par la chute de ces
larmes, fils de Raghou, l’homme à qui ses vertus avaient mérité le
Swarga ? »
 
À ces mots de Vaçishtha, Bharata, qui n’ignorait pas le devoir,
Bharata, le plus éloquent des êtres qui ont reçu la voix en
partage, secoua ce ''trop vif'' chagrin et répondit en ces termes :
« Cet amour si fort de mon cœur à l’égard de mon père me trouble
en quelque sorte jusqu’à la démence. Néanmoins, fortifié par les
sages conseils de vos saintetés, mes ''vénérables'' institutrices,
je dépose mon chagrin et je vais célébrer, ''comme il faut'', les
obsèques de mon père. »
 
<center>_____</center>
 
Quand cette nuit fut écoulée, les poëtes ''de la cour'' et les bardes
''officiels'' de réveiller Bharata dans le sommeil et de chanter ses
louanges avec une voix mélodieuse. Soudain les tambours sont battus
à grand bruit, et, d’un autre côté, le souffle des musiciens fait
résonner une foule de conques et de flûtes aux harmonieux concerts.
Le bruit des instruments à la voix si grande qu’elle remplissait,
pour ainsi dire, toute la ville, réveilla Bharata, l’âme encore dans
le trouble du chagrin.
 
Aussitôt, arrêtant ces bruyants accords, Bharata de crier à ces
réveilleurs officiels :« Je ne suis pas le roi ! » Ensuite, il dit à
Çatroughna :« Vois, Çatroughna, quel écrasant déshonneur Kêkéyî
a fait tomber sur ma tête innocente par cette action blâmée dans
tout l’univers ! La couronne impériale, que le droit de sa naissance
avait mise au front de mon père, ''flotte incertaine'' maintenant
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/200]]==
qu’elle est séparée de lui, comme un navire sans gouvernail erre,
jouet ''du vent et'' des flots. »
 
Après qu’on eut écarté le peuple et que l’astre auteur du jour fut
monté sur l’horizon, Vaçishtha de parler ainsi à Bharata, comme à
tous les ministres :« Tu vois rassemblés devant toi et chargés des
choses nécessaires aux funérailles du roi tous les notables de la
ville et tes sujets du plus haut rang.
 
« Lève-toi promptement, Bharata ! Qu’il n’y ait ici, mon seigneur,
aucune perte du temps !
 
« Dépose le roi des hommes dans cette bière, que tu vois là ;
enlève sur tes épaules ton père couché dans le cercueil ; puis,
emmène-le promptement hors de ces lieux. »
 
Ensuite Bharata, surmontant la violence intolérable de sa douleur,
contempla de tous les côtés ce corps du maître de la terre. Mais
alors il ne put dompter la fougue de son désespoir, soulevé comme la
fureur de l’onde qui bondit au sein du vaste Océan.
 
Quand il eut déposé le grand roi dans le cercueil, il para le
corps et jeta sur lui une robe précieuse, dont il couvrit l'''auguste
défunt'' tout entier. Il étala ensuite une guirlande de fleurs sur
les restes de son père, qu’il parfuma avec les émanations d’un
encens divin ; puis il répandit ''à pleines mains'' autour d’eux
par tous les côtés des fleurs odorantes d’une senteur exquise. Il
souleva le cercueil, assisté par Çatroughna, et le porta désolé,
tout en larmes et répétant à chaque pas :« Où es-tu, mon roi ! Il
s’en ira ''donc en cendres vaines'' ! » Au milieu de ses pleurs et sur un
signe de Vaçishtha, les serviteurs obéissants prirent le cercueil,
qu’ils emportèrent aussitôt d’un pied moins hésitant.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/201]]==
Les domestiques du roi, tous pleurant et l’âme dans le trouble du
chagrin, marchaient devant la bière, tenant un parasol blanc, un
chasse-mouche et même un éventail. Devant le monarque s’avançait
flamboyant le feu sacré, que les brahmes et Djâvâli, leur chef,
avaient commencé par bénir. Ensuite venaient, pour en distribuer les
richesses aux gens malheureux et sans appui, des chars pleins d’or et
de pierreries. Là, tous les serviteurs du roi portaient des joyaux
de mainte espèce, destinés pour être distribués en largesses
aux funérailles du maître de la terre. Devant lui marchaient les
poëtes, les bardes et les panégyristes, qui chantaient d’une voix
douce les éloges décernés aux bonnes actions du monarque.
 
Alors Bharata et Çatroughna se chargent du cercueil et s’avancent,
baignés de larmes, en proie à la douleur et au chagrin.
 
Arrivés sur les bords de la Çarayoû, dans un lieu solitaire, dans
un endroit gazonné d’herbes tendres et nouvelles, on se mit alors à
construire le bûcher du roi avec des bois d’aloës et de santal.
 
Un groupe d’amis, les yeux troublés de larmes, souleva ce corps
''glacé'' du monarque et le coucha sur le bûcher. Quand ils eurent
élevé sur le bois entassé le dominateur de la terre, vêtu avec une
robe de lin, les brahmes d’amonceler sur le corps tous les vases du
sacrifice.
 
Ensuite, les chantres du Rig-Véda nettoient ces vases du sacrifice
avec un faisceau d’herbes kouças ; et, cet office terminé, il jettent
aussitôt de toutes parts dans ce bûcher la cuiller et les vases, les
anneaux de la colonne victimaire, les graminées kouças, le pilon et
le mortier, accompagnés avec les deux morceaux de bois qui, frottés
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/202]]==
l’un contre l’autre, avaient donné le feu pour le sacrifice.
 
Après qu’on eut immolé une victime pure, consacrée avec les
cérémonies et les hymnes saints, on étala tout à l’entour du
roi un grand festin de mets divers. Cela fait, Bharata, aidé de ses
parents, ouvrit avec la charrue, ''en commençant'' à l’orient, un
sillon pour enceindre la terre où s’élevait ce grand bûcher ;
ensuite il mit en liberté, suivant les rites, une vache avec son
veau, et, quand il eut arrosé de tous côtés la pile funèbre avec
la graisse, l’huile de sésame et le beurre clarifié, il appliqua de
sa main le feu au bûcher. Tout à coup la flamme se déroula, et le
feu, développant ''ses langues'' flamboyantes, consuma le corps du roi
monté sur le bois entassé.
 
Assisté de la foule, Bharata, de sa main droite, joncha le bûcher
d’un bouquet de fleurs et continua la cérémonie en chancelant, comme
s’il eût avalé du poison. Malade, vacillant, égaré même par la
douleur, il se prosterne contre la face de la terre, adorant les pieds
de son père. Quelques-uns de ses amis le prennent dans leurs bras
et font relever malgré lui ce fils malheureux, aux formes toutes
empreintes d’affliction, agité, chancelant et l’esprit hors de lui.
Mais, aussitôt qu’il vit le feu allumé dans tous les membres de son
père, il poussa des cris, ses bras levés au ciel, et s’affaissa de
nouveau sous le poids de sa douleur.
 
Vaçishtha fit relever Bharata et lui tint ce discours :« Ce monde est
continuellement affligé par l’antagonisme de principes opposés : te
lamenter pour une condition, qui existe de toute nécessité, n’est
pas digne de toi ! Tout ce qui est né doit mourir ; tout ce qui est
mort doit renaître : ne veuille donc plus te désoler pour deux choses
à la fatalité desquelles nul homme ne peut dérober sa tête ! »
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/203]]==
Soumantra lui-même, tandis qu’il aidait à se relever Çatroughna
gisant dessus la face de la terre, lui parla aussi de cette loi qui
soumet tous les êtres à la vie et à la mort.
 
Pendant qu’ils essuyaient les pleurs stillants de leurs yeux, les
ministres exhortèrent ces deux nobles frères, l’œil rouge de
larmes, à faire la cérémonie de l’eau pour leur auguste père.
 
Tandis que ce magnanime Bharata donnait l’onde aux mânes paternels,
on vit les fleuves saints, la Vipâçâ, et le Çatadrou, et la
Gangâ, et l’Yamounâ, et la Sarasvatî, et la Tchandrabhâgâ, et les
autres cours d’eau vénérés s’approcher de la Çarayoû.
 
Bharata, aidé par ses amis, rassasia avec l’eau de ces rivières
saintes l’âme de son père, qui était passée de la terre au ciel.
Après lui, tous les habitants de la ville, et les ministres, et le
pourohita de réjouir, suivant le rite, ces mânes du monarque avec
une libation d’eau. Quand ils eurent tous, citadins et villageois,
fait la cérémonie de l’eau, ils se mirent, chacun en particulier,
à consoler Bharata, de qui l’âme n’avait plus de ressort que pour le
chagrin. Ensuite, accompagné et consolé par eux, celui-ci reprit le
chemin d’Ayodhyâ, où il n’arriva point sans tomber en défaillance
mainte et mainte fois.
 
Entré dans la demeure paternelle, l’auguste Bharata y joncha le sol
de la terre avec un lit d’herbes, où, languissant de tristesse, il
resta couché dix jours, sa pensée continuellement fixée sur la mort
de son père.
 
Quand le dixième jour fut écoulé, le fils du roi s’étant purifié,
offrit au mânes ''de son père'' les oblations funèbres du douzième
et même du treizième jour. Alors, dans ces royales obsèques, il
donna aux brahmes, en vue de son père,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/204]]==
une immense richesse, des
vêtements précieux, des vaches, des chars et des voitures, des
serviteurs et des servantes, les plus magnifiques ornements et des
maisons regorgeantes de toutes choses.
 
Aussitôt que fut expiré le treizième soleil et terminée la
cérémonie, qui est immédiate à la fin de ce jour, tous les
ministres s’étant rassemblés adressèrent ce langage à Bharata :
« Ce monarque, qui était notre seigneur et notre gourou, s’en est
allé dans le ciel, après qu’il eut exilé Râma, son bien-aimé
fils, et Lakshmana même. Fils de roi, monte sur le trône, où le
droit t’appelle ; règne aujourd’hui sur nous avant que ce royaume ne
tombe, faute de maître, dans une triste infortune. »
 
À ces mots, ayant touché les choses du sacre en signe de bon augure,
Bharata dit alors aux ministres du feu roi :« Le trône dans ma
famille a toujours, depuis Manou, légitimement appartenu à l’aîné
des frères : il ne sied donc point à vos excellences de me parler ce
langage, comme des gens ''de qui la raison est'' troublée. Râma ; celui
des hommes qui sait le mieux à quels devoirs sont obligés les rois ;
Râma aux yeux de lotus mérite, et comme l’aîné de ses frères et
par ses belles qualités, d’être ici le monarque. Vous ne devez pas
en choisir un autre ; c’est lui-même qui sera notre souverain. Que
l’on rassemble aujourd’hui promptement une grande armée, distribuée
en ses quatre corps : j’irai ''chercher avec elle et'' ramener des bois
mon frère, ce rejeton vertueux de Raghou. Que ''nos'' ouvriers me
fassent des routes unies dans les chemins raboteux ; et que des hommes
experts dans la connaissance des routes, des lieux et des temps
marchent devant moi ! »
 
Il dit : alors tous les ministres du feu roi, le poil hé
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/205]]==
rissé de
joie, répondirent à Bharata, qui tenait un langage si bien assorti
au devoir :« Daigne Çri, ''appelée d’un autre nom'' Padmâ, te
protéger, toi, digne enfant de Raghou, qui nous fais entendre ces
paroles et qui veux rendre la couronne à ton frère aîné ! »
 
Joyeux de ce discours plein de sens, qu’ils avaient ouï de ses
lèvres, les conseillers et les membres de l’assemblée dirent aussi
à Bharata :« Ô toi, le plus noble des hommes, toi, que le peuple
environne de son amour, nous allons, suivant tes ordres, commander à
des corps d’ouvriers qu’ils se hâtent d’aplanir la route. »
 
<center>_____</center>
 
Ensuite, dans chaque maison, toutes les épouses des guerriers se
hâtent de faire leurs adieux à ceux qui doivent marcher dans cette
excursion, et chacune presse ''vivement'' le départ de son époux.
Bientôt les généraux viennent annoncer que l’armée est déjà
prête avec ses hommes de guerre, ses chevaux, ses voitures attelées
de taureaux et ses admirables chars légers. À cette nouvelle que
l’armée attend, Bharata, en présence du vénérable ''anachorète'' :
« Fais promptement avancer mon char ! » dit-il à Soumantra, debout
à son côté. À peine eut-il reçu l’ordre, que celui-ci mettant à
l’exécuter promptitude et vigueur, prit le véhicule et revint avec
le char, attelé des coursiers les plus magnifiques.
 
Bharata dit alors :« Lève-toi promptement, Soumantra ! va ! fais sonner
le rassemblement de mes armées ! Je veux ramener ici Râma, ce noble
ermite des bois, en ménageant toutefois ses bonnes grâces. »
 
Ensuite le beau jeune prince, conduit par le désir de revoir enfin
Râma, se mit en route, assis dans un char superbe, attelé de chevaux
blancs. Devant lui s’avançaient
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/206]]==
tous les principaux des ministres,
montés sur des chars semblables au char du soleil et traînés par
des coursiers rapides. Dix milliers d’éléphants, équipés suivant
toutes les règles, suivaient Bharata dans sa marche, Bharata, les
délices de la race du grand Ikshwâkou. Soixante mille chars de
guerre, pleins d’archers et bien munis de projectiles, suivaient
Bharata dans sa marche, Bharata, le fils de roi aux forces puissantes.
Cent mille chevaux montés de leurs cavaliers suivaient Bharata
dans sa marche, Bharata, le fils de roi et le descendant illustre de
''l’antique'' Raghou.
 
On voyait sur des chars au bruit éclatant s’avancer, et Kêkéyî,
et Soumitrâ, et l’auguste Kâauçalyâ, joyeuses de ''penser qu’elles
allaient'' ramener ''le bien-aimé'' Râma.
 
Ensuite le roi des Nishâdas, à la vue de cette armée ''si
nombreuse'', arrivée près du Gange et campée sur les bords du
fleuve, dit ces paroles à tous ses parents :« Voici de tous les
côtés une bien grande armée : je n’en vois pas la fin, tant elle
est répandue ici et là ''dans un immense espace'' ! C’est l’armée des
Ikshwâkides : on n’en peut douter ; car j’aperçois dans un char, loin
d’ici, un drapeau, ''où je reconnais leur symbole'', un ébénier des
montagnes. Bharata irait-il chasser ? Veut-il prendre des éléphants ?
Ou viendrait-il nous détruire ? En effet, aucune force d’homme n’est
capable de résister à cette armée ! Hélas ! sans doute, par le
désir d’assurer sa couronne, il court avec ses ministres immoler
Râma, que Daçaratha, son père, a banni dans les forêts ! Car la
beauté du trône est capable de séparer, dans un instant, des
cœurs le plus étroitement unis par l’amitié fraternelle : le
doute m’environne de tous les côtés. Râma le Daçarathide est mon
maître, mon parent, mon ami, mon
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gourou : c’est pour le défendre que
je suis accouru vers ce fleuve du Gange. »
 
Ensuite, le roi Gouha tint conseil avec ses ministres, qui savaient
proposer de bons avis ; et, sorti de cette délibération, il dit alors
ces mots à tout son cortége :
 
« Si l’armée que voici marche avec des pensées ennemies à l’égard
de Râma, l’homme aux actions admirables, certes ! aujourd’hui sa
traversée du Gange ne sera point heureuse !
 
« Dans ce jour même, ou je mettrai fin à une chose des plus
difficiles pour le bien de Râma ; ou je serai gisant sur la terre,
couvert de blessures et souillé de poussière. ''Mais non'' ! je saurai
bien repousser devant moi cette armée, qui marche avec tant de
coursiers et d’éléphants, moi, soutenu par le désir d’exécuter
une œuvre utile à mon cher et magnanime Râma, de qui les nombreuses
vertus ont enchaîné mon cœur ! »
 
Alors Gouha prit avec lui des présents, des poissons, de la viande,
des liqueurs spiritueuses, et vint trouver Bharata. Quand l’auguste
cocher, fils d’un noble cocher lui-même, vit s’approcher le roi des
Nishâdas, il annonça d’un air modeste, en homme qui n’ignore pas les
bienséances de la modestie, cette visite à Bharata :« Environné
par un millier de ses parents, Gouha vient ici te voir : c’est un
vieillard ; il est ami de Râma, il connaît tous les secrets de la
forêt Dandaka. Ainsi, reçois-le en ta présence, lui que t’amènent
de bienveillantes dispositions : ''il te dira, ce que'' sans doute il
sait, en quels lieux habitent Râma et Lakshmana. » À ces paroles de
Soumantra, le prince intelligent dit alors au conducteur de son char :
« Que Gouha soit donc introduit en ma présence ! »
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/208]]==
Joyeux de cette permission accordée, le roi des Nishâdas, environné
de ses parents, Gouha se présenta devant Bharata, et, s’inclinant,
lui tint ce langage :« Ce lieu est tout à fait, pour ainsi dire, sans
aucune maison et dépourvu ''des choses nécessaires'' ; mais voilà,
''non loin d’ici'', la demeure de ton esclave ; daigne habiter cette
maison, ''qui est la'' tienne, ''puisqu’elle est celle'' de ton serviteur.
Nous avons là des racines et des fruits, que mes Nishâdas ont
recueillis, de la chair boucanée ou fraîche, et beaucoup d’autres
aliments variés. C’est l’amitié qui m’inspire ce langage pour toi,
vainqueur des ennemis. Aujourd’hui, laisse-nous t’honorer, en te
comblant de plaisirs variés au gré de tes désirs ; tu pourras
demain, au point du jour, continuer ton voyage. »
 
À ces mots du roi des Nishâdas, Bharata, ce prince à la grande
sagesse, répondit à Gouha ces paroles, accompagnées de sens
et d’à-propos :« Ami, je n’ai, certes ! pas un désir, que tu ne
satisfasses en cela même que tu veux bien, toi, mon gourou vénéré,
traiter avec honneur une telle armée de moi. » Quand le prince à
la vive splendeur eut parlé dans ces termes à Gouha, le fortuné
Bharata dit encore ces mots au roi des Nishâdas :« Par quel chemin,
Gouha, irons-nous à l’ermitage de Bharadwâdja ? En effet, cette
région pleine de marécages n’offre devant nous qu’une route
difficile à suivre et même bien impraticable. »
 
Quand il eut ouï ces paroles du sage fils des rois, Gouha, de qui les
sens étaient accoutumés aux impressions de ces forêts, joignit
les mains et lui répondit en ces termes :« Mes serviteurs, l’arc au
poing, vont te suivre, attentifs à tes ordres ; et, moi-même, je veux
t’accompagner avec eux, prince aux forces puissantes.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/209]]==
Mais ne viens-tu
pas ennemi attaquer Râma aux bras infatigables ? En effet, ton
armée, comme je la vois, infiniment redoutable, excite en moi cette
inquiétude. »
 
À Gouha, qui parlait ainsi, Bharata pur à l’égal du ciel tint ce
langage d’une voix suave :« Puisse ce temps n’arriver jamais ! Loin de
moi une telle infamie ! Ne veuille pas me soupçonner ''d’inimitié''
à l’égard du noble Raghouide ; car ce héros, mon frère aîné, est
égal devant mes yeux à mon père. Je marche, afin de ramener des
forêts, qu’il habite, ce digne rejeton de Kakoutstha ; une autre
pensée ne doit pas entrer dans ton esprit : cette parole que je dis
est la vérité. »
 
Le visage rayonnant de plaisir à ce langage de Bharata, le roi des
Nishâdas répondit ces mots à l’auteur de sa joie :« Heureux es-tu !
Je ne vois pas, sur toute la face de la terre, un homme semblable
à toi qui veux abandonner un empire tombé dans tes mains sans nul
effort. Ta gloire, assurément, ô toi, qui veux ramener dans Ayodhyâ
ce Râma précipité dans l’infortune ; oui ! ta gloire éternelle
accompagnera la durée des mondes ! »
 
Tandis que les deux rois s’entretenaient ainsi, le soleil ne brilla
plus qu’avec des rayons ''près de'' s’éteindre, et la nuit s’approcha.
 
Quand il eut habité sur la rive de la Gangâ cette nuit seule,
Bharata, le magnanime, étant sorti de sa couche à l’aube naissante :
« Lève-toi ! dit-il à Çatroughna ; lève-toi ! la nuit est passée :
pourquoi dors-tu ? Vois, Çatroughna, le soleil, qui se lève, qui
chasse les ténèbres et qui réveille la fleur des lotus ! Amène-moi
promptement Gouha, qui règne sur la ville de Çringavéra : c’est
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/210]]==
lui,
héros, qui fera passer le fleuve du Gange à cette armée. »
 
À ces mots, Çatroughna, obéissant à l’ordre que lui donnait
Bharata, dit à l’un de ses gens :« Fais amener ici Gouha ! » Le
magnanime parlait encore, que Gouha vint, joignit ses mains en coupe
et s’exprima dans les termes suivants :« As-tu bien passé la nuit
sur la rive du Gange, noble enfant de Kakoutstha ? Es-tu, ainsi que
ton armée, dans un état parfait de santé ? Mais cette demande est
''moins'' l’expression ''de mon espérance que celle'' de mon désir : en
effet, d’où pourrait venir le repos à ta couche, quand, tourmenté
par ta ''pieuse'' tendresse, l’exil de ton frère et la mort du roi
ton père assiègent continuellement ta pensée ; car les peines de
l’esprit et du corps ne chassent point l’amour. »
 
À la suite de ces mots, l’inconsolable fils de Kêkéyî répondit
à Gouha, d’un air bien affligé, le cœur touché néanmoins de son
affectueux désir :« Roi, tu nous combles d’honneur, mais notre nuit
n’a pas été bonne !… Cependant, que tes serviteurs nous fassent
traverser le Gange sur de nombreux vaisseaux. »
 
À peine eut-il entendu cet ordre de son jeune suzerain, Gouha courut
en toute hâte vers sa ville, et là :« Réveillez-vous, mes chers
parents ! Levez-vous ! Que sur vous descende la félicité ! Mettez à
flot des navires ! Je vais passer l’armée à l’autre bord du Gange. »
À ces mots, tous se lèvent avec empressement, et, sur l’ordre
même du monarque, ils vont de tous les côtés rassembler cinq cents
navires.
 
Ensuite, Gouha fit amener un esquif magnifique, couvert d’un tendelet
jaune-pâlissant et sur lequel, résonnant de joyeux concerts,
flottait un drapeau marqué du bienheureux
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/211]]==
swastika[19]. Dans ce
navire s’embarquèrent, et Bharata, et Çatroughna d’une force
immense, et Kâauçalyâ, et Soumitrâ, et les autres épouses du feu
roi.
 
[Note 19 : C’est une figure mystique, assez ressemblante à deux
Z redressés, qui se croisent l’un sur l’autre et se coupent à angle
droit. Cet emblème a fait un grand chemin dans toute l’antiquité,
car on le trouve sur des vases étrusques, des glyptes égyptiens et
même des pierres sépulcrales dans les catacombes de Rome.]
 
Abordés sur la rive opposée, les bateaux débarquent leur monde et
reviennent au bord citérieur, où les parents et les serviteurs de
Gouha remplissent de nouveaux passagers et font repartir les carènes
aux membres peints. Les cornacs, montés sur les éléphants, poussent
vers le Gange ces énormes quadrupèdes, et, portant leur enseigne
déployée, ceux-ci paraissent dans la traversée du fleuve comme des
montagnes flottantes, sur la cime desquelles ondule un drapeau.
 
Quand Bharata eut traversé le Gange avec
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/212]]==
son infanterie, avec ses
troupes montées, il dit, sous l’approbation du pourohita, ces paroles
à Gouha :« Par quelle région nous faut-il gagner la contrée où se
tient ''l’ermite'' enfant de Raghou ? Indique-moi le chemin, Gouha, toi
qui as toujours vécu au milieu de ces forêts. »
 
Ces paroles entendues, Bharata eut cette réponse de Gouha, pour qui
l’endroit habité par le pieux Raghouide était une chose bien connue :
« À partir d’ici, noble fils de Kakoutstha, va droit à la grande
forêt ''du confluent'', toute remplie par les multitudes variées des
oiseaux, encombrée de feuilles tendres et vertes, qui tombent rompues
sous le pied des habitants de l’air ; bois, semé de lacs, de tîrthas,
d’étangs aux limpides ondes et qui brillent semblables à des fleurs
de lotus. Fais halte là, prince auguste ; ensuite, que ta route se
fléchisse vers l’ermitage de Bharadwâdja, situé au levant de cette
forêt, à la distance d’un kroça.
 
À Gouha, qui tenait ce langage :« Qu’il en soit ainsi ! » répondit
avec modestie Bharata, et, l’embrassant, il ajouta ces dernières
paroles aux premières :« Va, mon gracieux ami ; retourne chez toi
avec tous tes parents : tu m’as fait un bon accueil, tu m’as noblement
accompagné, et tes vertus ont gagné toute mon affection. Tu as
dignement honoré dans ma personne ton amitié pour mon frère,
le sage Râma ; et tu m’as prouvé ''de toutes les manières'' ton
dévouement, ta bienveillance et ton amour. »
 
D’aussi loin qu’il aperçut l’ermitage de Bharadwâdja, l’auguste
prince fit commander la halte de toute son armée et s’avança,
accompagné des ministres. Instruit des bienséances, il marchait à
pied derrière le grand-prêtre du palais, sans armes, sans escorte
et vêtu d’un double habit de lin. Après une marche qui ne fut pas
très-longue, sa vue ne laissa rien échapper de cet ermitage, orné
d’un autel pour le sacrifice au milieu d’une enceinte circulaire ;
solitude soigneusement nettoyée, resplendissante de la beauté
des forêts, embellie par un bosquet de bananiers, toute pleine de
gazelles et de reptiles innocents, close enfin d’une jolie porte
basse, qui semblait ''en ce moment'' la porte ouverte du paradis même.
 
Arrivé sur le seuil de cet ermitage, à la suite du grand-prêtre,
Bharata vit l’anachorète ceint d’une majesté suprême et dans le
nimbe d’une splendeur flamboyante. À l’aspect du saint, le digne fils
de Raghou suspend d’abord la marche des ministres ; puis il entre seul
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/213]]==
avec le pourohita. À peine l’ermite aux grandes macérations eut-il
aperçu Vaçishtha, qu’il se leva précipitamment de son siége et dit
à ses disciples :« ''Vite'' ! la corbeille de l’hospitalité ! »
 
Dès que Vaçishtha se fut mis face à face avec lui et que Bharata
l’eut salué, le solitaire à la splendeur éclatante reconnut
derrière le pourohita ce fils du roi Daçaratha. Le saint, qui était
le devoir, ''pour ainsi dire'', en personne, leur offrit à tous les
deux sa corbeille hospitalière, de l’eau pour laver, de l’eau pour
boire, des fruits, et répondit par ''d’autres'' politesses aux respects
de toute leur suite.
 
« Permets que je t’offre, dit le solitaire au fils de Kêkéyî, les
rafraîchissements qu’un hôte sert devant son hôte.--Ta sainteté
ne l’a-t-elle pas déjà fait, lui répondit Bharata, en m’offrant de
l’eau pour laver, cette corbeille de l’arghya et ces ''fruits mêmes'',
présents hospitaliers que l’on trouve dans les forêts ? —-Je te
connais, reprit l’anachorète d’une voix affectueuse : de quelque
manière que tu sois traité chez nous, il plaira toujours à ton
amitié pour moi d’en être satisfait. Mais je veux offrir un banquet
à toute cette armée, ''qui marche à'' ta ''suite'' : ce me sera une joie
de penser, noble prince, qu’elle a reçu de moi ce bon accueil.
 
« Pourquoi donc as-tu jeté loin d’ici ton armée ? »
 
Alors il entra dans la chapelle de son feu sacré, but de l’eau,
se purifia, et, comme il avait besoin de tout ce qu’il faut pour
l’hospitalité, il appela ''et fit apparaître'' Viçvakarma lui-même.
« Je veux donner un banquet à mes hôtes, dit-il au céleste ouvrier
en bois venu en sa présence. Qu’on me serve donc ''sans délai'' mon
festin ! Fais couler ici toutes les rivières de la terre et du ciel
même,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/214]]==
soit qu’elles tournent à l’orient, soit qu’elles se dirigent
à l’occident ! Que les flots des unes soient de rhum ; que celles-là
soient bien apprises à rouler du vin au lieu d’eau ; que dans les
autres coule une onde fraîche, douce, semblable pour le goût au suc
tiré de la canne à sucre ! J’appelle ici les Dieux et les Gandharvas,
Viçvâvâsou, Hâhâ, Houhou, et les Apsaras célestes, et toutes
les Gandharvîs, Gritâtchî, Ménakâ, Rambhâ, Miçrakéçî,
Alamboushâ, et celles qui servent ''le fulminant'' Indra, et celles qui
servent Brahma lui-même à la splendeur immense ! Je les appelle ici
tous avec Tombourou et leur gracieux cortége ! Ton œuvre à toi,
Viçvakarma, c’est de me faire ce bois-ci resplendissant de lumière
et tout rempli de fruits divers !
 
« Que la lune me donne ici les plus savoureux des aliments, toutes les
choses que l’on mange, que l’on savoure, que l’on suce, que l’on boit,
en nombre infini et dans une grande variété, toutes les sortes
de viandes et de breuvages, toute la diversité des bouquets ou des
guirlandes ; et qu’elle fasse couler de mes arbres le miel, la sourâ
et toutes les espèces de liqueurs spiritueuses ! »
 
Tandis que l’ermite, ses mains jointes, sa face tournée au levant,
tenait encore son âme plongée dans la contemplation, toutes ces
divinités arrivèrent dans son ermitage, famille par famille.
Enivrante de ses parfums naturels mêlés ''aux célestes senteurs des
Immortels'', une brise, embaumée de sandal, hôte accoutumé des monts
Dardoura et Malaba, vint souffler la délicieuse odeur de son haleine
douce et fortunée. Ensuite, les nuages avec des pluies de fleurs
couvrent la voûte du ciel : on entend à tous les points cardinaux
résonner les concerts des Dieux et des Gandharvas. Le plus suave des
parfums circule
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/215]]==
au sein des airs, les chœurs des Apsaras dansent, les
Dieux chantent, et les Gandharvas font parler en sons mélodieux la
vînâ. Formée de cadences égales et liées entre elles avec art,
cette musique, allant jusqu’au faîte du ciel, remplit tout l’espace
éthéré, la terre et les oreilles de tous les êtres animés.
 
Quand la divine symphonie eut cessé de couler par le canal enchanté
des oreilles, on vit au milieu des armées Viçvakarma donner
à chacune sa place dans ces lieux fortunés. La terre s’aplanit
''d’elle-même'' par tous les côtés dans un circuit de cinq yodjanas
et se couvrit de jeune gazon, qui semblait un pavé de lapis-lazuli
au fond d’azur. Là, s’entremêlèrent des vilvas, des kapitthas, des
arbres à pains, des citroniers, des myrobolans emblics, des jambous
et des manguiers, parés tous de leurs beaux fruits.
 
On trouvait là des cours splendides, carrées entre quatre
bâtiments, des écuries destinées aux coursiers, des étables pour
les éléphants, de nombreuses arcades, une multitude de grandes
maisons, une foule de palais et même un château royal, orné d’un
majestueux portique, arrosé avec des eaux de senteur, tapissé de
blanches fleurs et semblable aux masses argentées des nuages. Quatre
solitudes bocagères le resserraient des quatre côtés : fortuné
séjour, meublé de trônes, de palanquins, de siéges couverts de
fins tissus, avec des vases purs et soigneusement lavés, il était
rempli de breuvages, de vivres, de couches ; il regorgeait de tous les
biens et pouvait offrir, avec toutes les liqueurs du ciel, tous les
habits et tous les aliments dont se revêtent ou se nourrissent les
Dieux mêmes. Quand il eut pris congé du grand saint, le héros aux
longs bras, fils de Kêkéyî, entra dans cette demeure étincelante
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/216]]==
de pierreries. Les ministres, sur les pas du pourohita, suivirent tous
Bharata et furent émus de joie à l’aspect du bel ordre qui régnait
dans ce palais. Là, accompagné de ses ministres, le rejeton fortuné
de Raghou s’approcha d’un trône céleste, de l’éventail et de
l’ombrelle.
 
Dans l’instant même, à la voix de Bhraradwâdja, se présentèrent
devant son jeune hôte toutes les rivières, coulant sur une vase de
lait caillé. Une ''sorte'' de boue jaune pâle enduisait les rivages
aux deux bords et se composait d’onguents célestes dans une variété
infinie, produits tous grâces à la volonté du saint ermite. Au
même temps, ornées de leurs divines parures, affluèrent devant son
hôte les chœurs des Apsaras, nombreux essaims envoyés par le Dieu
des richesses, femmes célestes au nombre de vingt mille, pareilles
à l’or en splendeur et flexibles comme les fibres du lotus. Fût-il
saisi par l’une d’elles, tout homme aurait soudain son âme affolée
d’amour. Trente milliers d’autres femmes accoururent des bosquets du
Nandana.
 
Nârada, Toumbourou, Gopa, Pradatta, Soûryamandala, ces rois des
Gandharvas, chantèrent devant Bharata ; et ''les plus belles des
bayadères célestes'', Alamboushâ, Poundarikâ, Miçrakéçî,
Vâmanâ charmèrent ses yeux avec leurs danses, à l’ordre obéi de
Bharadwâdja. Il n’était pas un bouquet chez les Dieux, il n’était
pas une guirlande aux riants bocages du Tchaîtratha, qu’on ne vit
paraître aussitôt dans le Prayâga, dès que l’anachorète avait
parlé.
 
Les çinçapas, les myrobolans emblics, les jambous, les lianes et
tous les autres arbres de la forêt avaient pris en
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/217]]==
ce moment les
formes de femmes charmantes dans l’ermitage de l’anachorète :
 
''« Allons ! disaient-elles ; tout est prêt ! '' Que l’on boive à sa
fantaisie du lait, de la sourâ mêlée d’eau ou de la sourâ pure !
Toi, qui désires manger, savoure ici à ton gré les viandes les plus
exquises ! »
 
Ont-elles pu mettre la main sur un seul homme, cinq et six de ces
femmes le saisissent, le revêtent de somptueux habits ou le baignent
sur les rives enchanteresses des rivières.
 
Celles-là font manger elles-mêmes des grains frits, du miel, des
cannes à sucre aux chevaux des troupes, aux ânes, aux éléphants,
aux chameaux, à la race de Sourabhî. Un ordre est en vain donné
par les plus éminents guerriers, héros aux longs bras, issus même
d’Ikshwâkou : le cavalier oublie son cheval ; le cornac oublie son
éléphant. L’armée se trouvait ainsi toute pleine en ce moment
d’hommes ivres ou fous ''par le vin ou l’amour''.
 
Rassasiés de toutes les choses que l’on peut désirer, parés de
sandal rouge, ravis ''jusqu’à l’enchantement'' par les essaims des
Apsaras, les gens de l’armée jetaient au vent ces paroles :« Nous ne
voulons plus retourner dans Ayodhyâ ! Nous ne voulons plus aller dans
la forêt Dandaka ! Adieu Bharata ! Que Râma fasse comme il voudra ! »
Ainsi parlaient fantassins, cavaliers, valets d’armée, guerriers
combattant sur des ''chars ou des'' éléphants. Des milliers d’hommes
partout d’éclater en cris de joie :« C’est ici le paradis ! »
s’entredisaient eux-mêmes les suivants de Bharata.
 
Quand ils avaient mangé de ces aliments pareils à l’ambroisie, des
saveurs et des nourritures célestes n’auraient pu même exciter
en eux la moindre envie d’y
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/218]]==
goûter. Piétons, cavaliers, valets
d’armée, ils furent ainsi tous repus jusqu’à satiété et revêtus
entièrement d’habits neufs.
 
Les éléphants, les chameaux, les ânes, les taureaux, les chèvres,
les brebis, ''en un mot'', tous les quadrupèdes et les volatiles, si
différents qu’ils soient par les cris et la marche, furent de même
repus jusqu’à satiété. On n’aurait pas vu là un homme qui n’eût
point des habits propres, qui eût faim, qui eût une ordure à son
corps : il n’y avait pas alors dans l’armée un seul homme de qui les
cheveux fussent imprégnés de poussière.
 
Aux quatre flancs des troupes stagnaient des lacs sur un limon de lait
caillé, des fleuves roulaient dans leurs ondes la réalisation de
tous désirs ; les arbres stillaient du miel. Des étangs s’offraient
pleins de rhum, environnés, là par des monceaux de viandes cuites,
rôties ou bouillies de perdrix, de paons, de gazelles, de chèvres
mêmes et de sangliers, ici par des amas de mets exquis, les plus
délicats, assaisonnés avec un extrait de fleurs ou nageant dans les
flots ''d’une sauce'' douée des plus riches saveurs.
 
Çà et là se tiennent plusieurs milliers de plats d’or, bien lavés,
pleins d’aliments, ornés de fleurs et de banderoles, des vases, des
urnes, des bassins, élégamment décorés et remplis de miel ou de
frais babeurre, qui sent la pomme d’éléphant. Des lacs, réceptacles
de saveurs exquises, débordaient, les uns de caillé, les autres de
lait blanc, et voyaient s’élever sur leurs bords des montagnes de
sucre. Le long des tîrthas, écoulés des fleuves, on voyait
des amphores contenant des gommes, des poudres, des onguents
et différentes substances pour les ablutions, avec des boîtes
renfermant ou du sandal,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/219]]==
soit en pâte, soit en poudre fine, ou des
amas de choses propres à nettoyer les dents, à les rendre blanches,
à les faire d’une rayonnante pureté.
 
Là étaient aussi des miroirs luisants, des bouquets de toute
espèce, des souliers et des pantoufles par milliers de paires, des
collyres, des peignes, des rasoirs, toute sorte d’ombrelles, des
cuirasses admirables, des siéges et des lits variés. Il y avait des
étangs pleins d’eau pour l’abreuvoir des chameaux, des ânes, des
éléphants et des chevaux : il y avait des étangs pour s’y baigner en
des tîrthas semés de nymphéas azurés, de magnifiques nélumbos, et
lisérés d’herbes tendres, couleur du lapis-lazuli bleu.
 
Tandis qu’ils s’amusaient ainsi dans le délicieux ermitage de
l’anachorète, comme les Immortels dans les bocages du Nandana, cette
nuit s’écoula tout entière. Aussitôt, et les rivières, et les
Gandharvas, et les nymphes célestes prirent congé de Bharadwâdja et
s’en retournèrent tous comme ils étaient venus.
 
<center>_____</center>
 
Quand Bharata eut passé là-même cette nuit avec sa suite, il
vint trouver Bharadwâdja au moment opportun et s’inclina devant
l’anachorète, qui lui avait donné l’hospitalité. Le rishi, qui
venait de verser dans son feu sacré les oblations du matin, ayant
vu Bharata, qui se tenait devant lui ses mains jointes, adressa
les paroles suivantes à ce jeune tigre des hommes :« Cette nuit
s’est-elle écoulée, mon fils, doucement ici pour toi ? Ton peuple
est-il entièrement satisfait de mon hospitalité ? Dis-le moi, ''jeune
homme'' pur de tout péché. »
 
Au saint, qui était sorti de son ermitage dans le nimbe de son éclat
suprême, Bharata, les deux paumes de ses
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/220]]==
mains réunies et le corps
incliné, répondit en ces termes :
 
« Mon séjour ici fut agréable, saint anachorète, ce qu’il fut aussi
pour mes conseillers, mon armée et mes chars : tu nous as pleinement
rassasiés, bienheureux solitaire, de toutes les choses que l’on peut
désirer. Je t’offre mes adieux ; donne-moi congé, s’il te plaît,
saint anachorète ; je vais aller près de mon frère : daigne jeter sur
moi un regard favorable. Dis-moi, bienheureux, ô toi, versé dans la
science de la justice, quel chemin doit me conduire à l’ermitage de
ce magnanime observateur de son devoir. »
 
À ces questions du magnanime Bharata, le sage et grand saint lui
répondit en ces termes :« À trois yodjanas augmentés d’une
moitié s’élève, ami Bharata, dans la forêt solitaire, le mont
Tchitrakoûta, plein de grottes délicieuses et de murmurantes
cascades.
 
« Son flanc septentrional est baigné par les eaux de la Mandâkinî,
aux rives couvertes d’arbres en fleurs et peuplées d’oiseaux divers.
Entre cette rivière et cette montagne, tu verras, bien défendue
par elles deux, une chaumière au toit de feuillage. C’est là, ai-je
entendu raconter, qu’il habite avec Sîtâ, son épouse, un riant
ermitage construit dans ce lieu solitaire, de ses propres mains
jointes aux mains de Lakshmana. »
 
Apprenant qu’on allait partir, les épouses du roi des rois
descendirent aussitôt de leurs chars et décrivirent un pradakshina
autour du brahmane digne de tous hommages. Kâauçalyâ tremblante,
amaigrie, accablée de tristesse, prit dans ses deux mains les deux
pieds de l’anachorète. En butte au mépris du monde entier pour son
ambition échouée, Kêkéyî, le front couvert de rougeur, embrassa
même les pieds du solitaire.
 
Après
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qu’il eut marché une longue route avec ses coursiers
infatigables, l’intelligent Bharata dit à Çatroughna, le docile
exécuteur de ses commandements :« Les apparences de ces lieux
ressemblent parfaitement au récit qu’on m’en a fait : sans aucun
doute, nous voici maintenant arrivés dans le pays dont Bharadwâdja
nous a parlé. Ce fleuve, c’est la Mandâkinî ; cette montagne, le
Tchitrakoûta.
 
« Les arbres inondent les cimes aplanies de la montagne avec une
variété infinie de fleurs, tels qu’on voit les sombres nuages,
enfants des vapeurs chaudes, verser des pluies à la fin d’un été.
 
« Allons ! Que les guerriers s’arrêtent ! Que l’on me fouille cette
forêt ! Et que mon ordre soit accompli de manière à me donner
bientôt la vue de nos deux illustres bannis ! »
 
À ces mots, des guerriers tenant leurs javelots à la main
pénètrent dans la forêt, où, peu de temps après, ils aperçoivent
de la fumée. À peine ont-ils vu le sommet de cette colonne fumeuse
qu’ils reviennent et disent à leur jeune souverain :« Ce feu n’a pas
été allumé d’une autre main que celle des hommes : certainement, les
deux enfants de Raghou sont là. Mais, si l’on n’y trouve pas les deux
nobles fils de roi à la force puissante, du moins on y verra d’autres
pénitents, qui pourront, habitués de ces bois, te fournir quelque
renseignement. »
 
Ces paroles entendues, Bharata, qui tient la vertu en grand honneur,
ce héros, qui écrase une armée d’ennemis :« Restez ici, attentifs
à mon ordre ; vous ne devez pas quitter ce lieu, dit-il à tous les
guerriers : je vais aller seul avec Soumantra et Dhrishthi. »
 
Alors cette grande armée fit halte là, regardant cette
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/222]]==
fumée qui
s’élevait devant elle par-dessus les bois ; et l’espérance de se
réunir dans un instant au bien-aimé Râma augmentait encore la joie
de tous les cœurs.
 
<center>_____</center>
 
Après qu’il eut demeuré là un long espace de temps, comme le plus
noble ami de cette montagne, tantôt amusant de propos aimables
sa chère Vidéhaine, tantôt absorbé dans la contemplation de sa
pensée, le Daçarathide, semblable à un immortel, fit voir à son
épouse les merveilles du mont Tchitrakoûta, comme le Dieu qui brise
les cités en eût montré le tableau à ''sa compagne, la divine''
Çatchî. » Depuis que j’ai vu cette délicieuse montagne, Sîtâ, ni
la perte de cette couronne tombée de ma tête, ni cet exil même
loin de mes amis ne tourmente plus mon âme. Vois quelle variété
d’oiseaux peuple cette montagne, parée de hautes crêtes, pleines de
métaux et plus élevées que le ciel même, pour ainsi dire. Les unes
ressemblent à des des lingots d’argent, celles-ci paraissent telles
que du sang, celles-là imitent les couleurs de la garance ou de
l’opale, les autres ont la nuance de l’émeraude. Telle semble un
tapis de jeune gazon, et telle un diamant, qui s’imbibe de lumière.
Partout enfin cette montagne, embellie déjà par la variété de ses
arbres, emprunte encore l’éclat ''des joyaux'' à ses hautes crêtes,
parées de métaux, hantées par des troupes de singes et peuplées
d’hyènes, de tigres ''ou de léopards''.
 
« Regarde, pendus aux branches, ces glaives et ces vêtements
précieux ! Regarde ces lieux ravissants, que les épouses des
Vidyâdharas ont choisis pour la scène de leurs jeux ! Partout on voit
ici les cascades, les sources et les ruisseaux couler sur la montagne :
on dirait un éléphant dont la sueur de rut arrose les tempes.
 
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/223]]==
S’il me faut habiter ici plus d’un automne avec toi, femme
charmante, et Lakshmana, le chagrin n’y pourra tuer mon âme ; car, en
cet admirable plateau si enchanteur, si couvert de l’infinie variété
des oiseaux, si riche de toute la diversité des fruits et des fleurs,
mes désirs, noble dame, sont pleinement satisfaits.
 
« Je dois à mon habitation dans ces forêts de savourer ''deux'' beaux
fruits : d’abord, le payement de la dette que le devoir exigeait de mon
père ; ensuite, une satisfaction donnée aux vœux de Bharata. »
 
Ensuite, le roi du Koçala conduisit la fille du roi des Vidéhains
en avant de la montagne et lui fit admirer la Mandâkinî, rivière
délicieuse aux limpides ondes. L’anachorète aux yeux de lotus,
Râma, dit alors à cette princesse d’une taille charmante, au visage
beau comme la lune :« Regarde la Mandâkinî, cette rivière suave,
peuplée de grues et de cygnes, voilée de lotus rouges et de
nymphéas bleus, ombragée sous des arbres de mille espèces, soit à
fleurs, soit à fruits, enfants de ses rivages, parsemée d’admirables
îles et resplendissante de toutes parts comme l’étang de Kouvéra,
pépinière de nélumbos ''célestes''. Je sens la joie naître dans mon
cœur à la vue de ces beaux tîrthas, dont les eaux sont troublées
sous nos yeux par ces troupeaux de gazelles qui viennent se
désaltérer les uns à la suite des autres. C’est aussi l’heure où
ces rishis, qui sont arrivés à la perfection, qui ont pour habit la
peau d’antilope et le valkala, qui sont vêtus d’écorce et coiffés
en djatâ, viennent se plonger dans la sainte rivière Mandâkinî.
 
« Viens te baigner avec moi dans ses ondes agitées sans cesse par
des anachorètes vainqueurs de leurs sens, riches de pénitences
et resplendissants comme le feu du
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/224]]==
sacrifice. Plonge tes deux mains
semblables aux pétales du lotus, noble dame, plonge tes mains dans
cette rivière, la plus sainte des rivières, cueille de ses nymphéas
et bois de son eau limpide. Pense toujours, femme chérie, que cette
montagne pleine de ses arbres, c’est Ayodhyâ pleine de ses habitants,
et que ce fleuve, c’est la Çarayoû même.
 
« Lakshmana, que le devoir inspire et qui se tient attentif à mes
ordres, Lakshmana et toi, ma chère Vidéhaine, faites naître ici ma
félicité. »
 
Quand Râma eut fait voir à la fille du roi Djanaka les merveilles du
mont Tchitrakoûta et de ce fleuve, agréable champ de lotus, il s’en
alla ''d’un autre côté''. Au pied septentrional de la montagne, il vit
une grotte charmante sous une voûte de roches et de métaux, secret
asile, peuplé d’une multitude d’oiseaux ivres de joie ou d’amour,
ombragé par des arbres aux branches courbées sous le poids des
fleurs, à la cime doucement balancée par le souffle du vent. À
l’aspect de cette grotte faite pour captiver les regards et l’âme
de toutes les créatures, l’anachorète issu de Raghou dit à Sîtâ,
dont les beautés de ce bois tenaient les yeux émerveillés :
 
« Ma Vidéhaine chérie, ta vue s’arrête enchantée devant cette
grotte de la montagne : eh bien ! asseyons-nous là maintenant pour nous
délasser de notre fatigue. C’est en quelque sorte pour toi-même que
ce banc de pierre fut disposé là devant toi : à côté, la cime de
cet arbre le couvre ''de ses rameaux pendants'' comme d’une crinière
''embaumée'', d’où s’écoule une pluie de fleurs. »
 
Il dit ; et Sîtâ, que la nature seule avait faite toute belle,
répondit à son époux avec le plus doux langage et d’une voix
saturée d’amour :« Il m’est impossible de ne pas obéir à ces
paroles de toi, noble fils de Raghou !
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/225]]==
Sans doute, c’est pour
l’agrément des créatures que cet arbre étend là son ''parasol''
fleuri. » À ces mots de son épouse, il s’assit avec elle sur le
siége de pierre et tint ce discours à la belle aux grands yeux :
 
« Vois-tu ces arbres déchirés par la défense des éléphants,
comme ils pleurent avec des larmes de résine !… De tous côtés, les
grillons murmurent une élégie en leurs chants prolongés. Écoute
cet oiseau, à qui l’amour de ses petits fait dire :« Fils ! fils !….
fils ! fils ! » comme autrefois le disait ma mère d’une voix douce et
plaintive. Voici un autre habitant de l’air, c’est l’oiseau-mouche :
perché sur les épaules branchues d’un vigoureux shorée, il fait
comme une partie dans un concert alternatif et répond aux chants du
kokila. Voici une liane, courbée sous le faix de ses fleurs et
qui cherche son appui sur un arbre fleuri, comme toi, reine, quand
fatiguée tu viens appuyer sur moi tout le poids ''de ta jeune
personne''. »
 
À ces mots, la noble Mithilienne au doux parler, assise sur les
genoux de son époux, se roula sur la poitrine du héros, et, belle
comme une fille des Dieux, elle enivra de caresses le cœur de Râma.
 
Alors celui-ci frotta son doigt mouillé sur une roche d’arsenic rouge
et dessina un brillant tilaka au front de son épouse. Ainsi, le
front enluminé avec ce métal de la montagne, semblable en couleur au
soleil dans son enfance du jour, Sîtâ parut comme la nuit azurée,
quand elle s’empourpre au matin.
 
Voilà qu’en se promenant avec lui dans cette forêt toute remplie
d’antilopes, Sîtâ vit un grand singe, berger ''sauvage'' d’un troupeau
''de singes'', et, saisie de frayeur, elle se serra palpitante contre
son époux. Celui-ci enveloppa cette femme charmante dans une
étreinte de ses
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/226]]==
longs bras, et, rassurant sa tremblante épouse, il
menaça le grand singe.
 
Dans ce mouvement, le tilaka d’arsenic rouge, que Sîtâ portait au
milieu du front, vint à s’imprimer sur le sein de l’anachorète à la
vaste poitrine. Le chef de la bande quadrumane s’éloigne, et Sîtâ
de rire à la vue de son tilaka, dont l’image empruntée se détachait
en rouge sur la couleur azurée de son époux.
 
Lakshmana vint à sa rencontre avec un vif empressement, et le
Soumitride fit voir à ce frère bien-aimé, qu’il vénérait comme
son gourou même, divers travaux qu’il avait exécutés pendant son
absence. Il avait tué de ses flèches étincelantes dix gazelles
noires, sans tache : il avait boucané la chair des unes, il avait
haché celles-là ; telles autres étaient crues et telles autres
déjà cuites. À la vue de cet ouvrage, le frère du Soumitride fut
satisfait et, ''se tournant vers'' Sîtâ, lui donna cet ordre :« Que
l’on nous serve à manger ! »
 
La noble dame commença par jeter de la nourriture à l’intention de
tous les êtres ; cela fait, elle apporta devant les deux frères du
miel et de la viande préparée. Quand elle eut rassasié la faim
de ces deux héros, quand l’un et l’autre se fut purifié, alors et
''seulement'' après eux, suivant la règle, cette fille du roi Djanaka
prit enfin sa réfection.
 
« Noble fils de Soumitrâ, lui dit son frère avec tranquillité,
j’entends la terre qui résonne profondément : tâche de pénétrer
quelle peut être la vraie nature de ce bruit. »
 
Aussitôt Lakshmana se hâte de monter sur un arbre fleuri, d’où il
observe l’un après l’autre chaque point de l’espace. Il promène sa
vue sur la région orientale, il
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/227]]==
tourne sa face au nord, et fixant
là son regard attentif, il voit une grande armée toute pleine
de chevaux, d’éléphants, de chars, et dont les flancs étaient
protégés par une infanterie vigilante. Le tigre des hommes,
Lakshmana, qui terrasse les héros ennemis, revint dire à son frère :
« C’est une armée en marche ! » Puis, il ajouta ces paroles :« Donne
trêve au plaisir, noble ''fils de Raghou'' ; fais entrer Sîtâ dans
une caverne ; attache la corde à deux solides arcs et couvre-toi de la
cuirasse. »
 
Quand Râma eut appris que c’était une armée toute pleine de
chevaux, d’éléphants et de chars :« À qui penses-tu que soit cette
armée ? » demanda-t-il au fils de Soumitrâ. Est-ce un monarque ou
le fils d’un roi, qui vient chasser dans cette forêt ? Ou, si quelque
autre chose, Lakshmana, te semble être la vérité, dis-le-moi. »
 
À ces mots, Lakshmana, flamboyant dans sa colère comme un
feu impatient de brûler tout, répondit à Râma ces paroles :
« Assurément, c’est ton rival, c’est le fils de Kêkéyî, ce
Bharata, qui s’est déjà fait sacrer et qui vient nous immoler à
la fureur de son ambition. Je vois briller sur les épaules de cet
éléphant un arbre au tronc énorme, à l’immense ramure : on dirait
un ébénier des montagnes, le drapeau de Bharata ! Ces coursiers bien
dressés, qui vont au gré du cavalier, sont de rapides chevaux, nés
dans le Vânâyou ; ces guerriers ont pris tous l’arc au poing : ainsi,
prépare-toi, homme sans péché ! Ou bien cours te cacher toi-même
avec ton épouse dans une caverne de la montagne ; car le drapeau de
l’ébénier vient nous livrer bataille et nous tuer. »
 
« Mais je ne vois pas qu’il y ait du crime à tuer Bharata : lui
mort, toi, dès ce jour, donne tes lois à la terre ! Qu’aujourd’hui
l’ambitieuse Kêkéyî contemple, bourrelée
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/228]]==
de chagrin, son fils
abattu sous mon bras dans la bataille, comme un arbre qu’un éléphant
a brisé. »
 
Râma sans colère se mit à calmer Lakshmana, bouillant de courroux,
et tint ce langage au fils de Soumitrâ :« Quand et de quel acte
odieux Bharata s’est-il jamais rendu coupable à ton égard ? As-tu
reçu de lui une offense que tu veuilles le tuer ? Garde-toi de lancer
à Bharata un mot violent ou fâcheux ; car toute parole amère tombée
sur Bharata, je la tiendrais comme jetée sur moi-même ! Est-il
possible qu’un fils, réduit à toutes les extrémités du malheur,
attente à la vie de son père ? Et quel frère pourrait, fils de
Soumitrâ, verser le sang d’un frère, son meilleur ami ? »
 
À ces mots d’un frère si dévoué au devoir, si attentif à la
vérité, la pudeur fit rentrer, ''pour ainsi dire'', Lakshmana dans ses
membres. À peine eut-il entendu ce langage, que, plein de confusion,
il répondit :« Je le pense, Bharata, ton frère ''ne'' vient ici ''que''
pour nous voir. » Et Râma voyant Lakshmana tout confus, se hâta de
lui dire :« C’est aussi mon avis ; ce héros aux longs bras vient ici
pour nous voir. »
 
<center>_____</center>
 
L’armée, à qui Bharata fit cette défense :« Ne gâtez rien ! » se
mit à construire ses logements tout à l’entour de cette région.
Les troupes du héros né d’Ikshwâkou environnèrent la montagne et
campèrent dans cette forêt, avec leurs éléphants et leurs
chevaux, à la distance d’une moitié et quelque chose même en sus de
l’yodjana.
 
L’armée s’étant logée, l’éminent Bharata, impatient de voir son
frère, se dirigea vers l’ermitage, accompagné de Çatroughna. Il
avait donné cet ordre à Vaçishtha le saint :« Amène vite mes
nobles mères ! » et, stimulé par l’amour
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/229]]==
qu’il portait à son frère
vénérable, il avait pris les devants et s’en allait d’un pied
hâté. Soumantra, de son côté, suivit également Çatroughna d’une
marche vive, car la vue ''toute prochaine'' de Râma fit naître en
lui-même une joie égale à celle de Bharata.
 
Ce resplendissant taureau ''du troupeau'' des hommes, ce héros aux
longs bras dit à tous les ministres, que son père vivant
traitait avec faveur :« Nous voici, je pense, arrivés au lieu dont
Bharadwâdja nous a parlé. Le fleuve Mandâkinî, je pense, n’est pas
très-loin d’ici. Cette provision de fruits, ces fleurs recueillies,
ce bois coupé, ces racines roulées en bottes, ces habits pendus en
l’air : tout cela, sans doute, est l’ouvrage de Lakshmana. Le chemin
est jalonné par des signes pour ''guider'' ceux qui reviennent à
l’ermitage après que le jour est tombé. C’est de la ''chaumière de
Râma'' que je vois monter et se mêler ''au ciel bleu'' cette fumée du
feu sacré, que les pénitents désirent alimenter sans fin au milieu
des forêts. C’est donc aujourd’hui que mes yeux verront ce digne
rejeton de Kakoutstha, lui, de qui l’aspect ressemble au port d’un
grand saint et qui remplit ''dans ces bois'' les commandements de mon
père ! »
 
Là, dans un lieu tourné entre le septentrion et l’orient, Bharata
vit dans la maison de Râma un autel pur, où brillait allumé son
feu sacré. Un instant, il parcourut des yeux ce foyer saint ; puis il
aperçut le révérend solitaire, assis dans sa hutte en feuillage, ce
Râma aux épaules de lion, aux longs bras, à l’émail de ses grands
yeux pur comme un lotus blanc, ce protecteur de la terre enclose
dans les bornes de l’Océan, ce héros à la grande âme, à la haute
fortune, immortel comme Brahma lui-même, et qui, fidèle à marcher
dans son devoir, portait
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/230]]==
humblement alors son vêtement d’écorce et
ses cheveux à la manière des anachorètes.
 
Inondé par la douleur et le chagrin, à l’aspect du noble ermite se
délassant assis entre son épouse et Lakshmana, le fortuné Bharata,
ce vertueux fils de l’injuste Kêkéyî, se précipita vers son
frère ; mais, plus près de sa vue, il gémit avec désespoir, et,
n’étant plus maître de conserver sa fermeté, il balbutia ces mots
d’une voix suffoquée par ses larmes :« Celui que naguère tant
de chars, d’éléphants et de coursiers environnaient de tous les
côtés ; celui, qu’il était presque impossible au monde de voir,
tant les foules ''avides'' se faisaient obstacle l’une à l’autre ; ''ce
héros'', mon frère aîné, le voilà donc assis, entouré seulement
par les animaux des forêts ! Lui qui, pour se vêtir, possédait
naguère des habits par nombreux milliers, il n’a donc ici qu’une peau
de gazelle pour dormir sur le sein de la terre ! Et c’est à cause de
moi que mon frère, habitué à tous les plaisirs de l’existence,
fut précipité dans une telle infortune ! Barbare que je suis ! Honte
éternelle à ma vie, blâmée dans l’univers ! »
 
Arrivé près de Râma en gémissant ainsi et la sueur inondant son
visage de lotus, le malheureux Bharata de tomber à ses pieds en
pleurant. Consumé par sa douleur, ce héros à la grande force, ce
fils désolé du roi, Bharata dit :« Seigneur ! » une fois seulement,
et fut incapable de rien ajouter à cette parole. Çatroughna, de
son côté, s’inclina tout en pleurant aux pieds de Râma, qui les
embrassa tous deux et mêla ses larmes aux pleurs de ses frères.
 
L’aîné des Raghouides mit un baiser au front de Bharata, le serra
dans ses bras, le fit asseoir sur le haut de sa cuisse et lui adressa
même ces questions avec intérêt :«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/231]]==
Où ton père est-il, mon ami,
que tu es venu dans ces forêts ? car tu ne peux y venir ''sans lui'',
quand ton père vit encore. Va-t-il bien ce roi Daçaratha, fidèle
observateur de la vérité, ce prince continuellement occupé de
sacrifices, soit râdjasoûyas, soit açwa-médhas, et qui sait le
devoir dans sa vraie nature ? Ce brahme savant, inséparable de la
justice, le précepteur des Ikshwâkides, est-il honoré comme il
doit l’être, mon ami, cet homme riche en mortifications ? Kâauçalyâ
est-elle heureuse avec son illustre compagne Soumitrâ ? Est-elle aussi
dans la joie cette Kêkéyî, l’auguste reine ?
 
« Tes ministres sont-ils pleins de science, mon ami, remplis de
courage, maîtres de leurs sens, attentifs à ton moindre geste,
l’âme toujours égale, reconnaissants et dévoués ?
 
« En effet, le conseil, fils de Raghou, est la racine de la victoire :
elle habite dans les palais du roi au milieu des plus sages ministres
et des conseillers instruits dans les devoirs. Ne donnes-tu point au
sommeil trop d’empire sur toi ? Te réveilles-tu à l’heure accoutumée
du réveil ? Versé dans la science des affaires, ton esprit en
est-il occupé même dans les nuits qui n’y sont pas destinées ? Tu
n’hésites pas sans doute à payer un seul homme savant le prix de
mille ignorants ? car, dans les affaires épineuses un homme instruit
peut dire une parole salutaire.
 
« Tu ne fréquentes pas, ''j’espère'', des brahmanes athées ? car ce
sont des insensés, habiles tisseurs de futilités, orgueilleux d’une
science inutile. D’une nature difficile pour concevoir une autre
théologie plus élevée, ils te viennent débiter de vaines
subtilités, après qu’ils ont détruit en eux la vue de
l’intelligence ! As-tu soin d’imiter, jeune taureau ''du troupeau'' des
hommes, la conduite
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/232]]==
que l’on admire en ton père ? ou montres-tu déjà
même une gravité égale à celle de tes ancêtres ? As-tu soin de
n’employer dans les plus grandes affaires que les plus grands des
hommes, ces ministres de ton père et de ton aïeul, ces gens purs,
qui ont passé dans le creuset de l’expérience ? Sans doute, fils de
Raghou, les mets que l’on sert devant toi, substantiels ou délicats,
tu ne les manges pas seul ? Tu invites, n’est-ce pas ? tes compagnons et
tes serviteurs à les partager avec toi ?
 
« Le général de tes armées est-il adroit, vigilant, probe, de noble
race, audacieux, plein de courage, d’intelligence et de fermeté ?
Donnes-tu aux armées sans réduction, comme il est juste, ce qu’on
doit leur donner, les vivres et la paye, aussitôt que le temps est
échu ? —-Car, si le maître laisse écouler, sans distribution, le jour
des rations et du prêt, le soldat murmure contre lui, et de là peut
résulter une immense catastrophe.
 
« Tes places fortes sont-elles bien remplies toujours d’armes,
d’eau, de grains, d’argent et de machines avec une nombreuse garnison
d’ouvriers militaires et d’archers ? Tes revenus sont-ils grands ? Tes
dépenses sont-elles moindres ? Tes richesses, prince, ne sont-elles
jamais répandues sur des gens indignes ? Tes dépenses ont-elles
pour objet le culte des Immortels, les Mânes, des visites faites aux
brahmanes, les guerriers et les différentes classes de tes amis ? »
 
Alors Bharata, d’une âme troublée et dans une profonde affliction,
fit connaître ''en ces termes'' au pieux Râma, qui l’interrogeait
ainsi, la mort du roi, son père :« Noble prince, le grand monarque a
délaissé son empire et s’en est allé dans le ciel, étouffé par
le chagrin de l’œuvre si pénible qu’il fit en exilant son fils.
Te
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/233]]==
suivant partout de ses regrets, altéré de ta vue, ne pouvant
séparer de ta pensée son âme toujours attachée à toi, abandonné
par toi et consumé par le chagrin de ton exil, c’est à cause de toi
que ton père est descendu au tombeau ! »
 
À ces mots du magnanime Bharata, auquel Râma adressait tout à
l’heure ses questions, le rejeton bien-aimé de Raghou, qui désirait
accomplir la parole donnée par son père, demeura plongé dans le
silence.
 
« Daigne m’accorder, continua son frère, cette grâce à moi, qui
suis ton serviteur : fais-toi sacrer dans ce trône de tes pères,
comme Indra le fut sur le trône du ciel ! Tous les sujets que tu vois,
et mes nobles mères, les veuves du feu roi, sont venues chercher ici
ta présence : accorde-leur aussi la même faveur.
 
« Permets que le droit t’élève aujourd’hui sur un trône qui
t’appartient par l’hérédité et qui t’est confirmé par l’amour :
mets ainsi, ô toi, qui donnes l’honneur, tes amis au comble même de
leurs vœux. »
 
À ces mots prononcés avec des larmes, le fils de Kêkéyî, ce
Bharata aux bras puissants, toucha de sa tête les pieds de Râma.
Celui-ci alors d’embrasser le prince dans la douleur et de tenir ce
langage à son frère, poussant maint et maint soupir :« Quel homme,
né d’une race ayant de l’âme, possédant de l’énergie, ayant
toujours marché fidèle à ses vœux, quel homme de ma condition
voudrait au prix d’un royaume s’abaisser jusqu’à pécher ? Quand mon
père et cette mère, distingués par tant de vertus, m’ont dit :« Va
dans les forêts ! » comment pourrais-je, fils de Raghou, agir d’une
autre manière ? Ton lot est de ceindre à ton front dans Ayodhyâ
ce diadème honoré dans l’univers ; le mien est d’habiter
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la forêt
Dandaka, ermite vêtu d’un valkala. Quand l’éminent, le juste roi a
fait ainsi nos parts à la face de la terre ; quand, nous laissant
à cet égard ses commandements, il s’en est allé dans le ciel, si
Daçaratha, le roi des rois et le vénérable du monde, a fixé son
choix sur ta personne, ce qui te sied, à toi, c’est de savourer ton
lot, comme il te fut donné par ton père. Moi, bel ami, confiné pour
quatorze années dans la forêt Dandaka, je veux goûter ici ma part,
telle que me l’a faite mon magnanime père. »
 
À ces mots de Râma :« Quand j’aurai déserté le devoir, lui
répondit Bharata, ma conduite pourra-t-elle être jamais celle d’un
roi ? Il est une loi immortelle, noble prince, qui toujours exista chez
nous ; la voici :« Tant que l’aîné vit, son puîné, Râma, n’a
aucun droit à la couronne. » Va, digne fils de Raghou, va dans la
délicieuse Ayodhyâ, pleine de riches habitants, et fais-toi sacrer !
En effet, ta grandeur n’est-elle pas maintenant le chef de notre
famille ? Tandis que je vivais heureux à Kékaya et que l’exil te
conduisait en ces bois, le grand monarque, notre père, estimé des
hommes vertueux, s’en est allé dans le ciel. Lève-toi donc, tigre
des hommes, et répands l’eau en l’honneur de ses mânes ! On assure
que l’eau, donnée par une main chérie, demeure intarissable dans les
mondes où habitent les mânes ; et ta grandeur était, noble Râma, le
plus cher de tous ses fils. »
 
À ce discours touchant, avec lequel Bharata lui remettait la mort
de son père sous les yeux, l’aîné des jeunes Raghouides sentit
son esprit s’en aller. Quand il eut ouï s’échapper des lèvres de
Bharata ces paroles foudroyantes, semblables au tonnerre lancé dans
un combat par le céleste dispensateur des pluies, Râma étendit les
bras et
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/235]]==
tomba sur la terre, comme un arbre à la cime fleurie, que la
hache vient d’abattre au milieu d’une forêt. Alors ses frères et la
chaste Vidéhaine, tous en larmes et déchirés par une double peine,
d’arroser avec l’eau des yeux ce héros au grand arc, ce Râma,
le maître de la terre, étendu maintenant sur la terre, comme un
éléphant ''couché au bord des eaux'' et que l’écroulement
d’une berge écrasa dans le sommeil. Mais quand il eut repris sa
connaissance, les yeux baignés de larmes à la pensée de son père
descendu au tombeau :« Infortuné que je suis ! dit-il à Bharata, que
puis-je faire, hélas ! pour ce magnanime, mort de chagrin à cause de
moi, qui n’ai pu lui payer les derniers honneurs ? Heureux êtes-vous,
et toi, vertueux Bharata, et Çatroughna, vous, de qui ce monarque a
reçu tous les honneurs dus aux morts !
 
« Parvenu au terme de mon exil dans les bois, je sens que je n’aurai
pas même la force de retourner dans cette Ayodhyâ, privée de son
chef, veuve du meilleur des rois et troublée dans la paix de son
esprit. De quelle bouche entendrais-je maintenant ces paroles si
douces à mon oreille, avec lesquelles mon père me consolait à mon
retour des pays étrangers ! »
 
Quand il eut parlé de cette manière à Bharata, le noble
anachorète, s’étant approché de Sîtâ :« Ton beau-père est mort,
Sîtâ, dit-il, consumé par sa douleur, à cette femme au visage
charmant comme une pléoménie ; et ce ''bon'' Lakshmana a perdu son
père : Bharata vient de m’apprendre ce malheur, que le maître de
la terre nous a quittés pour le ciel. » À cette nouvelle que son
beau-père, ce révérend de tous les mondes, était mort, la fille
du roi Djanaka ne put rien voir de ses yeux, tant ils se remplirent de
larmes !
 
Râma
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/236]]==
d’embrasser la fille éplorée du roi Djanaka, et, consumé de
tristesse, fixant un regard sur Lakshmana, il adressa au Soumitride
ces paroles désolées :« Apporte-moi des fruits d’ingouda, du marc
de sésame, un habit d’écorce, le plus sain des vêtements : je vais
aller, fléau des ennemis, offrir l’eau funèbre aux mânes de mon
père. Que Sîtâ marche devant ! Toi, suis-la de près ! Moi, j’irai
par derrière ! Hélas ! cette procession est bien cruelle à mon
cœur ! »
 
Les glorieux héros parvinrent non sans peine à ce fleuve saint,
délicieux, aux ondes fraîches, aux charmants tîrthas, aux forêts
nombreuses et fleuries. Entrés dans un endroit uni, tous, ils
répandirent l’onde heureuse et limpide, en s’écriant :« Que cette
eau soit pour lui ! » Le plus vertueux des fils de Raghou, levant
ses mains réunies en coupe et remplies d’eau, articula ces mots en
pleurant, le visage tourné vers la plage soumise à l’empire d’Yama :
« Cette eau limpide, roi des rois, la plus sainte des eaux, qui t’est
donnée par moi, puisse-t-elle servir à jamais pour étancher ta soif
dans les royaumes des Mânes ! »
 
Ensuite, le fortuné monarque des hommes accomplit avec ses frères
dans un lieu pur et sur la rive de la Mandâkinî les oblations
funèbres, qu’il devait à l’ombre de son père. Il étala des fruits
d’ingouda avec des jujubes mêlés à du marc de sésame sur une
jonchée d’herbes kouças et dit ces mots, le cœur tout bourrelé
de chagrins :« Grand roi, mange avec plaisir ces aliments, que nous
mangeons nous-mêmes ; car, sans doute, la nourriture de l’homme est
aussi la nourriture des Mânes et des Dieux ! »
 
Les confuses clameurs de ces princes à la force puissante,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/237]]==
qui
pleuraient en offrant le don funèbre de l’onde aux mânes de leur
noble père, vinrent frapper les oreilles des guerriers de Bharata :
« Sans doute Bharata, se disaient-ils effrayés, a déjà fait son
entrevue avec Râma ; et ce grand bruit vient des cris que poussent les
quatre fils sur la mort du père ! » À ces mots, tous ils abandonnent
leur campement et courent d’eux-mêmes, le front tourné vers
l’ermitage, isolément ou par groupes, suivant que le voisinage les
avait ou non rassemblés.
 
Quand Râma les vit ainsi plongés dans la douleur et les yeux noyés
de larmes, lui, qui n’ignorait pas le devoir, il les embrassa tous
avec l’affection d’un père et l’amour d’une mère. L’illustre fils
du roi les embrassa donc sans distinction, et tous sans distinction
furent admis à le saluer : il s’entretint même familièrement avec
tous, comme il eût fait avec des hommes qualifiés.
 
<center>_____</center>
 
Arrivées là d’une marche hâtée, les veuves du monarque voient
enfin Râma, qui semblait dans son ermitage un Dieu tombé du ciel. À
l’aspect du prince dans un tel dénûment de toutes les voluptés, ses
royales mères, désolées et ''comme'' irrassasiables de chagrin,
se mirent toutes à verser des larmes et des plaintes éclatantes.
Aussitôt Râma se lève ; il prend de ses mains douces au toucher les
pieds de toutes ses nobles mères, en suivant l’ordre ''établi
des préséances'', et les presse avec les surfaces de ses doigts
veloutés. Les épouses du roi baisèrent le front de Râma et se
mirent à pleurer.
 
Le fils même de Soumitrâ, le corps incliné et la tristesse ''au
cœur'', s’avança derrière lui pour saluer toutes ses royales mères
en proie à la douleur.
 
Sîtâ, dans une vive affliction, toucha en pleurant le
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/238]]==
pied de ses
belles-mères, et se tint devant elles ses yeux baignés de larmes.
Elle fut embrassée par Kâauçalyâ, comme une fille est serrée dans
les bras de sa mère. Celle-ci dit à la triste jeune fille, maigrie
par son habitation dans les bois :« Comment, Djanakide, es-tu venue
dans ces forêts, toi, la fille du roi des Vidéhains, la bru du
puissant Daçaratha et l’épouse de Râma ? »
 
« Princesse du Vidéha, la flamme que le malheur frotté sur le
malheur a fait jaillir en ton âme, ravage ici cruellement ta
charmante figure, comme ''le soleil brûle'' un nymphée sans eau ! »
 
Tandis que sa mère désolée parlait ainsi, le noble Raghouide,
frère aîné de Bharata, s’étant approché de Vaçishtha, lui
toucha ses pieds. Quand Râma eut pressé dans ses mains les pieds
du grand-prêtre, semblable au feu, comme le roi des Immortels,
Indra même, presse des siennes les pieds de Vrihaspati, ''le céleste
précepteur des Dieux'', alors ce rejeton magnanime de Raghou s’assit
avec le vénérable environné d’une immense splendeur. Ensuite,
accompagné des ministres et des guerriers chefs de l’armée, Bharata
s’approche du pieux Raghouide ; et, versé dans la science du devoir,
il s’assoit dans une place inférieure avec eux, les plus savants des
hommes dans la science du devoir.
 
Or, ce discours habile et juste fut adressé par le juste Bharata au
noble solitaire assis, plongé dans ses réflexions :
 
« Ô toi, qui sais le devoir, gouverne en paix avec tes amis et par
la vertu même de ton droit ce royaume sans épines de tes aïeux.
Que tous les sujets, et les prêtres du palais, et Vaçishtha, et les
brahmanes versés dans les formules des prières te donnent l’onction
royale ici même.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/239]]==
Sacré par nous, comme Indra par les Maroutes,
quand il eut conquis rapidement les mondes, va dans Ayodhyâ exercer
l’empire. Va et règne là sur nous, prince vertueux, acquittant les
trois saintes dettes, écrasant tes ennemis et rassasiant tes amis de
toutes les choses désirées. Qu’aujourd’hui tes amis déposent dans
ton sacre le faix de leur pénible tristesse ! Qu’aujourd’hui, frappés
d’épouvante, tes ennemis s’enfuient çà et là par les dix plages du
ciel. Essuie mes larmes, taureau des hommes ; essuie les pleurs de ta
mère et délivre aujourd’hui ton père des liens de son péché !
 
« Les grands sages n’ont-ils pas dit que le premier devoir, c’est pour
un kshatrya la consécration, le sacrifice et la défense du peuple ?
Je t’en supplie, ma tête inclinée jusqu’à terre, étends sur moi,
étends sur nos parents ta compassion, comme Çiva répand la sienne
sur toutes les créatures. Mais si, tournant le dos à mes prières,
ta grandeur s’en va dans les forêts, j’irai moi-même dans les bois
avec ta grandeur ! »
 
Les prêtres, les poëtes, les bardes, les panégyristes officiels,
les mères d’une voix affaiblie par des larmes, elles, qui aimaient
le fils de Kâauçalyâ d’une égale tendresse, applaudirent à
ce discours de Bharata, et, prosternés devant Râma, tous, ils
suppliaient avec lui ce ''noble anachorète''.
 
Quand Bharata eut cessé de lui parler ainsi, Râma, ''continuant à
marcher'' d’un pied ferme sur le chemin du devoir, lui répondit ce
discours plein de vigueur au milieu de l’assemblée :« L’homme ici-bas
n’est pas libre dans ses actes ni maître de lui-même ; c’est le
Destin, qui le traîne à son gré çà et là dans le cercle de la
vie. L’éparpillement est la fin des amas, l’écroulement est la fin
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/240]]==
des élévations, la séparation est la fin des assemblages et la
mort est la fin de la vie. Comme ce n’est pas une autre cause que la
maturité qui met les fruits en péril de tomber : ainsi le danger
de la mort ne vient pas chez les hommes d’une autre cause que la
naissance.
 
« Telle que s’affaisse une maison devenue vieille, bien qu’épaisse et
jusque-là solide, tels s’affaissent les hommes arrivés au point où
la mort peut jeter sur eux son lacet. La mort marche avec eux, la mort
s’arrête avec eux, et la mort s’en retourne avec eux, quand ils
ont fait un chemin assez long. Les jours et les nuits de tout ce qui
respire ici-bas s’écoulent et tarissent bientôt chaque durée de la
vie, comme les rayons du soleil au temps chaud tarissent l’eau ''des
étangs''. Pourquoi pleures-tu sur un autre ? Pleure, ''hélas'' ! sur
toi-même, car, soit que tu reposes ou soit que tu marches, la vie
se consume incessamment. Les rides sont venues sillonner vos membres,
l’hiver de la vie a blanchi vos cheveux, la vieillesse a brisé
l’homme, quelle chose maintenant peut-il faire d’où lui vienne du
plaisir. Les hommes se réjouissent, quand l’astre du jour s’est levé
sur l’horizon : arrive-t-il à son couchant, on se réjouit encore, et
personne, ''à cette heure comme à l’autre'', ne s’aperçoit qu’il a
marché lui-même vers la fin de sa vie ! Les êtres animés ont du
plaisir à voir la fleur nouvelle, qui vient succéder à la fleur
dans le renouvellement des saisons, et ne sentent pas que leur vie
coule en même temps vers sa fin en passant avec elles par ces mêmes
successions.
 
« Tel qu’un morceau de bois flottant se rencontre avec un morceau
de bois promené dans l’Océan ; les deux épaves se joignent, elles
demeurent quelque peu réunies et se séparent bientôt ''pour ne
plus se rejoindre'' : ainsi,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/241]]==
les épouses, les enfants, les amis, les
richesses vont de compagnie avec nous dans cette vie l’espace d’un
instant, et disparaissent ; car ils ne peuvent éviter l’heure qui les
détruit. Nul être animé n’est entré dans la vie sous une autre
condition : aussi, tout homme ici-bas, qui pleure un défunt, lui
consacre des larmes qui ne sont point dues à son trépas. La mort est
une caravane en marche, tout ce qui respire est placé dans sa route
et peut lui dire :« Moi aussi, je suivrai demain les pas de ceux que
tu emmènes aujourd’hui ! » Comment donc l’homme infortuné pourrait-il
se désoler au sujet d’une route qui existait avant lui, sur laquelle
ont passé déjà son père et ses aïeux, qui est inévitable et dont
il n’est aucun moyen d’éluder la nécessité ? L’oiseau est fait pour
voler et le fleuve pour couler rapidement : mais l’âme est donnée à
l’homme pour la soumettre au devoir ; les hommes sont appelés ''avec
raison'' les attelages du Devoir.
 
« Les âmes, qui ont accompli saintement le devoir, lavées de leurs
péchés par une conduite pure et des sacrifices payés convenablement
aux deux fois nés, obtiennent l’entrée du ciel, où habite Brahma,
l’auteur des créatures. Notre père, ''sans aucun doute'', fut admis
au séjour de la béatitude, lui, qui a bien nourri ses domestiques,
gouverné ses peuples avec sagesse et distribué des aliments à la
vertu ''indigente''. Le ciel a reçu, ''n’en doutez pas'', ce dominateur
de la terre, qui a célébré mainte et mainte sorte de sacrifices,
savouré toutes les félicités d’ici-bas et prolongé sa vie jusqu’au
plus avancé des âges.
 
« Par conséquent, ces larmes, répandues sur une âme qui a reçu de
si belles destinées, elles ne siéent point à un homme sage, de ta
sorte, ni de la mienne, qui a de l’intelligence et qui possède
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/242]]==
les
saintes traditions.
 
« Rappelle donc ta fermeté, ne te livre point à ce deuil ;
va, taureau des hommes, va promptement habiter dans cette belle
métropole, et fais de la manière que mon père te l’a commandé.
Moi, de mon côté, j’accomplirai la volonté de mon noble père dans
l’endroit même, que m’a prescrit ce monarque aux œuvres saintes. Il
serait malséant à moi de manquer à son ordre, héros, qui domptes
les ennemis ; et sa parole doit toujours être obéie par toi-même,
car il est notre parent, il est ''plus'', notre père. »
 
À ces mots, Bharata d’opposer à l’instant ce langage :« Combien y
a-t-il d’hommes tels que toi dans le monde, invincible dompteur de tes
ennemis ? Tu n’es pas troublé par la douleur et le plaisir ne
pourrait même t’enivrer de sa joie : tu possèdes l’estime de tous les
vieillards autant qu’Indra jouit de l’estime parmi les habitants du
ciel.
 
« Tu possèdes une âme semblable aux âmes des Immortels, tu es
magnanime, tu es fidèle à ton alliance avec la vérité même ! Le
plus accablant de tous les chagrins ne peut te renverser, toi qui,
doué avec de telles vertus, connais si bien ce que c’est que naître
et mourir.
 
« Mais à moi, sage frère, à moi, séparé de toi et privé de mon
père, il me sera impossible de vivre, consumé par mon chagrin, comme
le daim blessé par une flèche empoisonnée ! Veuille donc agir de
telle manière que je ne laisse pas ma vie dans cette forêt déserte,
où j’ai vu, d’une âme désolée, un si noble prince habiter avec son
épouse et Lakshmana : ''oui, sauve-moi'' ! et prends en main le sceptre
de la terre ! »
 
Tandis qu’avec tristesse et la tête prosternée, Bharata suppliait
ainsi Râma, ce maître de la terre, plein d’énergie,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/243]]==
n’en ramena
point davantage son esprit vers la pensée du retour, mais il demeura
ferme, sans quitter des yeux la parole de son père. À l’aspect d’une
constance si admirable dans ce digne enfant de Raghou, tous les cœurs
se trouvaient également partagés entre la tristesse et la joie :
« Il ne revient pas dans Ayodhyâ ! » se disait-on ; et le peuple en
ressentait de la douleur, mais il éprouvait du plaisir à lui voir
cette fermeté dans la promesse ''donnée à son père''.
 
Bharata, tombant aux pieds de son frère, essaya instamment de le
gagner avec des paroles caressantes.
 
Râma fit asseoir sur ''le siége musculeux'' de sa cuisse le jeune
homme au teint azuré, aux yeux charmants comme les pétales du lotus,
à la voix semblable au roucoulement du cygne, quand il s’avance ivre
d’amour, et lui tint ce langage :
 
« Telle qu’elle est, ton intelligence, qui tient de sa nature seule la
science de gouverner les hommes, peut très-bien suffire à gouverner
même les trois mondes. Écoute, jeune roi, quels modèles Indra, le
soleil, le vent, Yama, la lune, Varouna et la terre mettent sous
nos yeux dans leur conduite ''invariable''. Tel qu’Indra fait pleuvoir
durant les quatre mois humides, tel un grand monarque doit inonder son
empire de ses bienfaits. De même que le soleil ravit l’eau huit mois
par la puissance de ses rayons, ''il faut toujours qu’un roi dise'' :
« Puissé-je amasser ainsi des trésors avec justice ! » c’est le vœu,
qu’on appelle solaire. Comme le vent circule partout et pénètre dans
tous les êtres, il faut qu’un roi s’introduise en tous lieux par
ses émissaires, et c’est la partie de ses fonctions que l’on appelle
''ventale''. Tel qu’Yama, une fois l’heure venue, pousse dans la tombe
également l’ami
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/244]]==
ou l’ennemi ; tel il faut qu’après un mûr examen
tout monarque soit le même pour celui qu’il aime ou celui qu’il
n’aime pas. De même que nous voyons partout Varouna lier ce globe
avec la chaîne des eaux, de même le devoir ''appelé'' neptunien d’un
roi, c’est d’enchaîner ''les brigands et'' les voleurs en tous lieux.
 
« Tel que l’aspect de la lune brillant à disque plein verse la joie
dans les cœurs ; ainsi, tous les sujets doivent se réjouir en lui,
et c’est l’obligation royale nommée lunaire. Comme la terre sans
relâche porte également tous les êtres, tel c’est pour un monarque
le devoir ''appelé terrané'' de soutenir, ''sans manquer même au
dernier'', tous les sujets de son empire.
 
« Qu’il soit le premier à se ressouvenir des affaires, et qu’après
une sage délibération avec ses ministres, ses amis, ses conseillers
judicieux, il fasse exécuter les décisions. On verra la splendeur
abandonner l’astre des nuits, le mont Himâlaya voyager sur la terre,
l’Océan franchir ses rivages, mais non Râma déserter la promesse
qu’il fit à son père. Tu dois effacer de ton esprit ce que ta mère
a fait, soit par amour, soit par ambition, et te comporter vis-à-vis
d’elle comme un fils devant sa mère. »
 
À ce langage de Râma, égal en splendeur au soleil et d’un aspect
tel que la lune au premier jour de sa pléoménie, Bharata de
répondre ces mots :« Qu’il en soit ainsi ! » Ensuite, affligé de
n’avoir pu obtenir ce qu’il désirait, ce magnanime joignit de nouveau
ses mains, toucha de sa tête les pieds de Râma, et, le gosier plein
de sanglots, il tomba sur la terre.
 
Aussitôt qu’il vit Bharata venir lui toucher les pieds avec sa tête,
Râma se recula vite, les yeux un peu troublé
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/245]]==
s ''sous un voile'' de
larmes. Bharata cependant lui toucha les pieds ; et, pleurant, affligé
d’une excessive douleur, il tomba sur la terre, tel qu’un arbre abattu
sur la berge d’un fleuve.
 
Il n’y avait pas un homme qui ne pleurât dans ce moment, accablé
de chagrin, avec les artisans, les guerriers, les marchands, avec les
instituteurs et le grand-prêtre du palais. Les lianes elles-mêmes
pleuraient toute une averse de fleurs ; combien plus devaient pleurer
d’amour les hommes, de qui l’âme est ''sensible aux peines'' de
l’humanité !
 
Râma, vivement ému de cet incident, étreignit fortement Bharata
dans un embrassement d’amour et tint ce langage à son frère,
consumé de chagrin et les yeux baignés de larmes :« Mon ami, c’est
assez ! Allons ! retiens ces larmes ; vois combien la douleur nous
tourmente nous-mêmes : allons ! pars ! ''retourne dans Ayodhyâ'' ! Je ne
puis te voir dans un état si malheureux, toi, le fils du ''plus grand
des'' rois ; et mon âme succombe, pour ainsi dire, écrasée sous le
poids de sa douleur. Héros, je jure, Sîtâ et Lakshmana le jurent
avec moi, de ne plus te parler jamais, si tu ne reprends le chemin
d’Ayodhyâ ! »
 
Il dit et Bharata d’essuyer les pleurs qui mouillaient son visage :
« Rends-moi tes bonnes grâces ! » s’écria-t-il d’abord ; puis, à ce
mot il ajouta ces paroles :« Loin de toi ce serment ! Je m’en irai, si
ma présence te cause un tel chagrin ; car je ferai toujours, seigneur,
au prix même de ma vie, ce qui est agréable pour toi. Je m’en vais
sans aucune feinte avec nos royales mères, entraînant sur mes pas
cette grande armée, je m’en vais à la ville d’Ayodhyâ ; mais avant,
fils de Raghou, je veux te rappeler une chose. N’oublie pas, ô toi,
qui sais le devoir,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/246]]==
n’oublie pas que j’accepte, mais sous la clause
de ces mots, les tiens, seigneur, sans nul doute :« Prends à titre de
dépôt la couronne impériale d’Ikshwâkou. »
 
« Oui ! » répondit son frère, de qui cette résignation du jeune
homme à revenir dans sa ville augmentait la joie, et qui se mit à le
consoler avec des paroles heureuses.
 
Dans ce moment arrivèrent le sage Çarabhanga et ses disciples, qui
apportaient en présent des souliers tissus d’herbes kouças. Quand
le noble Raghouide eut échangé avec le très-magnanime solitaire
des questions relatives à leurs santés, il accepta son présent.
Aussitôt Bharata saisit et chaussa promptement aux deux pieds de son
frère les souliers donnés par l’anachorète et tressés avec les
''tiges du'' graminée.
 
Alors Vaçishtha, orateur habile et qui savait augmenter à son gré
la tristesse ou la joie, dit ces mots, environné, comme il était,
par les foules du peuple.« Mets d’abord à tes pieds, noble Râma,
ces chaussures ; ensuite, retire-les ; car elles vont arranger ici les
affaires au gré de tout le monde. »
 
L’intelligent Râma, l’homme à la vaste splendeur, plaça donc à
ses pieds, en ôta les deux souliers, et du même temps les donna au
magnanime Bharata[20]. L’auguste fils de Kêkéyî, plein de fermeté
dans ses vœux, reçut lui-même cette paire de chaussures avec joie,
décrivit à l’entour du pieux Raghouide un respectueux pradakshina
et posa les deux souliers sur sa tête, élevée comme celle d’un
gigantesque éléphant.
 
[Note 20 : La cérémonie de l’investiture, que l’on trouve ici,
nous rappelle que l’introduction de cette coutume en Europe fut
attribuée à l’invasion des peuples du Nord : mais d’où leur
venait-elle ? De l’Inde, sans doute, source universelle des idées, qui
furent transvasées dans l’Occident.]
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/247]]==
Ensuite, quand il eut honoré ce peuple suivant les rangs, Vaçishtha,
les autres gouravas et leurs disciples, l’anachorète, honneur de la
famille de Raghou, les congédia, se montrant aussi inébranlable dans
son devoir que le mont Himâlaya est immobile sur la terre. Il fut
impossible à ses mères de lui dire un adieu par l’excès de la
douleur, tant les sanglots fermaient leur gosier à la voix. Râma
enfin d’incliner respectueusement sa tête devant toutes ses mères,
et, pleurant lui-même, il entra dans son ermitage.
 
<center>_____</center>
 
Après que Bharata eut posé les souliers sur sa tête, il monta,
plein de joie, accompagné de Çatroughna, sur le char, qui les avait
amenés tous deux. Devant lui marchaient Vaçishtha, Vâmadéva,
Djâvâli, ferme dans ses vœux, et tous les ministres, honorés pour
la sagesse du conseil. La face tournée à l’orient, ils s’avancèrent
alors vers la sainte rivière Mandâkinî, laissant à main droite le
Tchitrakoûta, cette alpe sourcilleuse.
 
Bharata, suivi de son armée, côtoyait dans sa route un flanc de
cette montagne, dont les plateaux délicieux renferment de riches
métaux par milliers.
 
Non loin du solitaire Tchitrakoûta, il aperçut l’ermitage que
Bharadwâdja, le pieux ermite, avait choisi pour son habitation. Le
fils de race, le prince éminent par l’intelligence s’approche alors
de la hutte sainte, descend de son char et vient toucher de sa tête
les pieds de Bharadwâdja. Tout joyeux à la vue du jeune monarque :
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/248]]==
As-tu vu Râma ? lui dit l’homme saint. As-tu fait là, mon ami, ton
affaire ? »
 
À ces paroles du sage anachorète, Bharata, si attaché au devoir,
fit cette réponse à l’ermite, qui chérissait le devoir :« Malgré
toutes mes supplications jointes aux prières mêmes des vénérables,
ce digne enfant de Raghou, ferme dans sa résolution, nous a tenu chez
lui ce langage au comble d’une joie suprême :« Je veux tenir sans
mollesse la parole que j’ai donnée à mon père dans la vérité :
je reste donc ici les quatorze années, suivant la promesse que j’ai
faite à mon père. »
 
« Quand ce prince à la vive splendeur eut achevé ces paroles,
Vaçishtha, qui sait manier le discours, répondit en ces mots
solennels à ce fils de Raghou, habile dans l’art de parler :« Tigre
des hommes, ô toi, qui es ferme dans tes vœux et comme le devoir
incarné, donne tes souliers à ton frère ; car ils mettront ''la paix
et'' le bonheur dans les affaires au sein d’Ayodhyâ. » À ces mots
de Vaçishtha, le noble Râma se tint debout, la face tournée à
l’orient, et me donna, comme symbole du royaume, les deux souliers
bien faits et charmants. J’acceptai ce don et maintenant, congédié
par le très-magnanime Râma, je m’en retourne sur mes pas à la ville
d’Ayodhyâ. »
 
Quand il eut ouï ces belles paroles du prince à la grande âme,
l’anachorète Bharadwâdja fit cette réponse à Bharata :« Il est
immortel ce Daçaratha, ton père, glorieux de posséder un tel fils
en toi, qui sembles à nos yeux le devoir même revêtu d’un corps
humain. »
 
Quand le saint eut achevé ces mots, Bharata, joignant les mains, se
mit à lui présenter ses adieux et se prosterna même aux pieds du
solitaire à la vaste science.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/249]]==
Ensuite, après deux et plusieurs tours
de pradakshina autour du pieux ermite, il reprit avec ses ministres le
chemin d’Ayodhyâ ; et l’armée, dans cette marche de retour, étendit,
''comme en allant'', ses longues files de voitures, de chars, de chevaux
et d’éléphants à la suite du sage Bharata.
 
Entré dans Ayodhyâ, le fils de Kêkéyî se rendit au palais même
de son père, veuf alors de cet Indra des mortels, comme une caverne
veuve du lion qui l’habitait.
 
Ensuite, quand il eut déposé dans la ville ses royales mères, le
prince aux vœux constants, Bharata de tenir ce langage à tous les
gouvaras universellement :« Je m’en vais habiter Nandigrâma ; je vous
demande à vous tous votre avis : c’est là que je veux supporter toute
cette douleur de vivre séparé du noble enfant de Raghou. Le roi
mon père n’est plus, mon frère aîné est ermite des bois ; je vais
gouverner la terre, en attendant que Râma puisse régner lui-même. »
À ces belles paroles du magnanime Bharata, les ministres et
Vaçishtha même à leur tête de lui répondre tous en ces termes :
 
« Un tel langage, que l’amitié pour ton frère a mis dans ta bouche,
est digne de toi, Bharata, et mérite les éloges. Quel homme ne
donnerait son approbation à ce voyage, dont l’amitié fraternelle
t’inspira l’idée, prince à la conduite si noble et qui ne t’écartes
jamais de ton amour pour ton frère ? » À peine eut-il ouï dans ces
paroles agréables et conformes à ses désirs la réponse de ses
ministres :« Que l’on attelle mon char ! » dit-il à son cocher.
 
Assis dans son char, Bharata, de qui l’âme prenait toutes ses
inspirations dans le devoir et dans l’amour fraternel, arriva bientôt
à Nandigrâma, portant les deux
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/250]]==
souliers avec lui. Il entra dans le
village avec empressement, descendit à la hâte de son char et tint
ce langage aux vénérables :« Mon frère m’a donné lui-même cet
empire comme un dépôt, et ces deux souliers, jolis à voir, qui
sauront le gouverner sagement. »
 
À ces mots, Bharata mit sur sa tête, reposa ensuite les deux
chaussures, et, consumé de sa douleur, il adressa ce discours à
tous les sujets, répandus en couronne autour de lui :« Apportez
l’ombrelle ! Hâtez-vous d’en couvrir ''cette chaussure, qu’ont
touchée'' les pieds du noble ''anachorète'' ! Les souliers, ornés ''de
cet emblème'', exerceront ici la royauté. Ma fonction à moi, c’est
de veiller, jusqu’au retour de ce digne enfant de Raghou, sur le cher
dépôt que son amitié même a remis dans mes mains. Un jour,
quand j’aurai pu rendre au noble Râma les souliers saints qu’il m’a
confiés, et ce vaste empire ''dont je suis investi'', c’est alors que
je serai lavé de mes souillures dans Ayodhyâ. Une fois l’onction
royale donnée à cet illustre fils de Kakoutstha et le monde élevé
au comble de la joie par son couronnement, quatre royaumes comme
celui-ci ne payeraient pas mon bonheur et ma gloire ! »
 
Après que Bharata, l’homme à la grande renommée, eut exhalé ces
paroles du fond de sa tristesse, il établit le siége de l’empire
dans Nandigrâma, qu’il honora de sa résidence avec ses ministres.
Dès lors on vit l’infortuné Bharata habiter dans Nandigrâma avec
son armée, et ce maître du monde y porter l’habit d’anachorète,
ses cheveux en djatâ et le valkala fait d’écorces. Là, fidèle à
l’amour de son frère aîné, se conformant à la parole de Râma,
exécutant sa promesse, il vivait dans l’attente de son retour.
Ensuite le beau jeune prince, ayant sacré les
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/251]]==
deux nobles
chaussures, fit apporter lui-même auprès d’elles le chasse-mouche
et l’éventail, ''insignes de la royauté''. Et quand il eut donné
l’onction royale aux souliers de son frère dans Nandigrâma, ''devenu''
la première des villes, ce fut au nom des souliers qu’il intima
désormais tous les ordres.
 
<center>_____</center>
 
Le fils de Raghou trouva dans ses réflexions beaucoup de motifs pour
condamner une plus longue habitation dans cette forêt :« C’est ici
que j’ai vu, se dit-il, Bharata, mes royales mères et les habitants
de la capitale. Ces lieux m’en retracent le souvenir et font naître
sans cesse dans mon cœur la douleur vive des regrets. En outre, le
camp de sa nombreuse armée, qu’il fit asseoir ici, a laissé deux
vastes fumiers, dont la terre fut toute jonchée par la bouse de ses
éléphants et de ses coursiers. Ainsi, passons ailleurs ! »
 
Parvenu à l’ermitage du bienheureux Atri, il s’inclina devant cet
homme, qui avait thésaurisé la pénitence ; et le saint anachorète
à son tour honora le royal ermite d’un accueil tout paternel.
 
« Toi, dit-il à son épouse Anasoûyâ, pénitente d’un grand âge,
d’une éminente destinée, parfaite, pure et qui trouvait son
plaisir dans le bonheur de tous les êtres ; toi, dit ce taureau des
solitaires, charge-toi de l’accueil dû à la princesse du Vidéha.
Offre à cette illustre épouse de Râma toutes les choses qu’elle
peut désirer. »
 
Alors, s’inclinant, celle-ci salua cette vénérable Anasoûyâ, ferme
dans ses vœux, et se hâta de lui dire :« Je suis la ''princesse'' de
Mithila. »
 
Anasoûyâ mit un baiser sur la tête de la vertueuse Mithilienne,
et lui dit ces mots d’une voix que sa joie rendait
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/252]]==
balbutiante :« Je
veux, de ce pouvoir ''surnaturel'', attribut de la pénitence, trésor
que m’ont acquis différentes austérités, je veux tirer un don
maintenant, Sîtâ, pour t’en gratifier.
 
« Noble fille du ''roi'' Djanaka, tu marcheras désormais ornée de
parures et les membres teints avec un fard céleste, présents de mon
''amitié''. À compter de ce jour, le tilaka, signe heureux ''que'' tu
''portes sur le front'' va durer, n’en doute pas, éternel ; et ce
fard ne s’effacera pas de bien longtemps sur ton corps. Toi, chère
Mithilienne, avec ce liniment que tu reçois de mon ''amitié'', tu
raviras sans cesse ton époux bien-aimé, comme Çri, la déesse aux
formes charmantes ''fait les délices de Vishnou''. »
 
La princesse de Mithila reçut encore avec cet onguent céleste des
vêtements, des parures et même des bouquets de fleurs, présent
incomparable d’amitié. Reposée de ses fatigues, la Mithilienne
accepta, dans toute la joie de son âme, une couple de robes d’une
propreté inaltérable et brillantes comme le soleil dans sa jeunesse
du matin, les bouquets de fleurs, les parures et le fard de la
beauté.
 
Quand la nuit se fut écoulée, Râma vint présenter ses adieux au
solitaire, qui brûlait dans le feu sacré les oblations du matin.
 
Et quand ces brahmes magnanimes eurent prononcé, les mains jointes,
leurs bénédictions pour son voyage, le héros immolateur des ennemis
pénétra dans la forêt, accompagné de son épouse et de Lakshmana,
comme le soleil entre dans une masse de nuages.
 
Alors Sîtâ aux grands yeux présente aux deux frères les carquois
tout resplendissants, leurs arcs et les deux épées, dont le
tranchant moissonne les ennemis. Ensuite Râma et Lakshmana
s’attachent les deux carquois sur les é
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/253]]==
paules, ils prennent les
deux arcs à leur main, ils sortent et s’avancent pour continuer leur
visite à ''cette partie des'' ermitages ''qu’ils n’avaient pas encore
vus''.
 
Quand la fille du roi Djanaka vit en marche les deux héros, armés de
leurs solides arcs, elle dit à son époux d’une voix tendre et suave :
« Râma, les hommes de bien atteignent à coup sûr une condition
heureuse de justice, au moyen d’une bonté qui les préserve
d’offenser aucun être quelconque ; mais il y a, dit-on, sept vices
qui en sont le venin destructeur. Quatre, assure-t-on, naissent de
l’amour, et trois de ces vices, noble fils de Raghou, se disent les
enfants de la colère. Le premier est le mensonge, que fuit toujours
l’homme vertueux ; ensuite, vient le commerce adultère avec l’épouse
d’un autre ; puis, la violence sans une cause d’inimitié.
 
« Il est possible de les comprimer tous à ceux qui ont vaincu leurs
sens : les tiens obéissent à ta volonté, je le sais, Râma, et la
beauté de l’âme inspire tes résolutions. On n’a jamais trouvé,
seigneur, et jamais on ne trouvera dans ta bouche une parole menteuse :
combien moins ne peux-tu faire de mal à quelqu’un ! combien moins
encore séduire une femme ! Mais je n’aime pas, vaillant Râma, ce
voyage à la forêt Dandaka.
 
« Je vais en dire la cause ; écoute-la donc ici de ma bouche.
 
« Te voici en chemin pour la forêt, accompagné de ton frère, avec
ton arc et tes flèches à la main. À la vue des animaux qui errent
dans ces futaies, comment ne voudrais-tu pas leur envoyer quelques
flèches ? En effet, seigneur, l’arc du kshatrya est, dit-on, comme le
bois aliment du feu ? Placée dans sa main, l’arme augmente malgré lui
et beaucoup plus sa bouillante ardeur : aussi, l’effroi
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/254]]==
de saisir à
l’instant les sauvages hôtes des bois, quand ils voient l’homme de
guerre s’avancer ainsi. Les armes inspirent même à ceux qui vivent
dans une solitude l’envie de tuer et de répandre le sang.
 
« Jadis s’était confiné dans les bois je ne sais quel ascète, qui,
vainqueur de ses organes des sens, était arrivé à la perfection
dans la forêt des pénitents. Là, quelqu’un étant venu trouver
l’anachorète, qui se maintenait dans une grande vertu, laissa
dans ses mains, à titre de dépôt, une épée excellente et bien
affilée.
 
« Une fois qu’il eut cette arme, l’ermite se dévouant au soin de
conserver son dépôt, ne s’en fiait qu’à lui seul et ne quittait
pas même cette épée dans les forêts. En quelque lieu qu’il aille
recueillir des fruits ou des fleurs, il n’y va jamais sans porter ce
glaive, tant son dépôt le tient dans une continuelle inquiétude. À
force d’aller et venir sans cesse autour de cette arme, il arriva
que peu à peu l’homme qui avait thésaurisé la pénitence finit par
habituer sa pensée à la cruauté et perdit ses bonnes résolutions
de pénitent. Ensuite, arraché au devoir par son âme, que
cette familiarité avec une épée avait menée ainsi jusqu’à
l’endurcissement, l’anachorète alors de tomber dans l’abîme
infernal.
 
« C’est un souvenir que mon amour, que mon culte envers toi rappelle
à ta mémoire : n’y vois pas une leçon que je veuille ici te donner.
Il te faut de toute manière éviter l’impatience, maintenant que tu
as pris ton arc à la main. On ne déchaîne pas la mort contre les
Rakshasas mêmes sans un motif d’hostilité.
 
« Quelle différence il y a des armes, des combats, des exercices
militaires aux travaux de la pénitence ! Celle-ci
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/255]]==
est ton devoir
maintenant ; observe-le : tous les autres te sont défendus.
 
« La culture des armes enfante naturellement une pensée vaseuse
d’injustice. Mais d’ailleurs qu’es-tu, depuis le jour où tu as cédé
le trône ? Un humble anachorète ! Le devoir est le père de l’utile ;
le devoir engendre le bonheur : c’est par le devoir que l’on gagne le
ciel ; ce monde a pour essence le devoir. Le paradis est la récompense
des hommes qui ont déchiré eux-mêmes leur corps dans les
pénitences ; ''car'' le bonheur ne s’achète point avec le bonheur. Bel
enfant de Raghou, fais ton plaisir de la mansuétude ; sois dévoué à
ton devoir !… Mais il n’est rien dans le monde, qui ne te soit bien
connu dans toute sa vérité.
 
« Médite néanmoins ces paroles dans ton esprit avec ton jeune
frère, et fais-en, roi des hommes, ce qu’il te plaira. »
 
Quand il eut ouï ce discours si doux et si conforme au devoir, que
venait de prononcer la belle Vidéhaine, Râma de répondre en ces
termes à la princesse de Mithila :« Reine, ô toi à qui le devoir
est si bien connu, ces bonnes paroles, sorties de ta bouche avec
amour, dépassent la grandeur même de ta race, noble fille du roi
Djanaka. Pourquoi dirais-je, femme charmante, ce qui fut dit par
toi-même ? L’arme est dans la main du kshatrya pour empêcher que
l’oppression ne fasse crier le malheureux ! » n’est-ce point là ce que
tu m’as dit ? Eh bien, Sîtâ ! ces anachorètes sont malheureux dans
la forêt Dandaka ! Ces hommes accomplis dans leur vœux sont venus
d’eux-mêmes implorer mon secours, eux secourables à ''toutes les
créatures'' ! Dans les bois qu’ils habitent, faisant du devoir leur
plaisir, des racines et des
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/256]]==
fruits leur seule nourriture, ils ne
peuvent goûter la paix un moment, opprimés qu’ils sont à la ronde
par les hideux Rakshasas. Enchaînés à tous les instants du jour
dans les liens de leurs différentes pénitences, ils sont dévorés
au milieu des bois par ces démons féroces, difformes, qui vaguent
dans ''l’épaisseur des'' fourrés.
 
« Ces bonnes paroles, que vient de t’inspirer le dévouement pour moi,
sont telles ''qu’on devait s’attendre'', femme charmante, à les trouver
dans ta bouche, et conformes à la noblesse de ta race. Oui ! ces
paroles, que tu m’as dites, inspirées de l’amour et de la tendresse,
c’est avec plaisir que je les ai entendues, chère Vidéhaine ; car à
celui qu’on n’aime pas, jamais on ne donne un conseil. »
 
Quand ils eurent marché une longue route, ils virent de compagnie,
au coucher du soleil, un beau lac répandu sur un yodjana en longueur.
Dans ce lac charmant aux limpides ondes, on entendait le chant de voix
célestes marié au concert des instruments de musique, et cependant
on ne voyait personne. Alors, poussés par la curiosité, Râma,
et Lakshmana, s’approchant d’un solitaire nommé Dharmabhrita :
« Un spectacle si merveilleux a fait naître en nous tous une vive
curiosité. Qu’est-ce que cela, ermite à l’éclatante splendeur ? lui
demandent ces héros fameux : allons ! raconte-nous ce ''mystère'' ! »
 
À cette question du magnanime fils de Raghou, le solitaire, qui
était comme le devoir même en personne, se mit à lui raconter
ainsi l’origine de ce lac :« On dit, Râma, que c’est l’anachorète
Mandakarni, qui jadis, grâce au pouvoir de sa pénitence, créa
ce bassin d’eau, nommé le lac des Cinq-Apsaras. En effet, ce grand
solitaire, assis sur une pierre et n’ayant que le vent pour
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/257]]==
seule
nourriture, soutint dix mille années une pénitence douloureuse.
Effrayés d’une telle énergie, tous les dieux, Indra même à leur
tête, de s’écrier :« Cet anachorète a l’ambition de nous enlever
notre place ! » Cinq Apsaras du plus haut rang et parées d’une
toilette céleste furent donc envoyées par tous les dieux, avec
l’ordre même de jeter un obstacle devant sa pénitence. Arrivées
dans ces lieux, aussitôt ces beautés folâtres, nymphes à la taille
gracieuse, de s’ébattre et de chanter pour tenter l’anachorète
enchaîné au vœu de sa cruelle pénitence.
 
« La suite de cette aventure, c’est que, pour assurer le trône des
Immortels, ces Apsaras firent tomber sous le pouvoir de l’amour ce
grand ascète, de qui le regard embrassait le passé et l’avenir du
monde. Les cinq Apsaras furent élevées à l’honneur d’être ses
épouses et l’ermite créa pour elles dans ce lac un palais invisible.
Les cinq belles nymphes demeurent ici autant qu’elles veulent, et,
fières de leur jeunesse, elles délassent l’anachorète des travaux
de sa pénitence. Ce grand bruit, que vous entendez là, ce sont les
jeux de ces bayadères célestes ; ce sont leurs chansons ravissantes
à l’oreille, qui se marient au ''son cadencé des'' noûpouras et ''des''
bracelets. »
 
À ces paroles de l’anachorète contemplateur :« Voilà une chose
admirable ! » s’écria le Daçarathide à la force puissante et son
frère avec lui.
 
Tandis que le solitaire contait sa légende, Râma vit un enclos
circulaire d’ermitages, sur lequel étaient jetés des habits
d’écorce et des gerbes de kouças. Il entre, accompagné de son
frère et de Sîtâ dans cette enceinte couverte de lianes et d’arbres
variés, où tous les anachorètes ''s’empressent de'' lui offrir les
honneurs de l’hospitalité.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/258]]==
Ensuite, dans le cercle fortuné de leurs
ermitages, le Kakoutsthide habita fort à son aise, honoré par chacun
de ces grands saints. Alors, ce noble fils de Raghou visita l’un
après l’autre ces magnanimes, et s’en alla d’ermitage en ermitage
porter lui-même les hommages de sa présence à leurs pieds. Là,
il demeurait un mois ou même une année ; ici, quatre mois ; ailleurs,
cinq ou six. Chez l’un, Râma vécut avec bonheur plus d’un mois ; chez
l’autre, plus de quinze jours ; chez celui-ci, trois ; chez celui-là,
huit mois : d’un côté, il habita une couple de mois ; d’un autre, la
révolution entière d’une année ; plus loin, un mois, augmenté d’une
moitié.
 
Tandis qu’il vivait heureux et savourait ainsi de ''candides'' plaisirs
dans les ermitages des anachorètes, il vit dix années couler pour
lui d’un cours fortuné.
 
« Nous voici arrivés, dit-il un jour, à l’ermitage du saint Agastya :
entre devant, fils de Soumitrâ, et annonce au rishi mon arrivée chez
lui avec Sîtâ. »
 
Entré dans la sainte cabane à cet ordre que lui donne son frère,
Lakshmana s’avance vers un disciple d’Agastya et lui dit ces paroles :
 
« Il fut un roi, nommé Daçaratha ; son fils aîné, plein de force,
est appelé Râma : ce prince éminent est ici et demande à voir
l’anachorète. J’ai pour nom Lakshmana ; je suis le ''compagnon''
dévoué et le frère puîné de ce resplendissant héros avec lequel
et son épouse je viens ici moi-même pour visiter le saint ermite. »
 
À ces paroles de Lakshmana :« Soit ! » répondit l’homme riche en
pénitences, qui entra dans l’ermitage annoncer la visite. Entré dans
la chapelle du feu, il dit ces mots, d’une voix faible et douce, les
mains réunies en coupe, à l’invincible anachorète :« Le fils du roi
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/259]]==
Daçaratha, ce prince à la haute renommée, qui a nom Râma, attend
avec son frère et son épouse à la porte de ton ermitage. Il désire
voir ta révérence ; il vient ici lui apporter son hommage :
fais-moi connaître, saint anachorète, ce qui est à faire dans la
circonstance à l’instant même. »
 
À peine le solitaire eut-il appris de son disciple que Râma venait
d’arriver, en compagnie de Lakshmana et de l’auguste Vidéhaine :
« Quel bonheur ! s’écria-t-il ; Râma aux longs bras est arrivé chez
moi avec son épouse : j’aspirais dans mon cœur à son arrivée
ici même ! Va ! que Râma, dignement accueilli avec son épouse et
Lakshmana, soit promptement introduit ici ! Et pourquoi ne l’as-tu pas
fait entrer ? »
 
Celui-ci entra donc, promenant ses yeux partout dans l’ermitage de
l’homme aux œuvres saintes, tout rempli de gazelles familières.
Alors, environné de ses disciples, tous vêtus de valkalas
tissus d’écorce et portant des manteaux de peaux noires, le grand
anachorète s’avança hors ''de la chapelle''. À l’aspect de cet
Agastya, le plus excellent des solitaires, qui soutenait le poids
d’une cruelle pénitence et flamboyait comme le feu, Râma dit à
Lakshmana :« C’est Agni, c’est Lunus, c’est le Devoir éternel qui
sort ''du Sanctuaire'' et vient au-devant de nous, arrivés dans son
temple.
 
« Oh ! que de lumière dans ce nimbe du bienheureux ! » À ces mots,
le noble Daçarathide s’avança, et, comblé de joie, il prit avec sa
belle Vidéhaine et Lakshmana les pieds du rishi dans ses mains : puis,
s’étant incliné, il se tint devant lui, ses mains jointes, comme il
seyait à la civilité.
 
Alors, quand l’anachorète eut baisé sur la tête le pieux Raghouide
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/260]]==
courbé respectueusement :« Assieds-toi ! » lui dit cet homme à la
bien grande pénitence ; et, quand il eut honoré son hôte d’une
manière assortie aux convenances et suivant l’étiquette observée à
l’égard des Immortels, l’ermite Agastya lui tint ce langage :« Râma,
je suis charmé de toi, mon fils ! je suis content, Lakshmana, que vous
soyez venus tous deux avec Sîtâ me présenter vos hommages. Fils
de Raghou, la fatigue n’accable-t-elle point ta chère Vidéhaine ?
En effet, Sîtâ est d’un corps bien délicat, et jamais elle n’avait
quitté ses plaisirs.
 
« En s’exilant au milieu des forêts à cause de toi, elle fait une
chose bien difficile ; car faiblesse et crainte, ce fut toujours la
nature des femmes. »
 
À ces mots du solitaire, le héros de Raghou, fort comme la vérité,
de joindre ses deux mains et de répondre au saint en ces paroles
modestes :« Je suis heureux, je suis favorisé ''du ciel'', moi, de qui
les bonnes qualités, réunies aux vertus de mon épouse et de
mon frère, ont satisfait le plus éminent des anachorètes et lui
inspirent une joie si grande. Mais indique-moi un lieu aux belles
ondes, aux nombreux bocages, où je puisse vivre heureux et content
sous le toit d’un ermitage que j’y bâtirai. »
 
Ouï ce pieux langage du pieux Raghouide, le plus saint des
anachorètes, le Devoir même en personne, le sage Agastya réfléchit
un instant et lui répondit en ces mots d’une grande sagesse :
« À deux yodjanas d’ici, Râma, il est un coin de terre, nommé
Pantchavatî, lieu fortuné, aux limpides eaux, riche de fruits
doux et de succulentes racines. Vas-y, construis là un ermitage et
habite-le avec ton frère le Soumitride, observant la parole de
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/261]]==
ton
père telle qu’il te l’a dite. Ton histoire m’est connue entièrement,
jeune homme sans péché, grâces au pouvoir acquis par ma pénitence
non moins qu’à mes liens d’amitié avec Daçaratha.
 
« Tu vois ce grand bois de bassins à larges feuilles : il vous faut
marcher au septentrion de cette forêt et diriger vos pas vers ce
banian. De là, quand vous serez parvenus sur les hauteurs de cette
montagne, qui n’en est pas très-loin, vous y trouverez ce lieu,
qu’on appelle la Pantchavatî, bocage fleuri d’une manière toute
céleste. »
 
Aussitôt Râma, auquel Agastya avait tenu ce langage, de lui rendre
avec Lakshmana les honneurs dus et d’offrir tous deux leurs adieux au
solitaire, de qui la bouche était celle de la vérité. Puis, l’un et
l’autre Kakoutsthide, ayant reçu congé de lui, se prosternent à
ses pieds et partent avec Sîtâ, impatients d’arriver au lieu qu’ils
doivent habiter.
 
<center>_____</center>
 
Or, dans ces entrefaites, le grand vautour, fameux sous le nom de
Djatâyou, s’approcha du pieux Raghouide en marche vers Pantchavatî,
et, d’une voix gracieuse, douce, affectueuse :« Mon enfant, lui
dit-il, apprends que je suis l’ami du roi Daçaratha, auquel tu dois
le jour. » Le noble exilé, sachant qu’il était l’ami de son père,
lui rendit ses hommages et lui demanda, plein de modestie, s’il
jouissait d’une santé prospère. Ensuite Râma lui dit, stimulé par
la curiosité :« Raconte-moi ton origine, mon ami ; dis-moi quelle est
ta race et ta lignée. »
 
À ces mots, le plus éminent des oiseaux :« Çyénî mit au monde
une fille avec d’autres enfants mâles : elle fut ''
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/262]]==
nommée'' Vinatâ, et
d’elle naquirent deux fils, Garouda et ''le cocher du soleil'', Arouna.
 
« Je suis né de ce Garouda avec mon frère aîné Sampâti : sache,
dompteur ''invincible'' des ennemis, que je suis Djatâyou, ''le
petit-fils'' de Çyénî. Je serai, si tu le désires, ton fidèle
compagnon ; et je défendrai Sîtâ dans ces bois, quand Lakshmana et
toi vous serez absents. »
 
« Soit ! dit le prince anachorète, accueillant son offre ; puis il
embrassa joyeux ce roi des volatiles, car il avait ouï raconter
mainte et mainte fois l’amitié de son père avec Djatâyou. Alors ce
héros, plein de vigueur, ayant confié Sîtâ la Mithilienne à
sa garde, continua de marcher vers l’ermitage de Pantchavatî en
compagnie de l’oiseau Djatâyou à la force sans mesure.
 
Quand Râma eut mis le pied dans la Pantchavatî, repaire des animaux
carnassiers de toutes les sortes, il dit à Lakshmana, son frère, à
la splendeur enflammée :
 
« Voici un lieu joli, fortuné, couvert de jeunes arbres tout en
fleurs : veuille bien nous bâtir ici, bel ami, un ermitage comme il
faut ! Non loin se montre, festonnée de lotus aux senteurs les plus
douces et brillants à l’égal du soleil, cette pure et charmante
rivière de Godâvarî, pleine d’oies et de canards, embellie par
des cygnes et troublée çà et là par ces troupeaux de gazelles, à
moyenne distance.
 
« Cette forêt est pure, elle est charmante, elle a mille qualités !
Fils de Soumitrâ, nous habiterons ici avec l’oiseau, notre
compagnon. »
 
À ces mots, Lakshmana eut bientôt fait à son frère une très-jolie
chaumière de sa main, qui terrasse les héros des ennemis.
Intelligent ''ouvrier'', il bâtit pour le noble héritier de Raghou
une grande cabane de feuillages
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/263]]==
charmante, jolie à voir, tout à fait
ravissante. Ensuite, le beau Lakshmana descendit à la rivière de
Godâvarî, se baigna, y cueillit des fleurs et se hâta de revenir.
 
Alors, quand il eut consacré une offrande de fleurs et sacrifié dans
le feu suivant les rites, il fit voir l’ermitage construit au noble
enfant de Raghou. Celui-ci vint avec Sîtâ, vit la hutte de feuilles,
délicieux ermitage, et cette vue lui causa une joie suprême. Dans
son enchantement, il étreignit Lakshmana de ses deux bras, et lui
tint ce langage doux, ravissant l’âme et débordant même d’une
vive affection :« Je suis charmé que tu aies déjà fait un si grand
ouvrage : reçois donc maintenant cet embrassement de moi comme un
présent d’amitié. Nos ancêtres, mon ami, seront tous sauvés
par toi, bon fils, instruit dans le devoir, la reconnaissance et la
vertu. »
 
Après qu’il eut parlé en ces termes à Lakshmana, de qui
l’attachement redoublait sa félicité, le héros équitable de
Raghou, en compagnie de son épouse et de son frère, habita quelque
temps ces lieux riches de fruits et parés de fleurs, comme un second
Indra au sein d’un autre paradis.
 
<center>_____</center>
 
Tandis que le pieux Daçarathide coulait dans la forêt de pénitence
une vie heureuse, l’automne expira et l’hiver amena sa bien-aimée
saison. Un jour, s’étant levé pour ses ablutions au temps où les
clartés du matin commencent à blanchir la nuit, il descendit à la
rivière de Godâvarî. Le fils de Soumitrâ, son frère, le front
incliné, une cruche à la main, le suivait par derrière avec Sîtâ :
« Voici arrivée, seigneur, dit alors celui-ci, une saison qui te fut
toujours agréable, où l’année brille, comme parée de ''ses plus
nombreuses'' qualités.
 
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/264]]==
Il gèle ; le vent est âpre, la terre est couverte de fruits ; les
eaux ne donnent plus de plaisir et le feu est agréable. ''C’est le
temps où'' ceux qui mangent de l’offrande, quand ils ont honoré les
Dieux et les Mânes avec un sacrifice de riz nouveau, sont tous lavés
de leurs souillures.
 
« Nos jours s’écoulent aimables, purs, d’un pied hâté : ils ont des
passages difficiles, qu’on traverse avec peine le matin, mais ils sont
pleins de charme, quand le temps amène le milieu du jour. Maintenant,
frappées d’un soleil sans chaleur, couvertes de gelée blanche,
frissonnantes d’un vent froid et piquant, l’éclat des neiges tombées
''la nuit'' fait briller au matin les forêts désertes.
 
« Le soleil, qui se lève au loin et dont les rayons nous arrivent,
enveloppés de la neige ou des brumes, apparaît maintenant sous
l’aspect d’une ''autre'' lune. Sa chaleur, insensible au matin, paraît
douce au toucher vers le milieu du jour ; et, sur le soir, il se colore
d’une rouge qui tourne légèrement à la pâleur.
 
« Dans la ville, en ce moment, par attachement pour toi, Bharata,
consumé de sa douleur, Bharata, le Devoir même en personne, se livre
à de ''pénibles'' mortifications. Abandonnant et son trône, et
les voluptés, et toutes les choses des sens, se frustrant même de
nourriture, ce noble pénitent couche sur la froide surface de
la terre. Sans doute, environné des sujets, que leur dévouement
rassemble autour de lui, il se rend à cette heure même au fleuve
Çarayoû, mais son cœur s’élance vers cette rive où nous sommes,
pour y faire avec nous ses ablutions.
 
« L’homme n’imite point les exemples que lui donne son père, mais le
modèle qu’il trouve dans sa mère, »
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/265]]==
dit un adage répété de bouche
en bouche dans l’univers : la conduite que Bharata mène est à rebours
du proverbe. Comment, roi des enfants de Manou, comment Kêkéyî,
notre mère, elle, qui a pour fils le vertueux Bharata, elle, qui eut
pour époux Daçaratha, peut-elle être ce qu’elle est ? »
 
Dans le temps que sa tendre amitié inspirait ces paroles au juste
Lakshmana, son frère, de qui l’âme fuyait toujours la médisance,
l’interrompit en ces termes :« Tu ne dois pas, mon ami, infliger
ton blâme devant moi à cette mère, qui tient le milieu entre
les nôtres : ne parle ici que de Bharata, le noble chef des
Ikshwâkides. »
 
Tandis qu’il parlait ainsi, le Kakoutsthide arriva sur les bords de
la Godâvarî : il accomplit dans cette rivière ses ablutions avec son
jeune frère et son épouse.
 
Quand il eut, suivant les rites, satisfait d’une libation les Dieux et
les Mânes, il adora avec elle et Lakshmana le soleil, qui se levait
à l’horizon.
 
Dès que Râma eut terminé ses ablutions avec son épouse et le fils
de Soumitrâ, il quitta cette rive de la Godâvarî et revint à
son ermitage. Là donc, assis dans sa chaumière, entre Sîtâ et
Lakshmana, son frère, il s’entretint avec eux sur différentes
matières. Tandis que ce magnanime causait avec le Soumitride, le roi
des vautours se présenta et dit ces paroles au noble fils de Raghou :
 
« Héros à la grande fortune, à la grande force, aux grands bras, au
grand arc, je te dis adieu, ô le meilleur des hommes ; je retourne
en ma demeure. Il te faut apporter ici une continuelle attention à
l’égard de tous les êtres, fils de Raghou ! j’ai envie, ''vaillant''
meurtrier des ennemis, j’ai envie de revoir mes parents et mes amis.
Quand j’aurai vu tous ceux que j’aime, ô le plus grand
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/266]]==
des hommes, je
reviendrai, s’il te plaît ; je te le dis en vérité. »
 
À ces mots, Râma et Lakshmana de répondre au monarque des oiseaux :
« Va donc, ô le meilleur des volatiles, mais à la condition de
revenir bientôt nous voir. » Quand le roi des vautours fut parti, le
fils de Raghou à l’aspect aimable revint à son toit de feuillage et
rentra dans sa chaumière avec Sîtâ.
 
Dans ce moment une certaine Rakshasî, nommée Çoûrpanakhâ,
sœur de ''Râvana, le'' démon aux dix têtes vint en ces lieux d’un
mouvement spontané et vit là, semblable à un Dieu, Râma aux longs
bras, aux épaules de lion, aux yeux pareils aux pétales du lotus.
À la vue de ce prince beau comme un Immortel, la Rakshasî fut
enflammée d’amour ; elle, à qui la nature avait donné un teint
hideux, un caractère méchant, cette ignoble ''fée'', cruelle à
servir, qui marchait toujours avec la pensée de faire du mal à
quelqu’un et n’avait de la femme rien autre chose que le nom.
 
Aussitôt elle prend une forme assortie à son désir ; elle s’approche
du héros aux longs bras, et, commençant par déployer sa nature de
femme, lui tient ce langage avec un ''doux'' sourire :« Qui es-tu, toi
qui, sous les apparences d’un pénitent, viens, accompagné d’une
épouse, avec un arc et des flèches, dans cette forêt impraticable,
séjour des Rakshasas ? »
 
À ces mots de la Rakshasî Çoûrpanakhâ, le noble fils de Raghou se
mit à lui tout raconter avec un esprit de droiture ;« Il fut un roi
nommé Daçaratha, juste et célèbre sur la terre ; je suis le fils
aîné de ce monarque et l’on m’appelle Râma. Cette femme est Sîtâ,
mon épouse ; voici mon frère Lakshmana. Vertueux, aimant le devoir,
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/267]]==
je suis venu demeurer dans ces forêts à l’ordre de mon père, à
la voix de ma ''belle''-mère. Ô toi, en qui sont rassemblés tous
les caractères de la beauté, toi, si charmante, qu’on dirait Çri
elle-même, qui se manifeste aux yeux des mortels, qui es-tu donc,
toi, qui, femme craintive, te promènes dans le bois Dandaka, la plus
terrible des forêts ? Je désire te connaître : ainsi dis-moi qui tu
es, quelle est ''ta'' famille, et pour quel motif je te vois errer seule
ici et sans crainte. »
 
À ces mots, la Rakshasî, troublée par l’ivresse de l’amour, fit
alors cette réponse :« On m’appelle Çoûrpanakhâ, je suis une
Rakshasî, je prends à mon gré toutes les formes ; et, si je me
promène seule au milieu des bois, Râma, c’est que j’y répands
l’effroi dans toutes les créatures. Les tîrthas saints et les
autels y périssent, anéantis par moi. J’ai pour frères le roi des
Rakshasas lui-même, nommé Râvana ; Vibhîshana, l’âme juste, qui a
répudié les mœurs des Rakshasas ; Koumbhakarna au sommeil prolongé,
à la force immense ; et deux Rakshasas fameux par le courage et la
vigueur, Khara et Doûshana. Ta vue seule m’a jetée dans le trouble,
Râma : aime-moi donc comme je t’aime ! Que t’importe cette Sîtâ ?
Elle est sans charmes, elle est sans beauté, elle n’est en rien ton
égale ; moi, au contraire, je suis pour toi une épouse assortie et
douée, comme toi, des avantages de la beauté. ''Laisse''-moi dévorer
cette femme sans attraits ni vertus, avec ce frère, qui est né
après toi, mais de qui la vie est déjà terminée. Cela fait, tu
seras libre, mon bien-aimé, de te promener avec moi par toute la
contrée Dandaka, contemplant ici les sommets d’une montagne et là
des bois enchanteurs. »
 
Quand il eut ouï ce discours plus qu’horrible de la Rakshasî,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/268]]==
le
héros aux longs bras avertit d’un regard Sîtâ et Lakshmana. Ensuite
Râma, cet orateur habile à tisser les paroles, se mit à dire ces
mots à Çoûrpanakhâ, mais pour se moquer :
 
« Je suis lié par l’hymen ; tu vois mon épouse chérie : une femme de
ta condition ne peut s’accommoder ainsi d’une rivale. Mais voici mon
frère puîné, qui a nom Lakshmana, beau, joli à voir, d’un bon
caractère, plein d’héroïsme et qui n’est point marié. Il sera un
époux assorti à cette beauté, ''dont je te vois si bien douée'' ; il
est jeune, il a besoin d’une épouse, ses formes sont gracieuses ; il
est d’un extérieur enfin qui plaît aux yeux. »
 
À ce discours, la Rakshasî, qui changeait de forme à sa volonté,
quitte Râma brusquement et se tourne avec ces mots vers Lakshmana :
« Aime-moi donc, ô toi, qui donnes l’honneur, moi, qui suis une
épouse assortie à ta beauté : tu auras du plaisir à te promener
avec moi dans la ravissante forêt Dandaka. »
 
À ce langage de Çoûrpanakhâ, le fils de Soumitrâ, habile dans
l’art de parler, fixa les yeux sur la Rakshasî et lui répondit
en ces termes :« Est-ce qu’il te siérait, devenant mon épouse, de
servir un serviteur ? car je suis, ma haute dame, soumis à la volonté
de mon noble frère aîné. À toi, femme de la plus éminente
perfection, il te faut un homme de la plus haute fortune ; il n’y a
qu’un sage qui soit digne de toi, douée entièrement des vertus que
l’on désire : unie à ce noble personnage, sois donc ici, femme aux
grands yeux, la plus jeune de ses deux épouses. »
 
Il dit ; à ces mots de Lakshmana, ''qui semblait deviner, sous la
métamorphose de la méchante fée'', ses dents longues et saillantes
avec son ventre bombé, elle
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/269]]==
prit sottement pour la vérité même ce
qui était une plaisanterie. Aussi courut-elle une seconde fois vers
ce Daçarathide à la grande splendeur, assis avec Sîtâ ; et,
folle d’amour, elle dit ces mots à l’invincible :« J’ai pour toi de
l’amour, et c’est toi que j’ai vu même avant ton frère : sois donc
mon époux un long temps ! Que t’importe cette Sîtâ ? »
 
Alors, avec des yeux semblables à deux tisons allumés, elle fondit
sur la Vidéhaine, qui la regardait avec ses yeux doux, comme ceux du
faon de la gazelle : on eût dit un grand météore de feu qui se rue
dans le ciel contre ''la belle étoile'' Rohinî. Aussitôt que Râma
vit la Rakshasî lancée comme le nœud coulant de la mort, il arrêta
la furie dans sa course, et ce héros à la grande force dit avec
colère à Lakshmana :« Fils de Soumitrâ, il ne faut pas jouer
d’aucune manière avec des gens féroces et bien méchants : vois, bel
ami ! c’est avec peine si ma chère Vidéhaine échappe à la mort !
Chasse à l’instant cette Rakshasî difforme, au gros ventre, infâme
dans sa conduite et folle au plus haut degré. »
 
À ces mots, Lakshmana, dans sa colère, empoigna la méchante fée
sous les yeux mêmes de Râma, et, tirant son épée, lui coupa le
nez et les oreilles. Ainsi mutilée dans son visage, la féroce
Çoûrpanakhâ remplit tout de ses cris et s’enfuit d’un vol rapide au
fond du bois, comme elle était venue.
 
Ainsi défigurée, elle vint trouver son frère, ce Khara, à la force
terrible, qui avait envahi le Djanasthâna, et tomba sur la terre au
milieu des Rakshasas, dont il était environné, comme la foudre même
tombe du haut des cieux.
 
À la vue
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/270]]==
de sa sœur étendue à terre, inondée par le sang, le nez
et les oreilles coupés, Khara le Rakshasa lui demanda, avec des yeux
rouges de colère :« Qui donc t’a mise dans un tel état, toi qui,
douée de force et de courage, te promenais, pareille à la mort,
où bon te semblait sur la terre ? Quelle main parmi les Dieux, les
Gandharvas, les Bhoûtas et les magnanimes solitaires, possède
une vigueur si grande, qu’elle ait pu t’infliger cette odieuse
mutilation ? »
 
Il dit : à ces paroles de son frère jetées avec colère,
Çoûrpanakhâ répondit ces mots d’une voix que ses larmes rendaient
bégayante :« ''J’ai rencontré'' deux jeunes gens pleins de beauté,
aux membres potelés, à la force puissante, aux grands yeux de lotus,
et doués de tous les signes où l’on reconnaît des rois. Habillés
de peaux noires et d’écorce, ils ressemblent aux rois des Gandharvas,
et je ne saurais dire si ce sont des Dieux ou simplement des hommes.
 
« J’ai vu là au milieu d’eux une dame jeune, à la taille gracieuse :
la beauté dont elle est douée rayonne de toutes les parures. Je me
disposais dans la forêt à dévorer cette femme violemment avec ses
deux compagnons, mais je me vis réduite à l’état où je suis, comme
une misérable sans appui. Traînée dans le combat, malgré mes cris,
malgré ma résistance, vois ! quel outrage m’a-t-on fait ;… et c’est
toi, qui es mon protecteur ! »
 
À ces mots d’elle, Khara furieux jette cet ordre à quatorze
Rakshasas noctivagues, semblables à la mort :« Deux hommes, armés
de traits, vêtus de peaux noires et d’écorces, sont entrés avec une
femme dans l’épouvantable forêt Dandaka. Allez ! et ne revenez pas
que vous
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/271]]==
n’ayez tué ces deux scélérats avec elle, car ma sœur en
veut boire le sang. »
 
Dociles à ce commandement, les Démons partent aussitôt avec la
furie, tous une lance au poing et rapides comme des nuages chassés
par le vent.
 
À peine eut-il aperçu les cruels Démons et la furie :« Fils de
Soumitrâ, dit le vaillant Raghouide à Lakshmana, son frère, à la
vigueur éclatante, reste un instant près de ma chère Vidéhaine,
jusqu’à ce que j’aie terrassé dans le combat ces Rakshasas
féroces. » Dès qu’il eut ouï ces paroles du héros à la force
sans mesure :« Oui ! » répondit Lakshmana, qui se mit à côté de la
''royale'' Vidéhaine.
 
Râma sur-le-champ attache la corde à son arc immense, orné
richement d’or ; et lui, qui était le Devoir même en personne, il
adresse aux Démons ces paroles :« Retirez-vous d’ici ! Vous ne devez
pas approcher davantage, si vous attachez quelque prix à votre vie :
retirez-vous, Démons nocturnes ! »
 
À ces mots, les quatorze Démons, bouillants de fureur, la lance et
les javelots en main, répondirent, les yeux rouges de colère, à
Râma ; eux, qui avaient l’audace du crime, à lui, qui avait celle de
l’héroïsme :
 
« Tu as fait naître la colère au cœur de Khara, notre bien
magnanime seigneur ; tu vas laisser ici ta vie, immolé par nous dans
le combat ! »
 
Ils disent, et, bouillants de fureur, les quatorze Rakshasas fondent
sur Râma, les armes hautes et le cimeterre levé. Après un élan
rapide, les quatorze Démons noctivagues font pleuvoir sur lui avec
colère maillets d’armes, javelots et lances. Mais Râma soudain
avec quatorze flèches brisa dans ce combat les armes de ces quatorze
Rakshasas.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/272]]==
Ensuite, calme dans sa colère au milieu du combat,
il prit, aussi prompt que vaillant, quatorze nouvelles flèches
acérées. Il encocha lestement ces dards à son arc, et, visant pour
but les Rakshasas, déchaîna contre eux ces flèches avec un bruit
pareil au tonnerre de la foudre.
 
Les traits empennés d’or, enflammés, rehaussés d’or, fendent l’air,
qu’ils illuminent d’un éclat égal à celui des grands météores
de feu. Ces flèches, semées d’yeux, telles que les plumes du paon,
traversent de part en part les Démons et se plongent dans la terre,
où leur impétuosité les emporte, comme des serpents dans une
''molle'' taupinière.
 
Les dards luisante revinrent d’eux-mêmes au carquois, après qu’ils
eurent châtié les Démons. À la vue de ses vengeurs étendus sur la
terre, la Rakshasî, délirante de colère, trembla de nouveau et
jeta une clameur épouvantable. Aussitôt Çoûrpanakhâ s’enfuit
rapidement toute tremblante, en poussant de grands cris, vers la
région où demeurait son frère à la force puissante.
 
<center>_____</center>
 
À l’aspect de Çoûrpanakhâ étendue pour la seconde fois aux pieds
de son frère, Khara, d’une voix nette et pleine de colère, dit à
cette femme revenue, sans qu’elle eût accompli son dessein :« Quand
j’ai envoyé, pour te satisfaire, mes Rakshasas, ces héros si fiers,
qui mangent la chair crue, pourquoi viens-tu encore verser ici des
larmes ?
 
« Sans doute, il n’a pu arriver que mes sujets toujours fidèles,
attentifs, dévoués à moi, n’aient point exécuté mes ordres, ne
fût-ce que par attachement à leur vie ! Dis-moi quelle est donc la
cause, noble dame, qui te
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/273]]==
ramène ici : pourquoi gémis-tu, les yeux
dévastés par des larmes ? »
 
La méchante femme, accablée de douleur, essuya ses yeux mouillés de
larmes et lui répondit en ces termes :« Ces héros des Rakshasas, que
tu avais envoyés, la lance au poing, Râma seul les a tous consumés
avec le feu de ses flèches. À la vue de cette prouesse, à l’aspect
de ces guerriers tombés sur la terre, comme des arbres sapés à
la racine, je fus saisie d’un tremblement subit. Rakshasa, je suis
troublée, consternée, épouvantée ; et je viens, ne voyant partout
que terreur, me réfugier sous ta protection !
 
« Arrache toi-même, Démon nocturne, cette épine qui est venue
s’implanter dans la forêt Dandaka pour y blesser tes Rakshasas.
''Autrement'', moi, qui te parle, je vais jeter là ma vie devant toi,
lâche, qui n’as point de honte, si mon ennemi n’est immolé de ta
main aujourd’hui même ! »
 
À sa cruelle sœur, qui l’excitait ainsi à l’audace, le bouillant
Khara de répondre avec ce langage plein de véhémence au milieu des
Rakshasas :« Ce Râma, qui n’est ''tout simplement'' qu’un homme,
un être sans force, n’a point de valeur à mes yeux ; et bientôt,
aujourd’hui même, abattu sous mon bras, il vomira sa vie pour
ses méfaits ! Arrête donc ces larmes ! chasse-moi cette terreur !
Aujourd’hui même, je vais jeter Râma et son frère dans les noires
demeures d’Yama ! N’en doute pas, Rakshasî, tu vas boire en ce jour le
sang chaud de Râma, frappé de cette massue et couché sans vie sur
la surface de la terre !
 
« Une fois Râma tué et son frère avec lui, tu pourras
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/274]]==
bientôt
faire de Sîtâ un festin, et tes cuisiniers t’apprêteront ses chairs
tendres, fines, délicieuses. »
 
La cruelle entendit pleine de joie ces paroles de Khara, qui allaient
à son cœur, et vanta pleine de joie son frère, assis au plus haut
rang des Rakshasas :« Gloire à toi, héros, à toi, le seigneur
des Rakshasas, qui as fait germer en ta pensée le désir noble et
vaillant d’immoler tes ennemis dans un combat !
 
« Sors donc en diligence pour tuer ce méchant ! J’ai soif de boire le
sang de Râma sur le front même de la bataille ! »
 
À peine eut-il entendu ces ravissantes paroles, dont Çoûrpanakhâ
flattait son oreille :« Fais, dit-il au général de ses armées, qui
s’appelait Doûshana et se trouvait à son côté ; fais rassembler
quatorze mille de ces Rakshasas, héros superbes, d’une impétuosité
formidable, qui obéissent à ma pensée et ne reculent jamais dans
les combats ; féroces, artisans de cruautés, semblables en couleur
aux sombres nuages, armés de toutes pièces et qui se font une
volupté de tourmenter le monde. »
 
Khara, bouillant de colère, monta dans son char, pareil aux cimes de
Mérou et décoré avec un or épuré, tout plein d’armes, pavoisé
d’étendards, orné de cent clochettes, rayonnant de toute la
diversité des pierreries, égal au ciel en splendeur, où ''l’orfévre
habile'' avait sculpté des poissons, des fleurs, des arbres, des
montagnes, le soleil et la lune en or, des troupes d’oiseaux et des
étoiles en argent ; char attelé de vigoureux coursiers, mais doué
d’un mouvement spontané, avec un timon parsemé de perles et de
lapis-lazuli, où brillait en or l’astre des nuits.
 
Aussitôt que les Rakshasas à la force terrible virent
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/275]]==
Khara placé
dans son char, ils se tinrent ''attentifs à sa voix'', rangés autour
de lui et du vigoureux Doûshana. À la vue de cette grande armée,
pourvue de toutes les armes, sous diverses bannières, Khara joyeux
cria du haut de son char à tous les Rakshasas :« ''En avant'' !
sortez ! » Soudain toute cette armée, portant massues, lances et
tridents, s’élança hors du Djanasthâna avec un bruit pareil à
celui du grand Océan.
 
<center>_____</center>
 
Tout à coup une grande nuée fit tomber sur le Démon, qui
s’avançait enflammé par le désir de la victoire, une pluie
sinistre, dont l’eau se trouvait mêlée avec des pierres et du sang.
 
Un sombre nuage enveloppa de son manteau noir, liséré de rouge,
l’astre qui donne le jour, et qui, par la couleur de son disque,
ressemblait alors au tison ardent.
 
Le ciel brilla d’une couleur sanglante avant l’heure où s’annonce
le crépuscule, et des oiseaux, qui planaient au milieu des airs,
se mirent à pousser des cris aigus, tournant la tête du côté où
Khara s’avançait. Un vent impétueux souffla ; le soleil perdit sa
clarté, et l’on vit briller au milieu du jour la lune, environnée de
son armée d’étoiles.
 
À la vue de ces grands, de ces épouvantables présages, qui se
levaient partout simultanément, le roi de cette armée formidable dit
en riant à tous les Rakshasas :« Je ne fais nul cas de ces pronostics
horribles à voir, qui se lèvent autour de moi ; j’ai un augure plus
certain dans cette bravoure, dont ma force est la source ! »
 
En ce moment accoururent, désireux tous de voir ce grand combat,
et les Rishis, et les Siddhas, et les Dieux,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/276]]==
et les principaux des
Gandharvas, et les célestes chœurs des Apsaras.
 
Alors que le Démon à la bouillante audace, Khara, fut arrivé dans
le voisinage de sa chaumière sainte, Râma vit avec son frère les
sinistres augures. Et l’aîné des Raghouides tint à l’autre ce
langage :
 
« Héros, nous tenons sous la main une victoire et l’ennemi sa
défaite, car mon visage est serein, et tu vois comme il brille ! Mais,
dans cette conjoncture, il est d’un homme sage, Lakshmana, d’aviser
aux possibilités futures, comme s’il avait à craindre une infortune.
Prends donc, armé de ton arc et tes flèches à la main, prends
Sîtâ et cours la mettre à couvert dans un antre de la montagne,
environné d’arbres et d’un accès difficile. Reste là, bien muni
d’armes, avec la princesse du Vidéha : ainsi, l’horrible terreur des
événements qui sont encore dans le futur n’ira pas y troubler tes
yeux. »
 
À ces mots de son frère, Lakshmana prend aussitôt son arc et ses
flèches ; puis, accompagné de Sîtâ, il se rend vers la caverne d’un
accès impraticable. À peine Lakshmana fut-il entré dans la grotte
avec Sîtâ :« Bien ! » dit Râma, qui attacha alors solidement sa
cuirasse. Dès que le vaillant Raghouide fut paré de cette armure
aussi brillante que le feu, il resplendit à l’égal du soleil, qui
vient à son lever de chasser les ténèbres.
 
De tous côtés, l’armée de ces mauvais Génies se montrait
également pleine de bannières, de cottes maillées, d’épouvantables
armes, et poussant de profondes clameurs.
 
Dans ce moment le Kakoutsthide, promenant ses yeux de tous les
côtés, vit les bataillons des Rakshasas arrivés en face de lui pour
le combat. Son arc empoigné dans une
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/277]]==
main et ses flèches tirées
du carquois, il se tint prêt à combattre, emplissant toute
l’atmosphère avec les sons de sa corde vibrante. Le beau jeune prince
avait l’air de sourire en face de tous les Rakshasas ; mais sa colère
ne rendait que plus difficile à supporter la flamme de son regard,
aussi flamboyant que le feu à la fin d’un youga.
 
À l’aspect du terrible enfant de Raghou, tous les Rakshasas tombent
dans une profonde stupéfaction et s’arrêtent, quoique altérés de
combat, immobiles comme une montagne.
 
À peine Khara, le roi des Rakshasas, eut-il vu toute son armée
glacée par la stupeur, qu’il cria aussitôt à Doûshana et d’une
voix pleine de véhémence :« Il n’y a pas encore de fleuve à
traverser ici, et cependant voici que l’armée s’arrête comme
entassée dans un même lieu : sache donc en vérité, bel ami, quelle
raison a déterminé ce mouvement. » Aussitôt Doûshana pousse
rapidement son char hors de l’armée, et voit Râma devant lui, ses
armes déjà levées. Il reconnaît que l’armée est retenue par la
terreur, il revient et le Rakshasa fait ce rapport au frère puîné
de Râvana :« C’est Râma, qui se tient, son arc à la main, devant le
front de bataille : toute l’armée des Rakshasas vient d’arrêter son
pas à l’aspect du héros, de qui la vue inspire l’épouvante aux
ennemis. »
 
À ces mots, Khara d’une bravoure impétueuse se précipite avec son
char vers le vaillant rejeton de Kakoutstha, comme Rahou fond sur
l’astre qui produit la lumière. Quand l’armée rakshasî vit Khara
poussé au combat par l’aiguillon de la fureur, elle s’élança
derrière lui en phalange profonde, avec le bruit des nuages, dont
l’orage entrechoque de grands amas.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/278]]==
Alors, pleins de colère, ces Démons noctivagues firent tomber
sur l’invincible aux formidables exploits une pluie de projectiles,
variés dans les formes.
 
Il en reçut toutes les flèches ''d’un air impassible'', comme l’Océan
reçoit les tributs des fleuves. Le corps percé de ces dards cruels,
Râma en fut aussi peu troublé qu’un grand mont n’est ému sous les
coups nombreux de la foudre enflammée.
 
Dans le combat, il envoyait en masse aux Démons ses dards ornés
d’or, indomptables, irrésistibles et pareils au lasso même de la
mort. Ces traits, volant avec leurs ailes de héron à travers les
phalanges des ennemis, ôtaient la vie aux Démons d’une manière
aussi prompte que les malédictions des plus saints pénitents.
 
Il était de ces flèches, qui partaient de l’arc sans être unies
entre elles par aucun lien et qui s’enfonçaient dans le sol de la
terre, après qu’elles avaient traversé les effroyables Rakshasas.
Ailleurs, tranchées par les dards ''en forme de croissant'', les têtes
des ennemis tombent par milliers sur la terre, où leur bouche agite
convulsivement ses lèvres pliées.
 
En ce moment, réfugiés sous l’abri du monarque et de ''son frère''
Doûshana, ces débris s’entassèrent autour d’eux comme un troupeau
d’éléphants. Khara donc, à la vue de ses bataillons maltraités par
les flèches de Râma, dit au général de ses troupes, guerrier à la
vigueur épouvantable, au cœur plein de courage :« Héros, que l’on
ranime la valeur de mon armée ! Que l’on tente un nouvel effort ! Je
vais précipiter au séjour d’Yama cet ''audacieux'' Râma, tout fils
qu’il est du roi Daçaratha ! »
 
Quand Doûshana eut aiguisé leur courage ''émoussé'' et rendu à
l’armée sa première confiance, il se précipita
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/279]]==
vers le rejeton
de Kakoutstha avec la même fureur que jadis le Démon Namoutchi
s’élança contre le fils de Vasou. Tous les mauvais Génies sans
crainte, parce qu’ils voyaient Doûshana près d’eux, fondirent
eux-mêmes sur Râma une seconde fois, armés par divers projectiles.
Empoignant les tridents aigus, les javelots barbelés, les épées et
les haches, ces rôdeurs impurs des nuits dans une extrême fureur
de lancer tout contre lui. Mais il eut bientôt avec ces dards brisé
toutes leurs armes en morceaux ; puis, de ravir ''sans relâche'' à
coups de flèches dans ce dernier combat le souffle de la vie à ce
reste des Rakshasas. Le héros aux longs bras marchant, comme s’il
jouait, dans le cercle même des mauvais Génies, coupait lestement et
les bras et les têtes.
 
Aussitôt le général des armées, plein de colère, Doûshana à la
vigueur épouvantable saisit une massue horrible à voir et pareille
à une cime de montagne. Armé de cette grande massue toute revêtue
de feuilles d’or et parée de bracelets d’or, mais toute semée
de clous en fer à la pointe aiguë, terreur enfin de toutes les
créatures et qui, semblable à un grand serpent, frappe d’un toucher
écrasant comme la foudre même du tonnerre, pile et broie les membres
de ses ennemis, le vigoureux Doûshana fondit, pareil au Trépas, sur
le ''vaillant'' Râma, tel que jadis on vit le démon Vritra s’élancer
contre le puissant Indra.
 
Voyant Doûshana, enflammé de colère, s’avancer encore, impatient de
lui donner la mort, le prompt guerrier de trancher avec deux
flèches les deux bras armés et décorés de ce fier Démon, qui
se précipitait sur lui dans le combat. L’épouvantable massue,
échappant à la main coupée, tomba sur le champ de bataille avec
le bras mutilé comme un drapeau de Mahéndra tombe du faîte de son
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/280]]==
temple ; et Doûshana lui-même fut abattu mourant sur le sol avec ses
deux bras coupés, tel qu’un éléphant de l’Himâlaya, qui a perdu
ses défenses. Alors, voyant Doûshana étendu sur la terre avec sa
massue, toutes les créatures d’applaudir au Kakoutsthide, en lui
criant :« Bien ! bien ! »
 
Le champ de bataille était vide de combattants, car le feu des
flèches de Râma les avait tous dévorés ; et, tel que dans le
Niraya[21], le sang et la chair en avaient détrempé l’argile. Les
uns, percés d’une flèche, gisent privés de vie sur la terre : les
autres se lamentent ; ceux-là fuient comme des insensés devant les
dards qui les poursuivent. Râma, dans cette journée, immola quatorze
milliers de Rakshasas aux exploits épouvantables ; et cependant il
était seul, il était à pied, et ce n’était qu’un homme.
 
[Note 21 : Le Tartare indien.]
 
Le Rakshasa nommé Triçiras, ''ou le Démon aux trois têtes'', se jeta
devant le roi de l’armée défaite, Khara, qui s’avançait le
front tourné vers le vaillant Raghouide, et lui tint ce langage :
« Confie-moi ta vengeance, roi valeureux, et va-t’en d’ici
promptement : tu verras bientôt le vaillant Râma tomber sous mes
coups dans le combat. Ou je serai sa mort dans le combat, ou il
sera mon trépas dans la bataille : mets donc un frein à ton ardeur
belliqueuse et reste spectateur un instant. »
 
Calmé par ce langage de Triçiras, qui se précipitait de lui-même
à la mort, Khara joyeux lui répondit en ces termes :« Qu’il en
soit donc ainsi ! » Ensuite le Démon plein d’allégresse, ayant reçu
congé dans le combat avec ce mot :« Va ! » élève bruyamment son arc
et s’avance le front tourné en face de Râma.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/281]]==
Alors s’éleva sur le champ de bataille entre le Démon aux trois
têtes et le vaillant Raghouide un combat tumultueux, âpre, où
chacun désirait tuer, où le sang était versé comme de l’eau.
 
Ensuite Triçiras envoya trois dards aigus s’implanter dans le front
du vaillant Râma, qui, plein de courroux, jeta ces mots avec
dépit :« J’ai reçu les dards que m’a décochés le nerf de ton arc :
maintenant reste ferme devant moi, ''si tu l’oses'' ! »
 
À ces mots, le héros irrité de plonger dans la poitrine de
Triçiras quatorze flèches, pareilles à des serpents. Le guerrier
plein de vigueur abattit ses coursiers avec quatre et quatre flèches
de fer, il brisa son char avec sept ; il renversa le cocher sous les
coups de huit traits, il trancha d’un seul et fit voler à terre son
drapeau arboré.
 
À la vue d’une telle prouesse, le Rakshasa fléchit les genoux
mentalement devant son rival ; mais, tirant son épée d’un mouvement
rapide, il s’élança vers lui avec impétuosité. Celui-ci, à peine
eut-il vu ce mauvais Génie sauté lestement hors de son grand char,
qu’il fendit le cœur au Démon en y plongeant dix flèches. Le prince
aux yeux de lotus, riant de colère, coupa les trois têtes du monstre
avec six dards acérés. Vomissant un sang ''hideux'', sa vie tranchée
par les flèches de Râma, il tomba sur la terre comme une grande
montagne dont la chute de ses hautes cimes a précédé la chute.
 
À la vue du héros Triçiras abattu dans le combat, le cœur de
Khara fut consumé de colère et son âme fut prise de la fièvre des
batailles. Mais, devant le spectacle de ces bataillons détruits,
il ne put s’empêcher aussi de songer un peu qu’un seul homme avait
anéanti cette armée et renversé les deux héros. À la pensée
d’un tel exploit, à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/282]]==
la vue de cette preuve éclatante, où le bien
magnanime Daçarathide avait signalé son héroïsme, le tremblement
de la peur s’empara de Khara lui-même.
 
Néanmoins, rappelant sa fermeté, le noctivague héros d’un bouillant
courage, affermit son pied de nouveau pour le combat.
 
Il banda son grand arc et fit voler sur Râma des flèches
courroucées, reluisantes d’un feu brûlant et toutes pareilles à des
serpents ''de flammes''. Mais, tel qu’Indra fend l’atmosphère avec les
gouttes de la pluie, Râma de les briser aussitôt avec ses flèches
de fer, irrésistibles et semblables à des feux pétillants
d’étincelles. La voûte du ciel était enflammée par les flèches
aiguës que Râma et Khara s’envoyaient de l’un à l’autre, comme il
arrive quand elle est pleine de ces nuages où la foudre allume ses
éclairs.
 
Le Daçarathide aux longs bras de frapper au milieu du sein par dix
flèches ce Khara, de qui sa main rabaissa l’arrogance. Mais celui-ci,
enflammé de fureur, plongea lui-même sept flèches dans la poitrine
du Raghouide, aussi versé dans le devoir qu’habile à terrasser
l’ennemi. En ce moment, tout le corps baigné de sang par les dards
si nombreux que le Rakshasa lui avait envoyés de son arc, le
Kakoutsthide brillait du même éclat qu’un brasier allumé.
Brandissant alors son grand arc, semblable à celui de Çakra même,
sa main d’excellent archer en fit partir vingt et une flèches. Ce
dompteur invincible des ennemis perça la poitrine avec une et les
deux bras au Démon avec deux autres : il abattit les quatre chevaux
par quatre dards en demi-lune. Dans sa colère, il en dépensa deux
pour jeter le cocher au noir séjour d’Yama, et ce héros à la grande
force en mit sept pour casser
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/283]]==
l’arc et les traits ''aigus'' dans les
mains de Khara. Le noble fils de Raghou frappa le joug d’un seul dard
et le coupa net ; il trancha les cinq drapeaux avec cinq traits, dont
l’armure imitait dans sa forme l’oreille du sanglier.
 
Alors, son arc brisé, ses chevaux tués, son cocher sans vie,
Khara se tint par terre, sa massue à la main et ses pieds fortement
appuyés sur le sol. Soudain, avec la voix ''menaçante'' du Rakshasa,
retentissent les roulements des tambours célestes, mêlés aux
mélodieux accents des Immortels dans leurs chars aériens.
 
Khara, tout bouillant de colère, jette à Râma, comme un tonnerre
enflammé, sa massue ornée de bracelets d’or, énorme, ardente,
horriblement effrayante, enveloppée de flammes, comme un grand
météore de feu. Des arbrisseaux et même des arbres, dans le
voisinage desquels cette arme passa, il ne resta plus que des cendres.
En effet, le monstre avait conquis par les efforts d’une violente
pénitence cette massue divine, que lui donna jadis le magnanime
Kouvéra.
 
Aussitôt le rejeton fortuné de Raghou, qui voulait détruire cette
massue, prit dans son carquois le trait du feu, semblable à un
serpent, et décocha cette flèche resplendissante comme la flamme.
Le trait d’Agni, tout pareil au feu, arrêta la grande massue dans
son vol au milieu des airs et la fit tournoyer plusieurs fois sur
elle-même.
 
La massue rakshasî tomba, précipitée sur la terre, fendue et
consumée avec ses ornements et ses bracelets, comme un ''globe de'' feu
allumé.
 
En ce moment le Raghouide à la vigueur indomptable, homicide
''généreux'' des héros ennemis, adresse à Khara ce discours d’une
voix terrible :« Ces paroles, que proclamait ta jactance par le désir
impatient de ma mort :« Je
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/284]]==
boirai ton sang ! » tu les vois démenties
à cette heure, ô le plus vil des Rakshasas ! Voici que ta massue,
consumée par ma flèche, n’est plus que cendre : un seul dard l’a
frappée ; ce fut assez pour la détruire et la jeter sans force sur la
terre. »
 
« Je ne veux pas t’accorder la vie, être vil, au caractère bas, à
la bouche menteuse : rassemble tes moyens pour un nouveau combat ! Je
te ravirai le souffle, comme jadis Souparna ravit l’ambroisie, âme
abjecte, à la vie méchante, fléau des hommes qui vivent dans
la vertu ! Aujourd’hui j’affranchirai les saints de cette horrible
tristesse qui a son origine dans la crainte et sa racine en toi,
fléau perpétuel de nos saints brahmanes. Âme féroce, nature
abjecte, ce n’est pas vivant que tu pourras m’échapper ! »
 
À ces mots, le Démon noctivague jeta ses regards de tous les
côtés, cherchant une arme de combat, et, furieux, les sourcils
contractés, il vit non très-loin un arbre énorme. Le guerrier à
la force immense étreignit dans ses deux bras et, mordant les bords
évasés de ses lèvres, arracha ce grand arbre : il courut, poussa un
cri, et, visant Râma, lui jeta rapidement sa masse, en criant :
« Tu es mort ! » Mais son auguste ennemi de couper avec un torrent de
flèches le projectile feuillu dans son vol. Il conçut une brûlante
colère, ''un désir impatient'' de tuer Khara dans cette bataille. Tous
les arbres que celui-ci prenait, le noble meurtrier de ses ennemis,
Râma les tranchait l’un après l’autre avec ses flèches aux barbes
courbées.
 
Enfin, baigné de sueur et bouillant de colère, il transperça le
Démon avec un millier de traits dans un ''dernier'' combat.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/285]]==
Aussitôt, mêlé au chant de voix mélodieuses, il se répandit
au sein de l’atmosphère un son de tambours célestes, avec ces
acclamations :« Bien ! bien ! » Une pluie de fleurs tomba au milieu du
champ de bataille sur le front même de Râma, et l’on entendit ''le
ciel'' crier à tous les points cardinaux :« Le scélérat est mort ! »
 
Depuis ce temps, Râma joyeux, entre Lakshmana et son épouse, qu’il
avait rassurée, Sîtâ, aux yeux charmants de gazelle, coula dans cet
ermitage une vie agréable, environné des honneurs que lui rendaient
tous les ermites rassemblés ''autour de sa personne''.
 
<center>_____</center>
 
Quand Çoûrpanakhâ vit les quatorze mille Rakshasas tués,
lorsqu’elle vit Doûshana, Triçiras et Khara tombés morts sur la
terre, et que cet exploit, si difficile à beaucoup d’autres, Râma
l’avait accompli seul, à pied, avec son bras d’homme, elle courut
pleine d’épouvante à Lankâ soumise aux lois de Râvana, son frère.
Là elle vit, assis entre ses conseillers, devant son char, comme le
fils de Vasou au milieu des Maroutes, ce Râvana, le fléau du monde,
trônant sur un siége d’or, élevé par-dessus tous et brillant à
l’égal du soleil même, tel que le feu divin quand on l’a déposé
tout flamboyant sur un autel d’or. Çoûrpanakhâ le vit, environné
de sa cour admirable, avec ses dix visages, ses vingt bras, ses yeux
couleur de cuivre et sa vaste poitrine ; elle le vit marqué des signes
naturels où l’on reconnaît un roi, avec ses parures d’or épuré,
ses longs bras, ses dents blanches, sa grande figure, sa bouche
toujours béante, comme celle de la mort, héros semblable à une
montagne, pareil aux nuées pluvieuses, invincible dans les combats
aux magnanimes Rishis, aux Yakshas, aux Dânavas, aux Dieux mêmes.
Sillonné
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/286]]==
des blessures faites par les traits du tonnerre dans les
guerres des Asouras contre les Dieux, son corps étalait aux yeux
les nombreuses cicatrices des plaies qu’Aîrâvata[22] lui avait
infligées avec la pointe de ses défenses, et les traces multiples
que le disque ''acéré'' de Vishnou avait laissées en tombant sur lui
dans ses combats avec les Immortels.
 
[Note 22 : Éléphant céleste, la monture d’Indra.]
 
Alors, au milieu des ministres de son frère, Çoûrpanakhâ furieuse
jette ce discours plein d’âcreté à Râvana, le fléau du monde :
« Plongé sans aucun frein dans tes jouissances de toutes les choses
désirables, tu ne songes pas qu’il est né pour toi un danger
terrible, auquel il est bien temps de songer.
 
« Khara est tué, Doûshana est tombé mort, et tu ne le sais pas !
Tu ignores que ces deux héros gisent percés de flèches dans le
Djanasthâna. Râma seul, à pied, avec un bras d’homme, a moissonné
quatorze milliers de Rakshasas à la vigueur enflammée ! La sécurité
est rendue aux saints, la joie est ramenée dans tous les alentours de
la forêt Dandaka ; et ce héros infatigable dans ses travaux a violé
même ta province du Djanasthâna !
 
« Et toi, Râvana, livré à l’avarice, à l’incurie, à ceux qui
disposent de ta volonté, tu n’as point senti qu’un danger terrible
s’était allumé dans ton empire ! »
 
Ensuite, Râvana de jeter avec colère au milieu des ministres ces
questions à Çoûrpanakhâ :« Qui est ce Râma ? D’où vient ce Râma ?
Quelle est sa force ? Quel est son courage ? Pour quel motif a-t-il
pénétré dans cette forêt Dandaka, si difficile à pratiquer ? Avec
quelle arme ce Râma a-t-il moissonné mes Rakshasas, abattu Khara sur
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/287]]==
le champ de bataille, et Doûshana, et Triçiras avec lui ? »
 
À ces mots du roi des Rakshasas, la furie pleine de colère se mit à
raconter ce qu’elle savait de Râma suivant la vérité :« Râma est
le fils du roi Daçaratha ; il a de longs bras, de grands yeux ; son
vêtement est un tissu d’écorces avec une peau d’antilope noire : sa
beauté est égale à celle de l’Amour. Il bande un arc aux bracelets
d’or, semblable à l’arc d’Indra même, et lance des flèches de fer
enflammées, pareilles à des serpents au poison mortel. Quatorze
milliers de Rakshasas aux exploits épouvantables ont succombé
sous les traits acérés de lui seul, archer incomparable. À peine,
seigneur, ai-je pu seule échapper à la mort :« C’est une femme ! »
a dit Râma ; et la seule grâce qu’il a faite, ce fut de me laisser
ainsi la vie par dédain. Il a un frère d’une vive splendeur,
vigoureux, plein de vertus, attaché, dévoué à lui, marqué de
signes fortunés, égaux à ceux de Râma : son nom, c’est Lakshmana.
 
« Une dame illustre, aux grands yeux, à la taille charmante, si
déliée qu’une bague peut lui servir de ceinture, est l’épouse
légitime de Râma : elle se nomme Sîtâ. Je n’ai jamais vu sur toute
la face de la terre une femme aussi belle, ni aucune nymphe, soit
Kinnarî, soit Yakshî, ou Gandharvî, ni même une déesse ! L’homme
qui serait l’époux de Sîtâ ou qu’elle embrasserait avec amour,
il vivrait aussi heureux parmi les mortels qu’Indra même parmi les
Dieux. Ainsi, elle, de qui la beauté ne voit rien de comparable à
elle-même sur la terre, elle sera ici une épouse assortie à toi,
Génie à la grande splendeur, comme tu seras toi-même un époux
digne de Sîtâ.
 
« Si mon discours te sourit, n’hésite point à l’exécuter,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/288]]==
roi des
Rakshasas ; car tu n’obtiendras jamais un plaisir égal à celui qu’il
te promet. »
 
Après qu’il eut bien examiné l’entreprise, qu’il eut dessiné son
plan avec justesse, qu’il eut pesé le fort et le faible des avantages
et des inconvénients :« Voilà ce qui est à faire ! » se dit-il,
arrêtant sa résolution ; et, l’esprit solidement assis dans son
dessein, il se dirigea vers la magnifique remise où l’on gardait son
char. Quand il se fut rendu là en secret, le roi des Rakshasas jeta
cet ordre à son cocher :« Que l’on attelle mon char ! »
 
À ces mots, le cocher aux mouvements agiles d’atteler à l’instant
même ce véhicule beau, resplendissant, muni de tous ses harnais,
orné de tous ses drapeaux. Le fortuné monarque des Rakshasas monte
sur le char fait d’or, avec des ornements d’or, allant de sa propre
volonté, ''quoique'' attelé d’ânes, parés d’or eux-mêmes, avec des
visages de vampires. Ensuite, il dirige sa marche vers ''l’Océan'',
souverain maître des rivières et des fleuves.
 
Le Démon passa au rivage ultérieur et vit dans un lieu solitaire,
pur, enchanteur, s’élever un ermitage au milieu des bois. Là, il vit
un Rakshasa, nommé Mâritcha, qui, ses cheveux roulés en djatâ,
une peau noire de gazelle pour vêtement, vivait dans l’abstinence de
toute nourriture.
 
Il s’approcha de l’anachorète ; et, quand il eut reçu de Mâritcha
les honneurs exigés par l’étiquette, le monarque habile à manier le
discours lui tint ce langage :
 
« Mâritcha, écoute maintenant les paroles que va prononcer ma
bouche, je suis affligé ; et mon suprême asile dans mon affliction,
c’est ta sainteté ! Entre plusieurs
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/289]]==
milliers rassemblés de
Naîrritas[23], je ne trouverais nulle part, vaillant héros, un
compagnon semblable à toi dans les combats. Ne veuille point ici
ta sainteté briser mon affection : je t’implore dans mon besoin ;
accomplis ma prière.
 
[Note 23 : Géants ou Démons.]
 
« Tu connais le Djanasthâna, où habitaient Khara, mon frère,
Doûshana à la grande vigueur, Çoûrpanakhâ, ma sœur, Triçiras,
ce Démon vigoureux, ''toujours'' affamé de chair ''humaine'', et
d’autres nombreux héros noctivagues, habiles à toucher le but d’un
trait. Ils avaient mis là, suivant mon ordre, leurs habitations et
s’occupaient à vexer dans la grande forêt les anachorètes dévoués
au devoir. Là, vivaient quatorze milliers de Rakshasas aux prouesses
épouvantables, qui marchaient à la volonté de Khara et s’étaient
maintes fois signalés en frappant le but ''avec le javelot ou la
flèche''.
 
« Or, il est arrivé tout à l’heure que ces démons à la force
immense, campés dans le Djanasthâna, en sont venus aux mains avec
Râma, qui les a complètement battus dans la guerre.
 
« ''Oui'' ! Râma seul, à pied, avec son bras d’homme, a couché morts
sur le champ de bataille dans le Djanasthâna par ses flèches,
semblables à des serpents, ces quatorze milliers de Rakshasas, contre
qui s’était allumée sa colère, sans qu’il eût reçu d’eux aucune
parole injurieuse. Il a tué Khara dans le combat, il a tué Doûshana
et Triçiras, il a rendu la sécurité aux saints et ramené le
bonheur dans toutes les contrées de la forêt Dandaka.
 
« Et cet être, qui a déserté le devoir, qui même ne connaît pas
le devoir, qui trouve son plaisir dans le mal
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/290]]==
des créatures, il porte
un vêtement d’écorces, il se dit un pénitent, mais il a une épouse
avec lui et son bras est armé d’un arc !
 
« Il a, ''dis-je'', une épouse, célèbre sous le nom de Sîtâ : c’est
une femme aux grands yeux, douée parfaitement de jeunesse et de
beauté, charmante comme Çri même Apadma. Aujourd’hui j’irai, moi !
dans le Djanasthâna, d’où j’emmènerai de force ce joyau du monde :
sois mon associé dans cette expédition ! Avec toi pour compagnon,
debout à mes côtés, Démon à la grande vigueur, je ne crains pas
tous les Dieux en bataille, Indra même à leur tête.
 
« Métamorphosé en gazelle au pelage d’or, moucheté d’argent,
rends-toi à l’ermitage de ce Râma, et montre-toi sous les yeux de
Sîtâ. Sans doute, sortant de sa chaumière aussitôt qu’elle t’aura
vu sous la forme de gazelle :« Prenez vivante cette ''jolie bête'' ! »
dira-t-elle à son époux ainsi qu’à Lakshmana. Ces deux héros
partis, l’ermitage reste vide et j’enlève à mon aise ''la belle''
Sîtâ sans appui, comme l’éclipse ravit à Lunus sa lumière. Avec
le pied léger de la gazelle, ta révérence peut fuir aisément : elle
a d’ailleurs le courage et la vigueur nécessaires à la gravité
de cette mission. Parmi ces Rakshasas qui furent tués dans le
Djanasthâna, il n’en était pas un qui fût égal à toi, sans
excepter Doûshana, ou Triçiras, ou Khara même ! Quand Râma et
Lakshmana seront occupés à suivre ta piste, quand j’aurai enlevé
Sîtâ et donné à ma sœur la joie de cette vengeance, quand le rapt
de son épouse aura sans peine étouffé dans le chagrin la vigueur
de Râma, alors mon âme au comble de ses vœux goûtera le plaisir en
toute sécurité. »
 
L’anachorète, engagé par ce discours à se mêler dans
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/291]]==
la grande
lutte avec Râma, joignit les mains, et, l’esprit hors de lui-même,
parce qu’il avait éprouvé toute la vigueur du héros, tint à
Râvana ce langage salutaire, convenable, dicté par la vérité.
 
« Sire, il est aisé de rencontrer des hommes qui ne disent jamais que
des choses agréables : au contraire, il est difficile de trouver un
homme qui sait dire ou entendre une chose désagréable, mais utile.
Renseigné par des espions négligents, tu ne sais pas sans doute
comme est le courage, comme est la vigueur de ce Râma, semblable,
soit à Varouna, soit au grand Indra même. Si la guerre s’allume
entre vous deux, sache, roi des Rakshasas, que ton peuple entier va
flotter dans un extrême péril.
 
« Fasse le ciel que le salut soit pour tous les Rakshasas sur la
terre ! Fasse le ciel, mon ami, que Râma dans sa colère ne jette pas
tous les Rakshasas hors du monde ! Fasse le ciel que cette fille du roi
Djanaka ne soit pas née pour être comme la fin de ta vie ! Fasse le
ciel qu’une grande infortune ne tombe pas sur toi à cause de Sîtâ !
 
« Râma n’est pas un cœur dur, mon ami, ce n’est pas un insensé ; il
n’est point esclave des sens : ce que tu as dit, Rakshasa, n’est pas
vrai, ou tu as mal entendu.
 
« Ayant su que ''l’ambitieuse'' Kêkéyî avait trompé son père,
de qui ''toute'' parole était une vérité :« Je ferai ''ce qu’il a
promis'' ! » dit ce héros, le Devoir même en personne, et là-dessus
il partit aussitôt, pour les forêts. C’est par le désir de faire
une chose agréable à Kêkéyî et au roi son père qu’il abandonna
son royaume et ses voluptés pour s’exiler dans la forêt Dandaka.
 
« Comment veux-tu lui ravir sa princesse du Vidéha, quand elle est
défendue par son courage et sa vigueur ?
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/292]]==
Insensé, c’est comme si tu
voulais ravir sa lumière au soleil ! Quiconque aurait enlevé à Râma
cette épouse d’un sang égal au sien, cette ''noble'' bru du ''roi''
Daçaratha, ne pourrait sauver sa vie, eût-il trouvé même un asile
chez les treize immortels !
 
« Si tu veux conserver ton royaume, ton bonheur, tes voluptés, ta
vie, garde-toi bien jamais d’attaquer l’auguste Râma. En effet, la
vigueur fut donnée sans mesure à ce héros, de qui la fille du roi
Djanaka est l’épouse dévouée sans relâche à ses devoirs et plus
chère à lui-même que sa vie. Il ne t’est pas moins impossible
d’enlever Sîtâ à la taille charmante de son asile entre les
bras vigoureux de son époux, que de prendre même la flamme du feu
allumé !
 
« Retourne à la ville, dépouille ta colère, sache te placer dans un
juste milieu, délibère avec tes conseillers suivant que les affaires
sont graves ou légères. Entoure-toi de tous les ministres, consulte
dans toutes les affaires Vibhîshana, le prince des Rakshasas : il
te dira toujours ce qu’il y a de plus salutaire. Consulte aussi
Tridjatâ, ''la femme anachorète'', exempte de tout défaut, parvenue
à la perfection et riche d’une grande pénitence : tu recevras d’elle,
roi des rois, le plus sage conseil. Quant aux affections irritantes,
que dut naturellement verser dans ton cœur ce qui est arrivé, soit
à Doûshana, soit à Khara, soit au Rakshasa Triçiras, soit à
Çoûrpanakâ, comme à tous les autres démons, il faut en jeter,
excuse-moi, grand roi des Rakshasas, il faut en jeter le fiel hors de
ton cœur. »
 
Le monstre aux dix visages repoussa, dans son orgueil, les bonnes
paroles que lui adressait Mârîtcha, comme le malade qui veut mourir
se refuse au médicament :
 
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/293]]==
Comment donc viens-tu me jeter ici, Mârîtcha, ces discours sans
utilité et qui ne peuvent absolument fructifier, comme le grain semé
dans une terre saline ? Il est impossible que tes paroles m’inspirent
la crainte de livrer une bataille à ce fils de Raghou, enchaîné à
des observances religieuses, esprit stupide, et qui d’ailleurs n’est
qu’un homme ; à ce Râma, qui, désertant ses amis, son royaume, sa
mère et son père lui-même, s’est jeté d’un seul bond au milieu
des bois sur l’ordre vil d’une femme. Il faut nécessairement que
j’enlève sous tes yeux à cet homme, qui a tué Khara dans la guerre,
cette ''belle'' Sîtâ, aussi chère à lui-même que sa vie ! C’est
une résolution bien arrêtée ! elle est écrite dans mon cœur : les
Asouras et tous les Dieux, Indra même à leur tête ne pourraient l’y
effacer !
 
« ''Si tu ne fais pas la chose de bon gré'', je te forcerai même à la
faire malgré toi : quiconque, sache-le, se met en opposition avec
les rois ne grandit jamais en bonheur ! Mais si, ''grâces à toi'', mon
dessein réussit, Mârîtcha, je donne en récompense à ta grandeur
et d’une âme satisfaite la moitié de mon royaume. Tu agiras de telle
sorte, ami, que j’obtiendrai la belle Vidéhaine : le plan de cette
affaire est arrêté de manière que nous devons manœuvrer ''de
concert, mais'' séparés. Si tu jettes un regard sur ma famille, mon
courage et ma royale puissance, comment pourras-tu voir un danger
redoutable dans ce Râma, de qui l'''univers'' a déserté la fortune ?
 
« Ni Râma, ni quelque âme que ce puisse être chez les hommes,
n’est capable de me suivre où je m’enfuirai dans les routes de l’air,
aussitôt que je tiendrai la Mithilienne dans mes bras. Toi, revêtu
des formes que va te prêter la magie, éloigne ces deux héros de
l’ermitage,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/294]]==
qu’ils habitent ; égare-les au milieu de la forêt, et tu
fuiras ensuite d’un pied rapide. Une fois passé au rivage ultérieur
de la mer immense et sans limite, que pourront te faire tous les
efforts du Kakoutsthide réunis à ceux de Lakshmana.
 
« Quand tu as vu Indra avec son armée, Yama et le Dieu qui préside
aux richesses, céder la victoire à mon bras, comment Râma peut-il
encore t’inspirer de l’inquiétude ?
 
« De sa part, ta vie est incertaine, si tu parais devant lui ; mais, de
la mienne, ta mort est sûre, si tu empêches mon dessein : ainsi pèse
comme il faut ces deux lots dans ta pensée, et fais ensuite ce qui
est convenable ou ce qui te plaît davantage. »
 
Traité par le monarque des Rakshasas avec un tel mépris, Mârîtcha,
le Démon noctivague lui répondit à l’encontre ces paroles amères :
« Quel artisan de méchancetés, Génie des nuits, t’a donc enseigné
cette voie de perdition, où tu vas entraîner dans ta ruine, et la
ville, et ton royaume, et tes ministres ? Qui voit avec peine, qui voit
avec chagrin ta félicité ? Par qui cette porte ouverte de la mort te
fut-elle indiquée ? Ce sont de noctivagues Démons sans courage,
tes ennemis, bien certainement, et qui désirent te voir périr dans
l’étreinte d’un rival plus fort que toi !
 
« Quoi ! on ne livre pas tes conseillers à la mort qu’ils méritent,
eux, à qui les Çâstras commandent, Râvana, de t’arrêter sur le
penchant du précipice, où te voilà monté ''pour y tomber''.
 
« Tu mets plus de légèreté que la corneille à chercher une guerre
avec Râma : quelle gloire sera-ce donc pour toi d’y périr avec ton
armée ?
 
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/295]]==
Tu n’aimes pas, Démon aux dix visages, parce qu’il met un obstacle
devant ton projet, tu n’aimes pas ce langage, que m’inspire l’amour de
ton bien ; car les hommes, que la mort a déjà rendus semblables aux
âmes des trépassés, ne sont plus capables de recevoir les présents
qui viennent de leurs amis.
 
« Tue-moi ! ce sera un mal pour moi seul, mais un bien pour toi, si
ma mort peut rompre entièrement ce funeste dessein. Quand tu m’auras
tué d’un coup malheureux, va-t’en vers tes Rakshasas et retourne
dans ton palais, sans que tu aies aventuré ton pied dans une faute à
l’égard de Râma. Je t’ai déjà parlé plus d’une fois, mais, ''trop''
ami des combats, tu ne reçois pas encore mes paroles : que dois-je
faire ?… Hélas ! je ferai, âme insensée que je suis, je ferai ce
que tu veux !
 
« Pour sûr, la mort est déjà près de toi, monarque des
Rakshasas !… Mais un roi n’a des yeux que pour voir seulement la
chose qu’il désire ; possible ou non ! »
 
Quand le Démon Râvana entendit Mârîtcha dire :« Je ferai ''ce que
tu veux'', » il se mit à rire et lui tint joyeux ce langage :« Eût-il
une force égale à celle d’Indra même, que pourra-t-il faire ce
Kakoutsthide, qui a perdu son royaume, qui a perdu ses richesses, que
ses amis ont abandonné et qui est relégué dans une forêt ?
 
« Comment ta grandeur peut-elle craindre au moment où je lui signifie
mes ordres, moi qui ai vaincu et réduit les trois mondes sous ma
puissance ?
 
« Tu es habile dans l’art des prestiges, tu es plein de force et
d’intelligence, ta ''forme empruntée de gazelle'' est taillée pour
la course : quand tu auras fasciné la Vidéhaine, sois prompt à
disparaître. Mes ordres accomplis et les deux Raghouides égarés
dans les bois, reviens aussitôt
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/296]]==
vers moi, s’il te plaît, nous irons
de compagnie à la ville. Satisfaits d’avoir conquis Sîtâ lestement
et trompé ses deux compagnons, nous marcherons alors en pleine
sécurité et l’âme enivrée de notre succès. »
 
Mârîtcha, tombé dans le plus grand des périls et persuadé qu’il
y trouverait sa mort, consterné, tremblant, pâle d’effroi et l’âme
troublée par la crainte, Mârîtcha, voyant Râvana déterminé :
« Marchons ! » dit-il au roi des noctivagues Démons, après qu’il
eut soupiré mainte fois. Cette parole comble de joie le monarque des
Rakshasas, qui l’embrasse étroitement et lui tient ce langage :
« On reconnaît ta grande âme dans ce mot, que tu dis là comme de
toi-même : te voilà donc revenu, Mârîtcha, à ta propre nature.
Monte promptement avec moi dans ce char aux ornements d’or et doué
lui-même d’un mouvement spontané. » Ils arrivèrent à la forêt
Dandaka, et le roi des Rakshasas bientôt aperçut avec Mârîtcha
l’ermitage du ''pieux'' Raghouide. Ils descendent alors du char
magnifique, et Râvana tient ce langage à Mârîtcha, en prenant sa
main :« Voici l’ermitage de Râma, qui se montre au loin, environné
de bananiers : exécutons sans tarder, mon ami, l’affaire qui nous
amène ici. » Celui-ci, à ces mots de Râvana, déploie toute sa
promptitude, rejette au même instant ses formes de Rakshasa et
devient, objet ravissant pour toutes les créatures, une gazelle d’or
variée de cent mouchetures d’argent, parée de lotus, brillants comme
le soleil, de lapis-lazuli et d’émeraudes. Quatre cornes faites d’or,
autour desquelles s’enroulaient des perles, armaient son joli front.
Le Démon, changé en gazelle, alla et vint devant la porte de Râma.
 
Ce malheureux, arrivé au terme de sa vie, roulait au même temps ces
pensées en lui-même :
 
«
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/297]]==
Un être, qui veut le bonheur de son maître ou qui désire le ciel,
doit exécuter sans balancer ce qu’on lui commande, possible ou non :
il n’est ici nul doute. Placé entre la force épouvantable de Râma
et l’ordre terrible de mon seigneur, mon devoir est ici de préférer
l’obéissance à ma vie même. »
 
Mârîtcha, qui avait conçu une idée si généreuse et fait ''sans
réserve'' le sacrifice de lui-même, arriva, charmant les âmes, mais
la pensée de la mort occupant son esprit, dans le voisinage de Râma
et de Sîtâ.
 
<center>_____</center>
 
À la vue de cette gazelle, ''errante'' au milieu du bois,
resplendissante du vif éclat de l’or, parée ''de fleurs'', aux flancs
variés d’or et d’argent, au front décoré de jolies cornes d’or,
aux membres ornés par toutes les sortes de gemmes, toute brillante de
lumière et charmante à voir, avec des oreilles où se mariaient les
couleurs des perles et du lapis-lazuli, avec un poil, une peau, un
corps d’une exquise finesse, la noble Sîtâ fut saisie d’admiration.
La fille du roi Djanaka, Sîtâ au corps séduisant, tout
émerveillée de cette gazelle aux poils d’or, aux cornes embellies de
perles et de corail, avec une langue rouge comme le soleil, avec
une splendeur pareille à la route étincelante des constellations,
adressa à son époux ces paroles, avant lesquelles sa bouche mit pour
exorde un sourire :
 
« Vois, Kakoutsthide, cette gazelle toute faite d’or, aux membres
admirablement ornés de pierreries, être merveilleux, que son caprice
amène ici de lui-même ! Certes ! fils de Kakoutstha, ce n’est pas à
tort que tout le monde aime la forêt Dandaka, si l’on y trouve de ces
gazelles d’or !
 
« De cette gazelle, mon noble époux, que j’aimerais à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/298]]==
m’asseoir
doucement sur la peau étalée dans ma couche et brillante comme l’or !
J’exprime là un atroce désir, malséant à la nature des femmes ;
mais cet animal ravit mon âme jusqu’à l’envie de posséder son corps
''si charmant''. »
 
À ces mots de son épouse bien-aimée, Râma, ce ''noble'' taureau
''du troupeau'' des hommes, dit alors, tout rempli de joie, au fils de
Soumitrâ :« Vois, Lakshmana, le désir que cette gazelle fit naître
à ma Vidéhaine : la beauté supérieure de son pelage est cause,
vraiment ! que bientôt cette bête aura cessé d’être. Fils du
monarque des hommes, il te faut rester sans négligence auprès de
cette fille des rois jusqu’à ce que j’aie abattu cette gazelle
avec une de mes flèches. Après que je l’aurai tuée et que j’aurai
enlevé sa peau, je reviendrai, Lakshmana, d’un pied hâté ; mais,
toi, ne bouge pas, que je ne sois de retour ici !
 
Voyant cette gazelle d’une splendeur égale à celle de l’Antilope
céleste[24], Lakshmana, plein de soupçon, ayant roulé plus d’une
fois cette pensée en lui-même, tint ce langage à son frère :
« Héros, voilà cette forme prestigieuse dont se revêt souvent un
Démon appelé Mârîtcha, comme jadis il nous fut raconté par de
saints anachorètes, semblables au feu. Beaucoup de rois, armés
d’arcs et montés sur des chars qui s’en allaient joyeux à la chasse
furent tués dans le bois par ce Rakshasa, métamorphosé en gazelle.
 
[Note 24 : La tête d’Orion, appelée MRIGAçIRAS, ''tête de
gazelle'', qui est la forme de cette constellation dans la sphère
indienne.]
 
« Il n’y a point de gazelle d’or ! D’où vient donc ici dans le
monde cette association ''contre nature'' de l’or et
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/299]]==
de la gazelle ?
Réfléchis bien à cela. Cet animal aux cornes de perle et de corail,
lui, dont les yeux sont des pierres précieuses, n’est pas une vraie
gazelle : c’est, à mon sentiment, une gazelle créée par la magie :
c’est un Rakshasa, caché sous une forme de gazelle. »
 
À ces paroles du Kakoutsthide, Sîtâ, pleine de joie et l’âme
fascinée par cette métamorphose enchanteresse, interrompit Lakshmana
et dit avec son candide sourire :« Mon noble époux, elle me ravit le
cœur ! amène ici, guerrier aux longs bras, cette gazelle charmante ;
elle servira ici pour notre amusement. Ici, dans notre lieu
d’ermitage, circulent mêlés ensemble de nombreuses gazelles, jolies
à voir, des vaches grognantes et des singes cynocéphales. Mais je
n’ai jamais vu, Râma, une bête, qui fût semblable à cet animal,
ni rien qui fût, pour la douceur, la vivacité et la splendeur,
comparable à celui-ci, le plus admirable des quadrupèdes.
 
« Si elle se laisse prendre vivante par tes mains, cette jolie bête,
elle fera naître ici l’admiration de ta grandeur à chaque instant,
comme un être merveilleux. Et, quand, un jour, le temps de notre exil
dans les bois révolu, nous aurons été rétablis sur le trône, elle
servira encore, cette gazelle, d’ornement au sein même du gynœcée.
Mais, s’il arrive que ce quadrupède, le plus merveilleux des animaux
à quatre pieds, ne se laisse pas saisir tout vivant, sa peau du moins
nous prêtera un brillant ''tapis''. J’ai bien envie de m’asseoir dans
mon humble siége d’herbes sur la peau, telle que l’or, de cet animal,
abattu ''sous ta flèche''. »
 
Elle dit ; et le beau Râma, à l’ouïe de ces paroles et à la vue de
cette gazelle merveilleuse, adresse, fasciné lui-même, ces mots à
Lakshmana :« Si la gazelle que je
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/300]]==
vois maintenant, fils de Soumitrâ,
est une création de la magie, j’emploierai tous les moyens pour
la tuer, car elle est fortement l’objet de mes désirs. Ni dans les
bosquets charmants du Nandana, ni dans les bocages du Tchaîtraratha,
il est impossible de voir une gazelle qui ait une beauté égale à
la beauté de cette gazelle : combien moins, fils de Soumitrâ, n’en
pourrait-on voir sur la terre !
 
« Cette gazelle ressemble à de l’or épuré : on dirait que ses pieds
sont de corail : des étoiles d’argent sont peintes ''sur l’or de son
pelage'' et deux lunes demi-pleines s’argentent sur ses flancs.
En effet, de qui ne séduirait-elle point l’âme par sa beauté
nonpareille, cette gazelle au corps infiniment gracieux, au visage de
nacre et de perle ?
 
« Mais, si la gazelle que voici est la même qui a tué, comme tu me
dis, Lakshmana, des chasseurs venus l’arc en main dans ces bois ; si
elle est ce magicien qui rôde sous une forme de gazelle dans les
forêts et qui a massacré des fils de roi et des rois vigoureux,
c’est encore à mon bras que sa mort est due, pour venger la mort
donnée par elle à tant de princes qui vinrent exercer dans la chasse
leur arc sans pareil !
 
« Je tuerai, moi ! cette reine des gazelles, on n’en peut douter ; mais
toi, héros, veille ici d’un œil sans négligence sur la princesse de
Mithila. Il ne faut pas que tu bouges d’ici jusqu’à mon retour en ces
lieux ; car les Démons s’ingénient dans le bois à se travestir en
mille formes ! »
 
Aussitôt que le rejeton et l’amour de Raghou eut fait ces
recommandations à Lakshmana, il courut du côté où se trouvait la
gazelle, bien résolu à lui donner la mort.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/301]]==
Son arc orné et
courbé en croissant à sa main, deux grands carquois liés ''sur les
épaules'', une épée à poignée d’or à son flanc et sa cuirasse
attachée sur la poitrine, il poursuivit la gazelle dans la forêt.
Mârîtcha courait dans le bois avec la rapidité du vent ou même
de la pensée, mais Râma suivait sa course d’assez près. Le Démon,
agité par la peur de Râma, disparaissait tout à coup dans la
forêt Dandaka ; l’instant d’après, il se montrait de nouveau ; et le
Raghouide plein de vitesse allait toujours, se disant :« La voici !
elle s’approche ! »
 
Un moment, on voit la gazelle ; un moment, on ne la voit plus : elle
passe d’un pied que hâte la peur du trait, alléchant par ce manége
le plus grand des Raghouides. Tantôt elle est visible, tantôt elle
est perdue ; tantôt elle court épouvantée tantôt, elle s’arrête ;
tantôt elle se dérobe aux yeux, tantôt elle sort de sa cachette
avec rapidité. Mârîtcha, plongé dans une profonde terreur, allait
donc ainsi par toute la forêt.
 
Dans un moment où Râma vit cette gazelle, création de la magie,
marcher et courir devant lui, il banda son arc avec colère ; mais à
peine eût-elle vu le Raghouide s’élancer vers elle, son arc à la
main, qu’elle disparut soudain et s’éclipsa plusieurs fois pour se
laisser voir autant de fois sous les yeux du chasseur. Tantôt elle se
montrait dans son voisinage, tantôt elle apparaissait, éloignée par
une longue distance.
 
Par ce jeu de se découvrir et de se cacher, elle entraîna le
Raghouide assez loin. Voyant courir ou cessant de voir dans la grande
forêt cette gazelle, visible un moment, l’autre moment invisible dans
toutes les régions du bois, comme le disque de la lune, qui paraît
et disparaît sous les nuages déchirés dans un ciel d’automne, le
Kakoutsthide, son arc à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/302]]==
la main et se disant à lui-même :« Elle
vient !… Je la vois !… Elle disparaît encore ! » parcourut çà et
là toutes les parties du bois immense.
 
Enfin le Daçarathide, qu’elle trompait à chaque instant, arrivé
sous la voûte ombreuse d’un lieu tapissé d’herbes nouvelles,
s’arrêta dans cet endroit même. Là, de nouveau, se montra non loin
sa gazelle, environnée d’autres gazelles, immobiles, debout près
d’elle et qui la regardaient avec les yeux tout grands ouverts de
la peur. À sa vue, bien résolu de la tuer, ce héros à l’immense
vigueur, ayant bandé son arc solide, encoche la meilleure de ces
flèches.
 
Soudain, visant la gazelle, Râma tire sa corde jusqu’au bord de
son oreille, ouvre le poing et lâche ce trait acéré, brûlant,
enflammé, que Brahma lui-même avait travaillé de ses mains ; et
le dard habitué à donner la mort aux ennemis fendit le cœur de
Mârîtcha. Frappé dans ses articulations par ce trait incomparable,
l’animal bondit à la hauteur d’une paume et tomba mourant sous la
flèche. Mais, le prestige une fois brisé par la sagette, il parut
ce qu’il était, un Rakshasa aux dents longues et saillantes, orné
de toutes parures avec une guirlande de fleurs, un collier d’or et des
bracelets admirables. Abattu par ce dard sur la terre, Mârîtcha de
pousser un cri épouvantable ; et la pensée de servir encore une
fois son maître ne l’abandonna point en mourant. Il prit alors, cet
artisan de fourberies, une voix tout à fait semblable à celle de
Râma :« Hâ ! Lakshmana ! » exclama-t-il ;…« Sauve-moi ! » cria-t-il
encore dans la grande forêt.
 
À cet instant même arrivé de sa mort, voici quelle fut sa pensée :
« Si, à l’ouïe de cette voix, Sîtâ, remplie d’angoisse par l’amour
de son mari, pouvait d’une âme é
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/303]]==
perdue envoyer ici Lakshmana !… Il
serait facile à Râvana d’enlever cette princesse, abandonnée par
Lakshmana ! »
 
Mârîtcha, quittant sa forme ''empruntée'' de gazelle et reprenant sa
forme ''naturelle'' de Rakshasa, ne montra plus, en sortant de la vie,
qu’un corps gigantesque étendu sur la terre. À la vue de ce monstre,
d’un aspect épouvantable, la pensée du Raghouide se tourna vers
Sîtâ, et ses cheveux se hérissèrent d’effroi. Dès qu’il vit ces
horribles formes de Rakshasa mises à découvert par la mort de ce
cruel Démon, Râma se hâta de revenir aussitôt, l’âme troublée,
par le même chemin qu’il était venu.
 
<center>_____</center>
 
À peine eut-elle ouï ce cri de détresse, qui ressemblait à la
voix de son époux, que Sîtâ dit à Lakshmana :« Va et sache ce
que devient le noble fils de Raghou ; car et mon cœur et ma vie me
semblent prêts à me quitter, depuis que j’ai entendu ce long cri de
Râma, qui appelle au secours dans le plus grand des périls. Cours
vite défendre ton frère, qui a besoin de secours et qui est tombé
sous la puissance des Rakshasas, comme un taureau sous la griffe des
lions ! »
 
À ces paroles, où la nature de la femme avait mêlé son
exagération, Lakshmana répondit ces mots à Sîtâ, les paupières
toutes grandes ouvertes par la peur :« Il est impossible à mes yeux
que mon frère soit vaincu par les trois mondes, les Asouras et tous
les Dieux, Indra même à leur tête… Le Rakshasa ne peut faire de
mal à mon frère dans le plus petit même de ses doigts : pourquoi
donc, reine, ce trouble qui t’émeut ? »
 
Quoi qu’elle eût dit, Lakshmana ne sortit point, obéissant à
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/304]]==
l’ordre qu’il avait reçu là de son frère. Alors la fille du roi
Djanaka, Sîtâ de lui adresser avec colère ces paroles :« Tu n’as
d’un ami que l’apparence, Lakshmana ; tu n’es pas vraiment l’ami de
Râma, toi, qui ne cours pas tendre une main à ton frère tombé dans
une telle situation ! Tu veux donc, Lakshmana, que Râma périsse à
cause de moi, puisque tu fermes ton oreille aux paroles sorties de ma
bouche ! Il est impossible que je vive un seul instant même, si mon
époux m’est enlevé : fais donc, héros, ce que je dis, et défends
ton frère sans tarder. Dans ce moment où sa vie est en péril, que
feras-tu ici pour moi, qui n’ai pas même une heure à vivre, si tu ne
cours aider l'''infortuné'' Raghouide ? »
 
À la Vidéhaine, qui parlait ainsi, noyée de larmes et de chagrin,
Lakshmana de répondre en ces termes :« Reine et femme charmante,
dit-il à Sîtâ, pantelante comme une gazelle, ni parmi les hommes et
les Dieux, les oiseaux et les serpents, ni parmi les Gandharvas ou
les Kinnaras, les Rakshasas ou les Piçâtchas, ni même parmi les
terribles Dânavas, on ne trouve personne en puissance de se mesurer
avec Râma, comme un des enfants de Manou ne peut lutter avec le grand
Indra. Il est impossible que Râma périsse dans un combat : il ne
sied pas que tu parles de cette manière : quant à moi, je ne puis
te laisser dans ce lieu solitaire sans Râma. On t’a mise entre mes
mains, Vidéhaine, comme un précieux dépôt ; tu me fus confiée par
le magnanime Râma, dévoué à la vérité : je ne puis t’abandonner
ici. Ces cris entrecoupés, que tu as entendus, ne viennent point de
sa voix… Râma, dans une position malheureuse, ne laissera jamais
échapper un mot qu’on puisse reprocher à son ''courage'' ! »
 
À ces mots, les yeux enflammés, de colère, la Vidéhaine
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/305]]==
répondit
en ces termes amers au discours si convenable de Lakshmana :
 
« Ah ! vil, cruel, honte de ta race, homme aux projets déplorables,
tu espères sans doute que tu m’auras pour amante, puisque tu parles
ainsi ! Mais il n’est pas étonnant, Lakshmana, que le crime soit chez
des hommes tes pareils, qui sont toujours des rivaux ''secrets'' et des
ennemis cachés ! »
 
Après qu’elle eut de cette manière invectivé Lakshmana, cette femme
semblable à une fille des Dieux, Sîtâ, versant des larmes, se mit
à battre des mains sa poitrine. À ces mots amers et terribles, que
Sîtâ lui avait jetés, Lakshmana, joignant ses deux paumes en coupe
et les sens émus, lui répliqua en ces termes :« Je ne puis t’opposer
une réponse ; ta grandeur est une divinité pour moi : d’ailleurs,
Mithilienne, ce n’est pas une chose extraordinaire que de trouver une
parole injuste dans la bouche des femmes.
 
« Honte à toi ! péris donc, ''si tu veux'', toi, à qui ta mauvaise
nature de femme inspire de tels soupçons à mon égard, quand je me
tiens dans l’ordre même de mon auguste frère ! »
 
Mais à peine Lakshmana eut-il jeté ce discours mordant à Sîtâ,
qu’il en ressentit une vive douleur, il reprit donc la parole et lui
dit ces mots, que précédait un geste caressant :« Eh bien ! je m’en
vais où est le Kakoutsthide : que le bonheur se tienne auprès de toi,
femme au charmant visage ! Puissent toutes les Divinités de ces
bois te protéger, dame aux grands yeux ! Car les présages qui se
manifestent à mes regards n’inspirent que de l’effroi. Puissé-je à
mon retour ici te voir avec Râma ! »
 
À ce langage de Lakshmana, la fille du roi Djanaka,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/306]]==
toute baignée
de larmes, lui répondit en ces termes :« Si je me vois privée de mon
Râma, je me noierai dans la Godâvarî, Lakshmana, ou je me pendrai,
ou j’abandonnerai mon corps dans un précipice ! Ou j’entrerai dans un
bûcher allumé de flammes ardentes ! Mais je ne toucherai jamais de
mon pied même un autre homme que Râma ! » Quand Sîtâ eut dit ces
mots à Lakshmana, elle se répandit en pleurs et se remit, bourrelée
de chagrin, à battre des mains sa poitrine.
 
Alors, voyant ses larmes et la douleur étalée dans toutes les formes
de sa personne, le fils de Soumitrâ essaya de consoler cette dame
aux grands yeux, mais Sîtâ ne répondit pas même un seul mot à ce
frère de son époux.
 
<center>_____</center>
 
Le juste Lakshmana, l’esprit agité d’une grande peur, était parti
après un dernier regard jeté sur la Mithilienne et marchait, pour
ainsi dire, malgré lui. L’auguste Démon aux dix visages saisit
aussitôt l’occasion favorable et se présenta devant la belle
Vidéhaine sous la forme empruntée d’un anachorète mendiant. Il
s’avança vers cette jeune et tendre femme, abandonnée par les deux
frères, comme le voile d’une nuit obscure envahit la dernière lueur
du jour en l’absence du soleil et de la lune. Alors, voyant cette
beauté incomparable délaissée dans ce lieu solitaire, le monstre
aux dix têtes, monarque de tous les Rakshasas, se mit à rouler cette
pensée dans son esprit en démence :
 
« Voilà bien le moment pour moi d’aborder cette femme au charmant
visage, pendant que son époux et Lakshmana même ne sont pas auprès
d’elle ! »
 
Quand Râvana eut songé à profiter aussitôt de l’occasion
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/307]]==
qui
s’offrait à lui, ce démon à dix faces se présenta devant la chaste
Vidéhaine sous la métamorphose d’un brahmane mendiant. Il était
couvert d’une panne jaune et déliée ; il portait ses cheveux
rattachés en aigrette, une ombrelle et des sandales, un paquet lié
sur l’épaule gauche, une aiguière d’argile à sa main avec un triple
bâton.
 
À l’aspect de ce monstre épouvantable par ses œuvres et par sa
vigueur, les oiseaux et tous les êtres animés, les arbres, qui
végétaient dans le Djanasthâna et même les diverses plantes nées
pour grimper et saisir un appui, tout resta immobile et le vent
retint même son haleine. Aussitôt qu’elle vit s’arrêter le roi
des Rakshasas, venu d’une course impétueuse, la rivière Godâvarî
d’enchaîner soudain son onde ''glacée d’épouvante''. On vit courir
''ou s’envoler'' çà et là, effarouchés par ce Démon, tous les
volatiles et tous les quadrupèdes, qui se trouvaient dans la
Pantchavatî et la forêt de pénitence ou dans le voisinage du
Djanasthâna.
 
Le monstre, guettant l’occasion que lui donnait cette absence de
Râma, s’avança, caché dans sa métamorphose en religieux mendiant,
vers Sîtâ, qui pleurait son époux : il aborda sous des formes qui
ne lui convenaient aucunement cette âme pure incarnée dans une forme
assortie.
 
Il s’arrêta, fixant les yeux sur l’épouse de Râma aux lèvres
''de corail'', aux dents brillantes, au visage rayonnant comme une
pleine-lune ; mais alors, délaissée par son époux et Lakshmana,
noyée dans le chagrin et les pleurs, assise dans sa maison de
feuillage et plongée dans la tristesse de ses pensées, elle
ressemblait à la nuit privée de son astre et couverte d’une profonde
obscurité.
 
À chaque membre qu’il voyait de la belle Vidéhaine,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/308]]==
il ne pouvait
en détacher son regard, absorbé dans la contemplation d’un charme
fascinant le cœur et les yeux. Percé d’une flèche de l’amour,
le Démon nocturne à l’âme corrompue s’avança en récitant les
prières du Véda vers la Mithilienne au torse vêtu de soie jaune,
aux grands yeux de nymphéas épanouis. Râvana s’étendit dans un
long discours à cette femme, le corps tout resplendissant comme une
statue d’or ; elle, au-dessus de qui nulle beauté n’existait dans
les trois mondes et qu’on aurait pu dire Çrî même sans lotus à
la main. Le monarque des Rakshasas adressa donc ses flatteries à la
princesse aux membres tout rayonnants :
 
« Femme au charmant sourire, aux yeux charmants, au charmant visage,
cherchant à plaire et timide, tu brilles ici d’un vif éclat, comme
un bocage en fleurs ! Qui es-tu, ô toi, que ta robe de soie jaune
fait ressembler au calice d’une fleur dorée, et que cette guirlande
portée de lotus rouges et de nymphéas bleus rend si charmante à
voir ? Es-tu la Pudeur,… la Gloire,… la Félicité,… la Splendeur
ou Lakshmî ? Qui d’elles es-tu, femme au gracieux visage ? Es-tu
l’Existence elle-même,… ou la Volupté aux libres allures ? Que tu
as les dents blanches, polies, égales, bien enchâssées, femme à
la taille ravissante ! Tes gracieux sourcils sont bien disposés, ma
belle, pour l’ornement des yeux. Tes joues, dignes de ta bouche, sont
fermes, bien potelées, assorties au reste du visage : elles ont un
brillant coloris, une exquise fraîcheur, une coupe élégante,
et rien n’est plus joli à voir, femme ''chérie'' à la figure
enchanteresse. Tes oreilles charmantes, revêtues d’un or épuré,
mais ornées davantage par leur beauté naturelle, ont une courbe
dessinée suivant les ''plus justes'' proportions. Tes mains bien faites
sont
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azurées comme les pétales du lotus : ta taille est en harmonie
avec tes autres charmes, femme à l’enivrant sourire. Tes pieds,
qui, réunis maintenant, se font ornement l’un à l’autre, sont d’une
beauté céleste : les plantes ont une délicatesse enfantine, et les
doigts une fraîcheur adolescente. D’une splendeur égale aux riches
couleurs du lotus, ils ''ne'' sont ''ni moins'' beaux ''ni moins'' gracieux
dans leur marche : des étoiles de jais entre les angles rouges de tes
grands yeux nagent dans leur émail pur. Beauté de chevelure, taille
qu’on pourrait cacher dans ses deux mains ! ''Non ! '' Je n’ai jamais vu
sur la face de la terre une femme, une Kinnarî, une Yakshî, une
Gandharvî, ni même une Déesse qui fût égale à toi pour la
beauté !
 
« Ce lieu est le repaire des Rakshasas féroces, qui rôdent çà et
là suivant leurs caprices. Les jardins aimables des cités aux palais
magnifiques, les belles ondes tapissées de lotus, les divins bocages
mêmes, comme le Nandana et les autres bosquets célestes, méritent
seuls d’être habités par toi. La plus noble des guirlandes, le plus
noble des vêtements, la plus noble des perles et le plus noble des
époux sont, à mon avis, les seuls dignes de toi, femme charmante aux
yeux noirs. Dame illustre, née pour jouir de tous les plaisirs de la
vie, il ne sied pas que tu habites, privée de tous plaisirs et même
dans la souffrance au milieu d’un bois désert, où tu n’as pour lit
que la terre, où tu n’as pour aliments que des racines et des fruits
sauvages.
 
« Qui es-tu, femme au candide sourire ? Une fille des Roudras ou des
Maroutes : Es-tu née d’un Vasou ? car tu me sembles une Divinité, ô
toi à la taille enchanteresse ! Qui es-tu, jeune beauté, entre ces
Déesses ? N’es-tu pas une Gandharvî, éminente dame ? N’es-tu point
une Apsarâ,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/310]]==
femme à la taille svelte ? Mais ici ne viennent jamais
ni les Dieux, ni les Gandharvas, ni les hommes ; ce lieu est la demeure
des Rakshasas : comment donc es-tu venue ici ! »
 
Tandis que le méchant Râvana lui parlait ainsi, la fille du roi
Djanaka, sans confiance, s’éloignait de lui çà et là, pleine de
peur et de soupçons. Enfin cette femme à la taille charmante,
aux formes distinguées, revint à la confiance, et, se disant à
soi-même :« C’est un brahme ! » elle répondit au Démon Râvana,
caché sous l’extérieur d’un religieux mendiant, l’honora et lui
offrit tout ce qui sert à l’accueil d’un hôte. D’abord, elle
apporta de l’eau ; elle invita ensuite le ''faux brahmane'' à manger des
aliments que l’on trouve dans les bois, et dit au scélérat caché
sous une enveloppe amie :« La collation est prête ! » Quand il se vit
alors invité par Sîtâ avec un langage ''franc et'' sans réticences,
le Démon, ferme dans sa résolution d’enlever par la violence cette
fille des rois, se crut déjà parvenu au comble de ses vœux.
 
Ensuite la noble Vidéhaine, songeant aux questions emmiellées que
Râvana lui avait adressées, y répondit en ces termes :« Je suis la
fille du magnanime Djanaka, roi de Mithila : le nom de ta servante est
Sîtâ ; son mari est le sage Râma. J’ai habité une année entière
le palais de mon époux, jouissant avec lui des voluptés humaines
dans l’abondance de toutes les choses désirables. Ce temps écoulé,
le monarque, après en avoir délibéré avec ses ministres, jugea
convenable de sacrer mon époux comme associé à sa couronne. Tandis
qu’on préparait le sacre pour l’aîné des Raghouides, une reine
ambitieuse au cœur vil, nommée Kêkéyî, surprit le roi, mon
beau-père, et, tout d’abord, lui demanda l’exil de mon époux comme
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/311]]==
une grâce destinée à payer des services que jadis elle avait rendus
au vieux monarque.
 
« Je ne dormirai, je ne boirai, je ne mangerai pas, ''disait-elle, que
je ne l’aie obtenue'' : si Râma est sacré, ce sera la fin de ma vie !
Donne sa vérité à la grâce que tu m’as jadis accordée, seigneur,
dans la guerre des Asouras contre les Dieux. Que cette même
cérémonie soit destinée à sacrer ''mon fils'' Bharata ; que Râma
s’en aille aujourd’hui même dans l’horrible forêt, et qu’il y reste
quatorze années ermite, vêtu avec une peau d’antilope noire et un
habit d’écorce ! Que le fils de Kâauçalyâ parte donc à l’instant
pour les bois, et que l’on sacre Bharata !
 
« À ces mots de Kêkéyî, le monarque au grand char, mon beau-père,
la conjura avec des paroles conformes au devoir ; mais elle ne voulut
pas écouter ses prières. Mon époux est un homme plein d’héroïsme,
pur, vertueux, sincère dans son langage, et qui, trouvant son
bonheur dans celui de toutes les créatures, mérite ce nom de
Râma, célèbre dans l’univers. Le monarque à la grande vigueur,
Daçaratha, son père, ne voulut pas le sacrer de lui-même pour faire
une chose agréable à Kêkéyî.
 
« Quand mon époux vint trouver son père à l’heure du sacre,
Kêkéyî dit à Râma, inébranlable dans ses résolutions :
« Écoute, prince de Raghou, ce qui m’a été promis par ton père :
« Je donne à Bharata, sans que personne y puisse rien prétendre,
''m’a-t-il dit'', le trône de mes ancêtres. Il est donc nécessaire,
fils de Kakoutstha, que tu ailles habiter la forêt neuf ans auxquels
seront ajoutées cinq années : ainsi, pars et sauve du mensonge la
parole de ton père. »
 
« Mon époux, ferme en ce qu’il a promis, obéit à sa voix et lui
répondit :« ''Je le ferai ! '' » en présence de son père. Râma
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/312]]==
est
toujours prêt à donner, jamais à recevoir ; il ne sortira point
de sa bouche une parole qui ne soit la vérité : telle est, ''saint''
brahme, la sûreté de sa promesse, qu’il n’est rien au-dessus d’elle.
Un frère de Râma, né d’une autre mère et nommé Lakshmana, homme
éminent et plein de courage, se fit le compagnon de son exil. Aux
remontrances pleines de sens que fit celui-ci contre l’engagement de
son frère :« Mon âme se plaît dans la vérité ! » lui répondit
ce Raghouide à la vive splendeur. Ce frère judicieux, à la grande
vigueur et fidèle à son devoir, Lakshmana suivit avec moi, son arc
à la main, Râma, qui s’en allait ''dans le bois de son exil''.
 
« Ainsi, une ''seule'' parole de Kêkéyî nous a bannis tous les trois
du royaume, et nous errons pleins de constance, ô le plus vertueux
des brahmes, dans la forêt profonde. Nous habitons ces bois tout
remplis de bêtes féroces : rassure-toi cependant ; il t’est possible
d’habiter ici. Mon époux va bientôt revenir, m’apportant les plus
beaux fruits de la forêt… Dis-moi donc, ''en attendant'', dis-moi
quel est ton nom, ta famille et ta race, suivant la vérité. Pourquoi
vas-tu seul ainsi dans la forêt Dandaka ? Je ne doute pas, saint
ermite, que Râma ne t’accueille avec honneur. Mon époux aime la
conversation et se plaît dans la compagnie des ascètes. »
 
À ces mots de Sîtâ, la ''charmante'' épouse de Râma, le vigoureux
Démon, blessé par une flèche de l’Amour, lui répondit en ces
termes :« Écoute qui je suis, de quel sang je suis né ; et, quand tu
le sauras, n’oublie pas de me rendre l’honneur qui m’est dû.
C’est pour venir ici te voir que j’ai emprunté cette heureuse
métamorphose, moi, par qui furent mis en déroute et les hommes et
les Immortels avec le roi même des Immortels. Je suis celui
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/313]]==
qu’on
appelle Râvana, le fléau de tous les mondes ; celui sous les ordres
de qui, femme ravissante, Khara gouverne ici le Dandaka. Je suis le
frère et même l’ennemi de Kouvéra, dame aux brillantes couleurs ;
je suis un héros, le propre fils du magnanime Viçravas. Poulastya
était le fils de Brahma, et moi, femme, je suis le petit-fils
de Poulastya. J’ai reçu de l’Être existant par lui-même un don
''incomparable'', celui de prendre à mon gré toutes les formes et
de marcher aussi vite que la pensée. Ma force est renommée dans le
monde : on m’appelle aussi Daçagrîva[25] ; mais le nom de Râvana est
''encore plus'' célèbre, femme au candide sourire, et je le dois à la
nature de mes œuvres[26].
 
[Note 25 : C’est-à-dire ''Decem habens colla''.]
 
[Note 26 : ''Râvana'' veut dire ''qui fait pleurer''.]
 
« Sois donc la première de mes épouses, auguste Mithilienne, sois à
la tête de toutes ces femmes, mes nombreuses épouses, au plus haut
rang elles-mêmes de la beauté. Ma ville capitale est nommée Lankâ,
la plus belle des îles de la mer ; elle est située sur le front d’une
montagne et l’Océan se répand à l’entour. Elle est ornée de hauts
pitons faits d’or épuré, elle est ceinte de fossés profondément
creusés, elle porte ''comme'' une aigrette de palais et de belles
terrasses. Non moins célèbre dans les trois mondes qu’Amarâvatî,
la cité d’Indra, c’est la capitale des Rakshasas, de qui le teint
imite la couleur des sombres nuages.
 
« C’est une île céleste, ouvrage de Viçvakarma, et large de trente
yodjanas. Là, tu pourras te promener avec moi, Sîtâ, dans ses
riants bocages ; et tu n’auras plus aucun désir, noble dame, de
''revenir jamais'' habiter ces bois. »
 
À ces
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mots de Râvana, la charmante fille du roi Djanaka répondit
avec colère au Démon, sans priser davantage ses discours :« Je serai
fidèle à mon époux, semblable à Mahéndra, ce Râma, qu’il est
aussi impossible d’ébranler qu’une grande montagne et d’agiter que le
vaste Océan ! Je serai fidèle à Râma, cet héroïque fils de roi,
à l’immense vigueur, à la gloire étendue, qui a vaincu en lui-même
ses organes des sens et de qui le visage ressemble au disque plein de
l’astre des nuits ! Ton désir, bien difficile à satisfaire, de t’unir
à moi est celui du chacal, qui voudrait s’unir à la tigresse : il est
aussi impossible que je sois touchée par toi, qu’il est impossible de
toucher les rayons du soleil !
 
« Ô toi, qui veux enlever de force à Râma son épouse chérie,
c’est comme si tu voulais arracher à la gueule d’un lion, ennemi
des gazelles, la chair qu’il dévore plein de vigueur, impétueux, en
fureur même !
 
« La différence qu’il y a dans les bois du chacal au lion ; la
différence qu’il y a du faible ruisseau à l’Océan : c’est la
différence qui existe de toi à mon noble époux !
 
« Tant qu’il sera debout, son arc et ses flèches dans sa main,
ce vaillant Râma, de qui la puissance est égale à celle de la
divinité aux mille yeux, tu ne pourras, si tu m’enlèves, oui ! tu ne
pourras même digérer ta conquête, comme une mouche ne peut avaler
la foudre ! »
 
C’est ainsi qu’à ce langage impur du noctivague Démon répondit
cette femme à l’âme pure ; mais Sîtâ, vivement émue, tremblait en
lui jetant ces paroles, comme un bananier superbe qu’un éléphant a
brisé.
 
Le monarque des Rakshasas, quittant la forme de mendiant, revint à sa
forme naturelle avec son long cou et
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/315]]==
son corps de géant. À l’instant
ce noctivague Démon, frère puîné de Kouvéra, dépouillant ses
placides apparences de religieux mendiant, rentra dans la ''hideuse''
réalité de son extérieur, semblable à celui de la Mort. Il avait
un grand corps, de grands bras, une large poitrine, les dents du lion,
les épaules du taureau, les yeux rouges, le corps bigarré et les
cheveux enflammés.
 
Le rôdeur impur des nuits jeta ces mots à Sîtâ, parée de joyaux
resplendissants, ornée des boucles noires de ses beaux cheveux, mais
qui avait comme perdu le sentiment :« Femme, si tu ne veux pas de moi
pour époux sous ma forme naturelle, j’emploierai la violence même
pour te soumettre à ma volonté ! Puisque la vigueur de Râma, qui
t’a mise en oubli, te fait ainsi te glorifier devant moi, c’est que
tu n’as jamais entendu parler, je pense, de ma force sans égale ! Me
tenant au sein des airs, je pourrais enlever la terre à la force
de mes bras ; je pourrais même tarir l’Océan ''comme une coupe'' :
je pourrais tuer la Mort, si elle combattait avec moi ! Je pourrais
offusquer le soleil de mes flèches aiguës ; je pourrais fendre
même la surface de la terre ! Vois donc, insensée, que je suis ''ton''
maître, que je prends à mon gré toutes les formes, et donne à qui
je veux les biens que l’on désire ! »
 
Quand il eut ainsi parlé, Râvana, cette âme corrompue, égaré par
l’amour, osa prendre Sîtâ, comme Bouddha[27] saisit dans les cieux
la brillante Rohinî[28].
 
[Note 27-28 : La planète de Mercure et le 4e astérisme lunaire.]
 
Elle, baignée de larmes et pleine de colère :« Méchant, dit
alors Sîtâ, tu mourras immolé par la vigueur du magnanime Râma !
Insensé, tu exhaleras bientôt avec
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/316]]==
les tiens, ô le plus vil des
Rakshasas, ton dernier soupir ! »
 
À ces mots de la belle Vidéhaine, la fureur du cruel Démon enflamma
d’un éclat fulgurant ses dix faces pareilles aux sombres nuages.
Râvana irrité brûlait, pour ainsi dire, la tremblante Vidéhaine
avec ses regards flamboyants comme le feu sous des sourcils
contractés et bien épouvantables à voir. De sa main gauche, il prit
la belle Sîtâ par les cheveux ; de sa main droite, il empoigna les
deux cuisses de la princesse aux yeux de lotus. Aussitôt qu’elle se
vit dans les bras du vigoureux Démon, Sîtâ de jeter ces cris :« À
moi, cher époux !… Pourquoi, héros, ne me défends-tu pas !… À
moi Lakshmana ! »
 
À l’aspect du monstre aux longues dents acérées, à l’immense
vigueur et semblable au sommet d’une montagne, toutes les Divinités
du bois, saisies de crainte, s’enfuirent tremblantes çà et là. Une
fois que le robuste Démon, tourmenté par l’amour, eut enveloppé
de ses bras cette femme, les amours de Râma, il s’élança dans
les cieux avec elle malgré sa résistance, comme Garouda, d’un vol
rapide, emporte dans les airs l’épouse du roi des serpents.
 
Au même instant apparut de nouveau le char de Râvana, ouvrage de la
magie, vaste, céleste, au bruit éclatant, aux membres d’or, attelé
de ses ânes ''merveilleux''. Le ravisseur, menaçant la Vidéhaine avec
une voix forte et des paroles brutales, la prit alors dans son sein et
la plaça dans son char : c’était l’époque de l’année où la nuit
et le jour se partagent le cercle diurne en deux parties égales, le
quantième du mois où la lune remplit de lumière toute la moitié de
son disque, et l’heure du
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/317]]==
jour où le soleil arrive à la moitié de
sa carrière.
 
Le Démon ravit l’épouse d’autrui comme un çoûdra qui dérobe
l’audition des Védas. Enlevée par ce monstre, la sage Mithilienne
appelait, bourrelée de chagrin :« À moi, criait-elle, mon époux ! »
mais son mari errait au loin dans les bois ''et ne pouvait l’entendre''.
 
<center>_____</center>
 
En ce moment, sur le plateau d’une montagne, dans la forêt aux
retraites diverses, dormait, le dos tourné au soleil enflammé, le
monarque des oiseaux, ''Djatâyou'', à la grande splendeur, au grand
courage, à la grande force. Le roi des oiseaux entendit cette plainte
comme le son d’une voix apportée dans un rêve, et cette lamentation,
entrée dans le canal de ses oreilles, vint frapper violemment son
cœur, comme la chute du tonnerre. Réveillé en sursaut par sa
''vieille'' amitié pour le roi Daçaratha, il entendit le bruit d’un
char qui roulait avec un son pareil au fracas des nuages.
 
Il jette ses regards dans les cieux, il observe l’un après l’autre
tous les points cardinaux de l’espace étendu, il voit Râvana et la
Djanakide poussant des cris. Voyant ce Rakshasa enlever la bru de
feu son ami, le roi des oiseaux, pénétré d’une bouillante colère,
s’élança dans les airs d’un rapide essor. Là, ce puissant volatile,
tout flamboyant de colère, se tint alors devant le Rakshasa et se mit
à planer sur la route de son char :
 
« Démon aux dix têtes, dit-il, je suis le roi des vautours ; mon nom
est Djatâyou à la grande vigueur ; je me tiens ferme dans l’antique
devoir et je marche avec la vérité. Toi, monarque à la force
immense, tu es le plus élevé dans la race des Rakshasas et tu as
maintes fois vaincu les dieux en bataille. Je ne suis plus qu’un
oiseau
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/318]]==
vieux, affaibli dans sa vigueur ; mais tu vas connaître dans un
combat, petit-fils de Poulastya, ce qui me reste encore de vaillance,
et tu n’en sortiras point vivant !
 
« Comment un roi fidèle à son devoir peut-il souiller une femme
qui n’est pas la sienne ! C’est aux rois surtout qu’il appartient de
protéger les femmes d’autrui. Reviens de cette pensée, être vil,
d’outrager la femme d’un autre, si tu ne veux que je te pousse à bas
de ton char magnifique comme un fruit que l’on secoue de sa branche !
 
« Esprit mobile avec un naturel méchant, comment se fait-il qu’on
t’ait donné l’empire, ô le plus vil des Rakshasas, comme on
donnerait au pécheur un siége dans le paradis ? Quand Râma, cette
âme juste et sans péché ne t’a offensé, ni dans ta ville, ni
dans ton royaume, pourquoi donc, toi, lui fais-tu cette offense ? Pour
venger Çoûrpanakhâ, si Khara est venu dans le Djanasthâna et
si vaincu il y trouva la mort, est-ce là un crime dont Râma soit
coupable ? Quand il y vint aussi quatorze milliers de Rakshasas pour
tuer Râma et Lakshmana, si le bras du Raghouide leur fit mordre à
tous la poussière, dis, et que ta parole soit l’expression de la
vérité, est-ce encore une faute qu’il faille reprocher à ce
noble maître du monde ? Est-ce un motif pour te hâter d’enlever son
épouse ?
 
« Lâche promptement l'''auguste'' Vidéhaine, ou je vais te consumer de
mon regard épouvantable, ''destructeur'', incendiaire, comme Vritra fut
consumé par le tonnerre de Mahéndra ! Ne vois-tu pas que tu as lié
au bout de ta robe un serpent à la dent venimeuse ? Ne vois-tu pas que
la mort a passé déjà son lacet autour de ton cou ? Insensé, il ne
faut pas entrer dans une condition où l’on trouverait sa mort ; et
l’homme ne doit pas accepter une
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/319]]==
perle même, si elle peut un jour
amener sa ruine !
 
« Il y a soixante mille ans que je suis né, Râvana, et que je
gouverne avec justice le royaume de mon père et de mon aïeul. Je
suis vieux, et toi, héros, tu es jeune, monté sur un char, une
cuirasse devant ta poitrine, un arc à ton poing ; mais aujourd’hui,
ravisseur de la Vidéhaine, tu ne saurais m’échapper sain et sauf ! »
 
À ces mots, prononcés avec tant de justesse par le vautour
Djatâyou, les vingt yeux du Rakshasa irrité brillèrent menaçants
et pareils au feu. Avec des regards enflammés de colère, ''agitant''
ses pendeloques d’or épuré, le monarque des Rakshasas s’élança
furieux sur le roi des oiseaux.
 
Voici donc l’oiseau, frappant et de son bec et de ses ailes, ayant
pour troisième arme ses pattes crochues, et Râvana à la grande
force, qui luttent ''sans peur'' l’un contre l’autre.
 
Le Démon fit pleuvoir sur le roi des vautours ses flots
épouvantables de traits, de javelots, de flèches en fer aux pointes
aiguës, aux barbes alternées. Le monarque des oiseaux, enveloppé
dans ces réseaux de flèches, reçut dans le combat ''sans bouger'' ces
dards coup sur coup de Râvana ; mais ensuite, enflammé de colère,
déployant son immense envergure telle qu’une montagne, il s’abattit
sur le dos de son ennemi et le déchira avec ses fortes serres.
Djatâyou, à la grande force, le souverain des oiseaux, ouvrit de
sanglantes blessures dans le corps du guerrier avec ses pattes armées
d’ongles tranchants ; mais Râvana, débordant de colère, ce monstre
aux dix visages, perça le volatile à son tour avec ses flèches
empennées d’or et semblables au tonnerre même. Néanmoins, sans
penser ni aux dards que lui décochait Râvana, ni même à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/320]]==
ses
blessures, le roi des oiseaux fondit sur lui tout à coup.
 
Le volatile aux grandes serres s’éleva dans les cieux, et, dressant
les deux ailes sur la tête ''de son ennemi'', il en battit avec une
fureur acharnée le front du Rakshasa. Puis, soudain l’oiseau-roi de
briser dans ses pattes l’arc avec la flèche de son rival ; et, quand
il eut rompu cet arc décoré de perles et de joyaux, arme divine et
pareille au feu, le volatile à la grande splendeur s’esquiva d’un
agile essor.
 
Le monarque ailé revint battre à coups redoublés son diadème
céleste, d’or massif, embelli par toutes les sortes de pierres fines :
le vigoureux oiseau, plein de fureur, lui jeta sa couronne à bas sur
les plaines de l’air, et la tiare en tombant éclaira comme le disque
du soleil. Il frappa même les ânes aux visages de vampires, aux
caparaçons d’or, et, les traînant çà et là dans sa fougue, le
héros emplumé les eut bientôt séparés de la vie. Il brisa le
grand char aux ais variés d’or et de pierreries, aux roues et
au timon parsemés d’ornements, cette voiture, qui marchait d’un
mouvement spontané et répandait une vaste épouvante. Il renversa
le cocher, et, quand il eut bientôt déchiré son corps d’une serre
pareille au crochet aigu qui sert à conduire les éléphants, il jeta
son cadavre hors du véhicule fracassé.
 
Aussitôt que Râvana se vit avec son arc rompu, son char brisé, son
attelage tué, son cocher sans vie, il prit la Vidéhaine dans ses
bras et s’élança d’un bond sur la terre. À la vue de Râvana
descendu sur la terre et veuf de son char brisé, tous les êtres
d’applaudir à l’envi le roi des vautours :« Bien ! bien ! » lui
crièrent-ils.
 
Quand il eut exécuté ce lourd travail, Djatâyou, sur qui
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/321]]==
pesait
le poids de la vieillesse, en ressentit de la fatigue : Râvana
l’observait, et, quand il vit le prince des oiseaux déjà las par
l’effet de son grand âge, il reprit la Vidéhaine, et joyeux il
s’élança de nouveau dans les airs. Le monarque des vautours,
Djatâyou prit aussitôt son essor dans les cieux, et, suivant le
Démon, qui serrait la fille du roi Djânaka contre son flanc, il tint
ce langage au ravisseur :
 
« Méchant, scélérat, artisan de cruautés, depuis que, poussé au
vol par ton âme rapace, tes mains ont ravi Sîtâ, tu es comme une
victime consacrée déjà pour l’autel ! Le héros tue son ennemi et le
dépouille, ou, percé de flèches, il reste lui-même sans vie sur le
champ de bataille ; mais le héros ne foule jamais la route où marche
le voleur ! Combats, si tu es un héros ! Arrête un instant, Râvana,
et tu vas te coucher mort sur la terre, comme ton frère le vaillant
Khara ! Plus d’une fois, tu as vaincu dans la guerre les Dieux et les
Dânavas ; mais le fils du roi Daçaratha, ce beau Râma, qui n’a point
oublié ses exercices de kshatrya, tout vêtu qu’il est ici avec un
habit d’écorce, t’aura bientôt fait mordre la poussière ! »
 
À ces mots du roi des oiseaux, l’orgueilleux monarque des Rakshasas
lui répondit en ces termes, les yeux rouges de colère :« Tu nous as
fait voir autant qu’il faut ton amitié pour le roi Daçaratha ; ce
que tu devais à Râma est largement acquitté : ne te fatigue pas
davantage ! »
 
À ces paroles ''fières'', le plus éminent des oiseaux lui répondit
sans émotion :« Montre-moi donc ici tout ce que tu as de force, de
vigueur, de puissance et ton ''plus grand'' courage : cruel, tu ne t’en
iras pas vivant ! Ravisseur des épouses d’autrui, âme impatiente,
vendue au
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/322]]==
mensonge, amie de la cruauté, tu brûleras dans
l’épouvantable Naraka sur le feu de ton action ! »
 
À peine Djatâyou eut-il achevé ces belles paroles, que le robuste
volatile se précipita avec impétuosité sur le dos même du
Rakshasa. Il déchira tout l’entre-deux des épaules du monstre aux
dix têtes avec ses ongles perçants et semblables aux aiguillons du
cornac. Le bec et les serres de l’oiseau couvraient de blessures et
mettaient le noctivague en morceaux. Saisi par les ongles acérés,
le Démon s’agitait de tous les côtés, comme un éléphant se remue
''avec impatience'', quand le conducteur est monté dessus ''et lui fait
sentir sa pointe''. Avec ses griffes, le roi des oiseaux lui sillonna
tout le dos ; avec ses griffes et les blessures de son bec tranchant,
Djatâyou laboura le cou entièrement. Avec les armes que lui
donnaient son bec, ses pattes crochues et ses ''grandes'' ailes, il
arracha les rudes cheveux du monstre et lui fit sentir la douleur dans
tous les yeux de ses dix têtes.
 
Enfin, le noctivague prit la Vidéhaine à son flanc gauche et se mit
lestement à frapper de sa main droite le volatile avec fureur. De son
côté, enflammé de colère, Djatâyou, blessant à coups redoublés
avec les serres, le bec et les ailes, fit passer Râvana dans cette
guerre à la couleur éclatante d’un açoka en fleurs. Mais le
vigoureux Daçagrîva furieux, s’armant de ses poings et de ses pieds,
abandonne la Vidéhaine et fait pleuvoir une grêle de coups sur le
roi des vautours.
 
Ce nouveau combat entre ces deux athlètes d’une force prodigieuse, ne
dura qu’un instant. En effet, Râvana, ''dégagé'', leva son épée, il
perça le flanc, il coupa les deux pieds, il trancha les deux ailes de
l’oiseau, qui luttait si vaillamment pour la cause de Râma. Ses
ailes abattues par le Rakshasa
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/323]]==
aux féroces exploits, le vautour tomba
rapidement sur la terre, n’ayant plus qu’un souffle de vie.
 
Quand elle vit l’oiseau gisant sur le sol et baigné de sang, la
Vidéhaine, ''profondément'' affligée, courut à lui comme elle eût
fait pour son époux. Le roi de Lankâ contemplait ce vautour à
l’âme généreuse, la poitrine toute blanche, le reste du corps
semblable aux sombres nuages, abattu maintenant sur la terre, où
Djatâyou se débattait misérablement. Alors Sîtâ étreignit
dans ses bras l’oiseau gisant sur la face de la terre et vaincu
par l’épée de Râvana, en même temps que la plaintive Djanakide
mouillait de pleurs son visage brillant comme l’astre des nuits.
 
« Le voilà donc gisant inanimé sur la terre, disait-elle, celui
même qui eût dit à Râma que je vis encore, et que, tombée dans
une telle infortune, je suis encore vertueuse : ah ! cette heure sera
aussi l’heure de ma mort ! Râma, certainement ! ne sait pas quel grand
malheur a fondu sur nous ; et, tandis qu’il erre, son arc bandé à la
main, le Kakoutsthide ignore sans doute quel monstre vint ici ! »
 
Une et deux fois elle appela Râma, et ''Kâauçalyâ'', sa belle-mère,
et Lakshmana lui-même : la tremblante Vidéhaine leur jetait ''en vain''
ces appels redoublés. Le monarque des Rakshasas courut alors vers
sa captive, le visage pâle d’effroi, les parures et les bouquets de
fleurs en désordre. Elle s’accrochait des mains aux sommités des
arbustes, elle serrait les grands arbres dans ses bras et poussait de
sa douce voix ces cris répétés :« Sauve-moi ! sauve-moi ! »
 
Mais lui, pareil à la mort, il saisit par les cheveux ''
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/324]]==
comme'' pour
trancher sa vie, cette femme consternée, à la voix expirante,
isolée de son époux dans ces bois. À la vue de cette violence
infligée à Sîtâ, la compassion et la douleur émurent tous les
grands saints, qui habitaient dans la forêt Dandaka. Devant cet
outrage fait à Sîtâ, l’espace infini du monde avec tous les êtres
animés ou non fut enveloppé d’une profonde obscurité. Quand il
vit de son regard céleste l’infortunée subir cette injure, le père
suprême de toutes les créatures prononça lui-même ces paroles dans
sa béatitude :« Le crime est consommé ! »
 
Elle eut beau crier :« Râma ! Râma !… À moi Lakshmana ! » le Démon
reprit la Vidéhaine et continua sa route dans les airs. Avec ses
membres atourés de leurs bijoux d’un or épuré, avec sa robe de soie
jaune, elle brillait alors, cette fille des rois, comme l’éclair au
milieu du ciel ! Sa robe jaune, que l’air soulevait par-dessus Râvana,
jetait son éclat sur le géant et lui donnait les apparences d’une
montagne, dont la cime est embrasée par le feu.
 
En voyant, sur le fond du ciel, sa figure immaculée se détacher
du sein de son ravisseur, on eût dit la lune, qui se lève, après
qu’elle a percé un sombre nuage.
 
Un pied de la ''belle'' Vidéhaine laissa échapper son bracelet, qui
tomba sur la terre, éclatant comme le feu et pareil à un disque
d’éclairs.
 
Les bijoux de la Vidéhaine et tous ses joyaux couleur du feu
tombaient du ciel rapidement sur la terre, semblables à des étoiles
qui se détachent du firmament. Son blanc et riche fil de perles se
rompit au milieu du sein et parut dans sa chute comme le Gange, qui
se répand du ciel sur la terre. Battus par le vent, tous les arbres,
habité
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/325]]==
s par les familles des oiseaux ''les plus'' variés, semblaient
dire avec le bruit de leurs cimes émues :« Ne crains pas ! ne crains
pas ! »
 
Irrités contre son ravisseur, les lions, les tigres, les éléphants,
les gazelles couraient après Sîtâ dans la grande forêt et
marchaient tous ''pêle-mêle'' derrière son ombre. Quand le soleil
consterné vit ce rapt de ''l’auguste'' Vidéhaine, son disque pâlit et
son brillant réseau de lumière disparut.
 
« Il n’y a plus de justice ! D’où viendra maintenant la vérité ? Il
n’y a plus de rectitude ! Il n’est plus de bonté ! » Ainsi, partout où
Râvana emportait l’épouse de Râma, ainsi gémissaient dans le
ciel toutes les créatures, à la vue de cette violence infligée à
l’illustre Vidéhaine, qui appelait de sa voix aux syllabes douces :
« Hâ ! Lakshmana !… à moi, Râma ! » et qui jetait, ''hélas ! toujours
en vain'', des regards multipliés sur toute la surface de la terre.
 
<center>_____</center>
 
Chemin faisant, la sage Vidéhaine, enlevée dans le sein de Râvana,
dit en pleurant, ses yeux rouges de larmes et de colère, au monarque
des Rakshasas, de qui les yeux inspiraient la terreur :« Tu montres
bien ici, roi des Rakshasas, ton courage sans pareil ! Cette prouesse,
vil Démon, ne te fait-elle pas rougir, toi, qui veux m’enlever,
abusant de la force et sachant que je suis abandonnée ! C’est toi qui,
voulant me ravir à mon époux, que tu n’osais affronter, oui ! c’est
toi, âme corrompue, qui le fis écarter de sa chaumière avec ce
prestige d’une gazelle, ouvrage de la magie ! Tu montres bien ici, roi
des Rakshasas, ton courage sans pareil ! Tu m’as conquise, ''vraiment'' !
dans un noble combat, où ton nom fut proclamé ''à haute voix'' ! Ce
cri, qui ressemblait à la voix de Râma,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/326]]==
ce cri de détresse, qui
déchira mon cœur, n’était qu’un artifice de toi ! Comment n’as-tu
pas de honte, vil Démon, après que tu as commis une telle action, le
rapt d’une femme en l’absence de son mari !
 
« Râma fut éloigné ainsi ''de l’ermitage'' : toi, voici que tu fuis !
alors, qu’est-il possible de faire ? Attends un instant, et tu ne t’en
iras pas avec le souffle de la vie ! »
 
C’est ainsi que le scélérat enlevait, malgré sa résistance, cette
infortunée toute pantelante, baignée de larmes, plongée dans
le chagrin, horriblement tourmentée, plusieurs fois malade et qui
exhalait des plaintes touchantes, précédées par des gémissements.
 
Il dirigea sa marche le front tourné vers la rivière Pampâ, mais
d’un esprit agité jusqu’à la démence. Une fois ce cours d’eau
franchi dans son vol, le roi des Rakshasas tendit vers le mont
Rishyamoûka, tenant la Mithilienne en pleurs dans ses bras ! La
princesse enlevée n’aperçut nulle part un défenseur, mais elle vit
sur le sommet de la montagne cinq des principaux singes. La Djanakide
aux grands yeux, à la taille charmante, jeta au milieu des cinq
quadrumanes ses brillantes parures et son vêtement supérieur, tissu
de soie avec un éclat d’or :« S’ils allaient raconter ce fait à
Râma ! » pensait-elle, ses regards attachés sur la terre et ses yeux
versant des larmes. D’un mouvement rapide, elle fit tomber au
milieu d’eux l’habillement avec les joyaux ; et, dans son agitation
intérieure, le monstre aux dix têtes ne s’aperçut pas que Sîtâ
jetait aux pieds des singes tous ses bijoux, et même que cette
femme à la taille gracieuse n’avait plus ni sa divine aigrette de
pierreries ni aucune de ses parures. Les chefs des singes, tournant
vers Sîtâ les regards
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/327]]==
curieux de leurs yeux bistrés, virent alors
cette dame aux grands yeux, qui invectivait Râvana.
 
<center>_____</center>
 
Parvenu dans sa grande cité aux larges rues bien distribuées, il
déposa enfin sa victime, comme Mâya l’Asoura déposa jadis ''la
Déesse'' Mâyâ. Le monarque aux dix têtes appela des Rakshasîs
à l’aspect épouvantable et leur intima ses volontés pour la
surveillance de sa captive :« Consacrez, dit-il à ces furies, qui
toutes, debout et réunies devant lui, tenaient leurs deux paumes
rassemblées en coupe ''à la hauteur du front'' ; consacrez sans
négligence toute votre attention à faire que personne en ces lieux,
ni homme ni femme, ne parle à cette Vidéhaine sans ma permission.
Donnez-lui tout ce qu’elle désire en parfums, fourrures,
habillements, or, pierreries ou perles ; je l’accorde… ''Ne l’oubliez
pas'' ! elle n’attache aucun prix à sa vie, celle qui dira jamais,
sciemment ou même à son insu, une parole qui soit désagréable à
''ma'' Vidéhaine ! »
 
<center>_____</center>
 
Quand le Démon eut fait entrer sa captive dans Lankâ, Brahma joyeux
tint ce langage à Çatakratou :« C’est pour le bien des trois mondes
et pour le mal des Rakshasas, dit le père des créatures au roi
des Immortels, que Râvana, l’âme cruelle, a conduit Sîtâ dans sa
ville.
 
« Cette dame de la plus haute noblesse, fidèle à son époux et qui a
toujours vécu dans les plaisirs, ne voyant plus son mari et consumée
de chagrins, parce qu’elle en est séparée, n’ayant plus maintenant
sous les yeux que des Rakshasas et harcelée sans cesse par les
menaces de
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/328]]==
leurs femmes :« Comment, se dira-t-elle, entrée dans
Lankâ, ville bâtie sur une île de la mer, souveraine des rivières
et des fleuves ; comment Râma saura-t-il que l’on me retient ici et
que j’y marche sur la ligne de mes devoirs ? »
 
« Roulant cette pensée en soi-même, captive, isolée dans sa
faiblesse, elle refusera toute nourriture, soutien de la vie,
et renoncera sans doute à l’existence. De nouveau, il me vient
aujourd’hui cette crainte que Sîtâ ne veuille plus supporter le
poids de sa vie. Va donc promptement, fils de Vasou, console Sîtâ,
entre chez elle et présente-lui ''de ma part'' ce vase de beurre
céleste et clarifié. » À ces mots, le Dieu Indra partit,
accompagné du Sommeil, pour la ville soumise aux lois de Râvana.
''Ils arrivent'', et le saint meurtrier du ''mauvais Génie'' Pâka dit
à son compagnon :« Sommeil, trouble ici les paupières des femmes
Rakshasîs ! » Invité de cette manière, le Dieu qui préside au
sommeil, plein d’une joie suprême, les endormit toutes pour le
succès du roi des Immortels.
 
L’occasion favorable ainsi donnée, la Divinité aux mille regards
s’approcha de Sîtâ et l’auguste époux de Çatchî commença par lui
inspirer de la sécurité :« Je suis le roi des Dieux : la félicité
descende sur toi ! lui dit-il ; jette les yeux sur moi, femme au candide
sourire ! Ton noble Raghouide, fille du roi Djanaka, jouit avec son
frère d’une bonne santé. Un jour, ce prince équitable viendra
lui-même dans cette Lankâ, soumise aux lois de Râvana. Environné
d’ours et de singes par milliers de kotis, ce ''digne'' enfant de
Raghou, accompagné de son frère et suivi de son armée, t’emmènera
dans sa ville, après qu’il aura fait mordre la poussière à tous
les Rakshasas, grâce à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/329]]==
la vigueur de son bras, et tué Râvana même
dans une bataille. ''Oui'' ! Djanakide, vainqueur de Râvana et de son
armée, ce puissant guerrier t’emmènera de ces lieux sur le char
Poushpaka : étouffe le souci qui te ronge le cœur ! Pour en assurer le
succès, je vais prêter mon aide à l’entreprise de ce roi magnanime :
ainsi ne te livre pas à la douleur, fille du roi Djanaka.
 
« Grâces à moi, ce héros à la grande vigueur franchira l’Océan :
c’est déjà moi, noble femme, qui ai su me procurer ici le sommeil de
tes Rakshasîs par les enchantements de la magie.
 
« Prends ce vase de beurre clarifié, que je te présente ; mets le
temps à profit et mange, éminente Dame, cet aliment délicieux,
suprême, divin ! Une fois que tu auras goûté ce mets, reine
charmante, tu ne seras plus affligée, très-vertueuse et noble
Dame, ni par la faim, ni par les maladies horribles ou même par la
pâleur. »
 
À ces mots, toute remplie de doute :« Comment saurai-je, lui dit
Sîtâ, que c’est bien Indra, le divin époux de Çatchî, que je
vois présent ici devant mes yeux ? Si tu es vraiment le roi même des
Immortels, montre-moi sans tarder les signes auxquels on reconnaît
un Dieu et dont j’ai entendu traiter mainte fois en présence de mon
instituteur spirituel ! »
 
À ces mots de Sîtâ, le fils de Vasou fit ce qu’elle demandait : il
se tint sans toucher la terre de ses pieds et regarda sans cligner les
yeux. Reconnaissant à ces traits qu’il était véritablement le
roi des Dieux, la Mithilienne dit alors pleine de joie :« Je te vois
maintenant de la manière que t’ont vu le roi mon beau-père et le
souverain de Mithila, mon père : tu es, divin Indra, le protecteur de
mon époux. Il vit donc heureux, mon noble Raghouide,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/330]]==
avec son frère
sous ta céleste protection ! J’en reçois la nouvelle avec bonheur,
Dieu à la force immense. Ce lait immortel et suprême, donné par
toi, je le bois, comme tu m’y invites, à l’accroissement de la
famille des Raghouides ! »
 
Ensuite, ayant pris la coupe aux mains du grand Indra, la Mithilienne
au candide sourire l’offrit d’abord à son époux, ensuite à
Lakshmana :« Puissent longtemps vivre mon époux à la force puissante
et son frère ! » Elle dit ; et sur ces mots, la Vidéhaine mangea cet
aliment fortuné. Quand elle eut pris cette réfection, la Dame au
charmant visage sortit de l’épuisement où l’avait jetée la faim :
puis, Mahéndra, lui ayant raconté l’histoire des événements à
venir, s’éleva dans les airs et partit.
 
<center>_____</center>
 
Une fois qu’il eut tué le Démon, qui savait prendre à son gré
toutes les formes, ce Mârîtcha, qui marchait devant lui sous les
apparences d’une gazelle, Râma, quittant cette partie du bois,
retourna chez lui.
 
Quand il songeait aux moyens avec lesquels Mârîtcha l’avait écarté
de sa chaumière ; à la manière dont cette gazelle d’or, frappée de
sa flèche, avait laissé voir le Rakshasa, ''qui s’était caché dans
ses formes'' ; au cri, que le Démon avait jeté ''en expirant'' :« À
moi, Lakshmana !….. Je suis mort !….. » Cette voix, ''imitant la
mienne'', se disait-il plein d’angoisse, a dû procurer aux Rakshasas
cette favorable occasion qu’ils désiraient bien trouver ! Daigne
le ciel garder Sîtâ délaissée dans la grande forêt ; car leur
défaite dans le Djanasthâna a soulevé contre moi la haine des
Rakshasas ! »
 
Tandis qu’il agitait ces réflexions en lui-même, le Raghouide
''
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/331]]==
inquiet'' rencontra Lakshmana accourant à sa rencontre avec une
splendeur éteinte. À ce héros triste, abattu, consterné, le visage
altéré, Râma encore plus consterné lui-même de jeter ces mots
avec tristesse et plein d’abattement.« Hâ, Lakshmana ! que tu as fait
une chose blâmable de venir ici, abandonnant Sîtâ dans cette forêt
déserte, infestée par les Rakshasas ! Je ne puis en douter maintenant
d’aucune manière : la fille du roi Djanaka est égorgée ou même
dévorée par les Démons, qui habitent dans ces bois. Car de
sinistres augures se montrent à nos yeux en plus grand nombre.
Puissions-nous retrouver saine et sauve notre chère Vidéhaine ! En
effet, cet animal, qui m’avait séduit avec ses apparences de gazelle,
m’attira loin par des allèchements donnés à mon espérance ; mais,
frappé enfin d’une flèche après une grande fatigue, il abandonna
ses formes de gazelle et ne montra plus en lui qu’un Rakshasa ! »
 
Après qu’il eut fouillé toute sa retraite, le Raghouide, pénétré
de la plus vive douleur, interrogea le fils de Soumitrâ au milieu de
son ermitage :« Quand je t’avais donné, plein de confiance en toi,
la belle Mithilienne à titre de dépôt dans cette forêt déserte,
infestée par les Rakshasas, comment s’est-il fait que tu l’aies
abandonnée pour venir me trouver ? Ton arrivée ''inattendue'' vers moi,
après ce délaissement de Sîtâ, a troublé véritablement toute mon
âme en y jetant ''soudain'' le soupçon d’un horrible forfait. À
peine t’eus-je aperçu de loin marchant au milieu des bois sans être
accompagné de Sîtâ, que je sentis battre mon cœur, Lakshmana,
trembler mon œil et mon bras gauches. »
 
À ces mots, le Soumitride aux signes heureux, Lakshmana, tout plongé
dans la douleur et le chagrin, fit
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/332]]==
cette réponse au noble enfant de
Raghou :« Ce n’est pas de moi-même, par un acte de mon plein gré,
que je suis venu, abandonnant Sîtâ. Elle m’en a donné l’ordre
elle-même, et là-dessus je suis parti. En effet, ces mots :
« Lakshmana, sauve-moi ! » ce cri, que le noble ''Démon'' avait jeté au
loin à travers une vaste expansion, est tombé dans l’oreille de la
Mithilienne. À ce cri de détresse, elle, inquiète dans sa tendresse
pour son époux :« Va ! cours ! » m’a-t-elle dit, baignée de larmes et
palpitante de terreur. Quand elle m’eut plusieurs fois répété cet
ordre :« Pars ! » alors moi, qui désirais faire ce que tu avais pour
agréable, je dis à ta Mithilienne :« Je ne vois personne qui puisse
mettre, Sîtâ, ton époux en danger.
 
« Rassure-toi ! cette parole, à mon avis, est un prestige et non une
réalité. Comment lui, ce noble prince, qui serait le sauveur des
treize Dieux mêmes, aurait-il pu dire cette lâche et méprisable
parole :« Sauve-moi ! » Pour quelle raison et par quelle bouche,
imitant la voix de mon frère, furent jetés ces mots étranglés :
« Sauve-moi, fils de Soumitrâ ? » ''C’est là précisément ce dont
je me défie ! '' Loin de toi ce trouble, où je te vois tombée ! Sois
tranquille ! N’aie point d’inquiétude ! Il n’existe pas dans les trois
mondes un homme qui puisse vaincre ton époux dans un combat : ''oui'' !
il est impossible à nul être, soit né, soit à naître, de gagner
sur lui une bataille ! »
 
« À ces mots, ta Vidéhaine m’adressa, versant des larmes et d’une
âme égarée, ces mordantes paroles :« Ton cœur est placé en moi :
tu es d’une nature infiniment dépravée ; mais, si mon époux
reçoit la mort, ne te flatte pas encore, Lakshmana, de posséder sa
femme ! » --Ainsi invectivé par la Vidéhaine, je suis sorti indigné
de l’ermitage,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/333]]==
mes yeux rouges et mes lèvres tremblantes de
colère. »
 
Au fils de Soumitrâ, qui tenait ce langage, Râma fit cette réponse,
l’esprit affolé d’inquiétude :« Tu as commis une faute, mon ami,
de quitter l’ermitage et de venir. Quoiqu’elle sût bien que c’est la
nécessité de réprimer les Démons qui m’oblige à me tenir ici
dans ces bois, ta grandeur n’a pas craint d’en sortir à ces paroles
irritées de la Mithilienne. Je ne suis pas content de toi : je
n’approuve pas que tu aies délaissé ma Vidéhaine, surtout à la
voix mordante d’une femme courroucée. »
 
À l’aspect de ce Djanasthâna, qui semblait aussi pleurer de tous
les côtés, Râma dit encore, poussant des cris et levant au ciel ses
deux bras luisants :« Si cachée derrière un arbre, Sîtâ, tu veux
rire de mon ''inquiétude'', que la vive douleur, où ton absence m’a
jeté, noble Dame, suffise à ton badinage !… Sîtâ aime à jouer
avec ces faons apprivoisés de gazelle ; mais tu ne vois point ici avec
eux, Lakshmana, leur maîtresse aux grands yeux !… Ces bijoux
d’or, Lakshmana, ces paillettes brisées d’or, avec cette guirlande,
répandues sur la terre, ils étaient dans la parure de ma
Vidéhaine !… Vois, fils de Soumitrâ ! d’affreuses gouttes de sang,
pareilles à de l’or épuré, couvrent de tous côtés la surface de
la terre !
 
« Je pense, Lakshmana, que la sainte pénitente du Vidéha, déchirée
et percée de leurs dents, fut mise en pièces ou dévorée même par
ces Démons habiles à changer de formes. Vois ces traces, fils
de Soumitrâ ! Elles signalent ici un combat livré à cause de ma
Vidéhaine, que deux Rakshasas ''impurs'' se disputaient. Que devint,
''hélas'' ! entre ces deux noctivagues, qui se battaient pour elle, son
visage,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/334]]==
dont l’éclat sans tache ressemble à l’astre des nuits ?
 
« À qui appartient, mon ami, ce grand arc, avec des ornements d’or et
pareil à l’arc même d’Indra, que je vois tombé là et rompu sur la
terre ! À qui était cette armure, qui gît non loin brisée, cuirasse
d’or aux ornements de pierreries et de lapis-lazuli, brillante comme
le soleil dans sa jeunesse ''du matin'' ? À qui fut ce parasol zébré
de cent raies, mon ami, et rehaussé d’une céleste guirlande de
fleurs, que tu vois là jeté sur la terre, avec un sceptre cassé ?
Héros, à quel maître furent tués dans le combat ces ânes aux
grands corps, aux formes épouvantables, aux plastrons d’or, aux
visages de vampires ?
 
« Où est allée cette femme aux beaux yeux, aux belles dents, aux
paroles toujours pleines de convenance ? Où est allée ma souveraine,
Lakshmana, après qu’elle m’eut abandonné sous le poids de mon
accablante douleur, comme la splendeur abandonne l’astre du jour sur
le front du couchant ? »
 
Quand il eut fouillé ainsi de ses regards le Djanasthâna de tous
les côtés, le fils de Raghou, bien tourmenté par le chagrin, n’y
rencontra pas la fille du roi Djanaka.
 
Voyant que ses recherches ne lui avaient pas rendu son épouse, le
fils du roi Daçaratha, cet homme supérieur, que l’absence de Sîtâ
avait plongé dans une immense et terrible douleur, ne pouvait revenir
à la quiétude, comme un grand éléphant qui ne peut sortir du vaste
bourbier où il est entré, mais qui s’y enfonce de plus en plus.
 
Animés par le désir de voir Sîtâ, les deux héros visitèrent, et
les forêts, et les montagnes, et les fleuves, et les étangs. Râma,
secondé par Lakshmana, de fouiller
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/335]]==
toute la montagne avec ses bois et
ses bocages : ils sondèrent tous les deux les plateaux, les grottes et
les viviers fleuris de ce mont aux cimes nombreuses, couvert par des
centaines de métaux divers ; mais ils ne purent nulle part rencontrer
celle ''qu’ils cherchaient''.
 
Enfin, ils aperçurent, couché sur la terre, baigné de sang et ses
deux ailes coupées, l’oiseau géant Djatâyou, semblable aux cimes
d’une montagne. À la vue de ce volatile, Râma tint ce langage à son
frère :« On ne peut en douter, ma Vidéhaine fut dévorée ici par
ce ''monstre'' ! Ce vautour est sans doute un Rakshasa qui erre dans la
forêt avec cette forme empruntée : il fait ici la sieste à son aise,
bien repu de ma Sîtâ aux grands yeux !
 
« Je vais le frapper d’un coup rapide avec mes flèches à la pointe
enflammée, qui volent droit au but, comme le Dieu aux mille
yeux frappe dans sa colère allumée une grande montagne avec son
tonnerre ! »
 
À ces mots, encochant une flèche à son arc, il fondit irrité sur
le vautour, et la terre en fut comme ébranlée sous les pieds du
héros tout ému. Alors ce volatile infortuné, qui vomissait le sang
à pleine bouche :« Râma !… Râma ! dit-il avec une voix plaintive au
Raghouide en courroux. Cette femme, que tu cherches comme une plante
salutaire dans la forêt, Sîtâ et ma vie, noble fils du roi des
hommes, c’est Râvana, qui les a ravies toutes les deux à la fois !
 
« J’ai vu, abusant de la force, Râvana enlever ta Vidéhaine,
abandonnée par toi, vaillant Raghouide, et par Lakshmana. J’ai volé
au secours de Sîtâ, mon fils, et j’ai renversé dans une bataille
Râvana sur le sol de la terre avec son char fracassé. Cet arc ici
rompu est à lui ; c’est encore à lui cette ombrelle déchirée : c’est
à lui
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/336]]==
qu’appartient ce char de guerre, et c’est moi qui l’ai brisé.
Ici, j’ai livré à deux et plusieurs fois une longue, une affreuse
bataille à Râvana, et j’ai déchiré ses membres à grands coups de
mes ailes, de mon bec ou de mes serres. Mais, trop vite fatigué à
cause de ma vieillesse, Râvana m’a coupé les deux ailes ; il prit ta
Vidéhaine sur le bras et s’enfuit de nouveau dans les airs.
 
Quand Râma eut reconnu Djatâyou dans le volatile qui racontait cette
histoire, il embrassa le monarque des vautours et se mit à pleurer
avec le fils de Soumitrâ. À la vue du malheureux oiseau, poussant
toutes sortes de gémissements, délaissé même dans ce lieu
impraticable et solitaire, Râma plein de tristesse tint alors ce
langage à Lakshmana :« Ma déchéance du trône, mon exil dans les
bois, la perte de Sîtâ et la mort de mon père : voilà tombés sur
moi des malheurs tels qu’ils pourraient incendier le feu même ! Si
j’allais puiser de l’eau à la mer salée, on verrait sans doute cette
reine des rivières et des fleuves se tarir aussitôt que je viendrais
à toucher ses rives ! Il n’est pas dans ce monde avec toutes ses
créatures, douées ou non du mouvement, un être plus malheureux que
moi, enveloppé dans cet immense filet d’infortunes ! Cet ami de mon
père, ce roi des vautours, chargé d’années, le voilà donc gisant
sur la terre, frappé lui-même par l’adversité de mon Destin ! »
 
Il dit, et Râma sur ces mots, lui montrant toute l’affection d’un
père, caressa de sa main avec Lakshmana le malheureux vautour.
 
« Djatâyou, si tu as encore la force d’articuler quelques mots,
parle-moi, s’il te plaît, de Sîtâ et des circonstances qui ont
amené ta mort à toi-même.
 
« Pour quelle raison Sîtâ fut-elle enlevée ? Quelle offense
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/337]]==
Râvana
avait-il reçue de moi ? ou dans quel lieu avait-il vu ma bien-aimée ?
Quelle est la forme, quelle est la vigueur, quelles sont les prouesses
de ce Rakshasa ? Où son palais est-il situé ? Parle, mon ami ; réponds
à mes questions. »
 
Ensuite, ayant tourné ses yeux vers le héros invincible, qui se
répandait en gémissements, Djatâyou, malade jusqu’à la mort et
l’âme toute contristée, se leva non sans peine, et recueillant ses
forces, dit à Râma ces mots d’une voix nette :
 
« Son ravisseur, c’est Râvana, le bien vigoureux monarque des
Rakshasas : il eut recours aux moyens de la grande magie, qui procède
avec les tempêtes du vent.
 
« Il t’a ravi Sîtâ à cette heure du jour que l’on appelle
Vinda[29], où le maître d’un objet perdu tarde peu à le retrouver ;
circonstance à laquelle Râvana ne fit alors aucune attention. »
 
[Note 29 : C’est-à-dire ''la trouveuse''.]
 
Tandis que l’oiseau mourant parlait ainsi à Râma, il s’agitait sans
repos ; le sang et la chair même sortaient à flots de sa bouche.
Enfin, promenant de tous côtés ses yeux inquiets, le vautour, dans
les convulsions extrêmes de l’agonie, dit encore ces paroles en
expirant :« Ce monarque, il règne à Lankâ dans une île de la mer,
qui est au midi ; il est, sans aucun doute, le fils de Viçravas et le
frère de Kouvéra. » À ces mots, dans une crise de faiblesse, ce roi
des volatiles exhala son dernier soupir.
 
La tête du vautour s’affaissa par terre, il écarta ses jambes,
allongea son cou et retomba sur la face du sol.
 
À la vue du volatile gisant, la vie éteinte, comme une montagne
''écroulée'', Râma dans le plus amer des chagrins,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/338]]==
dit ces mots
au fils de Soumitrâ :« Cet oiseau, qui parcourut de si nombreuses
années la forêt Dandaka et qui demeurait tranquillement ici dans le
séjour des Rakshasas ; lui, de qui, plusieurs fois centenaire, la
vie atteignit une si longue durée, le voici maintenant qui gît
mortellement frappé ; car il est impossible d’échapper à la mort !
 
« Ce roi des oiseaux mérite de ma reconnaissance le même culte et
les mêmes honneurs que Daçaratha, le fortuné monarque d’illustre
mémoire. Apporte du bois, Lakshmana ; j’en vais extraire le feu ; je
veux rendre les devoirs funèbres à cet Indra des oiseaux, qui reçut
la mort à cause de moi. » À ces mots, Râma, le devoir incarné, mit
Djatâyou sur la pile de bois allumé et réduisit en cendres le
roi des vautours : puis il se plongea dans l’onde avec le fils
de Soumitrâ, et les deux frères à l’instant de célébrer la
cérémonie de l’eau funéraire à l’intention de l’oiseau mort.
Ensuite, le héros illustre abattit un cerf ; il coupa ses chairs
en morceaux et les abandonna aux oiseaux, dans un lieu de la forêt
tapissé de frais gazons. Enfin il prononça lui-même sur le volatile
défunt, pour son entrée dans le Paradis, ces mêmes prières que les
brahmes ont coutume de réciter sur un homme trépassé. Cela fait,
les deux fils du plus noble des hommes descendent à la rivière
Godâvarî, et présentent de nouveau l’onde funèbre aux mânes
du roi des vautours. Honoré de ces pieuses obsèques par ce ''royal
anachorète'', semblable à un grand rishi, l’âme du monarque emplumé
qui avait affronté une entreprise si glorieuse, mais si difficile,
et reçu la mort en combattant, parvint à la voie sainte, suprême et
fortunée.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/339]]==
Le lendemain, ils se lèvent à l’aube naissante et vaquent ensemble
aux prières du jour. Ce devoir accompli, les deux héros à la grande
force abandonnent le Djanasthâna désert et tournent leurs pas à
la recherche de Sîtâ vers la plage occidentale. De là, ces deux
Ikshwâkides, armés d’arcs, de flèches et d’épées, arrivent devant
un chemin non battu. Ils virent une immense forêt, impraticable,
hérissée de hautes montagnes et toute couverte de maintes lianes,
d’arbrisseaux et d’arbres.
 
Or, Lakshmana au cœur pur et vertueux, au langage de vérité, à la
grande splendeur, dit ces mots, les mains jointes, à son frère, de
qui l’âme était pleine de tristesse :
 
« Je sens mon bras qui tremble fortement ; le trouble agite mon cœur :
je vois, guerrier aux longs bras, des prodiges qui nous sont tous
contraires. Des augures se montrent avec des formes sinistres : assieds
ton âme, héros, sur une base inébranlable, car ces présages nous
annoncent un combat à soutenir dans l’instant même. »
 
Dans ce moment s’offrit à leurs yeux un torse énorme, de la couleur
des sombres nuages, hideux, bien effrayant à voir, difforme, sans
cou, sans tête, et couvert de soies piquantes, avec une bouche armée
de longues dents au milieu du ventre. D’une élévation colossale, ce
tronc égalait pour la hauteur une grande montagne et résonnait avec
le fracas des nuées, où bondit le tonnerre. Il n’avait qu’un œil
très-fauve, long, vaste, large, immense, placé dans la poitrine, et
dont la vue embrassait une distance infinie. Détruisant tout et
d’une force ''sans mesure'', il dévorait les ours farouches et les
plus grands éléphants : jetant çà et là ses deux bras horribles
et longs d’un yodjana, il empoignait dans ses mains les divers
quadrupèdes ou volatiles.
 
À
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/340]]==
peine les deux frères avaient-ils parcouru l’intervalle d’une
lieue seulement, qu’ils furent saisis par ce colosse aux longs bras.
Embrassés fortement par le monstre que tourmentait la faim, les deux
héros, entraînés vers le ''tronc difforme'', virent alors ses bras
semblables à des massues ou pareils aux trompes des plus grands
éléphants ; ses bras, couverts de poils aigus avec des mains armées
d’ongles secs, longs, horribles comme des serpents à cinq têtes.
Portant leurs arcs, leurs épées et leurs flèches, nos deux
guerriers, entraînés malgré eux par ses bras et tirés déjà près
de sa bouche, eurent grande peine à s’arrêter sur les bords.
 
Il ne put néanmoins, en dépit de ses bras, jeter dans sa gueule
ces deux héroïques frères, Râma et Lakshmana, qui résistaient
de toute leur force. Alors ce Dânava redoutable, Kabandha aux longs
bras, dit à ce couple de frères, armés d’arcs et de flèches :« Qui
êtes-vous, ''guerriers'' aux épaules de taureaux, qui portez des arcs
et de grandes épées ; vous, qui êtes venus dans ces bois horribles
et vous êtes approchés de moi pour être ma pâture ? Dites-moi et
quel est votre but, et quelle raison vous amène ici, et pourquoi,
venus dans ma région, où la faim me tourmente, vous deux,
restez-vous là ? »
 
À ces mots du cruel Kabandha, l’aîné des Raghouides, le visage
glacé ''d’épouvante'', dit à son frère :« Nous sommes tombés d’une
infortune dans un plus grand malheur ; désastre épouvantable et sûr,
où nous perdrons la vie sans avoir eu même le bonheur de recouvrer
ma bien-aimée ! »
 
Tandis qu’il parlait ainsi, l’auguste fils du roi Daçaratha, ce
héros fameux, au courage inébranlable, à la vigueur infaillible,
jetant les yeux sur Lakshmana, de qui
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/341]]==
tout l’extérieur annonçait la
fermeté d’âme, conçut aussitôt la pensée de couper les bras du
colosse.
 
Aussitôt ces deux Raghouides, qui savaient le prix du temps et du
lieu, dégainent leurs cimeterres et tranchent les deux membres à
l’endroit où ils s’emboîtaient aux épaules. Râma, qui se trouvait
à droite, coupa de son épée le bras droit et le sépara de
l’épaule, tandis que le héros Lakshmana vivement abattit le bras
gauche. Le grand Asoura au corps de géant tomba, ses deux bras
coupés, remplissant de ses cris, comme un nuage orageux, la terre,
le ciel et tous les points cardinaux. Ensuite, inondé de sang, mais
joyeux à la vue de ses bras coupés, le Démon interroge ainsi les
deux héros :« Qui êtes-vous ? »
 
À la question de ce torse mutilé, Lakshmana, aux signes heureux,
à la vigueur immense, répondit en ces termes :« Ce guerrier-ci est
l’héritier d’Ikshwâkou ; sa renommée est grande ; il se nomme Râma :
sache que moi, je suis Lakshmana, son frère puîné. Tandis que ce
héros, égal aux Dieux pour la puissance, habitait dans la forêt
déserte, un Rakshasa lui a ravi son épouse, et Râma vient ici la
chercher. Mais toi, qui es-tu ? Ou pourquoi demeures-tu en ces bois,
tronc épouvantable par tes jambes tronquées et ta bouche enflammée
au milieu du ventre ? »
 
Plein d’une joie suprême à ces mots de Lakshmana, car il se
rappelait alors ce qu’Indra jadis lui avait dit, Kabandha fit cette
réponse :« Héros, soyez tous deux les bienvenus ! c’est ma bonne
fortune qui vous amena dans ces lieux ! c’est ma bonne fortune qui vous
inspira de me trancher ces deux bras, semblables à des massues !
 
« Dévoré par la faim, dans ma vertu éteinte, je ne faisais
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/342]]==
grâce
à rien de ce qui passait à ma portée, gazelle ou buffle, ours et
tigre, éléphant ou homme ! Mais aujourd’hui que j’ai vu, dans le
profond chagrin où j’étais plongé ; aujourd’hui que j’ai vu, dans le
malheur où j’étais enchaîné, les deux héros de Raghou, il n’est
pas au monde un être plus heureux que moi !
 
« Jadis, j’étais sur la terre séduisant par ma beauté et semblable
même à l’Amour ; une faute commise un jour me fit tomber dans ces
formes-ci tout à fait contraires. C’est le venin d’une malédiction
qui a changé mes attraits en cette difformité hideuse, repoussante,
qui inspire la terreur à tous les êtres et telle enfin ''que vous
voyez''.
 
« Ma beauté fut célèbre dans les trois mondes, elle était au
delà de toute imagination, comme si tous les charmes, partagés entre
Çoukra, la lune, le soleil et Vrihaspati étaient réunis dans une
seule personne. Je suis un Dânava, mon nom est Danou, je suis le
fils moyen de Lakshmî, ''déesse de la beauté'' : apprends que c’est la
colère d’Indra qui m’a revêtu de ces formes hideuses.
 
« Une terrible pénitence me rendit agréable au père des créatures :
il m’accorda une longue vie en récompense, et ce don remplit mon âme
''d’un vain orgueil''.« Maintenant qu’une longue vie m’est donnée,
pensai-je, qu’est-ce qu’Indra peut me faire ? » et là-dessus je
défiai Indra même au combat. Mais son bras, déchaînant sur moi sa
foudre aux cent nœuds, fit rentrer dans mon corps et ma tête et mes
jambes. Je le conjurai en vain ''de me donner la mort'', il ne voulut
pas m’envoyer au noir séjour d’Yama :« Non ! dit-il, que la parole de
Brahma subsiste dans sa vérité ! »
 
« Alors, devenu ce que tu vois, rejeté hors de ma beauté, avec ma
splendeur éteinte, je dis au roi des Immortels,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/343]]==
en réunissant les
paumes de mes deux mains à ''l’endroit où n’était plus'' mon front :
« Transformé par la foudre, les jambes tronquées et ma bouche
rentrée dans mon corps avec ma tête, comment puis-je sans manger
vivre encore une très-longue vie ? » À ces mots, le roi des Immortels
me donna ces bras longs d’un yodjana et me fit au milieu du ventre
cette bouche munie de ses dents acérées. Grâces à mes longs bras,
j’entraîne à moi de tous côtés dans la grande forêt éléphants,
tigres, ours, gazelles, et je fais d’eux ma pâture. Indra me dit
alors :« Tu iras au ciel, quand Râma et Lakshmana t’auront coupé les
deux bras dans un combat. »
 
« Tu es Râma, je n’en puis douter, car nul autre que toi ne pouvait
me donner la mort, suivant les paroles que m’a dites l’habitant du
ciel. Je veux me lier de société avec vous, hommes éminents, et
jurer à vos grandeurs une ''éternelle'' amitié, en prenant le feu
même à témoin. »
 
Quand Danou eut achevé ces mots, le vertueux Raghouide lui tint ce
langage en présence de Lakshmana :« Sîtâ est mon illustre épouse :
Râvana me l’a ravie, sans rencontrer d’obstacle, car mon frère et
moi nous étions sortis du Djanasthâna. Je connais le nom seulement
de ce Rakshasa, mais nous ne savons ni quelle est sa forme, ni quelle
est sa demeure, ni quelle est sa puissance.
 
« Parle-nous de Sîtâ, de son ravisseur et du lieu où mon épouse
fut emmenée : fais-nous ce plaisir infiniment agréable, si tu en sais
quelque chose dans la vérité. Il te sied d’agir ainsi par compassion
pour nous, errants, malheureux, accablés de chagrins et voués
nous-mêmes au secours des ''opprimés''. »
 
À ces mots de Râma composés de syllabes attendrissantes, Danou,
habile à manier la parole, fit cette réponse
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/344]]==
au fils éloquent
de Raghou :« Je n’ai plus ma science céleste ; je ne connais pas
ta Mithilienne ; mais je pourrai t’indiquer un être qui doit la
connaître, quand, de ce corps brûlé sur le bûcher, je serai passé
dans mon ancienne forme.
 
« Tandis que le soleil marche encore avec son char fatigué,
creuse-moi une fosse, Râma, et brûle-moi suivant les rites. »
 
À ces mots, les deux héros à la grande force, Râma et Lakshmana,
élèvent sur la montagne un lit de gazons, y portent Kabandha sur
leurs épaules, font sortir le feu du bois frotté contre le bois,
déposent le tronc inanimé dans une fosse et se mettent à construire
le bûcher par-dessus.
 
Alors, avec de grands tisons allumés, Lakshmana mit le feu de tous
côtés à la pile de bois, et le bûcher flamboya entièrement. Le
feu consuma lentement ce grand corps de Kabandha, pareil à une masse
de beurre clarifié, et la moelle en fut cuite dans les os.
 
Soudain, secouant les cendres du bûcher, s’envola rapidement au sein
des cieux le beau Danou, joyeux, paré de tous ses membres, regardant,
''comme un Dieu'', sans cligner ses paupières et portant sur des habits
sans tache une guirlande de fleurs cueillies sur l’arbre céleste
Santâna. Autour de lui flottait sa robe lumineuse, immaculée ; et,
tout radieux, illuminant de sa vive splendeur tous les points du ciel,
il se tenait dans les airs sur un char attelé de cygnes, ravissant
l’âme et les yeux.
 
''L’être fortuné'' qui marchait dans les cieux ''et qui naguère
était'' Kabandha :« Apprends, fils de Raghou, dit-il à Râma, qui
doit un jour te rendre Sîtâ. Près d’ici est une rivière nommée
Pampâ, dans son voisinage est un
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/345]]==
lac ; ensuite, une montagne appelée
Rishyamoûka : dans ses forêts habite Sougrîva, personnage à la
grande vigueur, qui peut changer de forme à sa fantaisie. Va le
trouver : il est digne de tes hommages et mérite que tu l’honores d’un
pradakshina.
 
« Heureusement pour toi, Râma, ce vertueux singe, nommé Sougrîva,
fut renversé du trône par son frère en courroux, Bâli, fils du
soleil. Depuis lors, ce héros magnanime, accompagné de quatre
singes fidèles, habite la haute montagne Rishyamoûka, que la Pampâ
embellit de sa fraîche lisière. Va sur-le-champ, fils de Raghou, et
ne tarde pas à faire de lui ton ami : avec lui pour allié, je vois
ton entreprise bientôt couronnée du succès. Lève-toi, homme pieux ;
mets-toi en route à l’instant et va, tandis que le ''flambeau du''
soleil est allumé, t’aboucher avec le monarque reconnaissant des
singes. »
 
« Que la félicité t’accompagne ! adieu ! » disent les deux Raghouides
au glorieux Kabandha, qui planait dans le sein des airs.« Et vous
aussi, allez, répondit le Dânava, pour le succès de l’affaire
''où vous êtes engagés''. » Ainsi congédiés, les deux rejetons de
Kakoutstha rendent leurs hommages à Danou et partent bien contents.
 
<center>_____</center>
 
Hâtés par le désir de voir Sougrîva, les deux voyageurs traversent
des lieux couverts de montagnes, dont les arbres étaient chargés de
fruits doux comme le miel. Après une station d’une seule nuit sur
le dos ''gazonné'' des montagnes, ces héros continuent leur voyage le
premier jour dès l’aube naissante.
 
Enfin, quand ils eurent mesuré une longue route, ornée de bois
variés, les deux Raghouides s’approchèrent du rivage occidental de
la Pampâ.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/346]]==
Sous l’éventail d’un frais zéphir au souffle caressant, Râma joyeux
sentit avec le Soumitride se dissiper toute sa fatigue, au spectacle
de ces arbres, les rameaux chargés de fleurs et de fruits, les
voûtes retentissantes du concert des kokilas ; à la vue de cette
terre aux surfaces tapissées d’herbes nouvelles, douces, fraîches
et bleu-foncé, à l’aspect de cette Pampâ, bien ravissante et comme
enflammée par des lotus brillants à l’égal du soleil dans son
enfance ''du matin''. En contemplant cette rivière limpide, fortunée,
charmante à voir, ces deux héros à l’immense vigueur furent
enivrés d’une joie aussi vive que Mitra et même Varouna, ce jour
où sous leurs yeux ils virent le grand fleuve du Gange sortir de la
création à la voix des rishis.
 
<center>_____</center>
 
La vue de ces deux magnanimes héros jetait dans une extrême
inquiétude Sougrîva et ceux qui suivaient sa fortune. L’esprit
assiégé de ''mille'' pensées, le roi des singes résolut de quitter
la montagne. Observant que ces deux héros paraissaient d’une vigueur
immense et porter des arcs formidables, il ne pouvait calmer son âme ;
et, le cœur assailli d’anxiété, il regardait autour de lui tous les
points de l’espace.
 
Le prince des quadrumanes ne pouvait rester en place un seul
instant. Il se mit à réfléchir ; et, plein de trouble, dit à ses
conseillers :« Voici deux espions, que Bâli même envoie dans cette
forêt impénétrable sous la forme empruntée de ces deux hommes, qui
viennent ici, vêtus d’habits faits d’écorce ! »
 
Les optimates singes passent aussitôt de leur cime dans une autre
cime de la montagne.
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/347]]==
Quand Sougrîva eut sauté de sommet en sommet, rapide comme le
vent ou les ailes de Garouda, il s’arrêta enfin sur la crête
septentrionale du Malaya, où ses hommes des bois vinrent se rallier
à lui sur les pics inaccessibles de cette grande montagne ; et leur
marche effrayait alors chats-pards, antilopes et tigres. Réfugiés
sur la haute montagne, les conseillers de Sougrîva s’approchent du
roi des singes et se tiennent devant lui, joignant leurs paumes en
coupe à la hauteur du front. Ensuite, le sage Hanoûmat tient ce
langage plein de sens au monarque tout ému, en défiance contre
une scélératesse de Bâli :« Pourquoi, l’esprit troublé, cours-tu
ainsi, roi des singes ? Je ne vois point ici ton cruel frère
aîné, cet artisan de crimes, le farouche Bâli, qui t’inspire une
continuelle inquiétude. »
 
À ces paroles du singe Hanoûmat, Sougrîva lui répondit alors en
ces paroles d’une grande beauté :« Au cœur de qui n’entrerait pas
la crainte, à la vue de ces deux archers aux grands yeux, aux longs
bras, au courage héroïque, à la vigueur immense ? C’est Bâli, je
le crains, Bâli même, qui expédie vers nous ces deux hommes
formidables. Les rois ont beaucoup d’amis : ils aiment à frapper leurs
ennemis ; un être de condition vulgaire ne peut bien les connaître :
mais toi, singe, quoique tu ne sois pas un roi, tu peux néanmoins
pénétrer le secret de ces deux hommes à leur marche, à leurs
gestes, à leur mine, à leurs discours, à certaine altération même
dans leurs voix. Observe attentivement si leur âme est ou bonne ou
méchante, en gagnant leur confiance, en les comblant d’éloges, en
redoublant pour eux de gestes affectueux. Demande, noble singe, à ces
deux hommes, doués pleinement de beauté, quelle chose ils désirent
ici. »
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/348]]==
Hanoûmat eut à peine entendu ces grandes paroles de Sougrîva, qu’il
s’élança de la montagne, où les racines des arbres puisaient leur
nourriture, et se porta d’un saut jusqu’au lieu où marchaient les
deux Raghouides.
 
Le noble singe, qui possédait la force de la vérité, ce messager
à la grande vigueur dépouilla ses formes de singe ; il revêtit les
apparences d’un religieux mendiant, et, commençant par les
flatter suivant l’étiquette, il adressa aux deux héros ce langage
''insinuant'' :« Pénitents aux vœux parfaits, vous qui ressemblez
au roi des Immortels, comment, anachorètes des bois, vos grandeurs
sont-elles venues dans cette contrée où vos pas jettent l’épouvante
parmi les troupes des gazelles et les autres habitants des forêts ;
vous, ascètes, de qui les yeux contemplent de tous côtés les arbres
nés sur les rives de la Pampa, et qui n’êtes pas ''en ce moment''
le moins bel ornement de cette rivière aux ondes fraîches ? Qui
êtes-vous donc, vous, qui, remplis de force, êtes revêtus d’un
valkala ; vous, héros à la couleur d’or, qui, avec le regard du lion,
ressemblez encore au lion par une vigueur sans mesure et tenez à vos
longs bras des arcs pareils à l’arc même d’Indra ?
 
« Vous, qui possédez la beauté, la richesse des formes et la
splendeur, vous, les plus magnanimes des hommes, qui ressemblez
aux plus magnifiques éléphants, et de qui la démarche fière me
rappelle ces nobles animaux dans l’ivresse de rut ?
 
« Cette reine des montagnes rayonne de votre lumière ! Comment
êtes-vous arrivés dans cette contrée, vous, qui méritez un empire
et me semblez être des Immortels ? Vous, qui avez des yeux comme les
pétales du lotus ; vous au front de qui vos cheveux en djatâ forment
un diadème ; vous, de qui l’
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/349]]==
un est le portrait vivant de l’autre, et
qui paraissez venir du monde des grands Dieux ?
 
« Quand je vous parle ainsi, pourquoi ne me regardez-vous pas ? Et
pourquoi ne me parlez-vous pas, à moi, que le désir de vous parler
a conduit auprès de vous ? Un roi du peuple singe, âme héroïque
et juste, nommé Sougrîva, erre affligé dans le monde, fuyant les
violences de son frère. Je suis un conseiller de ce monarque ; le
Vent, sachez-le, est mon père ; j’ai la faculté d’aller en quelque
lieu qu’il me plaise ; je prends à mon gré toutes les apparences ;
j’ai changé tout à l’heure mes formes naturelles sous l’extérieur
d’un religieux mendiant, et je viens du Malaya, conduit par l’envie de
servir les intérêts de Sougrîva. »
 
Ensuite Râma, s’étant recueilli dans sa pensée un moment, dit
à son frère :« C’est le ministre de Sougrîva, magnanime roi des
singes. Réponds, Soumitride, en paroles flatteuses à son envoyé,
qui est venu me trouver ici, qui sait parler, à qui la vérité est
connue et de qui la bouche est l’organe de la vérité. »
 
Il dit : Hanoûmat entendit avec joie ce langage de Râma, et sa
pensée lui peignit en ce moment Sougrîva, l’âme troublée de
chagrin. Le singe alors de raconter, et le nom, et la forme, et l’exil
de son maître ''sur le mont Rishyamoûka'', et de porter enfin toute
l’histoire de son roi à la connaissance de Râma, dans une assez
longue extension.
 
À ces mots, Lakshmana, que Râma invite à répondre :« Il
fut, dit-il au magnanime fils de Mâroute, il fut un roi, nommé
Daçaratha, plein de constance, ami du devoir, et de qui ce héros
appelé Râma est le fils premier né, de haute renommée, dévoué au
devoir, tempéré,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/350]]==
doux, trouvant son bonheur dans le bien de tous les
êtres, secourable à ceux qui ont besoin de secours, accomplissant
ici les ordres de son père. En effet, ce Raghouide à l’éclatante
splendeur fut renversé du trône et banni dans les bois par son père
asservi à la vérité : je l’accompagnai ; et Sîtâ, son épouse aux
grands yeux, le suivit elle-même dans l’exil, comme la lumière à la
fin du jour suit, ''dans l’autre hémisphère'', le soleil aux clartés
flamboyantes. Plongé dans une vaste mer de chagrins, quoiqu’il fût
digne du bonheur, le grand monarque, père de ce héros et l’essence
même du bien pour l’univers entier, s’en est allé dans le Paradis.
 
« Apprends, singe, que Lakshmana est mon nom ; que je suis le frère
de Râma, venu avant moi dans la condition humaine, et que ses vertus
m’attachent à son service. Dans le temps que ce prince à la vive
splendeur habitait, dépouillé de sa couronne et banni, dans les bois
''déserts'', un Rakshasa mit la fraude en jeu pour lui dérober
son épouse. Mais il ne connaît pas le Démon ravisseur de sa
bien-aimée. Il est un fils de Lakshmî, nommé Danou, et tombé dans
la condition des Rakshasas par l’effet d’une malédiction.
Suivant lui, Sougrîva, le roi des singes, peut nous donner ce
renseignement. »
 
Hanoûmat, se tenant face à face de Lakshmana, répondit comme il
suit :« Les hommes, doués d’intelligence, secourables aux créatures,
qui ont dompté la colère, qui ont vaincu les organes des sens, qui
sont tels que vous êtes, ''méritent de'' gouverner la terre. »
 
Il dit ; et, quand il eut d’une voix douce prononcé gracieusement ces
mots :« Allons, reprit-il, où m’attend le singe Sougrîva. En guerre
déclarée avec son frère, en butte aux vexations répétées de
Bâli et renversé du trône, ''
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/351]]==
comme toi'', ce prince, qui s’est vu
aussi ravir son épouse, tremble ''sans cesse'' au milieu des bois.
Accompagné de nous, Sougrîva, compatissant aux peines de Râma,
''ne peut manquer de'' s’associer à vous dans la recherche de la
Vidéhaine. »
 
Alors ce noble singe à la couleur d’or bruni, Hanoûmat, à la
science bien étendue, reprit ses formes naturelles et dit tout
joyeux :« Monte, ô le meilleur des rois, monte sur mon dos avec ton
frère Lakshmana ; et viens, dompteur des ennemis, viens promptement
voir Sougrîva. » À ces mots, le fils du Vent, Hanoûmat au grand
corps s’en alla, portant les deux héros, où Sougrîva se tenait
''dans l’attente''.
 
<center>_____</center>
 
Arrivé du mont Rishyamoûka aux cimes du Malaya, Hanoûmat fit
connaître les deux vaillants guerriers au magnanime Sougrîva :
« Voici le sage Râma aux longs bras, le fils du roi Daçaratha, qui
vient se réfugier sous ta protection avec son frère Lakshmana.
 
« Né dans la famille d’Ikshwâkou, il reçut un jour, de son
magnanime père, enchaîné par la vérité, l’injonction de s’en
aller vivre au milieu des forêts. Là, tandis qu’il habitait dans
les bois, accomplissant les ordres paternels, un Rakshasa lui a ravi
Sîtâ, son épouse, avec le secours de la magie. Dans son infortune,
ce Râma, que sa force n’a trompé jamais et de qui le devoir est
comme l’âme, vient chercher avec Lakshmana, son frère, un appui à
ton côté. »
 
Le roi des singes prit soudain la forme humaine, et, revêtu d’un
extérieur admirable, tint ce langage à Râma :« Ta grandeur est
façonnée au devoir, elle est pleine de vaillance,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/352]]==
elle est amie du
bien : c’est avec raison que le fils du Vent attribue à ta grandeur
ces belles qualités. Aussi l’honneur même que j’ai maintenant de
vous recevoir est-il une riche acquisition pour moi, ô le meilleur
des êtres qui ont reçu la voix en partage. Si tu veux, sans dédain
pour ma nature de singe, t’unir d’amitié avec moi ; si tu désires mon
alliance, je tends mon bras vers toi, serre ma main dans la tienne, et
lions entre nous un attachement solide. »
 
Dès qu’il eut ouï ces mois prononcés par Sougrîva, aussitôt Râma
de serrer la main du singe dans sa main ; celui-ci prit à son tour
la main de Râma dans la sienne ; puis, enflammé d’amour et d’amitié
pour son hôte, d’embrasser l’Ikshwâkide étroitement. Voyant ainsi
formée cette union, objet de leurs mutuels désirs, Hanoûmat fit
naître le feu, suivant les rites, en frottant le bois contre le
bois. Il orna le feu allumé avec une parure de fleurs, et, joyeux, il
déposa entre les nouveaux alliés ce brasier à la flamme excitée.
Ensuite ces deux princes, qui s’étaient liés d’amitié, Râma et
Sougrîva, de célébrer un pradakshina autour du feu allumé, et, se
regardant l’un l’autre d’une âme joyeuse, le Raghouide et le singe ne
pouvaient s’en rassasier les yeux.
 
Alors Sougrîva, de qui l’âme était fixée dans une seule pensée,
Sougrîva à la grande splendeur tint ce langage au fils du roi
Daçaratha, à ce Râma, de qui la science tenait embrassées toutes
choses.
 
« Écoute, ô le plus éminent des Raghouides, écoute ma parole
véridique : dépose ta douleur, guerrier aux longs bras ! Je te le
jure, ami, par la vérité ! je sais à la ressemblance des situations
''qui enleva ton épouse'' : car c’est ta Mithilienne, sans doute, que
j’ai vue ; c’est elle
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/353]]==
qu’un Rakshasa cruel emportait, criant d’une
manière lamentable :« Râma !… Lakshmana !… Râma ! Râma ! » et se
débattant sur le sein du monstre comme l’épouse du roi des serpents
''dans les serres de Garouda''. Elle me vit elle-même sur un plateau de
montagne, où j’étais moi cinquième ''avec ces quatre singes'' ; elle
nous jeta rapidement alors son vêtement supérieur et ses brillants
joyaux. Ces objets recueillis par nous sont ici, fils de Raghou : je
vais te les apporter ; veuille bien les reconnaître. »
 
« Apporte-les vite, répondit le Daçarathide à ces nouvelles
agréables, que Sougrîva lui racontait : ami, pourquoi différer ? »
 
Hâté par l’envie de faire une chose qui plût à son hôte,
Sougrîva d’entrer à ces mots de Râma dans une caverne inaccessible
de la montagne.
 
Là, il prit la robe et les bijoux éclatants, ''revint'', les mit sous
les yeux du héros et lui dit :« Regarde ! »
 
À peine le Raghouide eut-il reconnu dans ces objets le vêtement et
les joyaux de Sîtâ que ses yeux se remplirent de larmes :« Hélas !
s’écria-t-il ; hélas, bien-aimée Djanakide ! » et, toute sa fermeté
l’abandonnant, il tomba sur la terre. Plusieurs fois, avec désespoir,
il porta ces parures à son cœur ; plusieurs fois il poussa de longs
soupirs, comme les sifflements d’un reptile en colère.
 
« Sougrîva, dis-moi ! Vers quels lieux as-tu vu se diriger le féroce
Démon, ravisseur de ma bien-aimée, non moins chère que ma vie ? Où
habite ce Rakshasa, qui m’a frappé d’une si grande infortune, lui,
pour l’offense duquel j’exterminerai tous les Rakshasas ? »
 
Le roi des singes alors serra le Raghouide avec amour dans ses bras,
et, vivement affligé, ses mains jointes,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/354]]==
il tint ce langage à
l’époux de Sîtâ, qui fondait en larmes :
 
« Je ne connais pas du tout ni l’habitation de ce méchant, ni
la puissance, ni la bravoure, ni la race de ce vil Démon. Secoue
néanmoins ton chagrin, dompteur invincible des ennemis ; car je te
promets que j’emploierai mes efforts à te rendre la noble Djanakide.
 
« Loin de toi ce trouble d’esprit, où je te vois tombé ! souviens-toi
de cette fermeté, qui est la vertu des natures énergiques. Certes,
une telle légèreté d’âme ne sied pas à tes pareils. Moi aussi,
j’ai senti cette grande infortune que fait naître dans un cœur le
rapt d’une épouse ; mais je ne me désole pas, comme tu fais, et je
n’abandonne pas ma fermeté.
 
« Médite cette maxime dans ta pensée :« Un esprit ferme ne souffre
pas que rien abatte sa ''constance'' ; mais l’homme qui laisse toujours
le souffle du trouble agiter son âme est un insensé. Il est malgré
lui submergé dans le chagrin, comme un vaisseau battu par le vent. »
 
« Le chagrin tue la force : ne veuille donc plus t’abandonner à cette
douleur ! Je ne prétends point ici, Râma, t’enseigner ce qui est
bon, car c’est un don que tu as reçu de ta nature. Mais écoute mes
paroles, venues d’un cœur ami et cesse de gémir. »
 
Ainsi consolé doucement par Sougrîva, l’auguste Kakoutsthide essuya
son visage baigné de larmes avec l’extrémité de son vêtement ; et,
replacé dans sa nature même par ces bonnes paroles, il embrassa
le roi des singes et lui tint ce discours :« Toute chose digne
et convenable que doit faire un ami tendre et bon, tu l’as faite,
Sougrîva. Un ami tel que toi est un trésor bien rare surtout dans ce
temps-ci. Il te faut employer tes efforts à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/355]]==
la recherche de ma chère
Mithilienne et du cruel Démon à l’âme méchante qui a nom Râvana.
Trace-moi en toute confiance quelle marche je dois suivre ; et que mon
bonheur naisse de toi comme les moissons naissent d’une heureuse pluie
dans une terre féconde. »
 
Joyeux de son langage, Sougrîva le quadrumane lui répondit comme il
suit en présence de Lakshmana :« Les Dieux veulent sans doute verser
de toute manière les faveurs sur moi, puisqu’ils m’ont amené dans ta
grandeur un ami digne et plein de vertus. Certes ! aujourd’hui que ta
grandeur est mon alliée, je pourrais, secondé par ton héroïsme,
conquérir même l’empire des Dieux : à plus forte raison puis-je,
ami, reconquérir avec toi mon royaume ! De mes parents et de mes amis,
c’est moi que la fortune a le mieux partagé, héros à la grande
force, puisqu’elle a joint nos mains dans une alliance où nous avons
pris le feu à témoin. »
 
Ensuite, le roi des quadrumanes, voyant Râma debout avec le vigoureux
Lakshmana, fit tomber de tous les côtés ses regards curieux dans la
forêt, et, non loin, il aperçut un shorée robuste avec un peu de
fleurs, mais riche de feuilles et paré d’abeilles voltigeantes. Il en
cassa une branche touffue de fleurs et de feuilles, l’étendit sur la
terre et s’assit dessus avec l’aîné des Raghouides. Quand Hanoûmat
les vit assis tous deux, ''il s’approcha'' d’un sandal, rompit une
branche de cet arbre, en joncha la terre et fit asseoir Lakshmana.
 
Alors, d’une voix douce, Sougrîva joyeux prononce affectueusement
ces paroles, dont sa tendresse émue lui fait bégayer quelque peu les
syllabes :« Les persécutions me forcent, Râma, d’errer çà et là
dans cette terre… Après que mon frère m’eut enlevé mon épouse,
je suis
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/356]]==
venu chercher un asile dans les ''bois du'' Rishyamoûka ; mais,
redoutant le vigoureux Bâli, en guerre déclarée avec lui, en butte
à ses vexations, mon âme tremble sans cesse au milieu des forêts.
Veuille bien me protéger, fils de Raghou ; moi, qui n’ai pas de
protecteur, infortuné, que tourmente la crainte de Bâli, terreur du
monde entier ! »
 
À ces mots, le resplendissant Kakoutsthide, qui savait le devoir et
chérissait le devoir, lui répondit en souriant :« Comme j’ai reconnu
dans ta grandeur un ami capable de me prêter son aide, je donnerai
aujourd’hui même la mort au ravisseur de ton épouse. »
 
« Commence par écouter, répondit Sougrîva, quel est le courage,
l’énergie, la vigueur, la fermeté de Bâli, et décide ensuite ce
qui est opportun. Avant que le soleil ne soit levé, Bâli, secouant
déjà la torpeur ''du sommeil'', s’en va de la mer occidentale
à l’Océan oriental, et de l’Océan méridional à la mer
septentrionale. Dans sa vigueur extrême, il empoigne les sommets et
les grandes cimes des montagnes, les jette dans les cieux rapidement
et les rempaume dans sa main. Pense donc à le tuer par un seul coup
de flèche ; autrement, nous aurons allumé la colère de Bâli, et
nous subirons nous-mêmes, Kakoutsthide, cette mort, que nous lui
destinons. »
 
Lakshmana répondit en souriant à ces paroles de Sougrîva :« Tous
les oiseaux, les serpents, les hommes, les Yakshas et les Daîtyas,
réunis aux Dieux mêmes, ne pourraient tenir en bataille contre lui,
son arc à la main ! Mais quelle action lui faudrait-il faire ici pour
te persuader qu’il est capable de tuer Bâli ? »
 
« Autrefois Bâli transperça d’une flèche trois palmiers d’un seul
coup dans les sept que voici, répondit le singe à Lakshmana : ''
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/357]]==
eh
bien'' ! que Râma les perce tous à la fois d’une seule flèche et je
crois à l’instant qu’il peut tuer Bâli ! »
 
À ces mots, Râma de répondre en ces termes à Sougrîva :
 
« Je veux connaître dans la vérité quelle fut la cause de ton
infortune ; car je ne puis, ô toi, qui donnes l’honneur, balancer
le fort avec le faible, ni arrêter comme il faut toutes mes
résolutions, sans connaître bien l’origine de cette inimitié qui
vous divise à tel point. »
 
À ces paroles du magnanime Kakoutsthide, le roi des singes se mit
d’un visage riant à raconter au frère aîné de Lakshmana toutes les
circonstances de cette rivalité fraternelle :
 
« Bâli, comme on appelle ce farouche immolateur des ennemis, Bâli
est mon frère aîné. Il fut toujours en grand honneur devant mon
père et dans mon estime. Quand notre père fut allé se reposer ''dans
la tombe'' :« Bâli, se dirent les ministres, est son fils aîné. Il
fut donc sacré, d’un consentement universel, monarque et seigneur des
peuples singes ; et moi, tandis qu’il gouvernait ce vaste empire de
mon père et de mes aïeux, je lui fus toujours et dans toutes les
affaires un serviteur obéissant.
 
« Doundoubhi avait un frère aîné, Asoura d’une grande force
appelé Mâyâvi : entre celui-ci et mon frère une femme, qu’ils se
disputaient, alluma, comme on sait, une terrible inimitié. Un jour,
à cette heure de la nuit où chacun dort, le Démon vint à la porte
de la caverne Kishkindhyâ. Il se mit à rugir dans une violente
colère et défia Bâli au combat. Mon frère entendit au milieu des
ténèbres ce rugissement d’un bruit épouvantable ; et, tombé sous le
pouvoir de la colère, il s’élança hors de la gueule
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/358]]==
ouverte de sa
caverne, malgré tous les efforts de ses femmes et de moi-même pour
empêcher qu’il ne franchît le seuil. Il nous repoussa tous, et, sans
balancer, il sortit, poussé par son courroux, aiguillonné par sa
fureur ; et moi sur-le-champ de hâter ma course derrière le monarque
des singes, sans autre pensée que celle de mon amitié pour lui.
 
« Aussitôt qu’il me vit paraître non loin de mon frère, le Démon
s’enfuit rapidement, saisi de terreur ; mais nous de courir plus vite
encore sur les traces du fuyard tout tremblant. La lune vint en se
levant éclairer nos pas dans la route. Sur ces entrefaites, l’Asoura
fuyant aperçoit dans la terre une caverne profonde cachée par de
hauts graminées ; il s’y précipite soudain ; tandis que nous, en
approchant, les grandes herbes nous enveloppent ''et nous dérobent sa
vue''. Quand il vit son ennemi déjà réfugié dans la caverne, Bâli,
transporté de colère, me parla en ces termes, les sens tout émus :
« Reste ici, toi, Sougrîva ! et garde sans négligence cette porte de
l’antre aux abords très-difficiles, jusqu’au moment où, mon rival
tué, je sorte d’ici ! »
 
« À peine mon frère eut donné cet ordre, que je tâchai par tous
mes efforts d’arrêter sa résolution ; ''ce fut en vain'', il s’engagea
malgré moi dans cette caverne. Une année complète s’écoula
entièrement depuis son entrée, et je restai devant la porte en
faction tout le temps que dura cette révolution du soleil ; mais, ne
l’ayant pas vu sortir, mon amitié pour mon frère me jeta dans une
terrible inquiétude. Je craignais qu’il n’eût péri victime d’une
trahison.
 
« Enfin, après ce long espace de temps écoulé, je vis, à n’en pas
douter, je vis sortir de cette catacombe un
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/359]]==
fleuve de sang écumeux ;
et ''tout'' mon cœur en fut troublé. En même temps il vint du milieu
de la caverne à mes oreilles un grand bruit de rugissements, jetés
par des Asouras et mêlés aux cris d’un combattant qui se voit tué
dans une bataille. Alors moi je crus à de tels indices que mon frère
avait succombé, et je pris enfin le parti de m’en aller. Je revins,
assailli par le chagrin, à la caverne Kishkindhyâ, mais après que
j’eus comblé avec des rochers ''l’entrée de'' cet antre ''fatal'' et
versé, mon ami, d’une âme déchirée par la douleur, une libation
d’eau funèbre en l’honneur de mon frère.
 
« En vain j’employai mes efforts à cacher la catastrophe, elle
parvint aux oreilles des ministres, et tous alors de me sacrer dans ce
trône ''vacant''. Mais, tandis que je gouvernais l’empire avec justice,
Bâli revint, fils de Raghou, après qu’il eut tué son terrible
ennemi. Quand il me vit, le front investi du sacre, une ''soudaine''
colère enflamma ses yeux, il frappa de mort tous mes conseillers
et m’adressa des paroles outrageantes. Sans doute, fils de Raghou,
j’avais la force de réprimer ce méchant ; mais, enchaîné par le
respect, je n’en eus pas même la pensée. Je caressai, je flattai
avec adresse, je comblai mon frère des bénédictions les plus
respectueuses, en observant les règles de l’étiquette. Mais ce fut
en vain que j’honorai Bâli de tels hommages, son âme ulcérée les
repoussa tous.
 
« Alors ce monarque des singes convoqua l’assemblée des sujets et
m’infligea, au milieu de mes amis, ce discours bien terrible :« Vous
savez comment le puissant Asoura Mâyâvi, toujours altéré de
batailles et plein d’un immense orgueil, vint une nuit me défier
au combat. À peine eus-je entendu ses rugissements furieux, je
m’élançai
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/360]]==
hors de la gueule ouverte de ma caverne ; et cet ennemi,
que j’ai là sous la figure de mon frère, me suivit d’un pied rapide.
Quand le Démon aux grandes forces me vit marcher dans la nuit,
accompagné d’un second, alors, saisi d’un tremblement extrême, il
se mit à courir, sans tourner les yeux derrière lui. Et moi, voyant
l’Asoura fuir si lestement sur la terre :« Arrête ! lui criai-je
furieux avec Sougrîva ; arrête ! »
 
« Après qu’il eut couru seulement douze yodjanas, fouetté par la
crainte, il se déroba sous la terre au fond d’une caverne. Aussitôt
que je vis l’ennemi, qui m’avait toujours fait du mal, entrer dans ce
lieu souterrain, je dis alors, moi, qui avais des vues innocentes, à
cet ignoble frère, qui avait, lui ! des vues perfides :« Mon dessein
n’est pas de m’en retourner à la ville sans avoir tué mon rival :
attends-moi donc à la porte de cette caverne. »
 
« Persuadé qu’il assurait mes derrières, je m’engageai dans cette
grande caverne, et j’y passai toute une année à chercher la porte
''d’une catacombe intérieure''.
 
« Enfin, je vis cet Asoura, de qui l’arrogance avait semé tant
d’alarmes, et je tuai sur-le-champ mon ennemi avec toute sa famille.
Cet antre fut alors inondé par un fleuve de sang, vomi de sa bouche ;
et, râlant sur le sein de la terre, il exhala son âme dans un cri
de désespoir. Après que j’eus tué Mâyâvi, mon rival, si cher à
Doundoubhi, je revins sur mes pas et je vis fermé l’orifice de la
caverne. J’appelai Sougrîva mainte et mainte fois ; puis, n’ayant
reçu de lui nulle réponse, la colère me saisit ; je brisai à coups
de pied redoublés ma prison, et, sorti de cette manière, je revins
chez moi ''sain et sauf'', comme j’en étais parti. Il m’avait donc
enfermé là ce cruel, à
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/361]]==
qui la soif de ma couronne fit oublier
l’amitié qu’il devait à son frère ! »
 
« Sur ces mots, le singe Bâli me réduit au seul vêtement, ''que m’a
donné la nature'', et me chasse de sa cour sans ménagement. Voilà,
fils de Raghou, la cause des persécutions répétées qu’il m’a fait
subir. Privé de mon épouse et dépouillé de mes honneurs, je suis
maintenant comme un oiseau, à qui furent coupées ses deux ailes.
 
« Résolu à me donner la mort, il sortit sur le seuil de sa caverne
et me fit trembler, en levant sur ma ''tête'' un arbre épouvantable.
Je m’enfuis sous la crainte du coup et je parcourus toute la terre,
fils de Raghou, avec les montagnes, qui la remplissent, et les
mers, qui la revêtent de leur ''humide'' manteau. Enfin, j’arrivai au
Rishyamoûka, et, comme une ''puissante'' cause oblige cet invincible
Bâli à laisser toujours un intervalle entre ce mont et lui, je
choisis pour mon habitation cette reine des montagnes.
 
« Je t’ai raconté, noble Raghouide, tout ce qui m’attira cette
mortelle inimitié : vois ! j’étais innocent et je n’avais pas mérité
le malheur qui tomba sur moi. Daigne, héroïque enfant de Raghou,
daigne me regarder avec bienveillance, moi, qui traîne ici,
tourmenté par la crainte, une vie misérable, et dompter enfin ce
farouche Bâli. »
 
À ces mots, le fléau des ennemis, ce radieux enfant de Raghou, se
mit à ranimer le courage de Sougrîva :« Mes dards, que tu vois,
ces flèches aiguës, qui ne sont jamais vaines, Sougrîva, et qui
brillent à l’égal du soleil, je les enverrai se plonger dans le
cruel Bâli. ''Oui'' ! Bâli, cette âme corrompue, le corrupteur des
bonnes mœurs, n’a
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/362]]==
plus de temps à vivre que celui où mes yeux
n’auront pas encore pu voir ce ravisseur de ton épouse. »
 
Il prit alors son arc céleste, resplendissant à l’égal de l’arc
même du ''puissant'' Indra ; il encocha une flèche, et, visant les sept
palmiers, déchaîna contre eux ce ''merveilleux projectile''. Le
trait paré d’or, envoyé de sa main vigoureuse, transperça tous les
palmiers, fendit la montagne elle-même et pénétra jusqu’au sein
des enfers. Ensuite, la flèche remonta spontanée sous la forme d’un
cygne ; et, brillante d’une lumière infinie, elle revint ''d’où elle
était partie'' et rentra d’elle-même au carquois de son maître.
 
Quand il vit les sept palmiers traversés d’outre en outre par
la flèche impétueuse de Râma, le roi des singes tomba dans une
admiration sans égale. À la vue de cette prouesse incomparable,
Sougrîva joyeux porta les deux paumes de ses mains réunies au front
et se mit à glorifier le noble Raghouide :
 
« Comme le soleil est le premier des êtres lumineux, comme
l’Himâlaya est la première des montagnes, comme le grand Océan est
la première des vastes mers : ainsi toi, Râma, tu es le premier des
hommes pour la vigueur. Ni le Dieu, qui put immoler Vritra, ni celui
de la mort, ni l’Asoura, ni le Dispensateur des richesses, qui est
l’auguste roi de tous les Yakshas, ni Varouna, ses chaînes à la
main, ni le Vent, ni le Feu même n’est égal à toi !
 
« Quel ''être'' mâle est capable de résister à celui, de qui la main
put transpercer à la fois d’une seule flèche ces grands palmiers et
cette montagne elle-même, hantée par les Dânavas ? Maintenant mon
chagrin est dissipé ; maintenant mon ''cœur'' est inondé par la joie ;
maintenant
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/363]]==
je vois déjà étendu mort sur un champ de bataille ce
Bâli, toujours ivre de combats ! »
 
À ces mots, le héros à la grande science, Râma d’embrasser le
''noble'' singe à la parole agréable et de lui répondre en ces
termes, approuvés de Lakshmana :« Viens avec moi, Sougrîva ; je vais
à la caverne Kishkindhyâ, où règne Bâli : arrivé là, défie au
combat cet ennemi, qui a ''dépouillé'' les formes du frère ! » Sur les
paroles de Râma, l’exterminateur des ennemis :« Je te suis, » reprit
avec joie Sougrîva ; et tous deux alors ils s’avancent d’un pied
hâté. Ils parviennent d’un pas léger à la Kishkindhyâ, lieu
masqué par les djungles épais, et se cachent derrière les arbres
dans la forêt impénétrable. L’aîné des Raghouides y tient alors
ce langage à Sougrîva :« Appelle ton frère au combat, force Bâli
à sortir hors de la bouche de sa caverne, et je lui donnerai la mort
avec une flèche brillante comme la foudre. » À peine le Kakoutsthide
à la vigueur sans mesure eut-il articulé ces paroles, qu’une
grande et profonde symphonie ruissela du ciel en sons agréables. Une
guirlande céleste, au tissu d’or, embelli de mille pierres fines,
tomba du firmament sur la tête de Sougrîva ; et, dans sa chute du
ciel vers la terre, cette guirlande d’or, ouvrage d’un Immortel,
resplendit au sein des airs comme une guirlande ravissante qu’on
aurait tissée avec des éclairs. Dans une pensée d’amour, un
habitant des cieux, le soleil même, son père, avait, d’une main
soigneuse, tressé pour lui ce beau feston égal à celui de Bâli.
 
<center>_____</center>
 
Quand le vigoureux Bâli entendit les rugissements épouvantables de
son frère, sa colère s’enflamma soudain,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/364]]==
et furieux sortit de
sa caverne, comme le soleil, qui sort du milieu des nuages. Alors,
s’éleva entre ces deux rivaux un combat d’un assourdissant tumulte :
telle, dans les champs du ciel, une terrible et grande bataille entre
les deux planètes Angâraka et Bouddha[30].
 
[Note 30 : Mars et Mercure.]
 
Ils se frappaient l’un l’autre dans cet ''horrible'' duel avec leurs
paumes semblables à des foudres, avec leurs poings durs comme
les diamants, avec des arbres, avec les crêtes elles-mêmes des
montagnes !
 
En ce moment Râma prit son arc et regarda les combattants ; mais ses
yeux les virent tous deux égaux par le corps, semblables exactement
l’un à l’autre, et pareils celui-ci à celui-là pour la vaillance et
la force : il reconnut alors qu’on ne pouvait distinguer le premier
du second, comme il en est pour les deux beaux Açwins. ''Dans cette
parfaite ressemblance'', le vaillant Raghouide ne pouvait discerner
Sougrîva, ni Bâli : aussi ne voulut-il pas encore lancer une flèche
''au milieu du combat''.
 
Sur ces entrefaites, rompu sous la main de Bâli et voyant ce ''qu’il
s’imaginait une'' trahison du Raghouide, ''son allié'', Sougrîva se mit
à courir vers le Rishyamoûka. Épuisé, baigné de sang, accablé de
coups, frappé avec fureur, il se réfugia dans la grande forêt.
À peine le resplendissant Bâli eût-il vu que son ennemi s’était
dérobé dans ces bois, il fit volte-face, chassé par la crainte
d’une malédiction, ''jadis fulminée contre lui'', et s’en retourna en
disant :« Tu m’as échappé ! »
 
Le noble Raghouide, accompagné de son frère et des ministres, s’en
vint lui-même trouver Sougrîva dans cette retraite ; et, quand le
singe infortuné vit Râma en
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/365]]==
sa présence avec Lakshmana et ses
conseillers, il tint ce langage, baissant la tête et plein de
honte :« Après que tu m’as fait admirer ta force et que tu m’as dit :
« Provoque Bâli au combat ! » pourquoi donc as-tu mis ta promesse en
oubli et m’as-tu laissé battre ainsi par mon ennemi ?
 
« Si tu voulais, le ciel détourne ce malheur ! si tu voulais que
Bâli me donnât la mort dans ce combat, quel besoin avais-je de ''ton''
amitié pour m’aider à recouvrer mon royaume, puisque j’allais cesser
de vivre ? »
 
Le Raghouide entendit sans colère sortir de sa bouche ces paroles
affligées et beaucoup d’autres semblables :« Dépose ton chagrin,
Sougrîva ! lui dit-il. Écoute maintenant la cause, roi des singes,
qui me retint de lancer ma flèche.
 
« Toi, Sougrîva et Bâli, vous êtes l’un à l’autre semblables par
la guirlande, le vêtement, la démarche et la taille. Cri, lustre,
station, marche, regard ou parole, il n’est rien qui vous distingue à
mes sens avec certitude. Aussi, roi des singes, troublé par une telle
ressemblance de formes, je n’ai point alors décoché ma flèche :
« Qui m’assure ici, me disais-je, que je ne vais pas tuer mon ami ? »
 
« Veuille donc bien attacher sur ton corps un signe qui soit comme un
drapeau, et par lequel je puisse te reconnaître une fois engagé dans
ce combat de l’un contre l’autre.
 
« Tresse-nous, Lakshmana, une guirlande avec une branche de boswellia
parée de ses fleurs, et mets-la au cou du magnanime Sougrîva. »
 
« Héros, dit le singe, tu m’as promis naguère que ta ''flèche'' lui
porterait la mort : tâche que ta promesse,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/366]]==
comme une liane en fleurs,
ne tarde point à nous donner son fruit ! »
 
« Maintenant que mes yeux, répondit l’époux de Sîtâ, peuvent te
distinguer à cette guirlande, roi des singes, va en pleine confiance,
ami, et défie une seconde fois Bâli au combat. »
 
<center>_____</center>
 
Bâli, entré dans le sérail de ses femmes, entendit avec colère ce
nouveau défi de Sougrîva, son frère. À ce fracas épouvantable,
que le robuste singe apportait à ses oreilles une seconde fois, sa
figure se rembrunit tout à coup, comme le soleil obscurci dans une
éclipse.
 
Faisant grincer les dents longues de sa bouche et la fureur teignant
son poil d’une couleur plus rouge encore, sa face brillait avec ses
yeux tout grands ouverts, comme un lac aux lotus ''épanouis''. Le roi
des simiens sortit avec impétuosité et la marche de ses pieds fit
trembler, pour ainsi dire, toute la terre. Mais Târâ aussitôt
embrassa, pleine d’effroi, son royal époux, qui s’élançait ainsi
hors de la caverne béante, et lui tint ce langage :« Allons, héros !
abandonne cette colère, de même que, le matin, au sortir de la
couche, tu rejettes une guirlande froissée !
 
« Ton frère est déjà venu, bouillant de colère, et t’a défié au
combat : tu es sorti ; il a succombé dans cette lutte sous ta vigueur
et s’est enfui, chassé par la crainte. Ce défi, qu’il rapporte ici,
fait naître en moi des soupçons, surtout à la pensée qu’il s’est
déjà vu tout à l’heure abattu et tué même, ''pour ainsi dire'',
sous ta main.
 
« Une telle arrogance dans ce vaincu, qui rugit, tant de résolution,
ce tonnerre de sa voix, tout cela n’est point d’une légère
importance.
 
« J’
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/367]]==
ai ouï dire avant ce jour que Sougrîva s’est lié par une
fraternité d’armes avec le sage Râma, de qui la vaillance est
éprouvée et de qui la flèche ne manque jamais le but.
 
« Râma est le poison qui tue l’affliction des affligés ; c’est un
arbre, sous les branches duquel habitent les hommes de bien : il est
sur la terre un vase de gloire et de hautes perfections.
 
« Qu’Angada, ''notre fils'', s’en aille, emportant avec lui tous les
joyaux qui sont ici dans ton palais : qu’il offre ''de ta part'' ces
richesses à Râma et signe un traité de paix avec ce héros d’une
splendeur égale aux clartés du feu à la fin d’un youga. Ou bien
abandonnons cette caverne et sauvons-nous dans une solitude des bois.
Car, de concert avec Sougrîva, le Daçarathide va s’étudier à
nous enfermer dans un insurmontable danger. Avant que n’arrivent
les infortunes, sache donc employer les moyens qui doivent les
prévenir. »
 
Après que sa compagne au visage radieux, comme la reine des étoiles,
eut parlé de cette manière, Bâli railla ses craintes et lui
répondit en ces termes :« Comment puis-je dans cette colère, qu’il
fit naître en moi, comment puis-je endurer, mon amie, les cris d’un
ennemi qui vient rugir ''à ma porte'' avec une telle arrogance, et qui
n’est après tout que le voleur ''de ma couronne'' ? Pour des héros,
qui ne reculent jamais dans les combats et qui n’ont pas un front
accoutumé à l’injure, tolérer une offense, ma chérie, est plus
difficile que la mort !
 
« Ce noble fils de Raghou ne doit pas t’inspirer de la crainte à mon
égard : s’il a de la reconnaissance et s’il connaît le devoir, il
ne peut commettre une mauvaise action. Quitte donc ce souci ! je vais
sortir, combattre avec
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/368]]==
Sougrîva et lui arracher son arrogance, mais
je ne veux pas lui ôter la vie.
 
« Va-t’en ! Je reviendrai, je t’en fais le serment sur ma vie et
ma ''prochaine'' victoire ; ''oui'' ! je reviendrai, moi qui te parle,
aussitôt que j’aurai vaincu mon frère dans ce combat. »
 
Târâ embrasse alors Bâli, de qui la vue était ''bien'' chère à ses
yeux ; ''toute'' en pleurs et tremblante, elle décrit à pas lents un
pradakshina autour de son époux. Après qu’elle eut, suivant les
rites, invoqué le succès pour l’expédition du singe auquel son
''cœur'' désirait la victoire, cette reine à la taille charmante de
rentrer suivie des femmes dans son gynœcée ; et, quand Târâ eut
regagné avec elles ses appartements, Bâli sortit, poussant une
respiration aiguë, comme les sifflements d’un boa.
 
Quand le vigoureux quadrumane vit, tout fier de l’appui qu’il trouvait
en Râma, son rival impatient lui-même de combattre, déjà posté en
attitude de bataille et la cuirasse bien attachée sur la poitrine,
il raffermit solidement la sienne avant de se risquer dans cette
périlleuse aventure ; et, délirant de fureur, les yeux tout rouges de
colère, il jeta ces mots à Sougrîva :
 
« Scélérat insensé, quelle hâte, Sougrîva, te fait courir une
seconde fois à la mort ? Vois mon poing fermé, que je lève pour
la mort et qui, déchargé sur ton front, va briser ta vie ! » À ces
mots, il frappa du poing son rival en pleine poitrine.
 
Néanmoins, Sougrîva sans crainte arrache aidé de sa vigueur ''et
lève'' un grand arbre, qu’il abat sur le sein de Bâli, comme la
foudre tombe sur une haute montagne. La chute de cette masse étourdit
''un moment'' son ennemi,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/369]]==
qui s’était approché de nouveau pour
le combat : accablé sous la pesanteur du coup, Bâli chancelle et
vacille.
 
''Cependant'' Râma voyait Bâli rompre la fierté de Sougrîva et lui
abattre même sa vigueur ; il en fut irrité d’une furieuse colère.
Il encoche soudain une flèche, qui semblait un serpent de flamme et
l’envoie frapper au cœur Bâli à la grande force, à la guirlande
tissue d’or. Le sein percé du trait, celui-ci tombe, les sens
troublés et la route de sa vie brisée :« Ah ! s’écrie-t-il, je suis
mort ! » Alors, comme un éléphant plongé dans un marais fangeux,
Bâli, d’une voix triste et le gosier obstrué par des pleurs, dit
ces mots à Râma, qu’il voyait debout près de lui :« Quelle gloire
espères-tu de cette mort, que tu m’as portée dans un instant où
je n’avais pas les yeux tournés de ton côté ? car tu m’as frappé
''lâchement'' caché et tandis que ce duel absorbait toute mon
attention ! »
 
Après la chute de ce héros, le monarque des singes, ''on vit'' la
face de la terre s’obscurcir, comme le ciel quand la lune est plongée
''dans les nuages''. Mais ni la vie, ni la force, ni le courage, ni la
beauté n’avaient déserté le corps de ce magnanime, étendu sur la
terre. En effet, sa guirlande céleste, qu’un Dieu avait tissue d’or,
était ''comme'' attentive elle-même à soutenir dans sa fin la vie de
ce quadrumane, le plus noble des singes.
 
<center>_____</center>
 
La nouvelle, que Râma d’une flèche, envoyée par sa main, avait
renversé Bâli mortellement frappé, était déjà parvenue à
l’oreille de Târâ, son épouse. À peine eut-elle appris cette
mort si horrible de son mari, qu’elle sortit, versant des larmes,
précipitant son pas, accompagnée de son fils, hors de cette caverne
de la montagne.
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/370]]==
Elle vit les singes tremblants fuir d’une course
légère comme des gazelles ''épouvantées'', quand ''un chasseur a''
tué la reine du troupeau et dispersé toute la bande :« Singes, leur
dit-elle, pourquoi donc, abandonnant ce monarque des singes, de
qui vous êtes les officiers, courez-vous en pelotons épars et
tremblants ? »
 
À ces questions prononcées d’une voix lamentable, les singes d’une
âme tout émue répondent à l’épouse du roi ces paroles opportunes :
« Fille de Jîva, retourne chez toi et défends ton fils Angada !
La mort sous la forme de Râma emporte ''l’âme de'' Bâli, qu’elle a
tué ! »
 
Alors, voyant son mari immolé sur le champ de bataille, elle
s’approcha de lui tout émue et s’assit avec son fils sur la terre.
Elle prit ce corps dans ses bras, comme s’il fût endormi :« Hélas !
mon époux ! » s’écria-t-elle ; puis, embrassant le cadavre étendu sur
la face de la terre, elle se mit à pousser des cris.« Ah ! fit-elle,
héros aux longs bras ! je suis morte aujourd’hui, que tu m’as rendue
veuve ! Si tu m’avais écoutée, tu n’aurais pas éprouvé ce malheur !
Ne t’en ai-je pas averti bien des fois ? Lève-toi, ô le plus vaillant
des singes ! Pourquoi restes-tu couché là sur la dure ? Ne me vois-tu
pas, tourmentée par la douleur, étendue sur la terre avec ton fils ?
Rassure-moi dans ce moment comme tu fis tout à l’heure ; rassure-moi
avec ton fils, moi, désespérée, à qui ta mort enlève son
protecteur ! »
 
Devant le spectacle de son époux étendu par terre, le sein percé de
ce dard que l’arc de Râma lui avait décoché, Târâ se dépouilla
de toute pitié pour son corps, et, levant ses deux bras, cette
femme aux bras charmants se broya de coups elle-même.« Hâ !
s’écria-t-elle, je suis morte ! » puis elle tomba sur la face de la
terre et s’y
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/371]]==
roula comme une gazelle qu’un avide chasseur a blessée
mortellement. Ceux qui formaient la cour du ''magnifique'' Bâli et les
dames simiennes de son intérieur, tous alors de s’élancer avec des
cris de pygargue hors de la bouche de sa caverne.
 
Bâli, respirant à peine, traîna de tous les côtés ses regards
affaiblis et vit près de lui Sougrîva, son jeune frère. À la vue
du roi des singes, qui remportait sur lui cette victoire, il adressa
la parole d’une voix nette à Sougrîva et lui tint affectueusement ce
langage :« Sougrîva, ne veuille pas que je m’en aille, tourmenté
par cette défaillance de l’âme, où tu me vois, ''noble'' singe, et
chargé d’une faute, moi, que l’expiation a lavé de ses péchés.
Sans doute le Destin avait décidé que la concorde n’existerait pas
entre nous : l’amitié est naturelle à des frères ; mais pour nous le
Destin arrangea les choses d’une autre manière.
 
« Saisis-toi du sceptre aujourd’hui et règne sur les hommes des bois ;
car, sache-le, je pars à l’instant même pour l’empire d’Yama. Dans
une telle situation, héros, veuille bien faire exactement ce que je
vais dire, chose importante et qui retient ici ma vie. Vois, étendu
sur la terre cet enfant plein de sagesse, élevé au sein des plaisirs
et qui mérite le bonheur, mais de qui la face est baignée de larmes,
Angada, mon fils, qui m’est plus cher que la vie. Défends-le de tous
les côtés, comme s’il était pour toi-même un fils né de ta propre
chair, lui que je laisse au monde sans protecteur !
 
« Pare-toi donc, Sougrîva, de cette guirlande, présent du ciel et
tissue d’or. Quand j’aurai cessé de vivre, l’opulente félicité qui
réside en elle se répandra sur toi ! »
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/372]]==
Il dit, et, dès qu’il eut parlé de cette manière à Sougrîva,
Bâli à la haute renommée, courbant la tête, s’adressa, les mains
jointes, à Râma, et tint ce langage pour lui recommander son fils :
« Le prolétaire qui, dès son commencement, a toujours vécu dans
une maigre condition, n’est point, à ''bien dire'', misérable, fils de
Raghou ; mais ce nom de misérable convient plus justement à l’homme
de haute naissance précipité dans l’affliction et dans l’infortune.
Né dans une famille opulente, Râma, et qui peut combler de ses
largesses tous les vœux, Angada, quand j’aurai vécu, Angada sera
donc misérable ! Voilà ce qui fait ma douleur, à moi qui ne verrai
plus ce visage bien-aimé de mon enfant chéri, comme l’âme du
pécheur n’entrevoit jamais le Paradis. Tué par ta main dans ce
combat, je vais donc mourir, héroïque fils du plus éminent des
hommes, sans avoir pu me rassasier entièrement de voir mon fils
Angada ! Fléau des ennemis, toi, qui es la voie où marchent et
l’asile où se réfugient toutes les créatures, accueille avec bonté
Angada, mon fils, aux bracelets d’or. »
 
Quand il eut transmis sa guirlande à son frère et baisé Angada sur
le front, Bâli, préparé saintement pour entrer dans la condition
des âmes, dit ces mots avec amour ''au jeune quadrumane'' :
 
« Ménage les temps et les lieux, endure avec patience ce qui plaît
ou déplaît, supporte également la douleur et le plaisir ; sois, mon
fils, un sujet docile pour Sougrîva. Si tu l’honores, il saura bien
te payer de retour comme moi, qui t’ai choyé toujours depuis ton
enfance. Fais-toi des amis, ni trop, ni trop peu, car la solitude,
mon ami, est un grand mal : sache donc garder le milieu entre les deux
extrêmes. »
 
 
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/373]]==
Il n’avait pas encore achevé de parler sous l’oppression violente du
trait ''acéré'' que ses yeux se roulent affreusement dans leur orbite,
ses dents s’entre-choquent avec une force à les briser, et le mourant
exhale enfin sa vie dans un dernier soupir. Alors, toute plongée dans
un océan de chagrin, Târâ, les yeux fixés sur la face ''glacée''
de son cher époux, retomba dans la poussière, tenant Bâli embrassé
comme une liane roulée autour d’un grand arbre.
 
Quand l'''aîné des'' Raghouides, l’exterminateur des ennemis, vit
que Bâli avait exhalé son dernier soupir, il tint à Sougrîva ce
discours modeste :« L’homme ne se laisse point ainsi enchaîner par
le chagrin, il s’élance vers une condition meilleure. Que Târâ s’en
aille avec son fils habiter maintenant chez toi. Tu as répandu ces
larmes, qui viennent à la suite d’une violente douleur : ''c’est assez !
car'', passé la mort, il ne reste plus rien à faire. La nécessité
est la cause universelle, la nécessité embrasse le monde, la
nécessité est la cause qui agit dans la séparation de tous les
êtres. Néanmoins, que l’homme ne perde jamais de vue, dans les
évolutions de ce Destin, le bien, sur lequel on doit toujours fixer
les yeux, car le Destin même embrasse dans sa marche le devoir,
l’utile et l’agréable.
 
« Bâli est rentré au sein de la nature ; il a reçu dans cette mort
donnée le fruit ''amer'' de son œuvre : que l’on célèbre maintenant
les funérailles du roi des singes, comblé de tous les dons
funèbres. Son âme fut chassée du corps, parce qu’il a commis
l’injustice et qu’il en a recueilli ce fruit ; mais, comme il est
rentré dans le devoir, ''à la fin de sa vie'', le Paradis lui fut
donné pour sa récompense. Nous avons accordé ce qu’il faut à la
douleur :
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/374]]==
accomplissons maintenant ce qu’il est à propos de faire »
 
Les yeux troublés de larmes, Târâ et les autres dames singes,
parentes du mort, suivent, poussant des cris, le ''cercueil du'' roi des
simiens.
 
Au bruit des pleurs et des sanglots que ces femmes quadrumanes
versaient au milieu du bois, on eût dit que les forêts et les
montagnes pleuraient elles-mêmes de tous les côtés.
 
Les amis en bien grand nombre de Bâli construisent un bûcher
dans une île solitaire, que la rivière, descendue de la montagne,
environnait de ses ondes ; et, ''l’ouvrage terminé'', les principaux
des singes, qui portaient la bière sur leurs épaules, s’approchent,
déposent le cercueil et se tiennent à l’écart, l’âme plongée dans
le recueillement.
 
Ensuite Târâ, à la vue de son époux couché dans ce lit d’une
bière, leva dans son sein la tête de son époux et gémit ces mots
dans une profonde affliction :« Ô toi, à qui tes fils étaient si
chers, tu n’aimes donc plus celui-ci, qui se nomme Angada ? Pourquoi le
regardes-tu avec cet air stupéfait, lui, ''ton enfant'', accablé sous
le poids du chagrin ?
 
« Ton visage semble encore me sourire au sein même de la mort : je le
vois, tel que si tu étais vivant, pareil au jeune soleil du matin ! »
 
Alors, aidé par Sougrîva, Angada, pleurant et redoublant ses cris,
fit monter sur le bûcher ce corps de son père. Il appliqua le feu
à la pile de bois, conformément aux rubriques, et, tous les sens
troublés, il décrivit un pradakshina autour de son père, qui s’en
allait pour un long voyage. Enfin, quand les singes ont honoré
Bâli suivant
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/375]]==
les rites, ils descendent faire la cérémonie de l’eau
funèbre dans la Pampâ aux ondes fraîches et limpides. Ce devoir
accompli, ils sortent de la rivière et viennent tous avec leurs
habits mouillés revoir l’aîné des Raghouides et Lakshmana à la
grande vigueur.
 
<center>_____</center>
 
Ensuite le sage Hanoûmat, brillant à l’égal du soleil adolescent et
le corps tel qu’une montagne, adresse, les mains jointes, ce discours
au guerrier issu de Raghou :« Grâce à toi, fléau des ennemis,
Sougrîva monte sur le trône de son père et de son aïeul : il a
conquis, grâce à toi, ce vaste empire des singes bien difficile
à conquérir. Qu’il entre, congédié par toi, dans cette ville,
et qu’il y règle avec ses amis les affaires de toutes les sortes !
Bientôt, consacré par le bain, son âme reconnaissante va t’honorer
avec ses présents de pierreries diverses, de simples recueillis
en tout pays et de parfums célestes. Daigne entrer dans cette
merveilleuse caverne de la montagne ; fais alliance avec mon seigneur,
et que ta vue répande la joie parmi les singes. »
 
À ces mots d’Hanoûmat, Râma le Daçarathide, habile à manier la
parole et plein de sens, lui répondit en ces termes :« Je n’entrerai
pas, bel Hanoûmat, ni dans une ville, ni dans un village, avant que
je n’aie accompli mes quatorze années : c’est l’ordre de mon père.
Entrez, vous ! et hâtez-vous de faire ce qui demande une exécution
immédiate. Ami, que le sacre, donné suivant les rites, inaugure
Sougrîva sur le trône ! » Quand il eut parlé de cette manière au
singe Hanoûmat, Râma dit à Sougrîva :« Ô roi, fais sacrer Angada,
que voici devant tes yeux, comme le roi de la jeunesse.
 
« Ce mois de Çrâvana, plongé dans la pluie, est le
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/376]]==
premier des
mois pluvieux : nous voici entrés, mon ami, dans les quatre mois de
la saison des pluies. Ce temps ne convient pas au rassemblement d’une
armée : entre dans cette ville ; moi tenant domptés mes organes des
sens, j’habiterai là sur la montagne. Voici, dans le sein du mont
''Rishyamoûka'', une caverne délicieuse, vaste, protégée contre le
souffle du vent : c’est là que j’habiterai, mon ami, toute la
saison des pluies avec le fils de Soumitrâ. Mais, quand tu auras vu
s’écouler Kârttikî, mois charmant, aux ondes redevenues limpides,
aux moissons de lotus et de nymphéas, déploie alors, déploie, ami,
tes soins pour la mort de Râvana. C’est donc là, ''souviens-t’en'' !
ce qui reste bien convenu entre nous. Va dans cette ville florissante ;
puis, une fois sacré dans ton royaume, fais-y la joie de tes amis. »
 
Il dit : à ce congé que lui donnait Râma, le nouveau monarque des
singes pénétra dans cette aimable cité, le cœur joyeux et tous
ses chagrins dissipés. Là, devant le roi qui entre, des milliers de
quadrumanes s’inclinent, transportés d’allégresse, et l’environnent
de tous les côtés.
 
Tout le ''peuple des'' sujets, la tête prosternée jusqu’à terre,
salue, plein de respect, le nouveau roi des singes, en lui criant :
« Victoire ! victoire ! » Sougrîva les invite à se relever et, les
ayant honorés suivant l’étiquette, il entre dans le voluptueux
sérail de son frère.
 
En sortant du gynœcée, il fut sacré par les plus nobles des singes
à la grande taille de la manière que les Immortels avaient sacré le
Dieu aux mille regards.
 
<center>_____</center>
 
Le sommeil n’approchait pas de la couche où Râma était allé se
reposer durant les nuits noyé dans les pleurs
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/377]]==
et le chagrin, il n’y
avait que le souci dont il reçût la visite.
 
Tandis que ce magnanime habitait ainsi dans la grande montagne,
sa pensée toute remplie de son épouse ravie, la saison acheva de
répandre ses pluies ; et la retraite des nuages, qui promenaient
sur leurs chars une pesante charge d’eaux, annonça le retour de
l’automne.
 
<center>_____</center>
 
Quand le fils du Vent, Hanoûmat, qui n’avait pas une âme indécise
et qui savait distinguer le moment des affaires, vit Sougrîva
empêché par l’amour de marcher avec ardeur sur le chemin de son
devoir ; Hanoûmat s’inclina devant Sougrîva, et, flattant ce monarque
des singes avec des paroles affectueuses et douces, il tint au roi,
qui savait goûter les qualités d’un discours, ce langage utile,
vrai, convenable, et tout assaisonné de bienveillance et d’amour :
« Ô roi tu as personnifié en toi-même l’empire, la gloire céleste
et la fortune de ta race ; tu as gagné l’amour des sujets, tu as
comblé d’honneur tes parents. Ta majesté a consumé tes ennemis,
dont il ne reste plus que le nom ; mais une chose est à faire, c’est
de secourir tes amis : que ta grandeur veuille donc y penser.
 
« Héros, plein de courage dans les batailles et qui domptes les
ennemis, tu laisses passer l’occasion pour l’affaire de Râma, ton
ami ; ''tu oublies que le moment est venu'' pour aller à la recherche de
sa Vidéhaine. Tu perds le temps, et néanmoins on ne le voit pas te
presser, malgré son impatience : cet homme sage et qui sait le devoir,
s’incline, ô mon roi, sous ta volonté. Rends-lui service avant qu’il
ne réclame de toi le retour du plaisir qu’il t’a fait le premier :
veuille donc rassembler, roi des singes, les plus vaillants de tes
guerriers. Car les héros
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/378]]==
simiens à la grande vigueur ont des routes
difficiles à parcourir : ainsi, ne laisse pas un trop long temps
s’écouler sans leur envoyer tes ordres. »
 
À peine Sougrîva eut-il entendu ces paroles sages et dites à
propos, que, maître de lui-même et plein de cœur, il prit aussitôt
sa résolution et donna cet ordre au singe Nîla, toujours le pied
levé :« Réunis tous mes guerriers à tous les points du ciel : fais
en sorte que mes armées entières et les chefs entièrement des
troupeaux simiens, et les grands capitaines de mes troupes, et les
défenseurs des frontières, à l’âme décidée, à la course rapide,
se rendent tous dessous les drapeaux sans défaillance de cœur.
Aussitôt le rassemblement opéré, que ta grandeur elle-même passe
la revue des armées. Tout singe qui, après cinq nuits écoulées, ne
sera point arrivé en ma présence, je lui ferai tomber le châtiment
sur la vie : telle est ma sentence ! »
 
<center>_____</center>
 
Dès que le ciel fut débarrassé de ses nuages et l’automne arrivé,
Râma, qui avait passé toute la saison des pluies sous l’oppression
du chagrin que lui causait l’amour, songeant alors qu’il avait perdu
la fille du roi Djanaka, et que Sougrîva, retenu par la volupté,
laissait échapper le temps favorable, s’évanouit sous la violence
de sa douleur. Ensuite, revenu après un instant à la connaissance
de lui-même, le Kakoutsthide se recueillit dans ses réflexions un
moment, et dit ces paroles à Lakshmana pour conduire son affaire au
succès :
 
« Les rois altiers, magnanimes, ambitieux de conquérir la terre et
qui sont engagés dans une guerre l’un avec l’autre, ne manquent pas
la saison du rassemblement des armées. C’est la première chose dont
s’occupent les
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/379]]==
princes qui désirent la victoire ; et cependant je ne
vois ni Sougrîva, ni rien qui annonce une levée de cette nature. Ces
quatre mois de la saison pluvieuse, bel ami, ont passé lents comme un
siècle pour moi, consumé par l’amour et qui ne peux voir ma Sîtâ !
 
« Va donc ! entre dans la caverne de Kishkindhyâ et répète ces
paroles de moi au stupide roi des singes, endormi au sein de ses
grossières voluptés :« Tu diffères le moment d’accomplir ce traité
fait entre nous et toi, nous, qui sommes venus réclamer ton secours
dont nous avons besoin, et qui avons commencé par te prêter notre
aide. Celui qui détruit l’espérance que sa promesse avait inspirée
est un homme vil dans le monde ; mais celui qui reconnaît la parole,
soit bonne, soit mauvaise, tombée de sa bouche, et qui dit :« C’est
la vérité ! » est dans le monde un homme supérieur.
 
« Aujourd’hui, puissant roi, que la saison est ainsi disposée, pense
donc vite au salut de ma Vidéhaine, afin que le temps ne s’écoule
pas stérilement.
 
« Ou bien désires-tu voir, bandé par moi dans un combat ''avec toi'',
la forme de mon arc au dos plaqué d’or et semblable à un faisceau
d’éclairs ? Veux-tu entendre, pareil au fracas du tonnerre, le bruit
épouvantable de ma corde vibrante, quand je la tire d’une main
irritée au milieu de la guerre ? Certes ! il n’est pas fermé le chemin
par où Bâli mort s’en est allé ! Sougrîva, tiens-toi ferme dans le
traité ! Ne suis pas la route de Bâli ! J’ai terrassé d’une flèche
Bâli seul ; mais, si tu sors de la vérité, j’immolerai ta famille
avec toi ! »
 
Lakshmana, ce prince fortuné, au corps semé de signes heureux,
se dirigea donc ''lestement'' vers la cité des singes. Bientôt il
aperçut la ville du roi des simiens, pleine de
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/380]]==
singes à la grande
vigueur, hauts comme des montagnes, ''les yeux'' attentifs ''au signe du
maître''. Effrayés par sa vue, tous ces quadrumanes, semblables à
des éléphants, saisissent alors par centaines, ceux-ci des crêtes
de montagnes, ceux-là de grands et vieux arbres. Quand Lakshmana les
vit tous empoigner ces armes, il en fut encore plus irrité, comme le
feu sur lequel on a jeté l’offrande de beurre purifié.
 
Leurs chefs entrent dans le palais de Sougrîva ; ils annoncent aux
ministres que Lakshmana vient, bouillant de colère.
 
Lakshmana vit alors toute cette Kishkindhyâ, que Bâli seule naguère
suffisait à défendre, occupée en ce moment de tous les côtés par
des singes, qui tenaient des arbres à leurs mains. Alors tous les
simiens, rangés en bataille devant le jardin public de la ville,
sortirent de l’espace vide entre les remparts et le fossé. Une fois
arrivés près de Lakshmana, ces guerriers aux formes telles que
les grands nuages, à la voix semblable au tonnerre de la foudre,
poussèrent à l’envi le rugissement des lions.
 
Aussitôt Sougrîva, que cette vaste clameur et la ''voix de'' Târâ
avaient tiré du sommeil, entra dans la salle du conseil pour
délibérer avec ses ministres.
 
Le plus éminent des conseillers, ''Hanoûmat'', le fils du Vent,
commence par se concilier la faveur de Sougrîva et lui tient ce
langage, comme Vrihaspati lui-même s’adresse au roi des Immortels :
« Râma et Lakshmana, ces deux frères à la grande vigueur et
dévoués à la vérité, t’ont prêté jadis leurs secours et
c’est d’eux que tes mains ont reçu le royaume. Un seul de ces deux,
Lakshmana se tient à la porte, son arc à la main, et les singes
tremblants ont jeté ce cri d’épouvante à sa vue. Lakshmana,
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/381]]==
qui
sait manier les rênes de la parole, vient ici, monté, suivant
l’ordre de Râma, sur le char de sa résolution. »
 
À ces mots d’Hanoûmat :« Il en est ainsi ! » dit Angada, saisi
de tristesse ; et, là-dessus, il ajoute ces paroles à son père
''adoptif'' :« Admets-le devant toi, ou bien arrête-le dans sa marche ;
fais ce que tu penses convenable ; il est certain que Lakshmana vient
ici d’un air furieux ; mais nous ignorons tous quelle peut être la
cause de sa colère. »
 
Sougrîva, courbant un peu la tête, réfléchit un instant ; et quand
il eut pesé le fort avec le faible des paroles qu’Hanoûmat et ses
autres ministres venaient ainsi de lui adresser, le monarque, expert
à manier le discours, tint ce langage à tous ses conseillers, d’une
grande habileté dans les délibérations :« Je ne trouve en moi nulle
faute, soit en parole, soit en action, pour m’expliquer cette
colère, qui pousse vers nous Lakshmana, ce frère du noble Raghouide.
Peut-être mes ennemis jaloux, et qui guettent sans cesse une
occasion, auront-ils fait tomber dans les oreilles de Râma les
insinuations d’une faute dont je suis innocent.
 
« L’amitié est facile à gagner de toutes les manières ; mais elle
est difficile à conserver : un rien suffit à briser l’affection par
suite de l’inconstance des esprits. Je suis donc infiniment inquiet
au sujet du magnanime Râma, parce qu’il me fut impossible jusqu’ici
d’acquitter avec le mien cet éminent service, que j’ai reçu de sa
''faveur''. »
 
À ces mots du monarque, Hanoûmat lui fit cette réponse au milieu de
ses ministres quadrumanes :
 
« Il n’y a rien d’étonnant, souverain des tribus simiennes, à ce que
tu n’aies pas oublié cet éminent service tout de bienveillance ;
car ce fut pour le seul plaisir de t’obliger
==[[Page:Ramayana trad Hippolyte Fauché vol1.djvu/382]]==
que ce héros de Raghou
tendit son grand arc et donna la mort à Bâli d’une force égale à
celle du ''puissant'' Indra. Le Raghouide est irrité de l’indifférence
que tu lui montres de toutes les manières, je n’en fais aucun doute ;
et c’est pour cela qu’il t’envoie son frère, ce Lakshmana, ''de'' qui
''la société'' ajoute à sa fortune.
 
« Il te faut supporter, ô le plus grand des singes, les paroles
amères du magnanime Raghouide, qui t’a rendu un bon office et que la
perte de son épouse ravie abreuve de chagrin. Je ne connais pas
un moyen plus convenable pour toi que d’aller, les mains jointes,
conjurer Lakshmana. Pénétré de cet axiome, prince :« Que les
ministres doivent parler avec liberté, » j’ai mis de côté la
crainte et j’ai tenu devant toi ce langage salutaire. »
 
FIN DU
== reste ==
PREMIER VOLUME