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INTRODUCTION
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(à l'édition définitive)
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{{Titre|[[Auteur:Jack London|Jack London]]|Le Talon de fer|1908|Le Talon de fer}}
 
==Chapitre 1: Mon Aigle==
 
 
Le Talon de fer est une œuvre désormais classique.
La brise d'été agite les pins géants, et les rides de la Wild-Water clapotent en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des abeilles. Seule au sein d'une paix si profonde, je suis assise, pensive et inquiète. L'excès même de cette sérénité me trouble et la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui précède les orages. J'écoute et guette de tous mes sens le moindre indice du cataclysme imminent. Pourvu qu'il ne soit pas prématuré ! Oh ! pourvu qu'il n'éclate pas trop tôt !
 
Le titre même du livre de Jack London est passé dans la langue courante comme synonyme de l'impitoyable dictature du Capital.
Mon inquiétude s'explique. Je pense, je pense sans trêve et ne puis m'empêcher de penser. J'ai vécu si longtemps au cœur de la mêlée que la tranquillité m'oppresse, et mon imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des victimes, je crois voir, comme je l'ai vu dans le passé , toute cette tendre et précieuse chair meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un bonheur durables !
 
Le livre, dans son ensemble, représente la fresque la plus puissante qui ait jamais été brossée par un écrivain, d'une anticipation révolutionnaire.
Et puis je suis toute seule ! Quand ce n'est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce qui n'est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailes infatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l'idéal resplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les bras croisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bien qu'il ne soit plus là pour en voir l'accomplissement. C'est le travail de ses mains, la création de son esprit. Il y a dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vie elle-même.
 
«Je suis socialiste, disait Jack London, d'abord parce que, né prolétaire, de bonne heure j'ai découvert que pour le prolétariat le socialisme était la seule issue ; ensuite, parce qu'en cessant d'être un prolétaire pour devenir un parasite (un parasite artiste, s'il vous plaît) j'ai découvert également que le socialisme était la seule issue pour l'art et les artistes.»
Voilà pourquoi je veux consacrer cette période d'attente et d'anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartés que, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, si noble qu'elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C'était une âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, je regrette surtout qu'Ernest ne soit plus là pour voir l'aurore prochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit trop solidement, trop sûrement. De la poitrine de l'humanité terrassée, nous arracherons le Talon de fer maudit ! Au signal donné vont se soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien de pareil n'aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masses laborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera une révolution internationale aussi vaste que le monde.
 
Avec son immense talent de conteur, Jack London — écrivain prolétarien entraîné, dès ses premières publications, dans la ronde infernale du succès et de la publicité littéraire — a décrit, en campant le héros du Talon de fer, Ernest Everhard, l'homme qu'il aurait voulu être, le militant parfait, le combattant type du prolétariat révolutionnaire aux prises avec l’ennemi de classe.
 
Les discussions entre intellectuels, le trouble semé par la prédication socialiste dans la classe moyenne, le chômage, l'échec dc la grève générale, l'avènement du Talon de fer avec la complicité — assurée par la corruption — de l’aristocratie ouvrière et des syndicats réformistes, l'écrasement du soulèvement des farmers, l'horrible vie du «peuple de l'abîme», les provocateurs, les enlèvements à la manière des gangsters, la terreur, la bombe de Washington, l'emprisonnement des leaders parlementaires, leur délivrance, le cynisme intelligent des oligarques, la Commune de Chicago et sa répression, tout cela constitue un tableau parfois prophétique où l'on découvre déjà le fascisme européen et les méthodes d'assassinat en masse employées par les organisations patronales de la «démocratie» américaine moderne, dans leur lutte contre les ouvriers, comme en Pensylvanie, par exemple.
 
Peut-on faire grief à Jack London d'avoir poussé le tableau au noir, d'avoir envisagé trois cents ans de domination sanglante du Talon de fer, depuis la défaite révolutionnaire ? Outre que nous sommes ici dans le domaine de la fantaisie, le pessimisme de Jack London s'explique historiquement. Jack London écrivait dans l'état d'esprit de l'écrasante majorité des intellectuels social-démocrates de son époque. Le Talon de fer date de 1907. Il a été composé dans l'atmosphère créée par l'émigration russe rouge de 1905. Et il apparaît clairement que Jack London, qui va puiser son inspiration révolutionnaire aux sources russes — il avait parmi ses relations les plus intimes des participants actifs à la première révolution — subit le contre-coup de leur dépression consécutive à la défaite. En outre, Jack London, ancien ouvrier, en contact par sa situation littéraire avec les capitalistes, connaissait par expérience, et des deux bouts, la puissance, alors encore en pleine ascension, du capitalisme américain et, le comparant à l'autocratie dégénérée et au capitalisme embryonnaire de la Russie, ne pouvait qu'imaginer une répression beaucoup plus durable, plus standardisée, plus rationalisée quand il envisageait la victoire du Talon de fer dans son propre pays.
 
C'est ce qui fait que, si le livre de Jack London reste une grande œuvre comme ouvrage d'imagination, tels de ses détails nous semblent aujourd'hui tout à fait périmés et même dangereux au point de vue des enseignements révolutionnaires.
 
Entre 1907 et aujourd'hui, l'expérience d'une révolution prolétarienne victorieuse a été faite. Depuis il y a eu Lénine. «Depuis» c'est une façon de parler car, lorsque Jack London écrivait son livre, Lénine, qui longtemps auparavant avait tracé les grandes lignes de l'organisation et de l'activité d'un parti révolutionnaire dans «Que faire ?», luttait pied à pied précisément contre le pessimisme dans les rangs de l’intelligentsia révolutionnaire, se refusait à donner un caractère de déroute à la défaite de 1905, préconisait, en réaliste, une politique de participation aux élections de la Douma pour utiliser toutes les parcelles de légalité qui subsistaient, engageait la bataille contre les déviations idéalistes, opportunistes et gauchistes du groupe Bogdanov-Lounatcharski et prévoyait déjà le réveil révolutionnaire qui devait être marqué en 1912 par les grèves de la Léna.
 
Le génie de Lénine, en 1907, traçait, lui aussi, les grandes lignes d'une anticipation révolutionnaire. Et celle-là devait se réaliser.
 
Mais Jack London ne connaissait pas Lénine ou le perdait dans la masse des révolutionnaires russes. Frappé, comme beaucoup d'intellectuels d'alors, par l'héroïsme individuel qu'exigeaient les méthodes terroristes héritées des narodniks, Jack London voyait l'action révolutionnaire comme l'œuvre d'une poignée d'individualités agissantes s'imposant par une chaîne de coups réussis. Aussi décrit-il la lutte contre le Talon de fer, beaucoup plus en mystique et en romantique qu'en matérialiste, comme une succession d'attentats et de provocations compliquées, organisées par des agents doubles, emportés par le fanatisme d'une religion nouvelle, et finit-il par faire de ses héros — les dirigeants mêmes de la Révolution — des gens qui poussent le sacrifice révolutionnaire jusqu'à devenir des policiers dans le service secret des oligarques pour mieux surprendre leurs secrets !
 
Sans doute entrevoit-on à travers le livre de Jack London le résultat final, le triomphe du prolétariat et le règne de la «Fraternité», mais la masse qui doit en être historiquement l'artisan et le bénéficiaire n'apparaît au cours du livre que comme un troupeau d'esclaves, pitoyable et aveuglé, incapable d'être organisée et qui ne prouve son existence que par des soubresauts sanguinaires...
 
Mais il faut rendre cette justice à Jack London que jamais il ne crut aux ronronnements endormeurs du pacifisme ni aux promesses de duperie d'une révolution sans violence.
 
Le 7 mars 1916, neuf ans après avoir écrit le Talon de fer, Jack London, alors au sommet de la célébrité, envoyait au Parti socialiste des États-Unis sa démission dans ces termes:
 
«Chers camarades,
 
«Je donne ma démission du Parti socialiste parce qu'il manque de feu et de combativité, et parce qu'il a cessé d'appuyer de toutes ses forces les luttes de classes.
 
«A l'origine, j'ai été membre du vieux Socialist Labour Party, qui, lui, était révolutionnaire, combatif, et se tenait debout sur ses pattes de derrière. Depuis lors, et jusqu'au temps actuel, j’ai été un membre combattant du Parti socialiste. Malgré tant de jours écoulés, mon record de combat pour la Cause n'est pas entièrement oublié. Dressé à la révolte de classe, telle que l'enseignait et la pratiquait le Socialist Labour Party, et soutenu par mes meilleures convictions personnelles, j'avais cette foi que la classe ouvrière, en combattant, en ne fusionnant jamais, en ne faisant jamais d'accords avec l'ennemi, pourrait parvenir à s'émanciper. Mais puisque, en ces dernières années, la tendance du socialisme aux États-Unis a été toute de compromis, je sens que mon esprit se refuse à sanctionner davantage ces paisibles dispositions et que je ne puis rester membre du Parti. Voilà les motifs de ma démission.»
 
Si l'ignorance du léninisme et l'atmosphère de 1907 aggravant encore les déformations inhérentes aux intellectuels individualistes expliquent ce qu'il y a de dépassé aujourd'hui dans le livre de Jack London, on comprend moins le pessimisme d'Anatole France écrivant en 1923 pour le Talon de fer une préface dans laquelle il explique le «recul du socialisme» par la «guerre qui tue les esprits comme les corps» et négligeant, lorsqu'il passe en revue les raisons d'espérer, de parler de l'U.R.S.S., alors en pleine bataille pour la reconstruction de son économie, en train de panser les blessures de la guerre civile et de montrer aux cinq autres sixièmes du monde l'exemple d'un peuple révolutionnaire que rien ne peut abattre parce qu'il est armé d'une doctrine juste appliquée de façon réaliste par un parti discipliné avec la participation éclairée et enthousiaste des masses.
 
Tel quel, dans une époque où la Révolution a fait irruption dans le monde par une porte que Jack London croyait fermée pour longtemps, au moment où la crise développe en Amérique même une situation prérévolutionnaire, le Talon de fer reste un livre de grande classe dans l'œuvre d'un écrivain que le prolétariat peut revendiquer hardiment comme l'un des siens.
 
Jack London, en effet, n'oublie jamais les cruelles, les impitoyables nécessités de la lutte des classes.
 
Évoquant ses succès, cet homme que la bourgeoisie comblait, revendiquant le titre de membre de la classe ouvrière «où j'étais né, disait-il, et à laquelle j'appartenais», jetait ce dur congé à la face du capitalisme:
 
«Je ne me soucie plus de grimper. L'imposant édifice de la société, au-dessus de ma tête, ne contient plus aucune attraction pour moi. Ce sont les fondations qui m’intéressent. Là, je suis heureux de peiner, levier en mains, épaule contre épaule, avec des intellectuels, des idéalistes, des ouvriers conscients, donnant un coup de temps à autre et ébranlant tout l'édifice. Quelque jour, quand nous serons un peu plus nombreux, et que nous aurons quelques leviers de plus pour travailler, nous renverserons l'édifice et, avec lui, toute sa vie de pourriture et ses cadavres ambulants, le monstrueux égoïsme dont il est imprégné. Alors nous nettoierons la cave et bâtirons une nouvelle habitation pour le genre humain où toutes les chambres seront gaies et claires et où l'air qu'on respirera sera propre, noble et vivant.»
 
Haute leçon donnée par un écrivain de race à tant de nos camarades de jeunesse de guerre et de révolte, passés, après la quarantaine, au camp du conformisme et qui, pour l'écuelle de soupe bourgeoise et l'espoir de la niche académique, ont choisi une fois pour toutes une prétendue «neutralité» qui leur fait porter le collier, garder le seuil et lécher la main des «oligarques» porteurs de fouet.
 
P. VAILLANT-COUTURIER.
 
Préface de la première édition
 
 
 
Le TALON DE FER, c’est le terme énergique par lequel Jack London désigne la ploutocratie. Le livre qui, dans son œuvre, porte ce titre, fut publié en 1907. Il retrace la lutte qui éclatera un jour entre la ploutocratie et le peuple, si les destins, dans leur colère, le permettent. Hélas ! Jack London avait le génie qui voit ce qui est caché à la foule des hommes et possédait une science qui lui permettait d'anticiper sur les temps. Il a prévu l'ensemble des événements qui se déroulent à notre époque. L'épouvantable drame auquel il nous fait assister en esprit dans le Talon de fer n'est pas encore devenu une réalité, et nous ne savons pas où et quand s'accomplira la prophétie de l'Américain disciple de Marx.
 
Jack London était socialiste et même socialiste révolutionnaire. L'homme qui, dans son livre, distingue la vérité et prévoit l'avenir, le sage, le fort, le bon, se nomme Ernest Everhard. Comme l'auteur, il fut ouvrier et travailla de ses mains. Car, vous savez que celui qui fit cinquante volumes prodigieux de vie et d'intelligence et mourut jeune, était le fils d'un ouvrier et commença son illustre existence dans une usine. Ernest Everhard est plein de courage et de sagesse, plein de force et de douceur, tous traits qui sont communs à lui et à l'écrivain qui l'a créé. Et pour achever la ressemblance qui existe entre eux, l'auteur suppose, à celui qu'il réalisa, une femme d'une grande âme et d'un esprit fort, dont son mari fait une socialiste. Et nous savons d'autre part que Mme Charmian London quitta, avec son mari Jack, le Labour Party dès que cette association donna des signes de modérantisme.
 
Les deux insurrections qui font la matière du livre que je présente au lecteur français sont si sanguinaires, elles présentent dans le plan de ceux qui les provoquent une telle perfidie et dans l'exécution tant de férocité, qu'on se demande si elles seraient possibles en Amérique, en Europe, si elles seraient possibles en France. Je ne le croirais pas si je n'avais l'exemple des journées de Juin et la répression de la Commune de 1870, qui me rappellent que tout est permis contre les pauvres. Tous les prolétaires d'Europe ont senti, comme ceux d'Amérique, le Talon de fer.
 
Pour le moment le socialisme en France, de même qu'en Italie et en Espagne, est trop faible pour avoir rien à craindre du Talon de fer, car l'extrême faiblesse est l'unique salut des faibles. Nul Talon de fer ne marchera sur cette poussière de parti. Quelle est la cause de sa diminution? Il faut peu de chose pour l'abattre en France où le chiffre des prolétaires est faible. Pour diverses raisons, la guerre qui se montra cruelle au petit bourgeois qu'elle dépouilla sans le faire crier, car c'est un animal muet, la guerre ne fut pas trop inclémente à l'ouvrier de la grande industrie qui trouva à vivre en tournant des obus et dont le salaire, assez maigre après la guerre, ne tomba pourtant jamais trop bas. Les maîtres de l'heure y veillaient et ce salaire n'était après tout que du papier que les gros patrons, voisins du pouvoir, n'avaient pas trop de peine à se procurer. Tant bien que mal l’ouvrier vécut. Il avait entendu tant de mensonges qu'il ne s'étonnait plus de rien. C'est ce temps-là que les socialistes choisirent pour s'émietter et se réduire en poussière. Cela aussi est, sans morts ou blessés, une belle défaite du socialisme. Comment arriva-t-elle ? Et comment toutes les forces d'un grand parti tombèrent-elles en sommeil? Les raisons que je viens de donner ne sont pas suffisantes pour l’expliquer. La guerre y doit être pour quelque chose, la guerre qui tue les esprits comme les corps.
 
Mais un jour la lutte du Travail et du Capital recommencera. Alors verra-t-on des jours semblables aux révoltes de San-Francisco et de Chicago dont Jack London nous montre, par anticipation, l’horreur indicible. ll n'y a aucune raison pourtant de croire que ce jour-là (ou proche ou lointain), le socialisme sera encore broyé sous le Talon de fer et noyé dans le sang.
 
On avait crié en 1907, à Jack London : «Vous êtes un affreux pessimiste». Des socialistes sincères l'accusaient de jeter l'épouvante dans le parti. Ils avaient tort. ll faut que ceux qui ont le don précieux et rare de prévoir, publient les dangers qu'ils pressentent. Je me souviens d'avoir entendu dire plusieurs fois au grand Jaurès : «On ne connaît pas assez parmi nous la force des classes contre lesquelles nous avons à lutter. Elles ont la force et on leur prête la vertu; les prêtres ont quitté la morale de l'église pour prendre celle de l'usine ; et la société tout entière, dès qu'ils seront menacés, accourra pour les défendre.» Il avait raison, comme London a raison de nous tendre le miroir prophétique de nos fautes et de nos imprudences.
 
Ne compromettons pas l'avenir ; il est à nous. La ploutocratie périra. Dans sa puissance on distingue déjà les signes de sa ruine. Elle périra parce que tout régime de castes est voué à la mort ; le salariat périra parce qu'il est injuste. Il périra gonflé d'orgueil en pleine puissance, comme ont péri l'esclavage et le servage.
 
Et déjà, en l'observant attentivement, on s'aperçoit qu'il est caduc. Cette guerre, que la grande industrie de tous les pays du monde a voulue, cette guerre qui était sa guerre, cette guerre en qui elle mettait une espérance de richesses nouvelles, a causé tant de destructions et si profondes, que l'oligarchie internationale en est elle-même ébranlée et que le jour approche où elle s'écroulera sur une Europe ruinée.
 
Je ne puis vous annoncer qu'elle périra d'un coup, et sans luttes. Elle luttera. Sa dernière guerre sera peut-être longue et aura des fortunes diverses. O vous, héritiers des prolétaires, ô générations futures, enfants des nouveaux jours, vous lutterez, et quand de cruels revers vous feront douter du succès de votre cause, vous reprendrez confiance et vous direz avec le noble Everhard : «Perdue pour cette fois, mais pas pour toujours. Nous avons appris bien des choses. Demain la cause se relèvera, plus forte en sagesse et en discipline.»
 
ANATOLE FRANCE.
 
(Paris, 1923.)
 
LE TALON DE FER
 
I
MON AIGLE
 
 
 
La brise d'été agite les pins géants2, et les rides de la Wild-Water clapotent en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des abeilles. Seule au sein d'une paix si profonde, je suis assise, pensive et inquiète. L'excès même de cette sérénité me trouble et la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui précède les orages. J'écoute et guette de tous mes sens le moindre indice du cataclysme imminent. Pourvu qu'il ne soit pas prématuré ! Oh ! pourvu qu'il n'éclate pas trop tôt !3
 
Mon inquiétude s'explique. Je pense, je pense sans trêve et ne puis m'empêcher de penser. J'ai vécu si longtemps au cœur de la mêlée que la tranquillité m'oppresse, et mon imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des victimes, je crois voir, comme je l'ai vu dans le passé4 , toute cette tendre et précieuse chair meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un bonheur durables !
 
Et puis je suis toute seule ! Quand ce n'est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce qui n'est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailes infatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l'idéal resplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les bras croisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bien qu'il ne soit plus là pour en voir l'accomplissement. C'est le travail de ses mains, la création de son esprit5. Il y a dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vie elle-même.
 
Voilà pourquoi je veux consacrer cette période d'attente et d'anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartés que, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, si noble qu'elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C'était une âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, je regrette surtout qu'Ernest ne soit plus là pour voir l'aurore prochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit trop solidement, trop sûrement. De la poitrine de l'humanité terrassée, nous arracherons le Talon de fer maudit ! Au signal donné vont se soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien de pareil n'aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masses laborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera une révolution internationale aussi vaste que le monde6.
 
Vous le voyez, je suis obsédée de cette éventualité, que depuis si longtemps j'ai vécue jour et nuit dans ses moindres détails. Je ne puis en séparer le souvenir de celui qui en était l'âme. Tout le monde sait qu'il a travaillé dur et souffert cruellement pour la liberté ; mais personne ne le sait mieux que moi, qui pendant ces vingt années de trouble où j'ai partagé sa vie, ai pu apprécier sa patience, son effort incessant, son dévouement absolu à la cause pour laquelle il est mort, voilà deux mois seulement.
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Je veux essayer de raconter simplement comment Ernest Everhard est entré dans ma vie, comment son influence sur moi a grandi jusqu'à ce que je sois devenue une partie de lui-même, et quels changements prodigieux il a opérés dans ma destinée ; de cette façon vous pourrez le voir par mes yeux et le connaître comme je l'ai connu moi-même, à part certains secrets trop doux pour être révélés.
 
Ce fut en février 1912 que je le vis pour la première fois, lorsque, invité à dîner par mon pèrepère7, il entra dans notre maison à BerkeleyBerkeley8 ; et je ne puis pas dire que ma première impression lui ait été bien favorable. Nous avions beaucoup de monde, et au salon, où nous attendions que tous nos hôtes fussent arrivés, il fit une entrée assez piteuse. C'était le soir des prédicants, comme père disait entre nous, et certainement Ernest ne paraissait guère à sa place au milieu de ces gens d'église.
 
D'abord ses habits étaient mal ajustés. Il portait un complet de drap sombre, et, de fait, il n'a jamais pu trouver un vêtement de confection qui lui allât bien. Ce soir-là, comme toujours, ses muscles soulevaient l'étoffe, et, par suite de sa carrure de poitrine, le paletot faisait des quantités de plis entre les épaules. Il avait le cou d'un champion de boxeboxe9, épais et solide. Voilà donc, me disais-je, ce philosophe social, ancien maréchal ferrant, que père a découvert : et certainement avec ces biceps et cette gorge il avait le physique du rôle. Je le classai immédiatement comme une sorte de prodige, un Blind TomTom10 de la classe ouvrière.
 
Ensuite il me donna une poignée de main. L’étreinte était ferme et forte, mais surtout il me regardait hardiment de ses yeux noirs... trop hardiment, à mon avis. Vous comprenez, j'étais une créature de l'ambiance, et, à cette époque-là, mes instincts de classe étaient puissants. Cette hardiesse m'eût paru presque impardonnable chez un homme de mon propre monde. Je sais que je ne pus m'empêcher de baisser les yeux, et quand il m'eut dépassée, ce fut avec un soulagement réel que je me détournai pour saluer l'évêque Morehouse, un de mes favoris, homme d'âge moyen, doux et sérieux, avec l'aspect et la bonté d'un Christ, et un savant par-dessus le marché.
 
Mais cette hardiesse que je prenais pour de la présomption était en réalité le fil conducteur qui devrait me permettre de démêler le caractère d'Ernest Everhard. Il était simple et droit, il n'avait peur de rien, il se refusait à perdre son temps en manières conventionnelles. — Vous m'aviez plu tout de suite, m'expliqua-t-il longtemps après, et pourquoi n'aurais-je pas rempli mes yeux de ce qui me plaisait ? — Je viens de dire que rien ne lui faisait peur. C'était un aristocrate de nature, bien qu'il fût dans un camp ennemi de l'aristocratie. C'était un surhomme. C'était la bête blonde décrite par NietzscheNietzsche11, et en dépit de tout cela, c'était un ardent démocrate.
 
Occupée que j'étais à recevoir les autres invités, et peut-être par suite de ma mauvaise impression, j'oubliai presque complètement le philosophe ouvrier. Il attira mon attention une fois ou deux au cours du repas. Il écoutait la conversation de divers pasteurs, et je vis briller dans ses yeux une lueur d'amusement. J'en conclus qu'il avait l'humeur plaisante, et lui pardonnai presque son accoutrement. Cependant le temps passait, le dîner s'avançait, et pas une fois il n'avait ouvert la bouche, tandis que les révérends discouraient à perte de vue sur la classe ouvrière, ses rapports avec le clergé et tout ce que l'Église avait fait et faisait encore pour elle. Je remarquai que mon père était contrarié de ce mutisme. Il profita d'une accalmie pour l'engager à donner son opinion. Ernest se contenta de hausser les épaules, et, après un bref «Je n'ai rien à dire», se remit à croquer des amandes salées.
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Il y avait dans ces paroles et dans la manière dont elles étaient dites un scepticisme agressif et ironique que goûtaient en secret la plupart des convives, bien que l'évêque Morehouse en parût peiné.
 
— Le Dr JordanJordan12 l'a établi très clairement, répondit Ernest. Voici son moyen de contrôler une vérité: «Fonctionne-t-elle? Y confieriez-vous votre vie ?»
— Bah ! ricana le Dr Hammerfield. Vous oubliez dans vos calculs l'évêque BerkeleyBerkeley13. En somme, on ne lui a jamais répondu.
— Le plus noble métaphysicien de la confrérie, dit Ernest en riant, mais assez mal choisi comme exemple. On peut prendre Berkeley lui-même à témoin que sa métaphysique ne fonctionnait pas.
 
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— Ce qui est une autre façon d'avouer que vous vivez dans le vide. Mais vous revenez sur terre, j'en suis sûr, à l'heure des repas, ou quand il survient un tremblement de terre. Me direz-vous que vous n'auriez aucune appréhension pendant un cataclysme de ce genre, convaincu que votre corps insubstantiel ne peut être atteint par une brique immatérielle ?
 
Instantanément et d'une façon tout à fait inconsciente, le Dr Hammerfield porta la main à sa tête, où une cicatrice était cachée sous ses cheveux. Ernest était tombé par hasard sur un exemple de circonstance. Pendant le grand tremblement de terreterre14 le docteur avait failli être tué par la chute d'une cheminée. Tout le monde éclata de rire.
 
— Eh bien! demanda Ernest quand la gaieté se fut calmée, j'attends toujours les preuves du contraire.
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A ces mots il y eut une rumeur de protestation autour de la table.
 
— Oh ! je ne mets pas en doute votre sincérité, poursuivit Ernest. Vous êtes sincères. Ce que vous prêchez, vous le croyez. C'est en cela que consistent votre force et votre valeur aux yeux de la classe capitaliste. Si vous songiez à modifier l'ordre établi, votre prédiction deviendrait inacceptable pour vos patrons et vous vous feriez mettre à la porte. De temps en temps, quelques-uns d'entre vous sont ainsi congédiés. N'ai-je pas raison ?15
 
Cette fois, il n'y eut pas de dissentiment. Tous gardèrent un mutisme significatif, à l'exception du Dr Hammerfield, qui déclara:
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— Ce qui revient à dire : quand leur manière de penser est inacceptable. Aussi, je vous le dis en toute sincérité, continuez à prêcher et à gagner votre argent, mais, pour l'amour du ciel, laissez la classe ouvrière tranquille. Vous n'avez rien de commun avec elle, vous appartenez au camp ennemi. Vos mains sont blanches parce que d'autres travaillent pour vous. Vos estomacs sont gavés et vos ventres ronds. (Ici le Dr Ballingford fit une légère grimace et tout le monde regarda sa corpulence prodigieuse. On disait que depuis des années il n'avait pas vu ses pieds.) Et vos esprits sont bourrés d'un mortier de doctrines qui sert à cimenter les arcs-boutants de l'ordre établi. Vous êtes des mercenaires, sincères, je vous l'accorde, mais au même titre que l'étaient les hommes de la Garde suisse sous l'ancienne monarchie française. Soyez fidèles à ceux qui vous donnent le pain et le sel, et la solde : soutenez de vos prédications les intérêts de vos employeurs. Mais ne descendez pas vers la classe ouvrière pour vous offrir en qualité de faux guides. Vous ne sauriez vivre honnêtement dans les deux camps à la fois. La classe ouvrière s'est passée de vous. Croyez-moi, elle continuera à s'en passer. Et, en outre, elle s'en tirera mieux sans vous qu'avec vous.
 
II
==Chapitre 2: Les défis==
LES DÉFIS
 
 
 
 
 
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Il avait fait la connaissance d'Ernest peu de temps avant «le soir des prédicants». Après le départ des convives, il me raconta comment il l'avait rencontré. Un soir, dans une rue, il s'était arrêté pour écouter un homme qui, juché sur une caisse à savon, discourait devant un groupe d'ouvriers. C'était Ernest. Hautement prisé dans les conseils du parti socialiste, il était considéré comme un de ses chefs, et reconnu pour tel dans la philosophie du socialisme. Possédant le don de présenter en langage simple et clair les questions les plus abstraites, cet éducateur de naissance ne croyait pas déchoir en montant sur la caisse à savon pour expliquer l'économie politique aux travailleurs.
 
Mon père s'arrêta pour l'écouter, s'intéressa au discours, prit rendez-vous avec l'orateur, et, la connaissance faite, l'invita au dîner des révérends. Il me révéla ensuite quelques renseignements qu'il avait pu recueillir sur son compte. Ernest était fils d'ouvriers, bien qu'il descendît d'une vieille famille, établie depuis plus de deux cents ans en AmériqueAmérique16. A l'âge de dix ans il était allé travailler en manufacture, et, plus tard, il avait fait son apprentissage de maréchal ferrant. C'était un autodidacte : il avait étudié seul le français et l'allemand, et à cette époque il gagnait médiocrement sa vie en traduisant des œuvres scientifiques et philosophiques pour une maison précaire d'éditions socialistes de Chicago. A ce salaire s'ajoutaient quelques droits provenant de la vente restreinte de ses propres œuvres.
 
Voilà ce que j'appris de lui avant d'aller me coucher, et je restai longtemps éveillée, écoutant de mémoire le son de sa voix. Je m'effrayai de mes propres pensées. Il ressemblait si peu aux hommes de ma classe, il me paraissait si étranger, et si fort ! Sa maîtrise me charmait et me terrifiait à la fois, et ma fantaisie vagabondait si bien que je me surpris à l'envisager comme amoureux et comme mari. J'avais toujours entendu dire que la force chez l'homme est une attraction irrésistible pour les femmes ; mais celui-là était trop fort. — Non, non! m'écriai-je, c'est impossible, absurde. — Et le lendemain, en m'éveillant, je découvris en moi le désir de le revoir, d'assister à sa victoire dans une nouvelle discussion, de vibrer encore à son intonation de combat, de l'admirer dans toute sa certitude et sa force, mettant en pièces leur suffisance et secouant leur pensée hors de l'ornière. Qu'importait sa fanfaronnade ? Selon ses propres termes, elle fonctionnait, elle produisait des effets. En outre, elle était belle à voir, excitante comme un début de bataille.
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Père me raconta joyeusement l'appréciation du Dr Hammerfield sur Ernest, «un insolent roquet, gonflé de suffisance par un savoir insuffisant», et qu'il se refusait à rencontrer de nouveau. En revanche l'évêque Morehouse s'était pris d'intérêt pour Ernest et désirait vivement une nouvelle entrevue. «Un jeune homme fort», avait-il déclaré, «et vivant, bien vivant ; mais il est trop sûr de lui-même.»
 
Ernest revint un après-midi avec père. L'évêque Morehouse était déjà arrivé, et nous prenions le thé sous la vérandah. Je dois dire que la présence prolongée d'Ernest à Berkeley s'expliquait par le fait qu'il suivait des cours spéciaux de biologie à l'Université, et aussi parce qu'il travaillait beaucoup à un nouvel ouvrage intitulé «Philosophie et Révolution».1817
 
Quand Ernest entra, la véranda sembla soudain rapetissée. Ce n'est pas qu'il fût extraordinairement grand — il n'avait que cinq pieds neuf pouces — mais il semblait rayonner une atmosphère de grandeur. En s'arrêtant pour me saluer, il manifesta une légère hésitation en étrange désaccord avec ses yeux hardis et sa poignée de main ; celle-ci était ferme et sûre : ses yeux ne l'étaient pas moins, mais, cette fois, ils semblaient contenir une question tandis qu'il me regardait, comme le premier jour, un peu trop longtemps.
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— Très bien, interrompit l'évêque. Et il n'y a pas de raison pour que ce partage ne s'opère pas à l’amiable.
— Vous avez déjà oublié nos conventions, répliqua Ernest. Nous sommes tombés d'accord que l'homme est égoïste, l'homme ordinaire, tel qu'il est. Vous vous lancez en l'air pour établir une distinction entre cet homme-là et les hommes tels qu'ils devraient être, mais qu'ils ne sont pas. Revenons sur terre ; le travailleur, étant égoïste, veut avoir le plus possible dans le partage. Le capitaliste, étant égoïste, veut avoir tout ce qu'il peut prendre. Lorsqu'une chose existe en quantité limitée et que deux hommes veulent en avoir chacun le maximum, il y a conflit d'intérêts. C'est celui qui existe entre le travail et le capital, et c'est un conflit irréconciliable. Tant qu'il existera des ouvriers et des capitalistes, ils continueront à se quereller au sujet du partage. Si vous étiez à San-Francisco cet après-midi, vous seriez obligé d'aller à pied. Pas un train ne circule dans les rues.
— Encore une grève ?19 demanda l'évêque d'un ton alarmé.
 
—Oui, on se chicane sur le partage des bénéfices des chemins de fer urbains.
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— Elle ne l'approuve pas, objecta l'évêque.
— Elle ne proteste pas, répliqua Ernest, et dès lors elle approuve, car il ne faut pas oublier que l'Église est entretenue par la classe capitaliste.
— Je n'avais pas envisagé les choses sous ce jour-là, dit naïvement l'évêque. Vous devez vous tromper. Je sais qu'il y a beaucoup de tristesses et de vilenies en ce monde. Je sais que l'Église a perdu le... ce que vous appelez le prolétariat.20
— Vous n'avez jamais eu le prolétariat, cria Ernest. Il a grandi en dehors de l'Église et sans elle.
— Je ne saisis pas, dit faiblement l'évêque.
— Je vais vous expliquer. Par suite de l'introduction des machines et du système usinier vers la fin du XVIIIe siècle, la grande masse des laboureurs fut arrachée à la terre et le mode ancien du travail fut brisé. Les travailleurs, chassés de leurs villages, se trouvèrent parqués dans les villes manufacturières. Les mères et les enfants furent mis à l'œuvre sur les nouvelles machines. La vie de famille cessa. Les conditions devinrent atroces. C'est une page d'histoire écrite avec des larmes et du sang.
— Je sais, je sais, interrompit l'évêque avec une expression d'angoisse. Ce fut terrible ; mais cela se passait en Angleterre, il y a un siècle et demi.
— Et c'est ainsi que, voilà un siècle et demi, naquit le prolétariat moderne, continua Ernest. Et l'Église l'ignora. Pendant que les capitalistes construisaient ces abattoirs du peuple, l'Église restait muette, et aujourd'hui elle observe le même mutisme. Comme dit Austin LewisLewis21 en parlant de cette époque, ceux qui avaient reçu le commandement «Paissez mes brebis» virent, sans la moindre protestation, ces brebis vendues et harassées à mortmort22... Avant d'aller plus loin, je vous prie de me dire carrément si nous sommes d'accord ou non. L'Église a-t-elle protesté à ce moment-là ?
 
L'évêque Morehouse hésita. Par plus que le docteur Hammerfield, il n'était habitué à ce genre d'offensive à domicile, selon l'expression d'Ernest.
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— L'Église a-t-elle protesté ? insista Ernest.
— L'Église l'ignore. (Le prélat se débattait ferme.)
— Cependant l'Église a reçu ce commandement «Paissez mes brebis», dit Ernest avec une amère ironie. Puis, se reprenant tout de suite : Pardonnez-moi ce mouvement d'aigreur ; mais pouvez-vous être surpris que nous perdions patience avec vous ? Avez-vous protesté devant vos congrégations capitalistes contre l'emploi d’enfants dans les filatures de coton du SudSud23 ? Des enfants de six ou sept ans travaillant toutes les nuits en équipes de douze heures. Ils ne voient jamais la sainte lumière du jour. Ils meurent comme des mouches. Les dividendes sont payés avec leur sang. Et avec cet argent on construit de magnifiques églises dans la Nouvelle-Angleterre, et vos pareils y prêchent d'agréables platitudes devant les ventres replets et luisants des tirelires à dividendes.
— Je ne savais pas, murmura l'évêque dans un souffle défaillant. Son visage était pâle, comme s'il eût éprouvé des nausées.
— Ainsi vous n'avez pas protesté ?
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— Cet homme s'appelle Jackson, dit Ernest.
— Bâti comme il l'est, remarquai-je sèchement, il devrait travailler au lieu de faire le marchand ambulantambulant24.
— Remarquez sa manche gauche, m'avertit doucement Ernest.
 
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Et voilà comment l'évêque et moi nous acceptâmes les défis d'Ernest. Mes deux visiteurs s'en allèrent ensemble, me laissant toute froissée de l'injustice infligée à ma caste et à moi-même. Ce garçon-là était une brute. Je le haïssais à cet instant, et je me consolai à la pensée que sa conduite était tout ce qu'on pouvait attendre d'un homme de la classe ouvrière.
 
III
==Chapitre 3: Le bras de Jackson==
LE BRAS DE JACKSON
 
 
 
Je ne me doutais guère du rôle fatal que le bras de Jackson allait jouer dans ma vie. L'homme lui-même, quand je parvins à le trouver, ne me fit pas grande impression. Il habitait, dans le voisinage de la baie, au bord des marais, une masure indescriptible, entourée de flaques d'eau croupie et verdâtre qui répandaient une odeur fétide.
 
 
Je ne me doutais guère du rôle fatal que le bras de Jackson allait jouer dans ma vie. L'homme lui-même, quand je parvins à le trouver, ne me fit pas grande impression. Il habitait, dans le voisinage de la baie, au bord des marais, une masure indescriptible25, entourée de flaques d'eau croupie et verdâtre qui répandaient une odeur fétide.
 
C'était bien le personnage humble et débonnaire que l'on m'avait décrit. Il s'occupait à un ouvrage de rotin et travaillait sans relâche pendant que je causais avec lui. Mais en dépit de sa résignation, je saisis dans sa voix une sorte d'amertume naissante quand il me dit:
 
— Ils auraient tout de même bien pu me donner du boulot comme gardien de nuitnuit26.
 
Je ne pus en tirer grand'chose. Il avait un air hébété que démentait son adresse au travail. Cela me suggéra une question.
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— J'en sais rien : c'est arrivé comme ça.
— Un peu de négligence peut-être?
— Non, j'appellerais pas ça comme ça. Je faisais des heures supplémentaires, et je crois bien que j'étais fatigué un peu. J'ai travaillé dix-sept ans dans cette usine-là, et j'ai remarqué que la plupart des accidents arrivent juste avant le coup de siffletsifflet27. Je parierais bien qu'il en arrive plus dans l'heure avant la sortie que dans tout le reste de la journée. Un homme n'est plus si vif quand il a trimé des heures sans s'arrêter. J'en ai assez vu pour savoir, des bonshommes entaillés, ou rabotés, ou déchiquetés.
— Vous en avez vu tant que cela?
— Des centaines et des centaines, et des enfants dans le tas.
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Il recommença de se plaindre.
 
— La partie n'était pas égale pour moi. Ils ont berné Jackson et moi avec. Quelle chance avais-je de réussir ? Le colonel Ingram est un grand avocat. S'il n'était un juriste de premier ordre, croyez-vous qu'il aurait entre les mains les affaires des Filatures de la Sierra, du Syndicat foncier d'Erston, de la Berkeley Consolidée, de l'Oakland, de la San Léandro et de la Compagnie électrique de Pleasanton ? C'est un avocat de corporation, et ces gens-là ne sont pas payés pour être des sotssots28. Pourquoi les Filatures de la Sierra, à elles seules, lui donnent-elles vingt mille dollars par an ? Vous pensez bien que c'est parce qu'aux yeux des actionnaires il vaut cette somme-là. Je ne vaux pas ça, moi. Si je le valais, je ne serais pas un raté, un crève-la-faim, obligé de me charger d'affaires comme celle de Jackson. Que pensez-vous que j'aurais touché si j'avais gagné son procès ?
— Je pense que vous l’auriez écorché.
— Naturellement, cria-t-il d'un ton irrité. Il faut bien que je vivevive29 .
— Il a une femme et des enfants.
— Moi aussi j'ai une femme et tes enfants. Et il n'y a pas une âme au monde excepté moi pour s'inquiéter s'ils meurent de faim ou pas.
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— Dites-moi, continuai-je, a-t-il été facile à l’être que vous étiez, quand vous suiviez les cours de l'école secondaire, de se transformer en l'homme capable de commettre une pareille vilenie ?
 
La soudaineté de son accès de colère me surprit et m'effraya. Il crachacracha30 un juron formidable et serra le poing comme pour me frapper.
 
— Je vous demande pardon, dit-il au bout d'un moment. Non, cela n'a pas été facile... Et maintenant, je crois que vous feriez mieux de vous en aller... Vous avez tiré de moi tout ce que vous vouliez. Mais laissez-moi vous avertir d'une chose avant votre départ. Il ne vous servira à rien de répéter ce que je vous ai dit. Je le nierai, et il n'y a pas de témoins. Je nierai jusqu'au moindre mot : et, s'il le faut, je le nierai sous serment à la barre des témoins.
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— Si j'essayais d'entrer la nuit dans la maison de votre père pour lui voler ses dividendes de la Sierra, que ferait-il ?
— Il dort avec un revolver sur la tablette à la tête de son lit. Il est très probable qu'il vous tirerait dessus.
— Et si moi et quelques autres conduisions un million et demi d'hommeshommes31 dans les maisons de tous les riches, il y aurait bien des coups de feu échangés, n'est-ce pas?
— Oui, mais vous ne le faites pas.
— C'est précisément ce que nous sommes en train de faire. Et notre intention est de prendre non seulement les richesses qui sont dans les maisons, mais toutes les sources de cette richesse, toutes les mines, les chemins de fer, les usines, les banques et les magasins. La révolution, c'est cela. C'est une chose éminemment dangereuse. Et je crains que le massacre ne soit plus grand encore que nous ne l'imaginons. Mais, comme je le disais, personne aujourd'hui n'est tout à fait libre. Nous sommes tous pris dans les engrenages de la machine industrielle. Vous avez découvert que vous y étiez prise vous-même, et que les hommes à qui vous parliez y étaient pris aussi. Interrogez-en d'autres : allez voir le colonel Ingram ; traquez les reporters qui ont empêché le cas Jackson de paraître dans les journaux, et les directeurs de ces journaux eux-mêmes. Vous découvrirez que tous sont esclaves de la machine.
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Un peu plus tard, au cours de notre conversation, je lui posai une simple question au sujet des risques d'accident encourus par les ouvriers, et il me gratifia d'une véritable conférence bourrée de statistiques.
 
— Cela se trouve dans tous les livres, dit-il. On a comparé les chiffres et il est formellement prouvé que les accidents, relativement rares aux premières heures de la matinée, se multiplient selon une progression croissante à mesure que les travailleurs se fatiguent et perdent leur activité musculaire et mentale. Peut-être ignorez-vous que votre père a trois fois plus de chances qu'un ouvrier de conserver sa vie et ses membres intacts. Mais les compagnies d'assurancesassurances32 le savent. Elles lui prendront quatre dollars et quelque chose de prime annuelle pour une police de mille dollars, pour laquelle elles demandent quinze dollars à un homme de peine.
— Et vous ? demandai-je.
 
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— Oh ! à propos, puisque vous êtes en train de ruiner votre propre tranquillité d'esprit pendant que j’en fais autant à l’évêque, vous pouvez aller voir mesdames Wickson et Pertonwaithe. Vous savez que leurs maris sont les deux principaux actionnaires de la filature. Comme tout le reste de l'humanité, ces deux femmes sont attachées à la machine, mais attachées de telle façon qu'elles siègent tout à fait au sommet.
 
IV
==Chapitre 4: Les Esclaves de la Machine==
LES ESCLAVES DE LA MACHINE
 
 
 
 
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S'il en était ainsi, la société était un mensonge. Je reculais d’effroi devant mes propres conclusions. C'était trop abominable, trop terrible pour être vrai. Pourtant, il y avait ce Jackson, et son bras et ce sang qui coulait de mon toit et tachait ma robe. Et il y avait beaucoup de Jackson ; il y en avait des centaines à la filature, il l'avait dit lui même. Le bras fantôme ne me lâchait pas.
 
J'allai voir M. Wickson et M. Perthonwaithe, les deux hommes qui détenaient la plus grosse part des actions. Mais je ne réussis pas à les émouvoir comme les mécaniciens à leur service. Je m'aperçus qu'ils professaient une éthique supérieure à celle des hommes, ce qu'on pourrait appeler la morale aristocratique, la morale des maîtresmaîtres33. Ils parlaient en termes larges de leur politique, de leur savoir-faire, qu'ils identifiaient avec la probité. Ils s'adressaient à moi d'un ton paternel, avec des airs protecteurs envers ma jeunesse et mon inexpérience. De tous ceux que j'avais rencontré au cours de mon enquête, ceux-ci étaient bien les plus immoraux et les plus incurables. Et ils restaient absolument persuadés que leur conduite était juste : il n'y avait ni doute ni discussion possible à ce sujet. Ils se croyaient les sauveurs de la société, convaincue de faire le bonheur du grand nombre : ils traçaient un tableau pathétique des souffrances que subirait la classe laborieuse sans les emplois qu'eux-mêmes, et eux seuls pouvaient leur procurer.
 
En quittant ces deux maîtres, je rencontrai Ernest et lui racontai mon enquête. Il me regarda avec une expression satisfaite.
 
— C’est parfait, dit-il. Vous commencez à déterrer la vérité par vous-même. Vos conclusions, déduites d'une généralisation de vos propres expériences, sont exactes. Dans le mécanisme industriel, nul n’est libre de ses actes, excepté le gros capitaliste, et encore il ne l'est pas, si j'ose employer cette tournure de phrase irlandaiseirlandaise34 .
» Les maîtres, vous le voyez, son parfaitement sûrs d’avoir raison en agissant comme ils le font. Telle est l'absurdité qui couronne tout l'édifice. Ils sont liés par leur nature humaine de telle façon qu'ils ne peuvent faire une chose à moins de la croire bonne. Il leur faut une sanction pour leurs actes. Quand ils veulent entreprendre quoi que ce soit, en affaires bien entendu, ils doivent attendre qu'il naisse dans leur cervelle une sorte de conception religieuse, morale, ou philosophique du bien-fondé de cette chose. Alors ils vont de l'avant et la réalisent, sans s’apercevoir que le désir est père de la pensée. A n'importe quel projet ils finissent toujours par trouver une sanction. Ce sont des casuistes superficiels, des jésuites. Ils se sentent même justifiés à faire le mal pour qu'il en résulte du bien. L'un des plus plaisants de leurs axiomes fictifs, c'est qu'ils se proclament supérieurs au reste de l'humanité en sagesse et en efficacité. De par cette sanction, ils s'arrogent le droit de répartir le pain et le beurre pour tout le genre le humain. Ils ont même ressuscité la théorie du droit divin des rois, des rois du commerce, en l'espèce.35
» Le point faible de leur position consiste en ce qu'ils sont simplement des hommes d'affaires. Ils ne sont pas des philosophes : ils ne sont ni biologistes ni sociologues. S'ils l'étaient, tout irait mieux, naturellement. Un homme d'affaires qui serait en même temps versé dans ces deux sciences saurait approximativement ce qu'il faut à l'humanité. Mais, en dehors du domaine commercial, ces gens-là sont stupides. Ils ne connaissent que les affaires. Ils ne comprennent ni le genre humain ni le monde, et néanmoins ils se posent en arbitres du sort de millions d'affamés et de toutes les multitudes en bloc. L'histoire, un jour, se paiera à leurs dépens un rire homérique.
 
J'étais maintenant préparée à aborder Mme Wickson et Mme Pertonwaithe, et l'entretien que j'eus avec elles ne me réservait plus de surprises. C'étaient des dames de la meilleure sociétésociété36, habitant de véritables palais. Elles possédaient beaucoup d'autres résidences un peu partout à la campagne, à la montagne, au bord des lacs ou de la mer. Une armée de serviteurs s’empressait autour d'elles, et leur activité sociale était étourdissante. Elles patronnaient les universités et les églises, et les pasteurs tout particulièrement étaient prêts à plier les genoux devant elleselles37. Ces deux femmes constituaient de véritables puissances, avec tout l'argent à leur disposition. Elles détenaient à un remarquable degré le pouvoir de subventionner la pensée, comme je devais bientôt l'apprendre grâce aux avertissements d'Ernest.
 
Elles singeaient leurs maris et discouraient dans les mêmes termes généraux de la politique à suivre, des devoirs et des responsabilités incombant aux gens riches. Elles se laissaient gouverner par la même éthique que leurs époux, par leur morale de classe : et elles débitaient des phrases filantes que leurs propres propres oreilles ne comprenaient pas.
 
De plus, elles s'irritèrent lorsque je leur dépeignis la déplorable condition de la famille Jackson ; et comme je m'étonnais qu'elles n'eussent pas établi un fonds de réserve en sa faveur, elles déclarèrent n'avoir besoin de personne pour leur enseigner leurs devoirs sociaux ; quand je leur demandai carrément de le secourir, elles refusèrent non moins carrément. Le plus étonnant est qu'elles exprimèrent leur refus en termes presque identiques, bien que je fusse allée les voir séparément et que chacune ignorât que j'avais vu ou devais voir l'autre. Leur réponse commune fut qu'elles étaient heureuses de saisir cette occasion de bien montrer une fois pour toutes qu'elles n'accorderaient pas de primes à la négligence, et qu'elles ne voulaient pas, en payant les frais d'accidents, tenter les pauvres de se blesser volontairement.38
 
Et elles étaient sincères, ces deux femmes ! La double conviction de leur supériorité de classe et de leur éminence personnelle leur montait à la tête et les enivrait. Elles trouvaient dans leur morale de caste des sanctions pour tous les actes qu'elles accomplissaient. Une fois remontée en voiture à la porte du splendide hôtel de Mme Pertonwaithe, je me retournai pour le contempler, et je me souvins de l'expression d'Ernest disant que ces femmes aussi étaient attachées à la machine, mais de telle façon qu'elles siégeaient tout à fait au sommet.
 
V
==Chapitre 5: Les Philomathes==
LES PHILOMATHES39
 
 
 
 
 
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Ma première impression lui avait été défavorable, puis je m'étais sentie attirée. Vint ensuite un accès de répulsion, le jour où il attaqua ma classe et moi-même avec si peu de ménagements ; mais bientôt je me rendis compte qu'il n'avait nullement calomnié le milieu où je vivais, que tout ce qu'il avait dit de dur et d'amer était justifié ; et plus que jamais je me rapprochai de lui. Il devenait mon oracle. Pour moi, il arrachait le masque à la société et me laissait entrevoir des vérités aussi incontestables que déplaisantes.
 
Non, jamais il n'y eut pareil amoureux. Une jeune fille ne peut vivre jusqu'à vingt-quatre ans dans une ville universitaire sans qu'on lui fasse la cour. J'avais été courtisée par d'imberbes sophomoressophomores40 et par des professeurs chenus, sans compter les athlètes de la boxe et les géants du ballon. Mais aucun n'avait mené l'assaut comme le faisait Ernest. Il m'avait enfermée dans ses bras avant que je m'en aperçusse, et ses lèvres s'étaient posées sur les miennes avant que j'eusse le temps de protester ou de résister. Devant la sincérité de son ardeur, la dignité conventionnelle et la réserve virginale paraissaient ridicules. Je perdais pied sous une attaque superbe et irrésistible. Il ne me fit aucune déclaration ni demande de mariage. Il me prit dans ses bras, m'embrassa, et considéra désormais comme un fait acquis que je serais sa femme. Il n'y eut pas de débat à ce sujet : la seule discussion, qui naquit plus tard, devait porter sur la date de notre union.
 
C'était inouï, invraisemblable, et pourtant comme son critérium de vérité, ça fonctionnait ; j'y confiai ma vie, et je n'eus pas à m'en repentir. Cependant, durant ces premiers jours de notre amour, je m'inquiétais un peu de la violence et de l'impétuosité de sa galanterie. Mais ces craintes n'étaient pas fondées ; aucune femme n'eut la chance de posséder un époux plus doux et plus tendre. La douceur et la violence se mêlaient curieusement dans sa passion, comme l'aisance et la maladresse dans son maintien. Cette légère gaucherie dans son attitude ! Il ne s'en débarrassa jamais, et c'était charmant. Sa conduite dans notre salon me rappelait la promenade prudente d'un taureau dans une boutique de porcelaine.41
 
S'il me restait un dernier doute sur la profondeur réelle de mes propres sentiments à son égard, c'était tout au plus une hésitation subconsciente, et elle s'évanouit précisément à cette époque. C'est au club des Philomathes, en une nuit de bataille magnifique où Ernest affronta les maîtres du jour dans leur propre repaire, que mon amour me fut révélé dans toute sa plénitude. Le club des Philomathes était bien le plus choisi qui existât sur la côte du Pacifique. C'était une fondation de Mlle Brentwood, vieille demoiselle fabuleusement riche, à qui il tenait lieu de mari, de famille et de joujou. Ses membres étaient les plus riches de la société et les plus forts esprits parmi les riches, avec, naturellement, un petit nombre d'hommes de science pour donner à l'ensemble une teinte intellectuelle.
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«Votre père étant membre du club Philomathique, vous y avez vos entrées. Venez à la séance de mardi soir. Je vous promets que vous y passerez un des bons moments de votre vie. Dans vos récentes rencontres avec les maîtres du jour, vous n'avez pas réussi à les émouvoir. Je les secouerai pour vous. Je les ferai grogner comme des loups. Vous vous êtes contentée de mettre en question leur moralité. Tant que leur honnêteté seule est contestée, ils n'en deviennent que plus vaniteux et vous prennent des airs satisfaits et supérieurs. Moi, je menacerai leur sac à monnaie. Cela les ébranlera jusqu'aux racines de leurs natures primitives. Si vous pouvez venir, vous verrez l'homme des cavernes en habit de soirée, grondant et jouant des dents pour défendre son os. Je vous promets un beau charivari et un aperçu édifiant sur la nature de la bête.
» Ils m'ont invité pour me mettre en pièces. L'idée vient de Mlle Brentwood. Elle a eu la maladresse de me le laisser entrevoir en m'invitant. Elle leur a déjà offert ce genre de divertissement. Leur grand plaisir est de tenir devant eux quelque réformateur à l'âme douce et confiante. La vieille demoiselle croit que j'unis l'innocence d’un petit chat au bon naturel et à la stupidité d'une bête à cornes. Je dois avouer que je l'ai encouragée dans cette impression. Après avoir soigneusement tâté le terrain, elle a fini par deviner mon caractère inoffensif. Je recevrai de beaux honoraires, deux cent cinquante dollars, ce qu'ils donneraient pour un radical qui aurait posé sa candidature au poste de gouverneur. En outre, l'habit est de rigueur. De ma vie je ne me suis affublé de la sorte. IlII faudra que j'en loue un quelque part. Mais je ferais pis pour m’assurer une chance de «posséder» les Philomathes.»
 
De tous les endroits possibles, c'est précisément la maison Pertonwaithe qui fut choisie pour cette réunion. On avait apporté un supplément de chaises dans le grand salon, et il y avait bien deux cents Philomathes assis là pour entendre Ernest. C'étaient vraiment les princes de la bonne société. Je m'amusai à calculer mentalement le total des fortunes qu'ils représentaient : il se chiffrait par centaines de millions. Et leurs propriétaires étaient, non pas de ces riches qui vivent dans l'oisiveté, mais des hommes d'affaires jouant un rôle très actif dans la vie industrielle et politique.
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Nous étions tous assis quand Mlle Brentwood introduisit Ernest. Ils gagnèrent tout de suite l'extrémité de la salle, d'où il devait parler. Il était en habit de soirée et avait une allure magnifique, avec ses larges épaules et sa tête royale: et toujours cette inimitable teinte de gaucherie dans ses mouvements. Je crois que j’aurais pu l’aimer uniquement pour cela. Rien qu'à le regarder, j’éprouvais une grande joie. Je croyais sentir à nouveau le pouls de sa main serrant la mienne, la pression de ses lèvres sur mes lèvres. Et j'étais si fière de lui que j'eus envie de me lever et de crier à toute l'assemblée : «Il est à moi. Il m'a tenue dans ses bras, et j'ai rempli cet esprit hanté de si hautes pensées !»
 
Mlle Brentwood, parvenue au haut bout de la salle, le présenta au colonel Van Gilbert, à qui je savais que la présidence de la réunion était réservée. Le colonel était un grand avocat de groupements. En outre, il était immensément riche. Les plus faibles honoraires qu'il daignât accepter étaient de cent mille dollars. C'était un maître en matière juridique. La loi était une marionnette dont il tenait tous les fils. Il la moulait comme de l’argile, la tordait et la déformait comme un jeu de patience chinois, selon son propre dessein. Ses manières et son élocution étaient un peu vieux jeu, mais son imagination, ses connaissances et ses ressources étaient à la hauteur des statuts les plus récents. Sa célébrité datait du jour où il fit annuler le testament ShadwellShadwell42 . Rien que pour cette affaire il avait reçu cinq cent mille dollars d'honoraires, et à partir de ce moment, son ascension avait été rapide comme celle d'une fusée. On le désignait souvent comme le premier avocat du pays, avocat de consortiums, bien entendu, et personne n’aurait manqué de le classer parmi les trois plus grands hommes de loi des États-Unis.
 
Il se leva et commençai exalter Ernest en phrases choisies qui comportaient une légère teinte d’ironie sous-entendue. Positivement il y avait une facétie subtile dans la présentation par le colonel Gilbert de ce réformateur social, membre de la classe ouvrière. Je surpris des sourires dans l'auditoire et j’en fus vexée. Je regardai Ernest et je sentis croître mon irritation. Il semblait n’éprouver aucun ressentiment de ces fines pointes ; qui pis est, il ne me paraissait pas s'en apercevoir. Il était assis, tranquille, massif et somnolent. Il avait vraiment l'air bête. Une idée fugitive me traversa l'esprit : se laisserait-il intimider par cet étalage imposant de puissance monétaire et cérébrale ? Puis, je me pris à sourire. Il ne pouvait pas me tromper, moi : mais il trompait les autres, comme il avait trompé Mlle Brentwood. Celle-ci occupait un fauteuil au premier rang et plusieurs fois elle tourna la tête vers l'unes ou l'autre de ses connaissances pour appuyer d'un sourire les allusions de l'orateur.
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Le colonel ayant terminé, Ernest se leva et prit la parole. Il débuta à voix basse, en phrases modestes et entrecoupées de pauses, avec un embarras évident. Il raconta sa naissance dans le monde ouvrier, son enfance passée dans une ambiance sordide et misérable, où l'esprit et la chair se trouvaient également affamés et torturés. Il décrivit les ambitions et l'idéal de sa jeunesse, et sa conception du paradis où vivaient les gens des classes supérieures.
 
«Je savais, dit-il, qu'au-dessus de moi régnait un esprit d’altruisme, une pensée pure et noble, une vie hautement intellectuelle. Je savais tout cela parce que j'avais lu les romans de la Bibliothèque des Bains de mermer43, où tous les hommes et toutes les femmes, à l'exception du traître et de l'aventurière, pensaient de belles pensées, parlaient un beau langage et accomplissaient des actes glorieux. Avec autant de foi que je croyais au lever du soleil, j'étais certain qu'au-dessus de moi se trouvait tout ce qu'il y a de beau, de noble et de généreux dans le monde, tout ce qui donnait à la vie de la décence et de l'honneur, tout ce qui la rendait digne d'être vécue, tout ce qui récompensait les gens de leur travail et de leur misère.»
 
Il dépeignait ensuit sa vie à la filature, son apprentissage de maréchal ferrant et sa rencontre avec les socialistes. Il avait découvert dans leurs rangs de vives intelligences et des esprits remarquables, des ministres de l'Évangile destitués parce que leur christianisme était trop large pour aucune congrégation d'adorateurs du veau d'or, des professeurs brisés sur la roue de la domesticité universitaire envers les classes dominantes. Il définissait les socialistes comme des révolutionnaires qui luttent pour renverser la société irrationnelle d'aujourd'hui, afin de construire avec ses matériaux la société rationnelle de l'avenir. Il disait beaucoup d'autres choses qu'il serait trop long d'écrire, mais je n'oublierai jamais comment il décrivait sa vie parmi les révolutionnaires. Toute hésitation avait disparu de son élocution, sa voix s'enflait forte et confiante, s'affirmait éclatante comme lui-même et comme les pensées qu'il versait à flots.
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«Parmi ces révoltés je trouvai aussi une foi fervente en l'humanité, un idéalisme ardent, les voluptés de l’altruisme, de la renonciation et du martyre, toutes les réalités splendides et pénétrantes de l'esprit. Ici, la vie était propre, noble et vivante. J'étais en contact avec les grandes âmes qui exaltaient la chair et l'esprit au-dessus des dollars et des cents, et pour qui le faible gémissement de l'enfant souffreteux des bouges a plus d'importance que toute la pompe et l'appareil de l’expansion commerciale et de l'empire du monde. Je voyais partout autour de moi la noblesse du but et l'héroïsme de l'effort, et mes jours étaient ensoleillés et mes nuits étoilées. Je vivais dans le feu et dans la rosée, et devant mes yeux flamboyait sans cesse le Saint-Graal, le sang brûlant et humain du Christ, gage de secours et de salut après la longue souffrance et les mauvais traitements.»
 
Je l'avais déjà vu transfiguré devant moi, et cette fois encore il m'apparut tel. Son front resplendissait de sa divinité intérieure, et ses yeux brillaient davantage au milieu du rayonnement dont il semblait drapé. Mais les autres ne voyaient pas cette auréole, et j'attribuai ma vision aux larmes de joie et d’amour dont mes yeux étaient obscurcis. En tout cas, M. Wickson, qui était derrière moi, n'en était pas affecté, car je l'entendis lancer d'un ton ironique l'épithète d'«utopiste».44
 
Cependant Ernest racontait comment il s'était élevé dans la société au point d'entrer en contact avec les classes supérieures et de se frotter à des hommes intronisés dans les hautes situations. Alors était venue pour lui la désillusion, et il la dépeignit en termes peu flatteurs pour cet auditoire. La nature grossière de leur argile l'avait surpris. Ici la vie ne lui apparaissait plus noble et généreuse. Il était épouvanté de l'égoïsme qu'il rencontrait. Ce qui l'avait étonné encore davantage, c'était l'absence de vitalité intellectuelle. Lui qui venait de quitter ses amis révolutionnaires, il se sentait choqué par la stupidité de la classe dominante. Puis, en dépit de leurs magnifiques églises et de leurs prédicateurs grassement payés, il avait découvert que ces maîtres, hommes et femmes, étaient des êtres grossièrement matériels. Ils babillaient bien sur leur cher petit idéal et leur chère petite morale, mais en dépit de ce verbiage, la tonique de leur vie était une note matérialiste. Ils étaient dépourvus de toute moralité réelle, comme celle que le Christ avait prêchée, mais qu'on n'enseignait plus aujourd’hui.
 
«J'ai rencontré des hommes qui, dans leurs diatribes contre la guerre. invoquaient le nom du Dieu de paix, et qui distribuaient des fusils entre les mains des PinkertonsPinkertons45 pour abattre les grévistes dans leurs propres usines. J'ai connu des gens que la brutalité des assauts de boxe mettait hors d'eux~mêmes, mais qui se faisaient complices des fraudes alimentaires par lesquelles périssent chaque année plus d'innocents que n’en massacra l'Hérode aux mains rouges. J'ai vu des piliers d'église qui souscrivaient de grosses sommes aux Missions étrangères, mais qui faisaient travailler des jeunes filles dix heures par jour dans leurs ateliers pour des salaires de famine, et par le fait encourageaient directement la prostitution.
» Tel monsieur respectable, aux traits affinés d'aristocrate, n'était qu'un homme de paille prêtant son nom à des sociétés dont le but secret était de dépouiller la veuve et l'orphelin. Tel autre qui parlait posément et sérieusement des beautés de l'idéalisme et de la bonté de Dieu, venait de rouler et de trahir ses associés dans une grosse affaire. Tel autre encore qui dotait de chaires les universités et contribuait à l'érection de magnifiques chapelles, n'hésitait pas à se parjurer devait les tribunaux pour des questions de dollars et de gros sous. Tel magnat des chemins de fer reniait sans vergogne sa parole donnée comme citoyen, comme homme d'honneur et comme chrétien, en accordant des ristournes secrètes, et il en accordait souvent.
» Ce directeur de journal qui publiait des annonces de spécialités pharmaceutiques, me traita de sale démagogue parce que je le mettais au défi de publier un article disant la vérité au sujet de ces drogues.46 Ce collectionneur de belles éditions, qui patronnait la littérature, payait des pots-de-vin au patron brutal et illettré d'une mécanique municipalemunicipale47. Tel sénateur était l'outil, l'esclave, la marionnette d’un patron de mécanique politique aux sourcils épais et à la lourde mâchoire ; il en était de même de tel gouverneur et de tel juge à la cour suprême. Tous trois voyageaient gratis en chemin de fer; et, en outre, tel capitaliste à la peau luisante était le véritable propriétaire de la mécanique et des chemins de fer, qui délivraient des laissez-passer.
» Et c'est ainsi qu'au lieu d'un paradis, je découvris l'aride désert du commercialisme. Je n'y aperçus que de la bêtise, sauf en ce qui concerne les affaires. Je ne rencontrai personne de propre. de noble et de vivant, si ce n'est de la vie dont grouille la pourriture. Tout ce que j'y trouvai fut un égoïsme monstrueux et sans cœur et un matérialisme grossier et glouton, aussi pratiqué que pratique.»
 
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Ernest poursuivit son attaque. Il expliqua l'existence de quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis, en accusant la classe capitaliste d'avoir mal gouverné la société. Après avoir esquissé la situation économique des hommes des cavernes et des peuples sauvages de nos jours, qui n'avaient ni outils ni machines et ne possédaient que leurs moyens naturels pour produire l'unité de force individuelle, il traça le développement de l'outillage et de l'organisation jusqu'au point actuel, où le pouvoir producteur de l'individu civilisé est mille fois plus grand que celui du sauvage.
 
«Cinq hommes suffisent présentement à produire du pain pour un millier de leurs semblables. Un seul homme peut produire des cotonnades pour deux cent cinquante personnes, des tricots pour trois cents, des chaussures pour mille. On serait tenté d'en conclure qu'avec une bonne administration de la société le civilisé moderne devrait être beaucoup plus à l'aise que l'homme préhistorique. En est-il ainsi ? Examinons la question. Il y a aujourd'hui aux États-Unis quinze millions d'hommeshommes48 vivant dans la pauvreté : et par pauvreté j'entends cette condition où, faute de nourriture et d'abri convenables, le niveau de capacité de travail ne peut être maintenu. Aujourd'hui, aux États-Unis, en dépit de toute notre prétendue législation du travail, il y a trois millions d'enfants employés comme travailleurstravailleurs49 . Leur nombre a doublé en douze ans. Incidemment je vous demande pourquoi, vous, les gérants de la société, n'avez pas publié les chiffres du recensement de 1910. Et je réponds pour vous : parce qu'ils vous ont effrayés. Les statistiques de la misère auraient pu hâter la révolution qui se prépare.
» J'en reviens à mon accusation. Si le pouvoir de production de l'homme moderne est mille fois supérieur à celui de l'homme des cavernes, pourquoi donc y a-t-il actuellement aux États-Unis quinze millions de gens qui ne sont pas nourris ni logés convenablement, et trois millions d'enfants qui travaillent ? C'est une accusation sérieuse. La classe capitaliste s'est rendue coupable de mauvaise administration. En présence de ce fait, de ce double fait, que l'homme moderne vit plus misérablement que son ancêtre sauvage alors que son pouvoir producteur est mille fois plus grand, aucune autre conclusion n'est possible sinon que la classe capitaliste a mal gouverné, que vous êtes de mauvais administrateurs, de mauvais maîtres, et que votre mauvaise gestion est un crime imputable à votre égoïsme. Et sur ce point, ici, ce soir, face à face, vous ne pouvez pas me répondre à moi, pas plus que votre classe entière ne peut répondre aux quinze cent mille révolutionnaires des États-Unis. Vous nc pouvez pas répondre, je vous en défie. Et j'ose dire dès maintenant que, quand j'aurai fini, vous ne répondrez pas. Sur ce point-là, votre langue est liée, si agile qu'elle puisse être sur d'autres sujets.
» Vous avez échoué dans votre gérance. Vous avez fait de la civilisation un étal de boucher. Vous vous êtes montrés avides et aveugles. Vous avez eu, et vous avez encore aujourd'hui, l'audace de vous lever dans nos chambres législatives et de déclarer qu'il serait impossible de faire des bénéfices sans le travail des enfants, des bébés ! Oh ! ne m'en croyez pas sur parole : tout cela est écrit, enregistré contre vous. Vous avez endormi votre conscience avec des bavardages sur votre bel idéal et votre chère morale. Vous voilà engraissés de puissance et de richesse, enivrés de succès. Eh bien ! contre nous, vous n'avez pas plus de chances que les frelons réunis autour des ruches, quand les abeilles travailleuses s'élancent pour mettre fin à leur existence repue. Vous avez échoué dans votre direction de la société, et votre direction va vous être enlevée. Quinze cent mille hommes de la classe ouvrière se font fort de gagner à leur cause le reste de la masse laborieuse et de vous ravir la domination du monde. C'est cela la révolution, mes maîtres. Arrêtez-la si vous en êtes capables !»
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II fit soudain face à Ernest. L'instant était dramatique.
 
— Voici donc notre réponse. Nous n'avons pas de mots à perdre avec vous. Quand vous allongerez ces mains dont vous vantez la force pour saisir nos palais et notre aisance dorée, nous vous montrerons ce que c'est que la force. Notre réponse sera formulée en sifflements d'obus, en éclatements de shrapnells et en crépitements de mitrailleusesmitrailleuses50. Nous broierons vos révolutionnaires sous notre talon et nous vous marcherons sur la face. Le monde est à nous, nous en sommes les maîtres, et il restera à nous. Quant à l'armée du travail, elle a été dans la boue depuis le commencement de l'histoire, et j'interprète l'histoire comme il faut. Dans la boue elle restera tant que moi et les miens et ceux qui viendront après nous demeureront ou pouvoir. Voilà le grand mot, le roi des mots, le Pouvoir ! Ni Dieu, ni Mammon, mais le Pouvoir ! Ce mot-là, retournez-le sur votre langue jusqu'à ce qu'elle vous cuise. Le Pouvoir !»
— Vous seul m'avez répondu, dit tranquillement Ernest, et c'est la seule réponse qui pouvait être donnée. Le Pouvoir ! C'est ce que nous prêchons, nous autres de la classe ouvrière. Nous savons, et nous le savons au prix d'une amère expérience, qu'aucun appel au droit, à la justice, à l'humanité, ne pourra jamais vous émouvoir. Vos cœurs sont aussi durs que les talons avec lesquels vous marchez sur la figure des pauvres. Aussi nous avons entrepris la conquête du pouvoir. Et par le pouvoir de nos votes au jour des élections nous vous enlèverons votre gouvernement.
— Et quand même vous obtiendriez la majorité, une majorité écrasante, aux élections, interrompit M. Wickson, supposez que nous refusions de vous remettre ce pouvoir capturé dans les urnes ?
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Et ainsi se termina la soirée des Philomathes.
 
VI
==Chapitre 6: Ébauches Futuristes==
ÉBAUCHES FUTURISTES
 
 
 
 
 
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— Ce n'est rien en comparaison de ce qui vous attend si vous persistez à recevoir chez vous tous ces socialistes et radicaux, y compris moi-même.
— C'est précisément ce que m'a reproché le vieux Wilcox, avec un tas de commentaires absurdes. Il m’a dit que je faisais preuve d'un goût douteux, que j'allais contre les traditions et les manières de l'Université, et qu'en tout cas je dépensais mon temps en pure perte. Il a ajouté bien d'autres choses non moins vagues. Je n ai jamais pu l'acculer à rien de défini, mais je l’ai mis en posture bien embarrassante : il ne savait que se répéter et me dire combien il avait de considération pour moi et comment tout le monde me respectait en tant que savant. La tâche n'était guère agréable pour lui ; je vis bien qu'elle ne lui plaisait pas du tout.
— Il n'est pas libre de ses actes. On ne peut pas toujours traîner son bouletboulet51 avec grâce.
— Je le lui ai fait dire. Il m'a déclaré que cette année l'Université a besoin de beaucoup plus d'argent que l'État n'est disposé à lui en donner. Le déficit ne peut être couvert que par les libéralités de gens riches qui prendraient certainement ombrage en voyant l'Université se départir de son idéal élevé et de sa poursuite impassible des vérités purement intellectuelles. Quand j'essayai de le mettre au pied du mur en lui demandant en quoi ma vie domestique pouvait détourner l'Université de cet idéal, il m'offrit un congé de deux ans avec solde entière pour un voyage d'agrément et d'études en Europe. Naturellement, je ne pouvais accepter dans ces circonstances.
— C'était pourtant, et de beaucoup, ce que vous aviez de mieux à faire, dit gravement Ernest.
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— Je voudrais vous faire partager une impression qui se forme lentement dans mon esprit, dit Ernest. Jamais, dans l'histoire du monde, la société ne s'est trouvée emportée dans un flux aussi terrible qu'à l'heure actuelle. Les rapides modifications de notre système industriel en entraînent de non moins promptes dans toute la structure religieuse, politique et sociale. Une révolution invisible et formidable est en train de s'accomplir dans les fibres intimes de notre société. On ne peut sentir que vaguement ces choses-là ; mais elles sont dans l'air, en ce moment même. On pressent l'apparition de quelque chose de vaste, de vague et d'effrayant. Mon esprit se refuse a prévoir sous quelle forme cette menace va se cristalliser. Vous avez entendu Wickson l'autre soir : derrière ce qu'il disait se dressaient ces mêmes entités sans nom et sans forme ; et c'était leur conception subconsciente qu’inspirait ses paroles.
— Vous voulez dire..., commença père, qui s'arrêta, hésitant.
— Je veux dire qu'une ombre colossale et menaçante commence dès maintenant à se projeter sur le pays. Appelez cela l'ombre d'une oligarchie, si vous voulez : c'est la définition la plus approximative que j'ose en donner. Je me récuse à imaginer quelle en est au juste la naturenature52. Mais voici ce que je tiens surtout à vous dire. Vous êtes dans une situation dangereuse, dans un péril que ma crainte exagère peut-être parce que je ne puis le mesurer. Suivez mon avis et acceptez les vacances que l'on vous offre.
— Mais ce serait une lâcheté ! se récria père.
— Pas le moins du monde. Vous êtes un homme d'âge. Vous avez accompli votre œuvre, et une belle œuvre, dans le monde. Laissez la bataille actuelle à ceux qui sont jeunes et forts. Notre tâche à nous autres de la nouvelle génération reste à accomplir. Notre bien-aimée Avis se tiendra à mes côtés quoi qu'il arrive ; elle vous représentera sur le front de bataille.
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Pendant quelques minutes, père garda le silence. Il réfléchissait profondément, et je vis une ride de décision se creuser sur son front. Enfin il reprit d'un ton ferme:
 
— Je n'accepterai pas ce congé. — Il fit une nouvelle pause. — Je continuerai à écrire mon livrelivre53 . Il se peut que vous vous trompiez. Mais, que vous ayez tort ou raison, je resterai à mon poste.
— Très bien ! dit Ernest. Vous prenez la même route que l'évêque Morehouse, et vous marchez vers une catastrophe analogue. Vous serez tous deux réduits à l'état de prolétaires avant d'arriver au but.
 
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==Chapitre 7: La Vision de l'Évêque==
 
 
 
«L'évêque a pris le mors aux dents, m'écrivait Ernest. Il chevauche en plein vide. C'est aujourd'hui qu'il va commencer à remettre d'aplomb notre misérable monde, en lui communiquant son message. Il m'en a prévenu et je ne peux pas l'en dissuader. C'est lui qui préside ce soir à l'I.P.H. et il doit incorporer son message dans son allocution de début.
«L'évêque a pris le mors aux dents, m'écrivait Ernest. Il chevauche en plein vide. C'est aujourd'hui qu'il va commencer à remettre d'aplomb notre misérable monde, en lui communiquant son message. Il m'en a prévenu et je ne peux pas l'en dissuader. C'est lui qui préside ce soir à l'I.P.H.54 et il doit incorporer son message dans son allocution de début.
» Puis-je passer vous prendre pour aller l'entendre ? Naturellement, son effort est condamné d'avance à l'avortement. Votre cœur en sera brisé, le sien aussi ; mais ce sera pour vous une excellente leçon de choses. Vous savez, chère et tendre amie, combien je suis fier de votre amour, combien je voudrais mériter votre plus haute appréciation et racheter à vos yeux, dans une certaine mesure, ma propre indignité de cet honneur. Mon orgueil désire donc vous persuader que ma pensée est correcte et juste. Mes points de vue sont âpres, la futilité de la noblesse d'une telle âme vous démontrera que cette âpreté s'impose. Venez à cette soirée. Si tristes qu'en puissent être les incidents je sens qu'ils vous attireront plus étroitement vers moi.»
 
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— Je suis indigne, mes chers frères, de vous dire quoi que ce soit au sujet de la moralité. J'ai vécu trop longtemps dans une hypocrisie honteuse pour pouvoir aider les autres ; mais mon acte envers ces femmes, envers ces sœurs, me montre que la meilleure voie est facile à trouver. Pour ceux qui croient en Jésus et en son évangile, il ne peut y avoir entre humains d'autres rapports qu'un lien d'affection. L'amour seul est plus fort que le péché, plus fort que la mort.
» Je déclare donc aux riches parmi vous que leur devoir est de faire ce que j'ai fait, ce que je fais. Que chacun de ceux qui sont dans l'opulence prenne dans sa maison un voleur et le traite comme un frère ; qu'il y prenne une malheureuse et la traite comme une sœur ; et San-Francisco n'aura plus besoin de police ni de magistrats ; les prisons seront remplacées par des hôpitaux, et le criminel disparaîtra avec son crime.
» Nous ne devons pas seulement donner notre argent, nous devons nous donner nous-mêmes, comme a fait le Christ ; tel est aujourd'hui le message de l'Église. Nous nous sommes égarés loin de l'enseignement du Maître. Nous nous sommes consumés dans notre propre gloutonnerie. Nous avons dressé le veau d'or sur l'autel. J'ai ici une poésie qui résume toute cette histoire en quelques vers ; je vais vous la lire. Elle fut écrite par une âme égarée qui, cependant, voyait les choses clairementclairement55. Il ne faut pas la prendre pour une attaque contre l'Église catholique. C’est une attaque contre toutes les Églises, contre la splendeur et la pompe de tous les clergés qui se sont éloignés du sentier tracé par le Maître et qui se sont parqués à l'écart de ses brebis. La voici:
 
Les trompettes d'argent sonnèrent sous le dôme;
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Plusieurs jours après, un bref paragraphe annonça que le prélat était allé en congé pour se remettre d'un excès de travail. Jusqu'ici, Ernest avait raison. Cependant il n'était question ni de fatigue cérébrale, ni même de prostration nerveuse. Je ne soupçonnais guère la voie douloureuse que le dignitaire de l'Église était destiné à parcourir, cette route du jardin des Oliviers au Calvaire, qu'Ernest avait entrevue pour lui.
 
VIII
==Chapitre 8: Les Briseurs de Machines==
LES BRISEURS DE MACHINES
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Ernest se tourna soudain vers M. Kowalt.
 
— Vous vendez souvent à prix de revient, parfois même à perte.56 Que sont devenus les propriétaires des petites pharmacies que vous avez mis au pied du mur ?
— L'un d'eux, M. Haasfurther, est actuellement à la tête de notre service des ordonnances.
— Et vous avez absorbé les bénéfices qu'ils étaient en train de réaliser.
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M. Asmunsen avoua de bonne grâce sa faiblesse sur ce point. Alors Ernest s'en prit à un autre, un certain M. Calvin, jadis gros propriétaire de crémeries.
 
— Il y a quelque temps, vous combattiez le Trust du Lait, lui dit Ernest, et maintenant vous êtes dans la politique agricole,57 dans le Parti des Granges. Comment cela se fait-il ?
— Oh ! Je n'ai pas abandonné la bataille, répondit le personnage, qui, en effet, avait l'air assez agressif. Je combats le trust sur le seul terrain où il soit possible de le combattre, sur le terrain politique. Je vais vous expliquer. Voilà quelques années, nous autres crémiers menions tout comme nous l'entendions.
— Cependant vous vous faisiez concurrence les uns aux autres ? interrompit Ernest.
— Oui, et c'est ce qui maintenait les bénéfices à un faible niveau. Nous essayâmes de nous organiser mais il y avait toujours des crémiers indépendants qui perçaient à travers nos lignes. Puis vint le Trust du Lait.
— Financé par le capital en excédent de la Standard Oil,58 dit Ernest.
— C'est juste, reconnut M. Calvin. Mais nous l'ignorions à cette époque. Ses agents nous abordèrent la massue à la main. Ils nous posèrent ce dilemme : entrer et nous engraisser, ou rester dehors et dépérir. La plupart d'entre nous entrèrent dans le Trust, et les autres crevèrent de faim. Oh ! ça rendit... d'abord. Le lait fut augmenté d'un cent par litre et un quart de ce cent nous revenait : les autres trois quarts allaient au Trust. Puis le lait fut augmenté d'un autre cent, mais sur celui-ci il ne nous revint rien du tout. Nos plaintes furent inutiles. Le Trust s'était établi en maître. Nous nous aperçûmes que nous étions de simples pions sur l'échiquier. Et finalement le quart de cent additionnel nous fut retiré. Puis le Trust commença à nous serrer la vis. Que pouvions nous faire ? Nous fûmes pressurés. Il n'y avait plus de crémiers, il ne restait qu'un Trust du Lait.
— Mais avec le lait augmenté de deux cents, il me semble que vous auriez pu soutenir la concurrence, suggéra Ernest avec malice.
— Nous le croyions aussi. Nous avons essayé. — M. Calvin fit une pause. — Et ce fut notre ruine. Le Trust pouvait mettre le lait sur le marché à plus bas prix que nous. Il pouvait encore réaliser un léger bénéfice alors que nous vendions purement à perte. J’ai perdu cinquante mille dollars dans cette aventure. La plupart d'entre nous ont fait faillite.59 Les crémiers ont été balayés.
— De sorte que le Trust ayant pris vos bénéfices, dit Ernest, vous vous êtes jeté dans la politique pour qu'une législation nouvelle balaye le Trust à son tour et vous permette de les reprendre ?
 
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— Je n'en crois pas le premier mot ! s'écria M. Kowalt. Une telle loi n'existe pas. C'est un canard inventé par vos socialistes.
— Le projet de loi a été présenté à la Chambre le 30 juillet 1902 par le représentant de l'Ohio. Il a été discuté au galop. Il a été adopté au Sénat le 14 janvier 1903. Et juste sept jours après, la loi a été approuvée par le président des États-Unis.60
 
IX
UN RÊVE MATHÉMATIQUE
 
 
 
 
==Chapitre 9: Un Rêve Mathématique==
 
 
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Les têtes s'inclinèrent affirmativement.
 
— Le travail et le capital, ayant produit ces cent dollars, se mettent en devoir d'en opérer la répartition. Les statistiques des partages de ce genre contiennent toujours de nombreuses fractions : mais ici, pour plus de commodité, nous nous contenterons d'une approximation peu rigoureuse, en admettant que le capital prenne pour sa part cinquante dollars et que le travail reçoive comme salaire une somme égale. Nous ne nous chamaillerons pas sur cette divisiondivision61 : quels que soient les marchandages, elle finit toujours par s'arranger à un taux ou à un autre. Et, ne l'oubliez pas, ce que je dis d'une industrie s'applique à toutes. Me suivez-vous ?»
 
Les convives manifestèrent leur accord.
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— Sûrement, c'est perdre notre temps que d'élaborer cet a b c du commerce, dit M. Calvin avec humeur. Nous le connaissons tous par cœur.
— Si j'ai mis tant de soin à exposer cet alphabet, c'est que grâce à lui je vais vous confondre, répliqua Ernest. C'est là le piquant de l'affaire. Et je vais vous confondre en cinq sec.
» Les États-Unis sont un pays capitaliste qui a développé ses ressources. En vertu de son système d'industrie, il possède un trop-plein dont il doit se défaire à l'étrangerétranger62. Ce qui est vrai des États-Unis l'est également de tous les pays capitalistes dont les ressources sont développées. Chacun de ces pays dispose d'un excédent encore intact. N’oubliez pas qu'ils ont déjà commercé les uns avec les autres, et que néanmoins ces surplus restent disponibles. Dans tous ces pays le travail a dépensé ses gages et ne peut rien en acheter ; dans tous, le capital a déjà consommé tout ce que lui permet sa nature. Et ces surcharges leur restent sur les bras. Ils ne peuvent les échanger entre eux. Comment vont-ils s'en débarrasser ?
— En les vendant aux pays dont les ressources ne sont pas développées, suggéra M. Kowalt.
— Parfaitement : vous le voyez, mon raisonnement est si clair et si simple qu'il se déroule tout seul dans vos esprits. Faisons maintenant un pas en avant. Supposons que les États-Unis disposent de leur surplus dans un pays dont les ressources ne sont pas développées, au Brésil par exemple. Souvenez-vous que cette balance est en dehors et en sus du commerce, les articles de commerce ayant déjà été consommés. Qu'est-ce donc que le Brésil donnera en retour aux États-Unis ?
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— Je n'avais jamais imaginé chose pareille, déclara M. Asmunsen. Et pourtant, c'est aussi clair que le jour.
 
C'était la première fois que j'entendais exposer la doctrine de Karl MarxMarx63 sur la plus-value, et Ernest l'avait fait si simplement que, moi aussi, je restais interdite et me sentais incapable de répondre.
 
— Je vais vous proposer un moyen de vous débarrasser du surplus, dit Ernest. Jetez-le à la mer. Jetez-y chaque année les centaines de millions de dollars que valent les chaussures, les vêtements, le blé et toutes les richesses commerciales. L'affaire ne serait-elle pas réglée ?
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» Je vous ai démontré mathématiquement l'inévitable rupture du système capitaliste. Quand chaque pays se trouvera excédé d'une réserve inconsommable et invendable, l’échafaudage ploutocratique cédera sous l'effroyable amoncellement de bénéfices érigé par lui-même. Mais, ce jour-là, il n'y aura pas de machines brisées. Leur possession sera l'enjeu du combat. Si le travail est victorieux, la route vous sera aisée. Les États-Unis, et sans doute le monde entier, entreront dans une ère nouvelle et prodigieuse. Les machines, au lieu d'écraser la vie, la rendront plus belle, plus heureuse et plus noble. Membres de la classe moyenne abolie, de concert avec la classe des travailleurs — la seule qui subsistera — vous participerez à l'équitable répartition des produits de ces merveilleuses machines. Et nous, nous tous ensemble, nous en construirons de plus merveilleuses encore. Et il n'y aura plus d'excédent non consommé, parce qu'il n'existera plus de profits.
— Mais si ce sont les trusts qui gagnent cette bataille pour la possession machines et du monde ? demanda M. Kowalt.
— En ce cas, répondit Ernest, vous-mêmes, et le travail, et nous tous, nous serons écrasés sous le talon de fer d'un despotisme aussi implacable et terrible qu'aucun de ceux dont furent souillées les pages de l'histoire humaine. Le Talon de Fer !64 Tel est bien le nom qui conviendra à cette horrible tyrannie.
 
Il y eut un silence prolongé. Les méditations de chacun se perdaient dans des avenues profondes et peu fréquentées.
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— Mais votre socialisme est un rêve, dit enfin M. Calvin; et il répéta: — Un rêve !
— Alors, je vais vous montrer quelque chose qui n'est pas un rêve, répondit Ernest. Et ce quelque chose, je l'appellerai l'Oligarchie. Vous l'appelez la Ploutocratie. Nous entendons par là les grands capitalistes et les trusts. Examinons où est le pouvoir aujourd'hui.
» Il y a trois classes dans la société. D'abord vient la ploutocratie, composée des riches banquiers, magnats des chemins de fer, directeurs de grandes compagnies et rois des trusts. Puis vient la classe moyenne, la vôtre, messieurs, qui comprend les fermiers, les marchands, les petits industriels et les professions libérales. Enfin, troisième et dernière, vient ma classe à moi, le prolétariat, formée des travailleurs salariéssalariés65 .
» Vous ne pouvez nier que la possession de la richesse est ce qui constitue actuellement le pouvoir essentiel aux États-Unis. Dans quelle proportion cette richesse est-elle possédée par ces trois classes ? Voici les chiffres. La ploutocratie est propriétaire de soixante-sept milliards. Sur le nombre total des personnes exerçant une profession aux États-Unis, seulement 0,9 % appartiennent à la ploutocratie, et cependant la ploutocratie possède 70 % de la richesse totale. La classe moyenne détient vingt-quatre milliards. 29 % des personnes exerçant une profession appartiennent à la classe moyenne, et jouissent de 25% de la richesse totale. Reste le prolétariat. Il dispose de quatre milliards. De toutes les personnes exerçant une profession, 70 % viennent du prolétariat ; et le prolétariat possède 4 % de la richesse totale. De quel côté est le pouvoir, messieurs ?
— D'après vos propres chiffres, nous, les gens de la classe moyenne, nous sommes plus puissants que le travail, remarqua M. Asmunsen.
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» Et même, votre richesse actuelle ne donne pas la vraie mesure de votre pouvoir. En ce moment, la force de votre richesse n'est qu'une coquille vide. C'est pourquoi vous poussez votre piteux cri de guerre: «Revenons aux méthodes de nos pères». Vous sentez votre impuissance et le vide de votre coquille. Et je vais vous en montrer la vacuité.
» Quel pouvoir possèdent les fermiers ? Plus de cinquante pour cent sont en servage par leur simple qualité de locataires ou parce qu'ils sont hypothéqués : et tous sont en tutelle par le fait que déjà les trusts possèdent ou gouvernent (ce qui est la même chose, en mieux) tous les moyens de mettre les produits sur le marché, tels qu'appareils frigorifiques ou élévateurs, voies ferrées et lignes de vapeurs. En outre, les trusts dirigent les marchés. Quant au pouvoir politique et gouvernemental des fermiers, je m'en occuperai tout à l'heure en parlant de celui de toute la classe moyenne.
» De jour en jour les trusts pressurent les fermiers comme ils ont étranglé M. Calvin et tous les autres crémiers. Et de jour en jour les marchands sont écrasés de la même façon. Vous souvenez-vous comment, en six mois de temps, le trust du tabac a balayé plus de quatre cents débits de cigares rien que dans la cité de New-York ? Où sont les anciens propriétaires de charbonnages ? Vous savez, sans que j'aie besoin de vous le dire, qu'aujourd'hui le trust des chemins de fer détient ou gouverne la totalité des terrains miniers à anthracite ou à bitume. Le Standard Oil TrustTrust66 ne possède-t-il pas une vingtaine de lignes maritimes ? Ne gouverne-t-il pas aussi le cuivre, sans parler du trust des hauts fourneaux qu'il a mis sur pied comme petite entreprise secondaire ? Il y a dix mille villes aux États-Unis qui sont éclairées ce soir par des Compagnies dépendant du Standard Oil, et il y en a encore autant où tous les transports électriques, urbains, suburbains ou interurbains sont entre ses mains. Les petits capitalistes jadis intéressés dans ces milliers d'entreprises ont disparu. Vous le savez. C'est la même route que vous êtes en train de suivre.
» Il en est des petits fabricants comme des fermiers ; à tout prendre, les uns et les autres en sont aujourd'hui réduits à la tenure féodale. Et l'on peut en dire autant des professionnels et des artistes : à l'époque actuelle, en tout sauf le nom, ils sont des vilains, tandis que les politiciens sont des valets. Pourquoi vous, monsieur Calvin, passez-vous vos jours et vos nuits à organiser les fermiers, ainsi que le reste de la classe moyenne, en un nouveau parti politique ? Parce que les politiciens des vieux partis ne veulent rien avoir à faire avec vos idées ataviques ; et ils ne le veulent pas parce qu'ils sont ce que j'ai dit, les valets, les serviteurs de la ploutocratie.
» J'ai dit aussi que les professionnels et les artistes étaient les roturiers du régime actuel. Que sont-ils autre chose ? Du premier au dernier, professeurs, prédicateurs, journalistes, ils se maintiennent dans leurs emplois en servant la ploutocratie, et leur service consiste à ne propager que les idées inoffensives ou élogieuses pour les riches. Toutes les fois qu'ils s'avisent de répandre des idées menaçantes pour ceux-ci, ils perdent leur place ; en ce cas, s'ils n'ont rien mis de côté pour les mauvais jours, ils descendent dans le prolétariat, et végètent dans la misère ou deviennent des agitateurs populaires. Et n'oubliez pas que c'est la presse, la chaire de l'Université qui modèlent l'opinion publique, qui donnent la cadence à la marche mentale de la nation. Quant aux artistes, ils servent simplement d'entremetteurs aux goûts plus ou moins ignobles de la ploutocratie.
» Mais, après tout, la richesse ne constitue pas le vrai pouvoir par elle-même ; elle est le moyen d'obtenir le pouvoir, qui est gouvernemental par essence. Qui dirige le gouvernement aujourd'hui ? Est-ce le prolétariat avec ses vingt millions d'êtres engagés dans des occupations multiples ? Vous-même riez à cette idée. Est-ce la classe moyenne, avec ses huit millions de membres exerçant diverses professions ? Pas davantage. Qui donc dirige le gouvernement ? C'est la ploutocratie, avec son chétif quart de million d'individus. Cependant, ce n'est pas même ce quart de million d'hommes qui le dirige réellement, bien qu'il rende des services de garde volontaire. Le cerveau de la ploutocratie, qui dirige le gouvernement, se compose de sept petits et puissants groupes. Et n'oubliez pas qu’aujourd'hui ces groupes agissent à peu près à l'unisson.67
» Permettez-moi de vous esquisser la puissance d'un seul de ces groupes, celui des Chemins de Fer. Il emploie quarante mille avocats pour débouter le public devant les tribunaux. Il distribue d'innombrables cartes de circulation gratuite aux juges, aux banquiers, aux directeurs de journaux, aux ministres du culte, aux membres des universités, des législatures d'État et du Congrès. Il entretient de luxueux foyers d'intrigue, des lobbies aulobbies68au chef-lieu de chaque État et dans la capitale ; et dans toutes les grandes et petites villes du pays, il emploie une immense armée d'avocassiers et de politicailleurs dont la tâche est d'assister aux comités électoraux et assemblées de partis, de circonvenir les jurys, de suborner les juges et de travailler de toutes façons pour ses intérêts.69
» Messieurs, je n'ai fait qu'ébaucher la puissance de l'un des sept groupes qui constituent le cerveau de la PloutocratiePloutocratie70 . Vos vingt-quatre milliards de richesse ne vous donnent pas pour vingt-cinq cents de pouvoir gouvernemental. C'est une coquille vide, et bientôt cette coquille même vous sera enlevée. Aujourd’hui la Ploutocratie a tout le pouvoir entre les mains. C'est elle qui fabrique les lois, car elle possède le Sénat, le Congrès, les Cours et les Législatures d'États. Et ce n'est pas tout. Derrière la loi, il faut une force pour l'exécuter. Aujourd'hui, la ploutocratie fait la loi, et pour l'imposer elle a à sa disposition la police, l'armée, la marine et enfin la milice, c’est-à-dire vous, et moi, et nous tous.
 
La discussion ne dura guère après cela, et bientôt les convives se levèrent de table. Calmés et domptés, ils baissaient la voix en prenant congé. On aurait pu les croire encore épouvantés de la vision d'avenir qu'ils avaient contemplée.
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— Je voudrais bien vous voir, vous et les vôtres, acquérir quelques notions d'évolution sociologique, répondit Ernest d'un ton soucieux en lui serrant la main. Cela nous épargnerait bien des difficultés.
 
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Note 70 (page précédente) :
 
Rockfeller débuta comme membre du prolétariat et, à force d'épargne et de ruse, réussit à organiser le premier trust parfait, celui qui est connu sous le nom de Standard Oil. Nous ne pouvons nous empêcher de citer une page remarquable de l'histoire de ce temps, pour montrer comment la nécessité, pour la Standard Oil, de replacer ses fonds en excédent, écrasa les petits capitalistes et hâta l'écroulement du système capitaliste. David Graham Phillips était un écrivain radical de cette époque, et cette citation d'un article de lui est empruntée à un numéro du Saturday Evening Post daté du 4 octobre 1902. C’est le seul exemplaire de ce journal qui soit parvenu jusqu'à nous ; mais, d'après sa forme et son contenu, nous devons conclure que c'était un des périodiques populaires à grand tirage :
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« John D. Rockefeller possède des fonds de la Standard Oil pour une valeur de quatre à cinq millions de dollars à la cote du marché. Il a cent millions de dollars dans le Trust de l'acier, presque autant dans un seul réseau des chemins de fer de l'ouest, la moitié autant dans un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'esprit se fatigue à cataloguer ses richesses. Son revenu s'élevait l'an dernier à cent millions de dollars environ, — il est douteux que les revenus de tous les Rothschild pris ensemble atteignent une somme supérieure, — et son revenu continue à progresser par sauts et par bonds.»
 
X
==Chapitre 10: Le Tourbillon==
LE TOURBILLON
 
 
 
 
 
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Or, la petite ville de Girard, Kansas, était une localité absolument tranquille, où il ne s'était jamais produit de troubles ouvriers. L'Appel payait ses salariés aux tarifs syndicaux. En fait, il constituait l'ossature de la ville, car il employait des centaines d'hommes et de femmes. L'attroupement n'était pas composé de citoyens de Girard. Les émeutiers semblaient être sortis de terre et y être rentrés leur besogne accomplie. Ernest voyait toute l'affaire sous un jour des plus sinistres.
 
— Les Cent-NoirsNoirs71 sont en voie d'organisation aux États-Unis, disait-il. Ceci n'est que le commencement. Nous en verrons bien d'autres. Le Talon de Fer s'enhardit.
 
Ainsi fut anéanti le livre de père. Nous devions entendre beaucoup parler des Cent-Noirs dans les jours à suivre. D'une semaine à l'autre, d'autres feuilles socialistes furent privées des moyens de transport, et, en plusieurs cas, les Cent-Noirs détruisirent leur outillage. Naturellement, les journaux du pays soutenaient la politique des classes dominantes, et la presse assassinée fut calomniée et vilipendée, tandis que les Cent-Noirs étaient représentés comme de vrais patriotes et les sauveurs de la société. Ces faux rapports étaient si convaincants que certains ministres du culte, même sincères, firent en chaire l'éloge des Cent-Noirs, tout en déplorant la nécessité de la violence.
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En conséquence, les hommes étaient sombres, altérés de sang et de revanche. Battus sur le terrain choisi par eux-mêmes, ils étaient prêts à chercher la riposte sur le terrain politique. Ils maintenaient leur organisation syndicale, ce qui leur donnait de la force pour la lutte ainsi engagée. Les chances d'Ernest devenaient de plus en plus sérieuses. De jour en jour, de nouvelles Unions décidaient de soutenir les socialistes, et lui-même ne put s'empêcher de rire lorsqu'il apprit l'entrée en ligne des Auxiliaires des Pompes funèbres et des Plumeurs de Volaille. Les travailleurs devenaient rétifs. Tandis qu'ils se pressaient avec un fol enthousiasme aux réunions socialistes, ils restaient imperméables aux ruses des politiciens du vieux parti. Les orateurs de celui-ci se démenaient habituellement devant des salles vides, mais de temps à autre ils devaient affronter des salles combles où ils étaient malmenés à tel point que plus d'une fois il fallut l'intervention des réserves de police.
 
L'Histoire s'écrivait de plus en plus vite. L'air était vibrant d'événements actuels ou imminents. Le pays entrait dans une période de crisecrise72, occasionnée par une série d'années prospères, au cours desquelles il était devenu de jour en jour plus difficile de disposer à l'étranger du surplus non consommé. Les industries travaillaient à heures réduites ; beaucoup de grandes usines chômaient en attendant l'écoulement de leurs réserves ; et de tous côtés s'opéraient des réductions de salaires.
 
Une autre grande grève venait d'être brisée. Deux cent mille mécaniciens, avec leurs cinq cent mille alliés de la métallurgie, avaient été vaincus dans le conflit le plus sanglant qui eut encore troublé les États-Unis. A la suite de batailles rangées contre les contingents de briseurs de grèvesgrèves73 armés par les associations de patrons, les Cent-Noirs, surgissant dans les localités les plus éloignées les unes des autres, s'étaient livrés à une intense destruction de propriétés ; en conséquence, cent mille hommes de l'armée régulière des États-Unis furent envoyés pour en finir à la manière forte. Un grand nombre de chefs travaillistes furent exécutés, beaucoup d'autres condamnés à l'emprisonnement, et des milliers de grévistes ordinaires enfermés dans des parcs à bétailbétail74 et abominablement traités par la soldatesque.
 
Les années de prospérité devaient maintenant se payer. Tous les marchés, encombrés, s'affaissaient, et dans l'effondrement général des prix, celui du travail tombait plus vite que tous les autres. Le pays était convulsé de discordes industrielles. De-ci de-là, partout les travailleurs faisaient grève ; et quand ils ne se mettaient pas en grève, les patrons les jetaient dehors. Les journaux étaient remplis de récits de violence et de sang. Et dans tout cela, les Cent-Noirs jouaient leur rôle. L'émeute, l'incendie, la destruction à tort et à travers, telles étaient leurs fonctions, qu'ils accomplissaient de gaieté de cœur. Toute l'armée régulière était en campagne, appelée par les actes des Cent-NoirsNoirs75 . Toutes les villes et cités ressemblaient à des camps militaires, et les travailleurs étaient fusillés comme des chiens. Les briseurs de grèves se recrutaient dans la multitude des gens sans emploi, et quand ils avaient le dessous dans leurs bagarres avec les syndiqués, les troupes régulières apparaissaient toujours à point pour écraser ces derniers. En outre, il y avait la milice. Jusqu'ici il n'était pas nécessaire de recourir à la loi secrète sur la milice : sa partie régulièrement organisée entrait seule en action, et elle opérait partout. Enfin, en cette période de terreur, l'armée régulière fut augmentée de cent mille hommes par le gouvernement.
 
Jamais le monde du travail n'avait subi une correction si sévère. Cette fois, les grands capitaines industriels, les oligarques, avaient jeté toutes leurs forces dans la brèche pratiquée par les associations de patrons batailleurs. Ceux-ci appartenaient en réalité à la classe moyenne. Stimulés par la dureté des temps et l'écroulement des marchés, et soutenus par les chefs de la haute finance, ils infligèrent à l'organisation du travail une terrible et décisive défaite. Cette ligue était toute puissante, mais c'était l'alliance du lion avec l'agneau, et la classe moyenne ne devait pas tarder à s'en apercevoir.
 
La classe laborieuse manifestait une humeur revêche et sanguinaire, mais elle était terrassée. Cependant sa débâcle ne mit pas terme à la crise. Les banques, qui constituaient par elles-mêmes une des forces importantes de l'oligarchie, continuaient à faire rentrer leurs avances. Le groupe de Wall StreetStreet76 transforma le marché des stocks en un tourbillon où toutes les valeurs du pays s'écroulèrent presque à zéro. Et sur les désastres et les ruines se dressa la forme de l'Oligarchie naissante, imperturbable, indifférente et sûre d'elle-même. Cette sérénité et cette assurance étaient quelque chose de terrifiant. Pour atteindre son but, elle employait non seulement sa propre et vaste puissance, mais encore toute celle du Trésor des États-Unis.
 
Les capitaines de l'industrie s'étaient retournés contre la classe intermédiaire. Les associations de patrons, qui les avaient aidés à lacérer l'organisation du travail, étaient déchirées à leur tour par leurs anciens alliés. Au milieu de cet écroulement des petits financiers et industriels, les trusts tenaient bon. Non seulement ils étaient solides, mais encore actifs. Ils semaient le vent sans crainte ni relâche, car eux seuls savaient comment récolter la tempête et en tirer profit. Et quel profit, quels bénéfices énormes ! Assez forts pou tenir tête à l'ouragan qu'ils avaient largement contribué à déchaîner, ils se déchaînaient eux-mêmes et pillaient les épaves qui flottaient autour d'eux. Les valeurs étaient pitoyablement et incroyablement ratatinées, les trusts élargissaient leurs possessions dans des proportions non moins invraisemblables ; leurs entreprises s'étendaient à de nombreux champs nouveaux, — et toujours aux dépens de la classe moyenne.
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— Alors vous pataugerez dans votre propre sang, — fut la réplique. Je connais cette antienne : je l'ai entendu chanter par la classe moyenne ; et où est maintenant celle-ci avec sa puissance ?
 
XI
==Chapitre 11: La Grande Aventure==
LA GRANDE AVENTURE
 
 
 
M. Wickson n'avait pas cherché à voir mon père. Ils se rencontrèrent accidentellement sur le bac qui mène à San-Francisco, de sorte que l'avis qu'il lui donna n'était pas prémédité. Si le hasard ne les avait réunis, il n'y aurait pas eu d'avertissement. Il ne s'ensuit aucunement, d'ailleurs, que l'issue eût été différente. Père descendait de la vieille et solide souche du Mayflower, et bon sang ne peut mentir.
 
 
M. Wickson n'avait pas cherché à voir mon père. Ils se rencontrèrent accidentellement sur le bac qui mène à San-Francisco, de sorte que l'avis qu'il lui donna n'était pas prémédité. Si le hasard ne les avait réunis, il n'y aurait pas eu d'avertissement. Il ne s'ensuit aucunement, d'ailleurs, que l'issue eût été différente. Père descendait de la vieille et solide souche du Mayflower77, et bon sang ne peut mentir.
 
— Ernest avait raison, me dit-il en rentrant. Ernest est un garçon remarquable, et j'aimerais mieux te voir sa femme que celle du roi d'Angleterre ou de Rockefeller lui-même.
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Dans le monde où sont nos plus chers plaisirs,
Depuis nos purs levers d'aurore boréale
Jusqu'à nos soirs d'amour et nos nuits de désirs.78
 
Ernest se surmena toute sa vie. Il n'était soutenu que par sa constitution robuste, qui pourtant n'abolissait pas la lassitude de son regard. Ses chers yeux fatigués ! Il ne dormait pas plus de quatre heures et demie par nuit ; et malgré cela il ne trouvait jamais le temps d'accomplir tout ce qu'il avait à faire. Pas un instant il n'interrompit son œuvre de propagande, et il était retenu longtemps à l'avance pour des conférences aux organisations ouvrières. Puis vint la campagne électorale où il se dépensa autant qu'il est humainement possible. La suppression des maisons d’éditions socialistes le priva de ses maigres droits d’auteur et il eut beaucoup de peine à trouver de quoi vivre ; car, en sus de tous ses autres travaux, il devait gagner sa vie. Il faisait beaucoup de traductions, pour des revues scientifiques et philosophiques. Il rentrait tard la nuit, déjà épuisé par ses efforts dans la lutte électorale, pour s'absorber en ce travail, qu'il n'abandonnait guère avant le petit jour. Et, par-dessus tout, il y avait ses études. Il les poursuivit jusqu'à sa mort, et il étudiait prodigieusement.
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Et puis nous avions nos instants de tendresse dérobés au travail, — un simple mot, une rapide caresse, un regard d'amour ; et ces instants étaient d'autant plus doux qu'ils étaient plus furtifs. Nous vivions sur les cimes où l'air est vif et pétillant, où l'œuvre s'accomplit pour l'humanité, où ne saurait respirer le sordide égoïsme. Nous aimions l'amour, et pour nous il ne se fardait que des couleurs les plus belles. Et il reste acquis, en définitive, que je n’ai pas failli à ma tâche. J'ai apporté quelque repos à cet être qui peinait tant pour les autres, j'ai donné quelque joie à mon cher mortel aux yeux las !
 
XII
==Chapitre 12: L'évêque==
L'ÉVÊQUE
 
 
 
 
 
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Ernest était très délicat en pareille matière. II ne réitéra pas sa suggestion, bien qu'il n'eût que trop conscience de la situation difficile où se débattait le Parti socialiste par suite du manque de fonds.
 
— Je vis dans des garnis à bon marché, — continua l'évêque, — mais j'ai peur, et je ne reste jamais longtemps au même endroit. J'ai aussi loué deux chambres dans des maisons ouvrières en différents quartiers de la ville. C'est une grosse extravagance, je le sais, mais elle est nécessaire. Je la compense partiellement en faisant ma cuisine moi-même, mais quelquefois je trouve à manger à bon compte dans des cafés populaires. Et j'ai fait une découverte : c'est que les tamales sonttamales79sont excellents quand l’air se refroidit le soir. Seulement ils coûtent cher : j'ai découvert une maison où l'on en donne trois pour dix sous : ils ne sont pas aussi bons qu'ailleurs, mais ça réchauffe.
» Et voilà comment j'ai enfin trouvé ma tâche en ce monde, grâce à vous, jeune homme. Cette tâche est celle de mon divin Maître. — Il me regarda, et ses yeux brillèrent. — Vous m'avez surpris en train de nourrir ses brebis, vous savez. Et naturellement vous me garderez le secret tous les deux.
 
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— Le Christ avait ordonné au jeune homme riche de vendre tout ce qu'il possédait, — dit Ernest avec amertume. L'évêque a obéi au commandement et... a été enfermé dans la maison des fous. Les temps sont changés depuis l'époque du Christ. Aujourd'hui, le riche qui donne tout au pauvre est un insensé. Il n'y a pas à discuter là-dessus. C'est le verdict de la société.
 
XIII
==Chapitre 13: La Grève Générale==
LA GRÈVE GÉNÉRALE
 
 
 
Ernest fut élu à la fin de 1912. C'était immanquable, par suite de l'énorme glissement vers le socialisme que venait de déterminer dans une large mesure la suppression de Hearst. L'élimination de ce colosse aux pieds d'argile ne fut qu'un jeu d'enfant pour la ploutocratie. Hearst dépensait annuellement dix-huit millions de dollars pour soutenir ses nombreux journaux, mais cette somme lui était remboursée, et au delà, sous forme d'annonces, par la classe moyenne. Toute sa force financière s'alimentait à cette source unique, les trusts n'ayant que faire de la réclame. Pour démolir Hearst, il leur suffisait donc de lui enlever sa publicité.
 
 
 
 
Ernest fut élu à la fin de 1912. C'était immanquable, par suite de l'énorme glissement vers le socialisme que venait de déterminer dans une large mesure la suppression de Hearst80 . L'élimination de ce colosse aux pieds d'argile ne fut qu'un jeu d'enfant pour la ploutocratie. Hearst dépensait annuellement dix-huit millions de dollars pour soutenir ses nombreux journaux, mais cette somme lui était remboursée, et au delà, sous forme d'annonces, par la classe moyenne. Toute sa force financière s'alimentait à cette source unique, les trusts n'ayant que faire de la réclame81 . Pour démolir Hearst, il leur suffisait donc de lui enlever sa publicité.
 
La classe moyenne n'était pas encore totalement exterminée ; elle conservait un squelette massif mais inerte. Les petits industriels et hommes d'affaires qui s'obstinaient à survivre, dénués de pouvoir, dépourvus d'âme économique ou politique, étaient à la merci des ploutocrates. Dès que la haute finance leur en signifia l'ordre, ils retirèrent leur publicité à la presse de Hearst.
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La crise de 1912 avait déjà produit un effroyable enlisement dans le marché des produits agricoles. Ils furent maintenant réduits de propos délibéré à des prix de faillite, tandis que les chemins de fer, à coups de tarifs prohibitifs, brisaient la colonne vertébrale au chameau du paysan. Ainsi l'on obligeait les fermiers à emprunter de plus en plus, tout en les empêchant de rembourser leurs vieux emprunts. Alors survinrent une forclusion générale des hypothèques et un recouvrement obligatoire des effets souscrits. Les fermiers furent tout simplement forcés d'abandonner leurs terres au trust. Après quoi ils furent réduits à travailler pour son compte, en qualité de gérants, surintendants, contremaîtres ou simples manœuvres, tous employés à gages. En un mot, ils devinrent des vilains, des serfs, attachés au sol pour un salaire de simple subsistance. Ils ne pouvaient quitter leurs maîtres, qui appartenaient tous à la ploutocratie, ni aller s'établir dans les villes, où elle était également souveraine. S'ils abandonnaient la terre, ils n'avaient d'autre issue que de se faire vagabonds, c'est-à-dire de mourir de faim. Et cet expédient même leur fut interdit par des lois draconiennes votées contre le vagabondage et rigoureusement appliquées.
 
Naturellement, de-ci de-là, il y eut des fermiers, et même des communautés entières, qui échappèrent à l'expropriation par suite de circonstances exceptionnelles. Mais c'étaient, après tout, des isolés qui ne comptaient guère, et qui, dès l’année suivante, furent repris dans la masse de façon ou d'autre.82
 
Ainsi s'explique l’état d'esprit des socialistes de marque à l'automne de 1912. Tous, à l'exception d’Ernest, étaient convaincus que le régime capitaliste touchait à sa fin. L'intensité de la crise et la multitude des gens sans emploi, la disparition des fermiers et de la classe moyenne, la défaite décisive infligée sur toute la ligne aux syndicats, justifiaient également leur croyance à la ruine imminente de ploutocratie et leur attitude de défi vis-à-vis d'elle.
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La crise nationale avait provoqué une énorme réduction de la consommation. Les travailleurs, sans emploi, sans argent, ne faisaient pas d'achats. Par suite, la ploutocratie se trouvait plus que jamais encombrée d'un excédent de marchandises. Elle était forcée de s'en débarrasser à l'étranger, et elle avait besoin de fonds pour réaliser ses plans gigantesques. Ses efforts ardents pour disposer de ce surplus sur le marché mondial la mirent en compétition d'intérêts avec l'Allemagne. Les conflits économiques dégénéraient habituellement en conflits armés, et celui-ci ne fit pas exception à la règle. Le grand Seigneur de la Guerre allemand se tint prêt ; et les États-Unis se préparèrent de leur côté.
 
Cette menace belliqueuse était suspendue comme un sombre nuage, et toute la scène était disposée pour une catastrophe mondiale ; car le monde entier était le théâtre de crises, de troubles travaillistes, de rivalités d'intérêts ; partout périssaient les classes moyennes, partout défilaient des armées de chômeurs, partout grondaient des rumeurs de révolution sociale.83
 
L'oligarchie voulait la guerre avec l'Allemagne pour une douzaine de raisons. Elle avait beaucoup à gagner la jonglerie d'événements que susciterait une mêlée pareille, au rebattage des cartes internationales et à la conclusion de nouveaux traités et alliances. En outre, la période d'hostilités devait consommer une masse d'excédents nationaux, réduire les armées de chômeurs qui menaçaient tous les pays, et donner à l'oligarchie le temps de respirer, de mûrir ses plans et de les réaliser. Un conflit de ce genre la mettrait virtuellement en possession d'un marché mondial. Elle lui fournirait une vaste armée permanente qu'il ne serait plus nécessaire de licencier désormais. Enfin, dans l'esprit du peuple, la devise «Amérique contre Allemagne» remplacerait celle de «Socialisme contre Oligarchie».
 
Et, en vérité, la guerre aurait produit tous ces résultats, s'il n'y avait pas eu les socialistes. Une réunion secrète des meneurs de l'Ouest fut convoquée dans nos quatre petites chambres de Pell Street. On y envisagea d'abord l'attitude que le Parti devait prendre. Ce n'était pas la première fois qu'il mettait le pied sur une mèche belliqueusebelliqueuse84. mais c'était la première fois que nous le faisions aux États-Unis. Après notre réunion secrète nous entrâmes en contact avec l'organisation nationale, et bientôt nos câblogrammes codifiés allaient et venaient à travers l'Atlantique, entre nous et le Bureau international.
 
Les socialistes allemands étaient disposés à agir de concert avec nous. Ils étaient au nombre de plus de cinq millions, dont beaucoup appartenaient à l'armée permanente, et étaient en termes amicaux avec les syndicats. Dans les deux pays, les socialistes lancèrent une protestation hardie contre la guerre et une menace de grève générale, et, en même temps, ils se préparèrent à cette dernière éventualité. En outre, les partis révolutionnaires de tous les pays proclamaient hautement ce principe socialiste que la paix internationale devait être maintenue par tous les moyens, fût-ce au prix de révoltes locales et révolutions nationales.
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— Et le comble de l'absurde, — disait Ernest à ce propos, — c'est que nous sommes réduits à une telle impuissance que ces idiots-là prennent en main nos intérêts. Ils nous ont mis en mesure de vendre davantage à l'étranger, ce qui revient à dire que nous serons obligés de moins consommer chez nous.
 
XIV
==Chapitre 14: Le Commencement de le Fin==
LE COMMENCEMENT DE LA FIN
 
 
 
 
 
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Or, cette impossibilité d'entrer en fonctions n'était pas le plus grand des dangers qui hantaient son esprit. Ce qu'il prévoyait et appréhendait surtout c'était la défection de certains grands syndicats ouvriers et l'établissement de nouvelles castes.
 
— Ghent a indiqué aux oligarques la manière de s'y prendre, disait~il. Je gagerais bien qu'ils ont fait leur livre de chevet de son Féodalisme charitable.85
 
Jamais je n'oublierai la soirée où, à la suite d'une chaude discussion avec une demi-douzaine de chefs travaillistes, Ernest se tourna vers moi et me dit tranquillement :
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O'Connor et les autres hochaient la tête.
 
— Et vous avez appris ce qu'on pouvait faire avec une grève générale, continuait Ernest. Nous avons arrêté la guerre avec l'Allemagne. Jamais on n’avait vu si belle manifestation de la solidarité et de la puissance du travail. Le travail peut et doit régir le monde. Si vous continuez à marcher avec nous, nous mettrons fin au règne du capitalisme. C'est votre seul espoir ; et, qui plus est, vous le savez, il n'y a pas d'autre issue. Quoi que vous fassiez d'après votre vieille tactique, vous êtes condamnés à la défaite, ne fût-ce que pour cette simple raison que les tribunaux sont régis par vos maîtres.86
— Vous vous emballez trop vite, répondit O'Connor. Vous ne connaissez pas toutes les issues. Il y en a une autre. Nous savons ce que nous faisons. Nous en avons plein le dos des grèves. C'est comme cela qu'ils nous ont battus à plate couture. Mais je ne crois pas que nous ayons jamais besoin désormais de faire sortir nos hommes.
— Quelle est donc votre façon de vous en tirer ? demanda brusquement Ernest.
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— Mais le charbon ? demandai-je. Il y a près un million de mineurs.
— Ce sont des travailleurs à peu près sans habileté professionnelle. Ils ne compteront pas. Leurs salaires seront réduits et leurs heures de travail accrues. Ils seront esclaves comme tout le reste d'entre nous, et deviendront peut-être les plus abrutis. Ils seront forcés de travailler tout comme les fermiers : ils le font maintenant pour les maîtres qui leur ont volé leurs terres. Et il en sera de même pour les autres syndicats en dehors de la combinaison. Il faut s'attendre à les voir vaciller et s'émietter. Leurs membres seront condamnés au travail forcé par leur ventre vide et par la loi nationale.
» Sais-tu ce qu'il adviendra de FarleyFarley87 et de ses briseurs de grève ? Je vais te le dire. Leur métier disparaîtra en tant que tel. Car il n'y aura plus de grèves. Il n'y aura que des révoltes d'esclaves. Farley et sa bande seront promus gardes-chiourme. Oh! l'on emploiera pas ces termes-là : on dira qu'ils sont chargés de faire exécuter la loi qui prescrit le travail obligatoire... Cette trahison des grands syndicats ne fera que prolonger la lutte, mais Dieu sait où et quand la révolution triomphera.
— Avec une puissante association comme celle de l'Oligarchie et des grands syndicats, comment espérer que la révolution vienne jamais à triompher ? demandai-je. Cette combinaison-là peut durer éternellement.
 
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» D'autre part, les membres de ces castes ouvrières, de ces syndicats privilégiés, s'efforceront de transformer leurs organisations en corporations fermées ; et ils y réussiront. La qualité de membre y deviendra héréditaire. Les fils y succéderont à leurs pères, et le sang nouveau cessera d'y affluer de ce réservoir de force inépuisable qu'est le commun du peuple. Il en résultera une dégradation des castes ouvrières qui deviendront de plus en plus faibles. En même temps, comme institution, elles acquerront une toute-puissance temporaire, analogue à celle des gardes du palais dans la Rome antique ; il y aura des révolutions de palais, de sorte que la domination passera tour à tour aux mains des uns et des autres. Ces conflits accéléreront l'inévitable affaiblissement des castes, si bien qu’en fin de compte le jour du peuple surviendra.
 
Il ne faut pas oublier que cette esquisse d'une lente évolution sociale était tracée par Ernest dans le premier mouvement d'abattement provoqué par la défection des grands syndicats. C'est un point de vue que je n'ai jamais partagé, et dont je diffère plus cordialement que jamais en écrivant ces lignes; car en ce moment même, bien qu'Ernest ait disparu, nous sommes à la veille d une révolte qui balayera toutes les oligarchies. J'ai rapporté ici la prophétie d'Ernest parce que c'est lui qui l'a faite. Bien qu'il y ajoutât foi, cela ne l'a pas empêché de lutter comme un géant contre son accomplissement; et plus que nul homme au monde c'est lui qui a rendu possible le soulèvement dont nous attendons le signal.88
 
—Mais si l'Oligarchie subsiste, lui demandai-je, que deviendront les énormes surplus dont elle s'enrichira d'année en année ?
— Elle devra les dépenser d'une façon ou de l'autre, et tu peux être certaine qu'elle en trouvera le moyen. De magnifiques routes seront construites. La science, et surtout l'art, atteindront un développement prodigieux. Quand les oligarques auront complètement maté le peuple, ils auront du temps à perdre pour autre chose. Ils deviendront les adorateurs du Beau, les amants des arts. Sous leur direction, et généreusement payés, les artistes se mettront à l'œuvre. Il en résultera une apothéose de génie, les hommes de talent n'étant plus obligés comme jusqu'ici de sacrifier au mauvais goût bourgeois des classes moyennes. Ce sera une époque de grand art, je le prédis, et il surgira des villes de rêve près desquelles les anciennes cités paraîtront mesquines et vulgaires. Et dans ces villes merveilleuses, les oligarques résideront et adoreront la Beauté.89
» Ainsi l’excès de revenu sera constamment dépensé à mesure que le travail accomplira sa tâche. La construction de ces ouvrages d'art et de ces grandes cités fournira une ration de famine aux millions de travailleurs ordinaires, car l'énormité du surplus entraînera l'énormité de la dépense. Les oligarques construiront pendant mille ans, pendant dix mille ans peut-être. Ils bâtiront comme n'ont jamais rêvé de bâtir les Égyptiens et les Babyloniens. Et quand ils auront passé, leurs villes prodigieuses demeureront et la Fraternité du Travail foulera les routes et habitera les monuments construits par eux.
» Ces œuvres, les oligarques les accompliront parce qu’ils ne pourront faire autrement. C'est sous forme de grands travaux qu'ils devront dépenser leur excès de richesse, comme les classes dominantes de l’Égypte ancienne érigeaient des temples et des pyramides avec le trop-plein de ce qu'elles avaient volé au peuple. Sous le règne des oligarques fleurira, non une caste sacerdotale, mais une caste d'artistes, tandis que les castes ouvrières prendront la place de notre bourgeoisie mercantile. Et, au dessous, il y aura l’abîme, où, dans la famine et la vermine, pourrira se reproduira constamment le peuple ordinaire, la grosse masse de la population. Et quelque jour, mais nul ne sait quand, le peuple finira par sortir de l’abîme ; les castes ouvrières et l'oligarchie tomberont en ruines ; et alors enfin, après le travail des siècles, adviendra le jour de l'homme ordinaire. Ce jour, j'avais espéré le voir ; mais je sais maintenant que je ne le verrai jamais.
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— Chante pour m'endormir — murmura-t-il comme un enfant câlin — j'ai eu une vision, et je voudrais oublier.
 
XV
==Chapitre 15: Les Derniers Jours==
LES DERNIERS JOURS
 
 
 
 
 
 
 
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C'était le développement logique et simple de ce qu’au dix-neuvième siècle on appelait les «parts de rabiot». Dans la mêlée industrielle de cette époque, on avait tâté de la participation ouvrière. C'est-à-dire que des capitalistes avaient essayé d'apaiser les travailleurs en les intéressant financièrement à leur tâche. Mais la participation aux bénéfices, en tant que système, était absurde et impossible. Elle ne pouvait réussir que dans certains cas isolés au sein du conflit général ; car si tout le travail et tout le capital partageaient les bénéfices, les choses en reviendraient au même point qu'avant.
 
Ainsi, de l'idée impraticable de participation aux bénéfices, naquit l’idée pratique de participation à la gratte. «Payez-nous plus cher et rattrapez-vous sur le public !» devint le cri de guerre des syndicats prospères. Et cette politique égoïste réussit de-ci de-là. En faisant payer le client, on faisait payer la grande masse du travail non organisé ou faiblement organisé. C’étaient, en réalité, ces travailleurs qui fournissaient l'augmentation de salaire de leurs camarades plus forts, membres de syndicats devenus des monopoles. Cette idée, je le répète, fut simplement poussée à sa conclusion logique, sur une vaste échelle, par l'association des oligarques et des unions privilégiées.90
 
Dès que fut connu le secret de la défection des syndicats favorisés, il se produisit dans le monde du rail des murmures et grondements. Puis les unions privilégiées se retirèrent des organisations internationales et rompirent toutes leurs affiliations. Alors survinrent des troubles et des violences. Leurs membres furent mis à l'index comme des traîtres ; dans les bars et les cafés, dans les rues et dans les ateliers, partout ils furent assaillis par les camarades qu'ils avaient si perfidement désertés.
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— Combien avez-vous de fusils ? Savez-vous où trouver du plomb en quantité ? Pour ce qui est de la poudre, croyez-moi, les combinaisons chimiques valent mieux que les mélanges mécaniques.
 
XVI
==Chapitre 16: La Fin==
LA FIN
 
 
 
 
 
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Dans la nuit du 22 avril les hommes se mutinèrent et tuèrent leurs officiers, dont un petit nombre seulement échappèrent au massacre. Cela dépassait le programme du Talon de fer, et ses agents avaient trop bien travaillé. Mais tout était blé à moudre pour ces gens-là. Ils étaient préparés pour l'explosion, et le meurtre de tant d'officiers fournissait une justification de ce qui allait suivre. Comme par magie, quarante mille hommes de l'armée régulière enveloppèrent le camp, ou plutôt le piège. Les malheureux miliciens s’aperçurent que les cartouches prises dans les dépôts n'étaient pas du calibre de leurs fusils. Ils hissèrent le drapeau blanc pour se rendre, mais il ne fut pas tenu compte de ce geste. Aucun mutin ne survécut. Les six mille furent anéantis, jusqu'au dernier. Ils furent d'abord bombardés de loin à coups d'obus et de shrapnells, puis, dans leur charge désespérée contre les lignes enveloppantes, fauchés à coups de mitrailleuses. J'ai causé avec un témoin oculaire : il m'a dit que pas un milicien n'approcha à moins de cent cinquante mètres de ces engins meurtriers. Le sol était jonché de cadavres. Dans une charge finale de cavalerie, les blessés furent abattus à coups de sabre et de revolver et écrasés dans la terre sous les sabots des chevaux.
 
En même temps que la destruction des Grangers eut lieu la révolte des mineurs, dernier spasme de l'agonie du travail organisé. Au nombre de sept cent cinquante mille, ils se mirent en grève. Mais ils étaient trop dispersés dans tout le pays pour tirer parti de cette force numérique. Ils furent isolés dans leurs districts respectifs, battus par paquets et obligés de se soumettre : ce fut la première opération de recrutement d'esclaves en masse. PocockPocock91 y gagna ses éperons de garde-chiourme en chef, en même temps qu'une haine impérissable de la part du prolétariat. De nombreux attentats furent perpétrés contre sa vie, mais il semblait porter un charme contre la mort. C'est à lui que les mineurs doivent l'introduction d'un système de passeport à la russe, qui leur enleva la liberté de se transporter d'une partie du pays dans un autre.
 
Cependant, les socialistes tenaient bon. Pendant que les campagnards expiraient dans la flamme et le sang, pendant que le syndicalisme était démantelé, nous restions cois et perfectionnions notre organisation secrète. En vain les Grangers nous faisaient des remontrances. Nous répondions avec raison que toute révolte de notre part équivaudrait au suicide définitif de la Révolution. Le Talon de Fer, d'abord hésitant sur la manière de s'y prendre avec l'ensemble du prolétariat, avait trouvé la tâche plus simple qu'il ne s'y attendait, et n'aurait pas demandé mieux, pour en finir d’un seul coup, qu’un soulèvement de notre part. Mais nous esquivâmes cette conclusion malgré les agents provocateurs qui fourmillaient dans nos rangs. Leurs méthodes étaient grossières dans ces premiers temps ; ils avaient beaucoup à apprendre, et nos groupes de combat les évincèrent peu à peu. Ce fut une tâche âpre et sanglante, mais nous luttions pour notre vie et pour la Révolution, et nous étions obligés de combattre l'ennemi avec ses propres armes. Encore y mettions-nous de la loyauté. Aucun agent du Talon de Fer ne fut exécuté sans jugement. Il se peut que nous ayons commis des erreurs, mais s'il y en a eu, elles ont été très rares. Nos groupes de combat se recrutaient parmi les plus braves de nos camarades, parmi les plus combatifs et les plus disposés au sacrifice d'eux-mêmes. Un jour, au bout de dix ans, Ernest calcula, d'après les chiffres fournis par les chefs de ces groupes, que la durée moyenne de la vie ne dépassait pas cinq ans pour les hommes et les femmes qui s'y étaient fait inscrire. Tous les camarades des groupes de combat étaient des héros, et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'il leur répugnait d'attenter à la vie. Ces amants de la liberté faisaient violence à leur propre nature, jugeant qu'aucun sacrifice n'est trop grand pour une si noble cause.92
 
La tâche que nous nous étions imposée était triple. Nous voulions d'abord sarcler nos propres rangs des agents provocateurs ; ensuite, organiser les groupes de combat, en dehors de l'organisation secrète et générale de la Révolution ; en troisième lieu, introduire nos propres agents occultes dans toutes les branches de l'Oligarchie, — dans les castes ouvrières, spécialement parmi les télégraphistes, secrétaires et commis, dans l'armée, parmi les mouchards et les gardes-chiourme. C'était une œuvre lente et périlleuse, et souvent nos efforts n'aboutissaient qu'à de coûteux échecs.
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La Révolution prenait un caractère profondément religieux. Nous adorions à son autel, qui était celui de la Liberté. Son divin esprit nous éclairait. Hommes et femmes se consacraient à la Cause et y vouaient leurs nouveau-nés comme jadis au service de Dieu. Nous étions les serviteurs de l'Humanité.
 
XVII
==Chapitre 17: La Livrée Écarlate==
LA LIVRÉE ÉCARLATE
 
 
 
 
 
Pendant la dévastation des États acquis aux Grangers, les élus de ce parti disparurent du Congrès. On instruisait leur procès pour haute trahison et leurs places furent prises par des créatures du Talon de Fer. Les socialistes formaient une piteuse minorité et sentaient approcher leur fin. Le Congrès et le Sénat n'étaient plus que de vains fantoches. Les questions publiques y étaient gravement débattues et votées selon les formes de tradition, mais ils ne servaient en réalité qu'à timbrer d'une procédure constitutionnelle les mandats de l'oligarchie.
 
Ernest se trouvait au plus fort de la mêlée lorsque arriva la fin. Ce fut pendant la discussion d'un projet d'assistance aux chômeurs. La crise de l'année précédente avait plongé de grandes masses du prolétariat au-dessous du niveau de famine, et l'extension et la prolongation des désordres n'avaient fait que les enliser davantage. Des millions de gens mouraient de faim, tandis que les oligarques et leurs souteneurs se gorgeaient du trop-plein de richesses.93
 
Nous appelions ces miséreux le peuple de l'abîmeabîme94 , et c'était en vue d'alléger leurs terribles souffrances que les socialistes avaient présenté ce projet de loi. Mais le Talon de Fer ne le trouvait pas à son goût. Il projetait, selon sa manière à lui, de procurer du travail à des millions d’êtres ; et, cette façon de voir n'étant pas du tout la nôtre, il avait donné ses ordres pour faire repousser notre projet. Ernest et ses camarades savaient que leur effort n'aboutirait pas, mais, las d'être tenus en suspens, ils désiraient une solution quelconque. Ne pouvant réaliser quoi que ce fût, ils n'espéraient rien de mieux que de mettre fin à cette farce législative où on leur faisait jouer un rôle involontaire. Nous ignorions quelle forme prendrait cette scène finale, mais nous n'en pouvions prévoir de plus dramatique que celle qui se produisit.
 
Ce jour-là je me trouvais dans une galerie réservée au public. Nous savions tous qu'il allait se passer quelque chose de terrible. Un danger planait dans l'air, et sa présence était rendue visible par les troupes alignées dans les corridors et les officiers groupés aux portes mêmes de la salle. L'Oligarchie était évidemment sur le point de frapper un grand coup. Ernest avait pris la parole. Il décrivait les souffrances des gens sans emploi, comme s’il avait caressé le fol espoir de toucher ces cœurs et ces consciences ; mais les membres républicains et démocrates ricanaient et se moquaient de lui, l'interrompant par des exclamations et du bruit. Ernest changea brusquement de tactique.
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Bien qu'il fût mon mari, on ne me permit pas de l'approcher. Dès que je déclinai ma qualité, je fus mise en état d'arrestation. En même temps étaient arrêtés tous les membres socialistes du Congrès présents à Washington, y compris le malheureux Simpson, qu'une fièvre typhoïde clouait au lit, à son hôtel.
 
Le procès fut prompt et bref. Tous étaient condamnés d'avance. Le miracle est qu'Ernest ne fut pas exécuté. Ce fut une bévue de la part de l'Oligarchie, I et elle lui coûta cher. A cette époque, elle était trop sûre d'elle-même. Enivrée de succès, elle ne croyait guère que cette poignée de héros possédât le pouvoir de l'ébranler sur sa base. Demain, quand la grande révolte éclatera et que le monde entier résonnera du pas des multitudes en marche, l'Oligarchie comprendra, mais trop tard, à quel point a pu grandir cette bande héroïque.95
 
En tant que révolutionnaire moi-même, et confidente intime des espérances, des craintes et des plans secrets des révolutionnaires, je suis mieux qualifiée que personne pour répondre à l'accusation portée contre eux d'avoir fait exploser cette bombe au Congrès. Et je puis affirmer carrément, sans aucune sorte de réserve ni de doute, que les socialistes étaient complètement étrangers à cette affaire, tant ceux du Congrès que ceux du dehors. Nous ignorons qui jeta l'engin, mais nous sommes absolument certains que ce n'est personne d'entre nous.
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De notre côté, personne ne savait comment elle avait été lancée ; Ernest me dit qu'une fraction de seconde avant son explosion, il l'avait entendue et vue frapper le sol à ses pieds. Il l'affirma au procès, mais personne ne le crut. D'ailleurs l'affaire était «cuisinée», selon l'expression populaire. Le Talon de Fer avait pris la résolution de nous détruire, et il n'y avait pas à aller contre.
 
D'après certain dicton, la vérité finit toujours par transpirertranspirer96 . Je commence à en douter. Dix-neuf ans se sont écoulés, et en dépit d'efforts incessants nous n'avons pas réussi à découvrir l'homme qui a jeté la bombe. Évidemment, c'était un émissaire du Talon de Fer, mais nous n'avons jamais recueilli le moindre indice sur son identité ; et aujourd'hui il ne reste qu'à classer l'affaire parmi les énigmes historiques.
 
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A la même époque il y eut encore le cas de Moyer et Haywood, deux chefs travaillistes forts et résolus. L’un était président et l’autre secrétaire de la Fédération occidentale des Mineurs. L'ex-gouverneur de l’Idaho venait d’être assassiné d’une façon mystérieuse. Les socialistes et les mineurs avaient ouvertement attribué ce crime aux propriétaires de mines. Néanmoins, en violation des constitutions nationale et étatiste, et par suite d'une conspiration entre les gouverneurs de l’Idaho et du Colorado, Moyer et Haywood furent enlevés, jetés en prison et accusés de ce meurtre. C'est ce qui provoqua la protestation suivante d'Eugène V. Debs, chef national du socialisme américain: «Les chefs travaillistes qu'on ne peut soudoyer ni intimider, on veut les surprendre et les assassiner. Le seul crime de Moyer et de Haywood, c'est leur fidélité inébranlable à la classe ouvrière. Les capitalistes ont dépouillé notre pays, débauché notre politique, déshonoré notre justice ; ils nous ont foulés aux pieds sous leurs souliers ferrés, et maintenant ils se proposent d’assassiner ceux qui n'ont pas l'abjection de se soumettre à leur brutale domination. Les gouverneurs du Colorado et de l'Idaho ne font qu'exécuter les ordres de leurs maîtres, les ploutocrates. La lutte est engagée entre les travailleurs et la ploutocratie. Celle-ci peut frapper le premier coup violent, mais c’est nous qui frapperons le dernier.»
 
XVIII
==Chapitre 18: A l'Ombre de la Sonoma==
A L'OMBRE DE LA SONOMA
 
 
 
 
 
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Déjà se développait le système des passeports à la russe. Je n'osais traverser le continent sous mon propre nom. Si je voulais revoir Ernest, je devais faire perdre ma trace complètement ; car si j'étais suivie, il serait repris. Je ne pouvais pas non plus voyager sous un costume de prolétaire. Il ne me restait qu'à me déguiser en membre de l'Oligarchie. Les Oligarques suprêmes n'étaient guère qu'une poignée, mais il y avait des milliers de personnages de moindre éclat, du genre de Mr. Wickson, par exemple, qui possédaient quelques millions et formaient comme les satellites de ces astres majeurs. Les femmes et les filles de ces Oligarques mineurs étaient légion, et il fut décidé que je me ferais passer pour l'une d'entre elles. Quelques années plus tard, la chose eût été impossible, car le système de passeports devait se perfectionner à tel point que tout homme, femme ou enfant, dans toute l'étendue du territoire, serait inscrit et signalé dans ses moindres déplacements.
 
L'instant venu, mes espions furent détournés sur une fausse piste. Une heure après, Avis Everhard avait cessé d'exister ; tandis qu'une certaine dame Felice Van Verdighan, accompagnée de deux bonnes et d'un chien bichon qui avait lui-même une servanteservante97 , entra dans le salon d'un wagon pullmanpullman98 , qui, quelques minutes plus tard, roulait vers l'ouest.
 
Les trois filles qui m'accompagnaient étaient des révolutionnaires, dont deux faisaient partie des groupes de combat : la troisième entra dans un groupe l'année suivante, et fut exécutée six mois après par le Talon de Fer ; c'est celle-là qui servait le chien. Des deux femmes de chambre, l'une, Bertha Stole, disparut douze ans plus tard, tandis que l'autre, Anna Roylston, vit encore et joue un rôle de plus en plus important dans la RévolutionRévolution99 .
 
Sans la moindre aventure nous traversâmes les États-Unis jusqu'en Californie. Quand le train s'arrêta à Oakland, a la gare de la XVIe rue, nous descendîmes, et Felice Van Verdighan disparut à jamais avec ses deux servantes, son chien et la bonne de son chien. Les filles furent emmenées par des camarades sûrs. D'autres se chargèrent de moi. Une demi-heure après avoir quitté le train, j'étais à bord d'un petit bateau de pêche dans les eaux de la baie de San-Francisco.
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Un autre camarade m'y attendait avec des chevaux, et sans délai nous nous mîmes en route à la clarté des étoiles. Au nord je pouvais voir la masse indistincte de la Sonoma, vers laquelle nous nous dirigions. Nous laissâmes à notre droite la vieille ville du même nom et remontâmes un canon qui s'enfonçait entre les premiers contreforts de la montagne. La route charretière devint une route forestière, qui se rétrécit en une sente à bestiaux et finit par s'effacer dans les pâturages de la région haute. Nous franchîmes à cheval le sommet de la Sonoma. C'était la voie la plus sûre. Il n'y avait personne par là pour remarquer notre passage.
 
L'aurore nous surprit sur la crête du versant nord, et l'aube grise nous vit débouler à travers les taillis de chênes rabougrisrabougris100 dans les gorges profondes, encore tièdes des souffles de cette fin d'été, où se dressent les majestueux séquoias. C'était pour moi une contrée familière et chère, et c'est moi qui maintenant servais de guide. C'était ma cachette, c'est moi qui l'avais choisie. Nous abaissâmes une barrière et traversâmes une haute prairie ; puis, ayant franchi une faible crête couverte de chênes, nous descendîmes dans une prairie plus petite. Nous remontâmes une autre crête, cette fois sous l'abri des arbousiers cuivréscuivrés101 et des manzanitasmanzanitas102 pourprés. Les premiers rayons du soleil nous frappèrent dans le dos pendant que nous grimpions. Une volée de cailles s’éleva à grand bruit des taillis. Un gros lièvre traversa notre route en bonds rapides et silencieux. Puis un daim à plusieurs cors, le cou et les épaules empourprés par le soleil, franchit la pente devant nous et disparut derrière la crête.
 
Après un temps de galop à sa poursuite, nous descendîmes à pic, par une piste en zigzag qu'il avait dédaignée, vers un magnifique groupe de séquoias entourant un étang aux eaux assombries par les minéraux apportés du flanc de la montagne. Je connaissais le chemin dans ses moindres détails. Naguère, un écrivain de mes amis avait possédé la ferme ; lui aussi était devenu révolutionnaire, mais avec moins de chance que moi, car il avait déjà disparu, et jamais personne ne sut où ni comment il était mort. Lui seul connaissait le secret de la cachette vers laquelle je me dirigeais. Il avait acheté le ranch pour sa beauté pittoresque et l'avait payé cher, au grand scandale des fermiers de la localité. Il prenait plaisir à me raconter comme, lorsqu'il en mentionnait le prix, ceux-ci hochaient la tête d'un air consterné et, après une sérieuse opération d'arithmétique mentale, finissaient par déclarer: — Vous ne pourrez pas même en tirer du six pour cent.
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Avant d'aller plus loin, je dois dire un mot de ce camarade, John Carlson, humble figurant de la Révolution, l'un des innombrables fidèles qui constituaient les rangs de son armée. Il travaillait chez Wickson, dans les écuries du pavillon de chasse. De fait, c'est sur des chevaux de Wickson que nous avions franchi la Sonoma. Depuis près de vingt ans déjà, au moment où j'écris, John Carlson a été le gardien du refuge, et durant tout ce temps, je suis certaine que pas une pensée déloyale n'a effleuré son esprit, même en rêve. C'était un caractère flegmatique et lourd, à tel point qu'on ne pouvait s'empêcher de se demander ce que la Révolution représentait pour lui. Et pourtant, l'amour de la liberté projetait une lueur tranquille dans cette âme obscure. A certains égards, il valait mieux qu'il ne fût pas doué d'une imagination mobile. Il ne perdait jamais la tête. Il savait obéir aux ordres, et il n'était ni curieux ni bavard. Je lui demandai un jour comment il se faisait qu'il fût révolutionnaire.
 
— J’ai été soldat dans ma jeunesse, répondit-il. C’était en Allemagne. Là, tous les jeunes gens doivent faire partie de l'armée. Et dans le régiment auquel j'appartenais, j'avais un camarade de mon âge. Son père était ce que vous appelez un agitateur, et avait été mis en prison pour crime de lèse-majesté, c’est-à-dire pour avoir clamé la vérité au sujet de l’empereur. Le jeune homme, son fils, m'entretenait souvent du peuple, du travail, et de la façon dont il est volé par les capitalistes. Il me fit voir les choses sous un nouveau jour, et je devins socialiste. Ce qu'il disait était juste et bien, et je ne l'ai jamais oublié. Quand je suis venu aux États-Unis, je me suis mis en rapport avec les socialistes, je me suis fait recevoir membre d'une section. — c'était au temps du S.L.P.103 Puis, plus tard, quand est venue la scission, je suis entré dans le S.P. local. Je travaillais alors chez un loueur de chevaux à San-Francisco. C'était avant le tremblement de terre. J'ai payé mes cotisations pendant vingt-deux ans. Je suis toujours membre, et je verse toujours ma part, bien que tout cela se fasse en grand secret maintenant. Je continuerai à remplir ce devoir, et quand adviendra la République coopérative, je serai content.
 
Livrée à moi-même, je fis cuire mon déjeuner sur le fourneau à pétrole et mis en ordre ma nouvelle demeure. Plusieurs fois, par la suite, de grand matin ou après la tombée de la nuit, Carlson devait se glisser vers le refuge et venir travailler pendant une heure ou deux. Je m'abritai d'abord sous la toile goudronnée ; puis nous dressâmes une petite tente ; plus tard, quand nous fûmes assurés de la parfaite sécurité de notre retraite, une petite maison y fut bâtie. Elle était complètement cachée à tout regard qui pourrait plonger du bord du gouffre. La luxuriante végétation de ce coin abrité formait un écran naturel. D'ailleurs, la maison fut appliquée à la paroi verticale ; et, dans ce mur même, nous creusâmes deux petites chambres, étayées de forts madriers, bien asséchées et aérées. Je vous prie de croire que nous y avions nos aises. Lorsque, par la suite, le terroriste allemand Biedenbach vint se cacher avec moi, il installa un appareil fumivore qui nous permit de nous asseoir pendant les soirées d'hiver devant un feu de bois crépitant.
 
Ici encore, je dois dire un mot en faveur de ce terroriste à l'âme tendre, qui fut certainement le plus méconnu de tous nos camarades révolutionnaires. Biedenbach n'a jamais trahi la Cause. Il n'a pas été exécuté par ses compagnons, comme on le suppose généralement. C'est un canard lancé par les créatures de l'Oligarchie. Le camarade Biedenbach était très distrait et de mémoire courte. Il fut tué d'un coup de feu par une de nos sentinelles au refuge souterrain de Carmel, parce qu'il avait oublié les signaux secrets. Ce fut une erreur déplorable, et rien de plus. Et il est absolument faux de dire qu'il avait trahi son groupe de combat. Jamais homme plus sincère et plus loyal n'a travaillé pour la Cause.104
 
Voilà dix-neuf ans maintenant que le refuge choisi par moi a été presque constamment occupé, et dans tout ce temps-là, à part une seule exception, il n'a jamais été découvert par un étranger.105 Pourtant, il n'était qu'à quatre cents mètres du pavillon de chasse de Wickson, et à quinze cents mètres du village de Glen Ellen. Tous les matins et tous les soirs, j'entendais le train arriver et partir, et je réglais ma montre d'après le sifflet de la briqueterie.
 
XIX
TRANSFORMATION
 
 
 
 
Voilà dix-neuf ans maintenant que le refuge choisi par moi a été presque constamment occupé, et dans tout ce temps-là, à part une seule exception, il n'a jamais été découvert par un étranger. Pourtant, il n'était qu'à quatre cents mètres du pavillon de chasse de Wickson, et à quinze cents mètres du village de Glen Ellen. Tous les matins et tous les soirs, j'entendais le train arriver et partir, et je réglais ma montre d'après le sifflet de la briqueterie.
 
==Chapitre 19: Transformation==
 
 
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J'obéis à cet ordre. Je m'exerçai, plusieurs heures par jour à enterrer définitivement l'Avis Everhard de jadis sous la peau d'une nouvelle femme que je pourrais appeler mon autre moi-même. Ce n'est qu'à force de travail qu'on peut obtenir de pareils résultats. Rien qu'aux détails de mon intonation, je m'appliquai presque sans relâche jusqu'à ce que la voix de mon nouveau personnage fût fixée et devenue automatique. Cet automatisme acquis était la condition essentielle pour bien jouer mon rôle. Je devais parvenir à me faire illusion à moi-même. On éprouve quelque chose d'analogue quand on apprend une nouvelle langue, le français, par exemple. Tout d’abord, on le parle d'une façon consciente, par un effort de volonté. On pense en anglais, et l'on traduit en français, ou bien on lit en français, mais il faut traduire en anglais avant de comprendre. Plus tard, l'effort se produit inconsciemment, l'étudiant se sent en terrain solide, il lit, écrit et pense en français, sans recourir du tout à l'anglais.
 
De même, pour nos déguisements, il était nécessaire de nous exercer jusqu'à ce que nos rôles artificiels fussent devenus réels, jusqu'à ce que, pour reprendre possession de nous-mêmes, il nous fallût un effort d'attention et de volonté. Au début, naturellement, nous tâtonnions un peu à l'aveugle et nous nous égarions souvent. Nous étions en train de créer un art nouveau, et nous avions beaucoup à découvrir. Mais le travail progressait partout : de nouveaux maîtres se développaient dans cet art, et tout un fonds de trucs et d'expédients s'accumulait peu à peu. Ce fonds devint une sorte de manuel qui passait de mains en mains et faisait partie, pour ainsi dire, du programme d'études de l'école de la Révolution.106
 
C'est à ce moment que mon père disparut. Ses lettres, qui m'étaient parvenues régulièrement, cessèrent d'arriver. On ne le revit plus à notre quartier central de Pell Street. Nos camarades le cherchèrent partout. Toutes les prisons du pays furent fouillées par notre service secret. Mais il était perdu aussi complètement que si la terre l'avait englouti, et jusqu’à ce jour on n'a pu découvrir le moindre indice de la manière dont il périt.107
 
Je passai six mois de solitude dans le refuge, mais ils ne furent pas perdus. Notre organisation marchait à grands pas, et des montagnes de travail s’amoncelaient toujours devant nous. De leurs prisons, Ernest et les autres chefs décidaient ce qu'il y avait à faire, et c'était à nous autres du dehors de l’accomplir. Le programme comportait, par exemple, la propagande de bouche en bouche ; l'organisation de notre système d'espionnage avec toutes ses ramifications ; l'établissement de nos imprimeries clandestines et ce que nous appelions notre chemin de fer souterrain, c'est-à-dire la mise en communication de nos milliers de refuges nouveaux lorsqu'il manquait des anneaux dans la chaîne établie à travers tout le pays.
 
Aussi, comme je le disais, le travail n'était jamais fini. Au bout de six mois, mon isolement fut rompu par la venue de deux camarades. C'étaient des jeunes filles, de braves âmes, des amantes passionnées de la liberté : Laura Petersen, qui disparut en 1922, et Kate Bierce, qui plus tard épousa Du BoisBois108 , et demeure encore avec nous, attendant la prochaine aurore de l'ère nouvelle.
 
Elles arrivèrent dans l'état de fièvre où peuvent se trouver des jeunes filles qui viennent d'échapper à un danger de mort soudaine. Dans l'équipage du bateau de pêche qui les transportait à travers la baie de San-Pablo, il y avait un espion, une créature du Talon de Fer, qui avait réussi à se faire passer pour révolutionnaire et à pénétrer profondément dans les secrets de notre organisation. Sans doute, il était sur ma trace, car nous savions depuis longtemps que ma disparition avait sérieusement préoccupé le service secret de l'Oligarchie. Heureusement. comme le prouva la suite des événements, il n'avait révélé ses découvertes à personne. Il avait évidemment remis son rapport à plus tard, dans l'espoir de mener tout à bonne fin en trouvant mon asile et en s'emparant de ma personne. Ses renseignements périrent avec lui. Sous un prétexte quelconque, lorsque les jeunes filles débarquèrent à Petaluma Creek et montèrent à cheval, il s'arrangea pour quitter son bateau.
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Bien différentes de celle-là furent les destinées du Dr Hammerfield et du Dr Balingford. Ils restèrent fidèles à leur râtelier et en furent récompensés par des palais épiscopaux où ils vivent en paix avec le monde. Tous deux sont des apologistes de l'Oligarchie. Tous deux sont devenus très gras. «Le Dr Hammerfield, expliquait un jour Ernest, est parvenu à modifier sa métaphysique de façon à assurer au Talon de Fer la sanction divine, puis aussi à y faire entrer largement l'adoration de la Beauté, et enfin à réduire à l'état de spectre invisible le vertébré gazeux dont parle Haeckel, — la différence entre le Dr Hammerfield et le Dr Balingford consiste en ce que ce dernier conçoit le Dieu des Oligarques comme un peu plus gazeux et un peu moins vertébré.»
 
Pierre Donnelly, le contremaître jaune des filatures de la Sierra, que j'avais rencontré au cours de mon enquête sur le cas Jackson, nous ménageait à tous une surprise. En 1918, j'assistais à une réunion des Rouges de FriscoFrisco109. De tous nos groupes de combat c'était le plus formidable, le plus féroce et implacable. Il ne faisait pas précisément partie de notre organisation. Ses membres étaient des fanatiques, des fous. Nous n'osions pas encourager un pareil état d'esprit. Cependant, bien qu'ils ne fussent pas des nôtres, nous restions en termes amicaux avec eux. C'était une mission d'importance capitale qui m’avait amenée parmi eux ce soir-là. J'étais, au milieu d’une vingtaine d’hommes, la seule personne non masquée. Mon affaire terminée, je fus reconnue par l'un d'eux. En passant dans un corridor sombre, mon guide enflamma une allumette, l'approche son visage et se démasqua. J'entrevis les traits passionnés de Pierre Donnelly, puis l'allumette s’éteignit.
 
— Je voulais seulement vous montrer que c'était moi, dit-il dans l'obscurité. Vous rappelez-vous Dallas, le surintendant ?
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— Morts, répondit-il. C'est pour cela... Non. poursuivit-il vivement, ce n'est pas pour les venger. Ils sont morts tranquillement dans leurs lits... la maladie, vous savez, un jour ou l'autre. Tant que je les avais, ils me liaient les bras ; et maintenant qu'ils sont partis, c'est la revanche de ma virilité flétrie que je cherche. Naguère j'étais Pierre Donnelly, le contremaître jaune. Mais aujourd’hui, je suis le numéro 27 des Rouges de Frisco. Venez, maintenant, je vais vous faire sortir.
 
J'entendis de nouveau parler de lui plus tard. Il m'avait dit la vérité à sa manière en déclarant que tous les siens étaient morts. Il lui restait un de ses fils, Timothy, mais le père le considérait comme mort parce qu'il s'était enrôlé parmi les Mercenaires1Mercenaires110 de l'Oligarchie. Chaque membre des Rouges de Frisco s'engageait par serment à accomplir douze exécutions par an, et à se suicider s'il ne réussissait pas à atteindre ce nombre. Les exécutions n'avaient pas lieu au hasard. Ce groupe d'exaltés se réunissait fréquemment et prononçait des sentences en série contre les membres et serviteurs de l'Oligarchie qui s'étaient signalés à sa vindicte. Les exécutions étaient ensuite distribuées au sort.
 
L'affaire qui m'avait amenée ce soir-là était précisément un jugement de ce genre. Un de nos camarades qui, depuis plusieurs années, réussissait à se maintenir comme commis dans le bureau local du service secret du Talon de Fer, avait éveillé la vigilance des Rouges de Frisco, et son jugement se poursuivait ce jour même. Naturellement il n'était pas présent, et ses juges ignoraient qu'il fût un des nôtres. J'avais pour mission de témoigner de son identité et de sa loyauté. On se demandera comment je pouvais être au courant de cette affaire. L'explication est très simple. L'un de nos agents secrets faisait partie des Rouges de Frisco. Il nous était nécessaire d'avoir un œil ouvert sur les amis comme sur les ennemis, et ce groupe de fanatiques était trop important pour échapper à notre surveillance.
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Malgré notre refus de lui permettre cet acte, elle persista à vouloir l'accomplir. Or, Anna Roylston était une créature tout à fait séduisante, à qui il suffisait d'un signe pour fasciner un homme. Elle avait brisé par douzaines les cœurs de nos jeunes camarades, et en avait capturé d'autres par vingtaines pour les amener à notre organisation. Cependant, elle refusait obstinément de se marier. Elle aimait tendrement les enfants, mais elle pensait qu'un bébé à elle la détournerait de la Cause, et c'est à la Cause qu'elle avait voué sa vie.
 
Ce fut un jeu d'enfant pour Anna Roylston de gagner le cœur de Timothy Donnelly. Elle n'éprouva aucun remords de conscience, car juste à ce moment eut lieu le massacre de Nashville, où les Mercenaires, sous les ordres de Donnelly, assassinèrent littéralement huit cents tisserands de cette cité. Cependant, elle ne tua pas Donnelly de ses propres mains. Elle le remit, prisonnier, à celles des Rouges de Frisco. Cela se passait l'an dernier seulement, et maintenant elle a été rebaptisée. Les révolutionnaires de partout l'appellent «la Vierge Rouge».111
 
Le colonel Ingram et le colonel Van Gilbert sont deux personnages plus connus que je devais rencontrer plus tard. Le colonel Ingram s'éleva très haut dans l'Oligarchie et devint ambassadeur d'Allemagne. Il fut cordialement détesté par le prolétariat des deux pays. C'est à Berlin que je le retrouvai, lorsque, en qualité d'espionne internationale accréditée par le Talon de Fer, il me reçut chez lui et m'accorda une aide précieuse. Je puis déclarer ici que mon double rôle me permit d'accomplir certaines choses de grande importance pour la Révolution. Le colonel Van Gilbert devint célèbre sous le nom de «Van Gilbert le rageur». Il joua son rôle le plus important dans l'élaboration du nouveau code après la Commune de Chicago. Mais avant cela, comme juge criminel, il s'était attiré une condamnation à mort par sa méchanceté démoniaque. Je fus l'une des personnes qui le jugèrent et le condamnèrent ; Anna Roylston mit la sentence à exécution.
 
Encore un revenant de mon ancienne existence, — l'avocat de Jackson. C'était bien le dernier personnage que j'aurais cru revoir, ce Joseph Hurd, et ce fut une étrange rencontre que la nôtre. Deux ans après la Commune de Chicago, un soir, très tard, Ernest et moi arrivâmes ensemble au refuge de Benton HarbourHarbour112 , dans le Michigan, sur la rive du lac opposée à Chicago, juste au moment où venait de se terminer le jugement d'un espion. La sentence de mort avait été prononcée, et l'on emmenait le condamné. A peine nous avait-il aperçus que le malheureux s’arracha aux mains de ses gardiens et se précipita à mes pieds, embrassant mes genoux comme dans un étau et implorant ma pitié dans un accès de délire. Quand il leva vers moi sa figure épouvantée, je reconnus Joseph Hurd. De toutes les choses terribles que j'ai vues, aucune ne m'a troublée comme le spectacle de cette créature affolée demandant grâce. Follement attaché à la vie, il se cramponnait pitoyablement à moi malgré les efforts d'une douzaine de camarades. Et lorsqu'enfin on l'entraîna après lui avoir fait lâché prise, je glissai à terre, évanouie. Il est moins pénible de voir mourir des hommes braves que d'entendre un lâche implorer la vie.
 
XX
UN OLIGARQUE PERDU
 
 
 
 
 
==Chapitre 20: Un Oligarque Perdu==
 
 
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Plus tard dans la journée, il me prit dans ses bras, affectant un grand embarras et s'accusant d'émotions polygames.
 
— Tu es ma chère Avis, dit-il, mais aussi quelqu'un d'autre. Étant deux femmes en une, tu constitues mon harem. En tout cas, nous sommes en sûreté pour le moment. Mais si jamais les États-Unis deviennent trop chauds pour nous, je serai qualifié pour devenir citoyen en Turquie.113
 
Je connus alors le parfait bonheur dans notre refuge. Nous consacrions de longues heures à des travaux sérieux, mais nous travaillions ensemble. Nous appartenions l'un à l'autre pour une période prolongée, et le temps nous paraissait précieux. Nous ne nous sentions pas isolés, car des camarades venaient et s’en allaient, apportant les échos souterrains d'un monde d'intrigues révolutionnaires et le récit des luttes engagées sur tout le front de bataille. La gaieté ne nous faisait pas défaut au milieu de ces sombres conspirations. Nous endurions beaucoup de labeur et de souffrances, mais les vides de nos rangs étaient aussitôt comblés et nous allions toujours de l'avant. et parmi les coups et les contre-coups de la vie et de la mort nous trouvions le temps de rire et d'aimer. Il y avait parmi nous des artistes, des savants et des étudiants, des musiciens et des poètes ; dans ce terrier florissait une culture plus noble et plus raffinée que dans les palais ou cités merveilleuses des oligarques. D'ailleurs, beaucoup de nos camarades s'employaient précisément à embellir ces palais et cités de rêve.114
 
Nous n'étions pas non plus confinés dans notre refuge. Souvent, la nuit, pour prendre de l'exercice, nous parcourions la montagne à cheval, et nous nous servions pour cela des montures de Wickson. S'il savait combien de révolutionnaires ses bêtes ont transportés ! Nous organisions même des pique-niques dans des coins isolés que nous connaissions, où, arrivés avant l'aurore, nous restions tout le jour, pour ne repartir qu'à la tombée de la nuit. Nous nous servions aussi de la crème et du beurre de Wickson,115 et Ernest ne se faisait aucun scrupule d'abattre ses cailles et ses lièvres, ou même, à l'occasion, quelque jeune daim.
 
En vérité, c'était un refuge de tout repos. Je crois avoir dit cependant qu'il fut découvert une fois, et cela m'amène à éclaircir le mystère de la disparition du jeune Wickson. Maintenant qu'il est mort, je puis parler librement. Il y avait au fond de notre grand trou un coin invisible d'en haut, où le soleil donnait pendant plusieurs heures. Nous y avions transporté quelques charges de sable de rivière, de sorte qu'il y faisait sec et chaud, et qu'on aimait à s'y rôtir au soleil. C'est là qu'un après-midi je m'étais à moitié assoupie, tenant en main un volume de Mendenhall.116 Je me trouvais tellement à l'aise et en sécurité que même son lyrisme enflammé ne réussissait pas à m'émouvoir.
 
Je fus rappelé à mes sens par une motte de terre tombant à mes pieds. Puis j'entendis là-haut le bruit d'une dégringolade, et l'instant d'après, un jeune homme, après une dernière glissade sur la paroi effritée, atterrit devant moi. C'était Philip Wickson, que je ne connaissais pas alors. Il me regarda tranquillement et siffla doucement de surprise.
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J'ai maintenant révélé la vérité sur la disparition de Philip Wickson, jadis oligarque et, plus tard, serviteur fidèle de la Révolution. Car nous finîmes par le convertir. Son esprit était neuf et plastique, et la nature l'avait doué d'une saine moralité. Plusieurs mois après, nous lui fîmes franchir la Sonoma sur un des chevaux de son père, jusqu'au Petaluma Creek, où il s'embarqua sur une petite chaloupe de pêche. Par étapes faciles, grâce à notre chemin de fer occulte, nous l'envoyâmes au refuge de Carmel.
 
Il y demeura huit mois, au bout desquels il ne voulait plus nous quitter, pour deux raisons. La première est qu'il était tombé amoureux d'Anna Roylston, et la seconde, qu'il était devenu l'un des nôtres. Ce ne fut qu'après s'être bien convaincu de l'inutilité de son amour qu'il se soumit à nos désirs et consentit à retourner chez son père. Bien qu'il ait joué jusqu'à sa mort le rôle d'oligarque, il fut en réalité l'un de nos agents les plus précieux. Mainte et mainte fois, le Talon de Fer fut confondu par l'insuccès de ses plans et de ses opérations contre nous. S'il avait su le nombre de ses membres qui travaillaient pour notre compte, il se serait expliqué ces échecs. Le jeune Wickson ne fléchit jamais dans sa loyauté à la Cause.117 Sa mort même fut déterminée par cette fidélité au devoir. Pendant la grande tempête de 1927, c'est en assistant à une réunion de nos chefs qu'il contracta la pneumonie dont il mourut.
 
XXI
LE RUGISSEMENT DE LA BÊTE
 
 
 
 
==Chapitre 21: Le Rugissement de la Bête==
 
 
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Ce fut une surprise pour beaucoup de révolutionnaires. Ils n'avaient pas conçu une pareille possibilité. Néanmoins, l'activité du pays continuait. Les hommes trimaient aux champs et dans les mines, — naturellement, ce n'étaient que des esclaves. Quant aux industries essentielles, elles prospéraient sur toute la ligne. Les membres des grandes castes ouvrières étaient satisfaits et travaillaient de bon cœur. Pour la première fois de leur vie, ils connaissaient la paix industrielle. Ils ne se tracassaient plus des heures réduites, des grèves, des fermetures d'ateliers, ni des timbres de syndicats. Ils vivaient dans des maisons plus confortables, dans de jolies villes à eux, délicieuses en comparaison des bouges et des ghettos habités jadis. Ils avaient une meilleure nourriture, moins d'heures de travail quotidien, plus de vacances, un choix plus varié de plaisirs et de distractions intellectuelles. Quant à leurs frères et sœurs moins fortunés, les travailleurs non favorisés, le peuple surmené de l'Abîme, ils ne s'en souciaient pas le moins du monde. Une ère d'égoïsme s'annonçait dans l'humanité. Encore ceci n'est-il pas tout à fait juste, car les castes ouvrières fourmillaient d'agents à nous-mêmes qui percevaient, par delà les besoins du ventre, les radieuses figures de la Liberté et de la Fraternité.
 
Une autre grande institution qui avait pris forme fonctionnait parfaitement était celle des Mercenaires. Ce corps de troupes était issu de l'ancienne armée régulière et ses effectifs avaient été portés à un million d'hommes, sans parler des forces coloniales. Les Mercenaires constituaient une race à part. Ils habitaient des villes à eux, administrées par un gouvernement virtuellement autonome, et jouissaient de nombreux privilèges. C'est eux qui consommaient un grosse part de l'encombrant surplus de richesses. Ils perdirent tout contact sympathique avec le reste du peuple, et se forgèrent une conscience et une moralité de classe à part. Et pourtant nous avions des milliers d’agents parmi eux.118
 
L'Oligarchie elle-même se développa d'une façon remarquable et, il faut l'avouer, inattendue. En tant que classe, elle se disciplina. Chacun de ses membres eut sa tâche assignée dans le monde et fut obligé de l'accomplir. Il n'y eut plus de jeunes gens riches et oisifs. Leur force était employée pour consolider celle de l'Oligarchie. Ils servaient soit comme officiers supérieurs dans l'armée, soit comme capitaines ou lieutenants dans l'industrie. Ils se faisaient des carrières dans les sciences appliquées, et beaucoup d'entre eux devinrent des ingénieurs renommés. Ils entraient dans les nombreuses administrations du gouvernement, prenaient des emplois dans les possessions coloniales et étaient reçus par milliers dans les divers services secrets. Ils faisaient leur apprentissage, si je puis dire, dans l'enseignement, les arts, l'Église, la science et la littérature ; et dans ces différentes branches, ils remplissaient une fonction importante en modelant la mentalité nationale de façon à assurer la perpétuité de l'Oligarchie.
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Ils étaient convaincus que leur classe était l'unique soutien de la civilisation, et persuadés que s'ils faiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa panse caverneuse et gluante avec tout ce qu'il y a de beauté et de bonté, de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l'anarchie régnerait et l'humanité retomberait dans la nuit primordiale d'où elle eut tant de peine à émerger. L'horrible image de l'anarchie était constamment mise sous les yeux de leurs enfants, jusqu'à ce que, obsédés par cette crainte entretenue, ils fussent prêts à en obséder leurs propres descendants. Telle était la bête qu'il fallait fouler aux pieds, et son écrasement constituait le suprême devoir de l'aristocrate. En résumé, eux seuls, par leurs efforts et sacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et le monstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaient sûrs.
 
Je ne saurais trop insister sur cette conviction de rectitude morale commune à toute la classe des oligarques. Elle a fait la force du Talon de Fer, et beaucoup de camarades ont mis trop de temps ou de répugnance à la comprendre. La plupart ont attribué la force du Talon de Fer à son système de récompenses et de punitions. C'est une erreur. Le ciel et l’enfer peuvent entrer comme facteurs premiers dans le zèle religieux d'un fanatique ; mais, pour la grande majorité, ils sont accessoires par rapport au bien et au mal. L'amour du bien, le désir du bien, le mécontentement de ce qui n'est pas tout à fait bien, en un mot, la bonne conduite, voilà le facteur primordial de la religion. Et l'on peut en dire autant de l'Oligarchie. L'emprisonnement, le bannissement, la dégradation d'une part, de l'autre, les honneurs, les palais, les cités de merveille, ce sont là des contingences. La grande force motrice des Oligarques est leur conviction de bien faire. Ne nous arrêtons pas aux exceptions : ne tenons pas compte de l'oppression et de l'injustice au milieu desquelles le Talon de Fer a pris naissance. Tout cela est connu, admis, entendu. Le point en question est que la force de l'Oligarchie gît actuellement dans sa conception satisfaite de sa propre rectitude.119
 
A tout prendre, la force de la révolution aussi, durant ces vingt dernières et terribles années, a résidé exclusivement dans sa conscience d'être honnête. On ne peut expliquer autrement nos sacrifices, ni l'héroïsme de nos martyrs. C'est pour cette seule raison que l'âme d'un Mendenhall s'est enflammée pour la Cause et qu'il a écrit son admirable Chant du Cygne dans la nuit qui précéda son supplice. C'est pour cette seule raison qu'Hubert est mort dans les tortures, refusant jusqu'au bout de trahir ses camarades. C'est pour le même motif qu'Anna Roylston a refusé le bonheur de la maternité et que John Carlson est resté, sans rétribution, le fidèle gardien du refuge de Glen Ellen. Qu'on interroge tous les camarades révolutionnaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, éminents ou humbles, géniaux ou simples, on trouvera toujours qu'ils ont eu pour mobile puissant et persistant leur soif de droiture.
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La condition du peuple de l'Abîme était pitoyable. L'école communale avait cessé d'exister pour ces gens-là. Ils vivaient comme des bêtes dans les ghettos grouillants et sordides, ils pourrissaient dans la misère et la dégradation. Toutes leurs anciennes libertés avaient été supprimées. A ces esclaves du travail, le choix même de ce travail était dénié. On leur refusait également le droit de changer de résidence, et celui de porter ou de posséder des armes. Ils étaient serfs, non pas de la terre comme les fermiers, mais de la machine et du labeur. Quand le besoin d'eux se faisait sentir pour une tâche extraordinaire, comme la construction de grandes routes, lignes aériennes, canaux, tunnels, passages souterrains ou fortifications, des levées étaient opérées dans les ghettos des travailleurs, et par dizaines de milliers, de bonne volonté ou de force, ils étaient transportés à pied d'œuvre. De véritables armées de serfs travaillent actuellement à la construction d'Ardis, parqués dans de misérables cabanes où la vie de famille est impossible, d'où la décence est bannie par une bestiale promiscuité. En vérité, elle est bien là dans les ghettos, la bête rugissante de l'Abîme tant redoutée des Oligarques : mais c'est eux-mêmes qui l'ont créée et l'entretiennent, c'est eux qui empêchent la disparition du singe et du tigre dans l’homme.
 
En ce moment même, le bruit court que de nouvelles levées sont projetées pour la construction d'Asgard, la cité-merveille qui doit dépasser toutes les splendeurs d'Ardis après l'achèvement de celle-ci.120 C'est nous autres révolutionnaires qui nous chargerons de continuer cette grande œuvre, mais elle ne sera pas accomplie par de misérables serfs. Les murs, les tours et les flèches de cette ville féerique s'élèveront au rythme des chansons, et dans sa beauté incomparable seront amalgamés, au lieu de soupirs et de gémissements, de l'harmonie et de la joie.
 
Ernest était follement impatient de se retrouver dans le monde et en pleine activité, car les temps semblaient mûrs pour notre première révolte, celle qui échoua si lamentablement dans la Commune de Chicago. Cependant il savait discipliner son âme à la patience, et pendant tout le temps que dura son tourment, pendant qu'Hadly, qu'on avait fait venir à cet effet de l'Illinois, le transformait en un autre homme,121 il roulait dans sa tête de grands projets d'organisation du prolétariat instruit, et préparait des plans pour maintenir au moins un rudiment d'éducation chez le peuple de l'Abîme, dans l'éventualité, bien entendu, d’un échec de la première révolte.
 
Ce n'est qu'en janvier 1917 que nous quittâmes le refuge. Tout était prévu. Nous prîmes place immédiatement comme agents provocateurs dans le jeu du Talon de Fer. Je passais pour la sœur d'Ernest. Cette place nous avait été ménagée par les Oligarques et les camarades en autorité dans leur cercle intime; nous étions en possession de tous les papiers nécessaires, et notre passé même se trouvait en règle. Avec l'aide du cercle intime, cela n'était pas si difficile qu'on pourrait le croire, car, dans ce monde d'ombres qu'était le service secret, l'identité restait toujours plus ou moins nébuleuse. Pareils à des fantômes, les agents allaient et venaient, obéissaient à des ordres, accomplissaient des devoirs, suivaient les pistes, faisaient des rapports à des officiers souvent inconnus, ou coopéraient avec d'autres agents qu'ils n'avaient jamais vus et ne devaient jamais revoir.
 
XXII
==Chapitre 22: La Commune de Chicago==
LA COMMUNE DE CHICAGO
 
 
 
 
 
 
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Tel était notre plan ; chaque détail avait d'abord été élaboré en secret, puis, à mesure que l'époque approchait, communiqué à un nombre croissant de camarades. Cet élargissement progressif du complot en était le point dangereux : mais ce point ne fut même pas atteint. Grâce à son système d'espionnage, le Talon de Fer eut vent de la révolte projetée, et se prépara à nous infliger une nouvelle et sanglante leçon. Chicago fut le lieu choisi pour la démonstration, et elle fut exemplaire.
 
De toutes les villes, Chicago était la plus mûre pour la révolutionrévolution122 — Chicago jadis appelée la cité de sang, et qui allait de nouveau mériter ce surnom. Trop de grèves y avaient été écrasées à l'époque du capitalisme, et trop de têtes brisées dans la dernière, pour que les travailleurs fussent disposés à oublier ou à pardonner. La révolte y couvait même parmi les castes ouvrières. Malgré leur changement de condition et toutes les faveurs accordées, leur haine de la classe dominatrice ne s'était pas éteinte. Cet état d'esprit avait contaminé les Mercenaires, dont trois régiments étaient même disposés à se joindre à nous en masse.
 
Chicago avait toujours été le centre des orages qui éclataient entre le Travail et le Capital ; ville des combats de rues et des morts violentes, où la conscience de classe et l'organisation étaient aussi développées chez les travailleurs que chez les capitalistes, où jadis les maîtres d'école eux-mêmes formaient des syndicats affiliés dans la Confédération américaine du Travail avec ceux des aides-maçons et plâtriers. Chicago devait donc devenir le centre de dépression de cet orage prématuré que fut la première révolte.
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— Ne perdez pas courage, me recommanda-t-il en guise d'adieu. Si la première révolte est perdue, nous en ferons une seconde, et cette fois-là nous serons plus sages. Au revoir et bonne chance. Je ne sais pas si je vous reverrai jamais. Ça va être terrible là-bas, mais je donnerais bien dix années de ma vie pour avoir la chance d'y être.
 
Le Vingtième-SiècleSiècle123 quittait New-York à sis heures du soir et était censé arriver à Chicago à sept heures du matin. Mais il perdit du temps cette nuit-là. Nous suivions un autre convoi. Parmi les voyageurs de mon wagon pullman se trouvait le camarade Hartman, qui appartenait comme moi au service secret du Talon de Fer. C'est lui qui me parla de ce train précédant immédiatement le nôtre. C'en était une parfaite reproduction, mais il ne contenait pas de voyageurs. Il était destiné, si l'on essayait de faire sauter le Vingtième-Siècle, à sauter à sa place. Même dans notre train il n'y avait pas grand monde, et je comptai à peine douze ou treize voyageurs dans notre voiture.
 
— Il doit y avoir de gros personnages dans ce train-ci, dit Hartman en conclusion. J'ai remarqué un wagon privé à l'arrière.
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Hartman se contenta de maudire le Talon de Fer, et nous passâmes notre chemin. Nous fûmes plusieurs fois arrêtés par des agents ou des patrouilles, mais les mots de passe nous permirent d'avancer. Il ne tombait plus de bombes des fenêtres, les derniers passants semblaient s'être évanouis, et la tranquillité de notre voisinage immédiat était redevenue plus profonde que jamais. Cependant, le gigantesque chaudron continuait à bouillonner dans le lointain, le bruit de sourdes explosions nous arrivait de tous côtés, et des colonnes de fumée plus nombreuses dressaient plus haut leurs panaches sinistres.
 
XXIII
==Chapitre 23: La Ruée de l'Abîme==
LA RUÉE DE L’ABÎME
 
 
 
 
 
 
 
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Dès que la mort eut un peu éclairci le tassement, Garthwaite, qui ne m'avait pas lâché le bras, se précipita à la tête d'une poussée de survivants vers le large portail d'un bâtiment d'affaires. Nous fûmes pressés contre les portes par une masse de créatures pantelantes, haletantes. et demeurâmes un certain temps dans cette horrible situation.
 
— J'en ai fait du propre ! se lamentait Garthwaite. Je vous ai entraînée dans une belle souricière. Dans la rue, nous conservions quelque chance, ici nous n'en avons aucune. Il ne nous reste plus qu'à crier: «Vive la Révolution !»124
 
Alors commença ce à quoi nous nous attendions. Les Mercenaires tuaient sans faire quartier. L'effroyable pression, d'abord exercée sur nous, diminuait au fur et à mesure de la tuerie. Les morts et les mourants, en tombant, faisaient de la place. Garthwaite mit sa bouche contre mon oreille et me cria des mots que je ne pus saisir dans l'effrayant vacarme. Sans attendre davantage, il me saisit, me jeta à terre et me recouvrit du corps d'une femme agonisante. Puis, à force de serrer et de pousser, il se glissa contre moi, me cachant en partie de son propre corps. Une montagne de morts et de mourants commença à s'empiler sur nous, et sur ce tas, des blessés se traînaient en geignant. Mais ces mouvements cessèrent bientôt, et un demi-silence régna, entrecoupé de plaintes, de soupirs et de râles.
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Et je ne devais pas revoir Garthwaite avant trois ans ! Au lieu de revenir, il fut transporté dans un hôpital avec une balle dans les poumons et une autre dans la partie charnue du cou.
 
XXIV
==Chapitre 24: Cauchemar==
CAUCHEMAR
 
 
 
 
 
 
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Je me souviens d'avoir buté au tournant contre les jambes d'un homme. C'était le pauvre diable de tout à l'heure qui s'était traîné jusque là et s'était étendu sur le pavé. Je revois distinctement ses pauvres mains noueuses ; elles ressemblaient plus à des pattes cornées et griffues qu'à des mains, toutes tordues et déformées par son labeur quotidien, avec leurs paumes couvertes d'énormes durillons. En reprenant mon équilibre pour me remettre en route, je regardai la figure du misérable et je constatai qu'il vivait encore : ses yeux, vaguement conscients, étaient fixés sur moi et me voyaient.
 
Après cela, survient une de mes bienfaisantes absences. Je ne savais plus rien, je ne voyais plus rien, j'errais simplement en quête d'un asile. Puis mon cauchemar se continue par la vision d'une rue jonchée de cadavres. J'arrivai là brusquement, comme un touriste rencontrant inopinément un cours d'eau rapide. Mais cette rivière-là ne coulait pas. Figée dans la mort, étale et unie, elle s'étendait d'un bord à l'autre et recouvrait même les trottoirs : de distance en distance, tels des glaçons entassés, des monceaux de corps en brisaient la surface. Pauvres gens de l'Abîme, pauvres serfs traqués, ils gisaient là comme des lièvres de Californie après une battuebattue125. J'observai cette voie funèbre dans les deux sens : il ne s'y produisait pas un mouvement, pas un bruit. Les bâtiments muets regardaient la scène de leurs nombreuses fenêtres. Une fois, pourtant, et une fois seulement, je vis un bras remuer dans ce fleuve léthargique. Je jurerais que ce bras se convulsa en un geste d'agonie, en même temps que se soulevait une tête ensanglantée, spectre d'horreur indicible, qui me baragouina quelque chose d'inarticulé, puis retomba et ne bougea plus.
 
Je vois encore une autre rue bordée de maisons tranquilles, et je me souviens de la panique qui me rappela violemment à mes sens lorsque je me retrouvai devant le peuple de l'Abîme ; mais cette fois c'était bien un courant, et il se déversait dans ma direction. Puis je m'aperçus que je n'avais rien à craindre. Le flot coulait lentement, et de ses profondeurs s'élevaient des gémissements, des lamentations, des malédictions, des radotages séniles, des insanités hystériques. Il roulait les tout jeunes et les très vieux, les faibles et les malades, les impuissants et les désespérés, toutes les épaves de l'Abîme. L'incendie du grand ghetto du quartier sud les avait vomis dans l'enfer des combats de rue, et je n'ai jamais su où ils allaient ni ce qu'ils étaient devenus.126
 
J'ai le vague souvenir d'avoir brisé une devanture et de m'être cachée dans une boutique, pour éviter un attroupement poursuivi par des soldats. A un autre moment, une bombe a éclaté près de moi dans une rue paisible où, bien que j'aie regardé dans tous les sens, je n'ai pu entrevoir aucun être humain. Ma prochaine réminiscence distincte débute par un coup de fusil : je m'aperçois soudain que je sers de cible à un soldat en automobile. Il m'a manquée, et instantanément je me mets à faire les signes et à crier les mots de passe. Mon transport dans cette automobile demeure enveloppé d'un nuage, interrompu cependant par une nouvelle éclaircie. Un coup de fusil tiré par le soldat assis près de moi m'a fait ouvrir les yeux, et j'ai vu George Milford, que j'avais connu dans le temps à Pell Street, s'affaisser sur le trottoir. A l'instant même, le soldat tirait de nouveau, et Milford se pliait en deux, puis plongeait de l'avant, et s'abattait les membres écartés. Le soldat ricanait et l'automobile filait à toute vitesse.
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C'est par le plus pur des hasards que nous nous étions retrouvés dans cette horrible ville. Il ne se doutait même pas que j'avais quitté New-York et, en passant dans la chambre où je reposais, il ne pouvait pas en croire ses yeux. A dater de cette heure, je ne vis plus grand'chose de la Commune de Chicago. Après avoir observé l'attaque des ballons, Ernest me ramena dans l'intérieur du bâtiment, où je dormis tout l'après-midi et toute la nuit suivante. Nous y passâmes la troisième journée, et le quatrième jour nous quittâmes Chicago, Ernest ayant obtenu la permission des autorités et une automobile.
 
Ma migraine avait passé, mais j'étais très fatiguée de corps et d'âme. Dans l'automobile, adossée contre Ernest, j'observais d'un œil indolent les soldats qui essayaient de faire sortir la voiture de la ville. La bataille se prolongeait seulement dans des localités isolées. Par-ci par-là, des districts entiers, encore en possession des nôtres, étaient enveloppés et gardée par de forts contingents de troupes. Ainsi les camarades se trouvaient cernés dans une centaine de trappes isolées pendant qu'on travaillait à les réduire à merci : c'est-à-dire à les mettre à mort, car on ne leur faisait pas quartier, et ils combattirent héroïquement jusqu'au dernier homme.127
 
Toutes les fois que nous approchions d'une localité de ce genre, les gardes nous arrêtaient et nous obligeaient à un vaste détour. Il arriva, une fois, que le seul moyen de dépasser deux fortes positions des camarades était de franchir une région ravagée qui se trouvait entre les deux. De chaque côté, nous entendions le cliquetis et les rugissements de la bataille, tandis que l'automobile cherchait sa voie entre des ruines fumantes et des murs branlants. Souvent, les routes étaient bloquées par des montagnes de débris dont nous étions forcés de faire le tour. Nous nous égarions dans un labyrinthe de décombres, et notre avance était lente.
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— Des levées d'esclaves pour la reconstruction de la ville, dit Ernest. Tous ceux de Chicago ont été tués.
 
XXV
==Chapitre 25: Les Terroristes==
LES TERRORISTES
 
 
 
 
C'est seulement plusieurs semaines après notre retour à New-York qu’Ernest et moi pûmes apprécier toute l'étendue du désastre qui venait de frapper la Cause. La situation était amère et sanglante. En divers endroits, dispersés dans tout le pays, il y avait eu des révoltes et des massacres d'esclaves. La liste des martyrs s'accroissait rapidement. D'innombrables exécutions avaient lieu un peu partout. Les montagnes et les contrées désertes regorgeaient de proscrits et de réfugiés traqués sans merci. Nos propres refuges étaient bondés de camarades dont la tête était mise à prix. Grâce aux renseignements fournis par les espions, plusieurs de nos asiles furent envahis par les soldats du Talon de Fer.
 
Un grand nombre de nos amis, découragés et désespérés par le recul de leurs espérances, ripostaient par une tactique terroriste. Il surgissait aussi des organisations de combat qui n'étaient pas affiliées aux nôtres et qui nous donnèrent beaucoup de malmal128 . Ces égarés, tout en prodiguant follement leurs propres vies, faisaient souvent avorter nos plans et retardaient notre reconstitution.
 
Et sur toute cette agitation piétinait le Talon de Fer, marchant impassible vers son but, secouant tout le tissu social, émondant les Mercenaires, les castes ouvrières et les services secrets pour en chasser les camarades, punissant, sans haine et sans pitié, acceptant toutes les représailles et remplissant les vides aussi vite qu'ils se produisaient dans sa ligne de combat. Parallèlement, Ernest et les autres chefs travaillaient ferme à réorganiser les forces de la Révolution. On comprendra l'ampleur de cette tâche en tenant compte de...129
 
 
 
 
 
Scan et corrections, L'Idée Noire, 14/10/06
©opyleft
 
1 Il s’agit d’une maison d’édition inféodée au P.C.F. L’introduction fleure “bon” son léninisme.
 
2 Redwoods (Sequoia ou Wellington, sempervirens ou gigantea). Ces majestueux conifères sont une des curiosités de la Californie, où ils atteignent une hauteur de plus de cent mètres. Leurs troncs sont tellement vastes que l’on a pu pratiquer à travers l'un d'eux une route carrossable. Leur bois est estimé en ébénisterie. (Note du traducteur.)
 
3 La seconde révolte fut, dans une large mesure, l’œuvre d'Ernest Everhard bien qu’il ait naturellement coopéré avec les meneurs européens. L’arrestation et l’exécution d'Everhard constituèrent l'événement marquant du printemps de 1932. Mais il avait si minutieusement préparé ce soulèvement que ses complices purent réaliser ses plans sans trop de confusion ni de délai. C'est après l’exécution d'Everhard que sa veuve se retira à Wake Robin Lodge, petite habitation dans les montagnes de la Sonoma, en Californie.
 
4 Allusion évidente à la première révolte, celle de la Commune de Chicago.
 
5 Sans contredire Avis Everhard, on peut remarquer qu’Everhard fut simplement l’un des chefs nombreux et habiles qui projetèrent la seconde révolte. Aujourd’hui, avec le recul des siècles, nous sommes en mesure d'affirmer que, même s'il eût survécu, le mouvement n'en aurait pas moins désastreusement échoué.
 
6 La seconde révolte fut véritablement internationale. C’était un plan trop colossal pour être élaboré par le génie d’un seul homme. Dans toutes les oligarchies du monde, les travailleurs étaient prêts à se soulever au signal donné. L'Allemagne, l’Italie, la France et toute l’Australie étaient des pays de travailleurs, des États socialistes, prêts à aider la révolution des autres pays. Ils le firent vaillamment ; et c’est pourquoi, lorsque la seconde révolte fut écrasée, ils furent écrasés eux aussi par l’alliance mondiale des oligarchies ; et leurs gouvernements socialistes furent remplacés par des gouvernements oligarchiques.
 
7 John Cunningham, père d’Avis Everhard, était professeur à l’Université d'État de Berkeley, en Californie. Il avait pour spécialité les sciences physiques, mais se livrait à beaucoup d'autres recherches originales et était réputé comme un savant très distingué. Ses principales contributions à la science furent ses Études sur l'électron et surtout son œuvre monumentale intitulée «Identité de la Matière et de l'Énergie», où il a établi sans contestation possible que l'unité ultime de matière et l'unité ultime de force sont une seule et même chose. Avant lui, cette idée avait été entrevue, mais non démontrée, par sir Oliver Lodge et autres explorateurs du nouveau champ de la radioactivité.
 
8 Les villes de Berkeley, d'Oakland et quelques autres, situées dans la baie de San Francisco, sont reliées à cette dernière capitale par des bacs qui font la traversée en quelques minutes ; elles forment virtuellement une agglomération unique.
 
9 En ce temps-là les hommes avaient coutume de se battre à coups de poing pour remporter des prix. Quand l'un d'eux tombait sans connaissance ou était tué, l’autre prenait l'argent.
 
10 Musicien nègre aveugle qui eut un instant de vogue aux États-Unis.
 
11 Friedrich Nietzsche, le philosophe fou du XIXe siècle de l’ère chrétienne, qui entrevit de fantastiques éclairs de vérité, mais dont la raison, à force de tourner dans le grand cercle de la pensée humaine, s’enfuit par la tangente.
 
12 Professeur célèbre, président de l'Université de Standford, fondée par dotation.
 
13 Moniste idéaliste qui embarrassa longtemps les philosophes de son temps en niant l’existence de la matière, mais dont les raisonnements subtils finirent par s’écrouler quand les nouvelles données empiriques de la science furent généralisées en philosophie.
 
14 Le grand tremblement de terre qui détruisit San Francisco en 1906.
 
15 Durant cette période plusieurs ministres furent renvoyée de l'Église pour avoir prêché des doctrines inacceptables, surtout quand leur prédication se teintait de socialisme.
 
16 A cette époque, la distinction entre gens nés dans le pays ou venus du dehors était nettement et jalousement tranchée.
 
17 Ce livre a continué à être imprimé secrètement pendant les trois siècles du Talon de Fer. Il existe plusieurs exemplaires de ses diverses éditions à la Bibliothèque nationale d'Ardia.
 
18 En ce temps-là des groupes d’hommes de proie possédaient tous les moyens de transport et le public devait leur payer des taxes pour s’en servir.
 
19 De pareilles querelles étaient fréquentes en ces temps de déraison et d’anarchie. Parfois les ouvriers refusaient de travailler, d’autres fois leurs employeurs refusaient de les laisser travailler. Les violences et les troubles résultant de ces désaccords occasionnaient la destruction de beaucoup de biens et de pas mal de vies. Tout cela nous paraît aujourd’hui inconcevable ; il en est de même d’une autre habitude de l’époque, celle qu’avaient les hommes des classes inférieures de casser les meubles quand ils se chamaillaient avec leurs femmes.
 
20 Prolétariat, mot dérivé du latin proletarii. Dans le système du cens de Servus Tullius, c'était le nom donné à ceux qui ne rendaient d’autre service à l’État que d'élever des enfants (proles), autrement dit ceux qui n’avaient d'importance ni par la richesse, ni par la situation, ni par des capacités spéciales.
 
21 Auteur de nombreux ouvrages économiques et philosophiques. Anglais de naissance, et candidat au poste de gouverneur de Californie aux élections de 1906 sur la liste du Parti socialiste, dont il était l'un des chefs.
 
22 Il n’y a pas dans l'histoire de page plus horrible que le traitement des enfants et des femmes réduits en esclavage dans les usines anglaises pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle de l'ère chrétienne. C'est dans ces enfers industriels que naquirent quelques-unes des plus insolentes fortunes de l'époque.
 
23 Everhard aurait pu trouver un exemple encore plus probant dans l’attitude adoptée par l'Église du Sud avant la guerre de Sécession, lorsqu'elle prenait ouvertement la défense de l'esclavage, comme il appert des quelques documents suivants. En 1835, l'Assemblée Générale de l'Église Presbytérienne déclara que «l'esclavage est reconnu dans l'Ancien et le Nouveau Testament, et n'est pas condamné par l'autorité divine». L'Association des Baptistes de Charleston disait, dans son adresse de la même année : «Le droit qu'ont les maîtres de disposer du temps de leurs esclaves a été nettement reconnu par le Créateur de toutes choses, qui est assurément libre d’investir qui bon lui semble de la propriété de quelque objet qui lui plaise.» Le révérend E.D. Simon, docteur en Divinité et professeur du Collège Méthodiste Randolph-Macon en Virginie, écrivait: «Les extraits des Écritures Saintes affirment d'une façon non équivoque le droit de propriété sur les esclaves, avec tous les corollaires qui en découlent. Le droit de les acheter et de les vendre est clairement exposé. A tout prendre, soit que nous consultions la politique juive instituée par Dieu lui-même, ou l'opinion et la pratique unanimes du genre humain dans tous les âges, ou enfin les injonctions du Nouveau Testament et la loi morale, nous sommes amenés à conclure que l’esclavage n'est pas immoral. Une fois établi ce point, que les premiers Africains ont été légalement réduits en servitude, le droit d’y retenir leurs enfants en découle comme conséquence indispensable. Nous voyons donc que l’esclavage existant en Amérique est fondé en droit.»
 
Rien d’étonnant que la même idée ait été reprise par l'Église, une ou deux générations plus tard, concernant la défense de la propriété capitaliste. Dans le grand Muséum d'Asgard se trouve un livre intitulé Essays in Application, écrit par Henry Van Dyke et publié en 1905. Autant que nous avons pu le conjecturer, l'auteur était un homme d'église. L'ouvrage est un bon exemple de ce qu'Everhard aurait appelé la mentalité bourgeoise. Il faut remarquer la similitude entre la déclaration de l'Association des Baptistes citée plus haut et celle qu'écrivit Van Dyke soixante-dix ans plus tard : «La Bible enseigne que Dieu possède le monde. Il le distribue à chaque homme selon son bon plaisir, conformément aux lois générales.»
 
24 Il existait à cette époque des milliers de ces pauvres marchands appelés ambulants. Ils transportaient de porte en porte tout leur approvisionnement de marchandises. C'était un véritable gaspillage d’énergie. Les procédés de distribution étaient aussi confus et déraisonnables que tout l’ensemble du système social.
 
25 A crazy ramshackle house, expression destinée à peindre l'état de ruine et de délabrement des maisons où gîtaient à cette époque un grand nombre de travailleurs. Ils payaient toujours un loyer au propriétaire, et un loyer énorme, étant donné le peu de valeur de ces taudis.
 
26 En ce temps-là, le vol était très courant. Tout le monde se volait réciproquement. Les princes de la société volaient légalement ou faisaient légaliser leurs vols, tandis que les pauvres diables volaient illégalement. Rien n'était en sécurité à moins d'être gardé. Un grand nombre d'hommes étaient employés comme gardiens pour protéger les propriétés. Les maisons des riches étaient des combinaisons de forteresses, de caveaux voûtés et de coffres-forts. La tendance que nous remarquons encore chez nos jeunes enfants à s'approprier le bien d'autrui est considérée comme une survivance rudimentaire de cette disposition spoliatrice alors universellement répandue.
 
27 Les travailleurs étaient appelés à leur tâche et en étaient congédiés par des coups de sifflet à vapeur horriblement perçants qui déchiraient les oreilles.
 
28 La fonction des avocats de corporations était de servir par des méthodes déloyales les instincts rapaces de ces associations. En 1905, M. Théodore Roosevelt, alors président des États-Unis, disait dans son discours pour la rentrée d'Harward : «Nous savons tous qu’en l'état de choses actuel, un grand nombre de membres les plus influents et les mieux rétribués du barreau, dans toutes les agglomérations riches se font une spécialité d'élaborer des plans hardis et ingénieux en vue de permettre à leurs clients riches, individus ou corporations, d’éluder les lois faites, dans l'intérêt du public, pour régir l'usage des grosses fortunes.»
 
29 Cet exemple donne une idée de la lutte à mort qui sévissait dans toute la société. Les hommes se déchiraient mutuellement comme des loups affamés. Les gros loups mangeaient les petits, et Jackson était un des plus faibles de cette horde humaine.
 
30 Disons pour expliquer, non pas le juron de Smith, mais le verbe énergique employé par Avis, que ces virilités de langage, communes à l’époque, exprimaient parfaitement la bestialité de la vie qu'on menait alors, vie de félins plutôt que d’êtres humains.
 
31 Allusion au total des voix obtenus par la liste socialiste aux élections de 1910. L’augmentation progressive de ce total indique la rapide croissance du parti de la Révolution aux États-Unis. Il était de 2.068 voix en 1888, de 127.713 en 1902, de 435.040 en 1904, de 1.108.427 en 1908 ; et, en 1910 de 1.688.211.
 
32 Dans cette lutte perpétuelle entre fauves, nul si riche qu’il pût être, n'était jamais sûr de l'avenir. C'est par souci du bien-être de leur famille que les hommes inventèrent les assurances. Ce système qui, à notre âge éclairé, semble absurde et comique, représentait alors une chose très sérieuse. Le plus drôle est que les fonds des compagnies d'assurances étaient fréquemment pillés et dissipés par les personnages chargés de les administrer.
 
33 Avant la naissance d'Avis Everhard, John Stuart Mill écrivit, dans son Essai sur la Liberté : Partout où existe une classe dominante, c’est de ses intérêts de classe et de ses sentiments de supériorité de classe qu'émane une large part de la moralité publique.»
 
34 Les contradictions verbale, appelées Irish bulls, ont été longtemps un charmant défaut des anciens Irlandais.
 
35 Les journaux de 1902 attribuaient à Mr George F. Baer, président de l'Anthracite Coal Trust, l'énonciation du principe suivant: «Les droits et intérêts des classes laborieuses seront protégés par les hommes chrétiens à qui Dieu, dans sa sagesse infinie, a confié les intérêts de la propriété dans ce pays.»
 
36 Le mot société est employé ici dans un sens restreint, selon l'usage courant de l’époque, pour désigner les frelons dorés qui, sans travailler, se gorgeaient aux rayons de miel de la ruche. Ni la les hommes d’affaires, ni les travailleurs manuels, n’avaient le temps ni l’occasion de jouer à ce jeu de société.
 
37 Le sentiment de l’Église à cette époque s’exprimait par la formule : «Apportez votre argent souillé».
 
38 Dans les colonnes de l’Outloock, revue critique hebdomadaire de l’époque (18 août 1906), est rapportée l'histoire d'un ouvrier qui perdit un bras dans des circonstances absolument semblables à celles du cas Jackson.
 
39 Mot tiré du grec, signifiant «les amis de l’étude». (N.D.T.)
 
40 Mot tiré du grec, signifiant «les sages fous» et qui sert à désigner les étudiants de seconde année dans les universités américaines (N.D.T.)
 
41 On n'avait pas encore découvert la vie simple, et la coutume subsistait de remplir les appartements de bric-à-brac. Les chambres étaient des musées dont l'entretien exigeait un travail continuel. Le démon de la poussière était maître de la maison : il y avait mille moyens d’attirer la poussière, et quelques-uns seulement de s’en débarrasser.
 
42 Cette invalidation de testaments était un des traits particuliers de l'époque. Pour ceux qui avaient accumulé de vastes fortunes, c’était un problème angoissant que la façon d’en disposer après leur mort. La rédaction et l'invalidation des testaments devinrent des spécialités complémentaires, comme la fabrication des cuirasses et celle des obus. On avait recours aux hommes de loi les plus subtils pour rédiger des testaments qu'il fût impossible d'invalider. Mais ils étaient invalidés quand même, souvent par les avocats mêmes qui les avaient rédigés. Néanmoins l'illusion persistait chez les gens riches qu'il était possible de faire un testament absolument inattaquable, et pendant des générations cette illusion fut entretenue par les hommes de loi chez leurs clients. Ce fut une recherche analogue à celle du dissolvant universel par les alchimistes du moyen âge.
 
43 Curieuse série de littérature d'un genre à part, destinée à répandre chez les travailleurs des idées fausses sur la nature des classes oisives.
 
44 Les hommes de ce temps étaient esclaves de certaines formules, et l'abjection de cette servitude nous est difficile à comprendre. Il y avait dans les mots une magie plus forte que celle des escamoteurs. Les esprits étaient si confus qu'un simple mot avait le pouvoir de neutraliser les conclusions de toute une vie de pensées et de recherches sérieuses. Le mot utopiste était un terme de ce genre, et suffisait à condamner les plans les mieux conçus d'amélioration ou de régénération économique. Des populations entières étaient frappées d’une sorte de folie au simple énoncé de certaines expressions comme: «un honnête dollar» ou «un plein seau de mangeaille», dont l’invention était considérée comme un trait de génie.
 
45 Nom donné d’abord aux détectives privés, puis aux gardiens de banques et autres domestiques armés du capitalisme, qui devinrent ensuite les Mercenaires organisés de l’Oligarchie.
 
46 Les spécialités pharmaceutiques étaient des escroqueries patentées, mais le peuple s'y laissait prendre comme aux charmes et aux indulgences du moyen âge. La seule différence est que ces remèdes brevetés étaient plus nuisibles et coûtaient plus cher.
 
47 Jusque vers 1912, la grande masse du peuple conserva l'illusion qu'elle gouvernait le pays par ses votes. Il était gouverné en réalité par ce qu'on appelait les mécanismes politiques (political machines). Au début, les patrons ou entrepreneurs (bosses) de ces mécanismes extorquaient de grosses sommes aux capitalistes pour influencer la législature. Mais les gros capitalistes ne tardèrent pas à découvrir qu’il serait plus économique pour eux de posséder ces mécanismes et d'en salarier eux-mêmes les patrons.
 
48 Robert Hunter, dans un livre intitulé Poverty, et publié en 1906, indiquait qu’à cette date il y avait aux États-Unis dix millions d’individus vivant dans le paupérisme.
 
49 D'après le recensement de 1900 aux États-Unis (le dernier dont les chiffres aient été publiés) le nombre des enfants travaillant était de 1.752.187.
 
50 La tendance da cette pensée est montrée par la définition suivante empruntée à un ouvrage intitulé The Cynic's Word Book, publié en 1906 et écrit par un certain Ambrose Bierce, misanthrope avéré et notoire: «Grape-shot (Shrapnell). Argument que l'avenir prépare en réponse aux demandes du socialisme américain.»
 
51 Les esclaves africains et les criminels étaient attachés par la jambe à un boulet ou une barre de fer qu'ils traînaient avec eux. Ce n’est qu’après l'avènement de la Fraternité de l'Homme que de pareilles pratiques tombèrent en désuétude.
 
52 Il y avait eu, avant Everhard, des hommes qui avaient pressenti cette ombre, bien que, comme lui, ils fussent incapables d'en préciser la nature. Voici ce que disait John O. Calhoun : «Un pouvoir supérieur à celui du peuple lui-même a surgi dans le Gouvernement. C’est un faisceau d'intérêts nombreux, divers et puissants, combinés en une masse unique et maintenus par la force de cohésion de l'énorme surplus qui existe dans les banques.» Et le grand humaniste Abraham Lincoln déclarait, quelques jours avant son assassinat: «Je prévois dans un avenir prochain une crise qui m’énerve et me fait trembler pour la sécurité de mon pays... Les corporations ont été intronisées ; il s'ensuivra une ère de corruption en haut lieu, et le pouvoir capitaliste du pays s’efforcera de prolonger son règne en s'appuyant sur les préjugés du peuple jusqu’à ce que la richesse soit agglomérée en quelques mains et que la République soit détruite.» (Note de l’auteur.)
 
53 Ce livre, Économie et Éducation, fut publié dans le courant de l'année. Il en subsiste trois exemplaires, deux à Ardis et un à Asgard. Il traitait en détail de l’un des facteurs de conservation de l’ordre établi, à savoir le biais capitaliste pris par les universités et les écoles ordinaires. C'était un acte d’accusation logique et écrasant porté contre tout un système d’éducation qui ne développait dans l'esprit des étudiants que les idées favorables au régime, à l’exclusion de toute idée adverse et subversive. Le livre fit sensation, et fut promptement supprimé par l’oligarchie.
 
54 Il n’existe aucun indice qui puisse nous faire connaître le nom de l'organisation que représentaient ces initiales.
 
55 C'est un sonnet d'Oscar Wilde, un des maîtres du langage du XIXe siècle.
 
56 At cut-rates. Une grosse compagnie pouvait vendre à perte plus longtemps qu’une petite, et c était un moyen fréquemment employé pour la concurrence.
 
57 Grange politics. De nombreux efforts furent tentés à cette période pour organiser la classe décadente des fermiers en un parti politique en vue de détruire les trusts et cartels par de sévères mesures législatives. Tous ces efforts échouèrent finalement.
 
58 Le premier grand trust qui ait réussi, près d’une génération en avance sur les autres.
 
59 Faillite ou banqueroute, institution spéciale qui permettait à l'industriel qui n’avait pas réussi de ne pas payer ses dettes, et qui avait pour effet d’adoucir les conditions par trop sauvages de cette lutte à coups de griffes et de dents.
 
60 Everhard disait vrai, bien qu'il ait fait erreur sur la date de présentation du projet, qui eut lieu le 30 juin et non le 30 juillet. Nous possédons à Ardis le Congressional Record (Annales du Congrès), où il est fait mention de cette loi aux dates suivantes: 30 juin, 9, 15, 16 et 17 décembre 1902, 7 et 14 janvier 1903. L’ignorance manifestée à ce dîner par les hommes d'affaires n'avait rien d'exceptionnel. Très peu de gens connaissaient l'existence de cette loi. En juillet 1903, un révolutionnaire, E. Unterman, publia à Girard, Kansas, une brochure traitant de cette loi sur la milice. Elle se vendit un peu parmi les travailleurs, mais déjà la séparation des classes était assez tranchée, si bien que les gens de la classe moyenne n’entendirent jamais parler de cette brochure et demeurèrent dans l'ignorance de la loi.
 
61 Ici Everhard montre clairement la cause de toue les troubles du travail de ce temps-là. Dans le partage du produit commun, le capital et le travail, chacun de son côté, voulaient avoir le plus possible, et la querelle était insoluble. Tant qu'exista le système de production capitaliste, travail et capital continuèrent à se chicaner sur le partage. La chose nous paraît aujourd’hui risible, mais il ne faut pas oublier que nous sommes en avance de sept siècles sur ceux qui vivaient alors.
 
62 Théodore Roosevelt, président des États-Unis, quelques années avant l’époque en question, fit en public la déclaration suivante : «Il faut une réciprocité plus libérale et plus étendue dans l'achat et la vente des marchandises, de façon que nous puissions disposer, d’une façon satisfaisante, dans les pays étrangers, du surplus de production des États-Unis.» Naturellement, le surplus de production dont il parlait c'était le bénéfice des capitalistes en excédent de leur pouvoir de consommation. C'est à la même époque que le sénateur Mark Hanna disait: «La production de richesse aux États-Unis est annuellement supérieure d’un tiers à la consommation.» Un autre sénateur Chauncey Kepew, déclarait: «Le peuple américain produit annuellement deux milliards de richesse de plus qu'il n'en consomme.»
 
63 Karl Marx, le grand héros intellectuel du socialisme, était un juif allemand du XIXe siècle, contemporain de John Stuart Mill. Nous avons peine à croire aujourd'hui, qu’après l’énonciation des découvertes économiques de Marx, plusieurs générations se soient écoulées au cours desquelles il fut tourné en dérision par les penseurs et les savants estimés dans le monde. Par suite de ses découvertes, il fut banni de son pays natal et mourut dans l’exil en Angleterre.
 
64 C'est, à notre connaissance, la première fois que ce terme fut employé pour désigner l'Oligarchie.
 
65 Cette division d'Everhard concorde avec celle de Lucien Sanial, une des autorités de l'époque en fait de statistiques. Voici, d'après le recensement de 1900 aux États-Unis, le nombre d'individus répartis dans ces trois classes d'après leurs professions : classe des ploutocrates : 250.251 ; classe moyenne, 8.429.845 ; classe du prolétariat, 20.393.137.
 
66 Standard Oil et Rockfeller — voir la note 58 au bas de la page 74.
 
67 Jusqu'en 1907 on considérait le pays comme dominé par onze groupes, mais leur nombre fut réduit par l'amalgame des cinq groupes de voies ferrées en un cartel de tous les chemins de fer. Les cinq groupes ainsi amalgamés en même temps que leurs alliés financiers et politiques étaient les suivants: 1° James J. Hill, avec sa direction du Nord-Ouest ; 2° le groupe des chemins de fer de Pennsylvanie, avec Schiff comme directeur financier, et de grosses maisons de banque de Philadelphie et de New-York ; 3° Harriman, avec Frick comme avocat-conseil et Odell comme lieutenant politique, dirigeant les lignes de transport du Central continental et de la côte du Pacifique Sud-Ouest et Sud ; 4° les intérêts ferroviaires de la famille Gould ; et 5° Morse, Reid et Leeds, connus sous le nom de Rock-Island Crowd. Ces puissants oligarques, issus du conflit des rivalités, devaient suivre inévitablement la voie qui aboutit à la fusion.
 
68 Lobby, institution particulière ayant pour but d’intimider et de corrompre les législateurs qui étaient censés représenter les intérêts du peuple.
 
69 Une dizaine d'années avant ce discours d'Everhard, la Chambre de Commerce de New-York avait publié un rapport dont nous extrayons ces lignes: «Les chemins de fer gouvernent absolument les législatures de la majorité des États de l'Union ; ils font et défont à leur gré les sénateurs, députés et gouverneurs ; ils sont les véritables dictateurs de la politique gouvernementale des États-Unis.»
 
70 Vue la longueur de la note, et les capacité du logiciel de traitement de texte, on retrouvera cette note en fin de chapitre. (L'Idée Noire)
 
71 Les Cent-Noirs étaient des bandes réactionnaires organisées par l’autocratie décadente dans la Révolution russe. Ces groupes réactionnaires attaquaient les groupes révolutionnaires ; en outre au moment voulu, ils soulevaient l'émeute et détruisaient les propriétés pour fournir à l’autocratie un prétexte de faire appel aux cosaques.
 
72 Sous le régime capitaliste, ces périodes de crise étaient aussi inévitables qu'absurdes. La propriété engendrait toujours des calamités. Le fait était dû, naturellement, à l'excès des bénéfices non consommés.
 
73 En dessein et en pratique, en tout, excepté le nom, les briseurs de grèves étaient les soldats privés des capitalistes. Parfaitement organisés et armés, ils étaient toujours prêts à être précipités par trains spéciaux sur toute partie du pays où les travailleurs se mettaient en grève ou étaient mis en chômage par leurs employeurs. Une époque si extraordinaire pouvait seule donner le spectacle étonnant d’un certain Farley, chef notoire de briseurs de grèves, qui, en 1906, traversa les États-Unis par trains spéciaux, de New-York à San-Francisco, à la tête d’une armée de 2.500 hommes armés et équipés pour briser une grève des charretiers de cette dernière ville. Cet acte était une infraction pure et simple aux lois du pays. Le fait qu'il demeura impuni, comme des milliers d'actes du même genre, montre à quel point l'autorité judiciaire était dans la dépendance de la ploutocratie.
 
74 Pendant une grève de mineurs de l’Idaho, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, il arriva que beaucoup de grévistes furent enfermés par la troupe dans un parc à bestiaux. La chose et le nom se perpétuèrent au vingtième siècle.
 
75 Le nom seul, et non l'idée, est d’importation russe. Les Cent-Noirs furent les collaborateurs des agents secrets du capitalisme dans les luttes travaillistes du dix-neuvième siècle. Cela est hors de discussion, et a été avoué par une autorité non moindre que le commissaire du Travail des États-Unis, à cette époque, Mr. Carroil D. Wright. Dans son livre intitulé les Batailles du Travail, est citée cette déclaration que «dans quelques-unes des grandes grèves historiques, ce sont les employeurs eux-mêmes qui ont incité aux actes de violence»; que des industriels ont volontairement provoqué des grèves pour se débarrasser de leur surplus de marchandises ; et que des wagons ont été brûlés par les agents des patrons pendant les grèves des chemins de fer pour accroître le désordre. C'est des agents secrets de ce genre que naquirent les Cent-Noirs. ; et ceux-ci, à leur tour, devinrent plus tard l'arme terrible de l'oligarchie, les agents provocateurs.
 
76 Nom d'une rue de l'ancien New-York, où était située la Bourse, et où l'absurde organisation de la société permettait la manipulation en sous-main de toutes les industries du pays.
 
77 Un des premiers navires qui transportèrent des colons en Amérique après la découverte du Nouveau Monde. Pendant assez longtemps leurs descendants furent extraordinairement fiers de leur origine ; mais au cours des siècles, ce sang précieux s’est diffusé à tel point qu’actuellement il circule sans doute dans les veines de tous les Américains.
 
78 L'auteur de ce poème doit rester à jamais inconnu. Ce fragment est tout ce qui nous en est parvenu.
 
79 Mets mexicain, dont il est souvent question dans la littérature de l’époque. On suppose qu’il était fortement épicé. La recette n’en est pas parvenue jusqu’à nous.
 
80 William Randolph Hearst, jeune Californien millionnaire, qui devint le plus puissant propriétaire de journaux de la région. Ses feuilles publiées dans toutes les villes de quelque importance s'adressaient à la classe moyenne décadente en même temps qu'au prolétariat. Sa clientèle était si vaste qu'il réussit à prendre possession de la coquille vide du vieux parti démocratique. Il occupait une position anormale et prêchait un socialisme émasculé mitigé de je ne sais quel capitalisme petit-bourgeois, sorte de pétrole mélangé d'eau claire. Il n'avait aucune chance d'aboutir à quoi que ce fût mais pendant une brève période il inspira de sérieuses appréhensions aux ploutocrates.
 
81 La publicité était extrêmement onéreuse en cette époque de gâchis. La concurrence n'existait qu'entre les petits capitalistes et c'étaient eux qui faisaient de la publicité. Dès qu'un trust se formait il ny avait plus de rivalité, et par conséquent les trusts n’avaient pas besoin d’annonces.
 
82 La destruction des comices romaine fut bien moins rapide que celle des fermiers et petits capitalistes américains, car le mouvement du XXe siècle procédait d'une force acquise qui n’existait guère dans la Rome antique.
Un grand nombre de fermiers, poussés par leur attachement déraisonnable à la terre, et désireux de montrer jusqu'où ils pouvaient aller dans le retour à la sauvagerie, essayèrent d’échapper à l'expropriation en renonçant à toute transaction commerciale. Ils ne vendaient ni n’achetaient plus rien. Entre eux commença à renaître un système primitif d'échanges en nature. Leurs privations et leurs souffrances étaient horribles, mais ils tenaient bon, et le mouvement acquit une certaine ampleur. La tactique de leurs adversaires fut aussi originale que logique et simple. La ploutocratie, forte de sa possession du gouvernement, éleva les impôts. C'était le point faible de leur armure. Ayant cessé d'acheter et de vendre ils n’avaient pas d'argent et, en fin de compte, leurs terres furent vendues pour payer leurs contributions.
 
83 Il y avait longtemps que ces murmures et grondements se faisaient entendre. Dès 1906, lord Avebury prononçait à la Chambre des lords les paroles suivantes : «L'inquiétude de l’Europe, la propagation du socialisme et la sinistre apparition de l’anarchie sont des avertissements donnés aux gouvernements et aux classes dirigeantes que la condition des classes laborieuses devient intolérable, et que si l’on veut éviter une révolution, il faut prendre des mesures pour augmenter les salaires, réduire les heures de travail et abaisser les prix des objets nécessaires à la vie.»
Le Wall Street journal, organe de spéculateurs, commentait en ces termes le discours de lord Avebury: «Ces paroles ont été prononcées par un aristocrate, par un membre de l'organisme le plus conservateur de toute l'Europe. Elles n'en prennent que plus de sens. La politique économique qu'il recommande a plus de valeur que celle qu'on enseigne dans la plupart des livres. C'est un signal avertisseur. Prenez-y garde, messieurs du ministère de la Guerre et de la Marine !»
A la même époque Sydney Brooks écrivait en Amérique, dans le Harper’s Weekly: « Vous ne voulez pas entendre parler de socialisme à Washington. Pourquoi ? Les politiciens sont toujours les derniers du pays à voir ce qui se passe sous leur nez. Ils se moqueront de ma prédiction, mais j'annonce en toute assurance qu'à la prochaine élection présidentielle les socialistes réuniront plus d’un million de voix.»
 
84 C’est à l’aurore du XXe siècle que l'organisation socialistes internationale formula définitivement la politique à suivre en cas de guerre, qu'elle avait longtemps mûrie et qui peut se résumer en ces termes : «Pourquoi les travailleurs d’un pays se battraient-ils avec les travailleurs d’un autre pays au bénéfice de leurs maîtres capitalistes ?»
Le 21 mai 1905, au moment où il était question d'une guerre entre l'Autriche et l'Italie, les socialistes d'Italie, d'Autriche et de Hongrie tinrent une conférence à Trieste et lancèrent la menace d’une grève générale des travailleurs des deux pays au cas où la guerre serait déclarée. Et avertissement fut renouvelé l’année suivante, lorsque l'affaire du Maroc faillit entraîner à la guerre la France, l'Allemagne et l'Angleterre.
 
85 Our Benevolent Feudalism, paru en 1902. On a toujours affirmé que c'est Ghent qui fit naître l'idée de l'Oligarchie dans les esprits capitalistes. Cette croyance persiste dans toute la littérature des trois siècles du Talon de Fer, et jusque dans le premier siècle de la Fraternité de l'Homme. Noue savons aujourd'hui à quoi nous en tenir ; cela n'empêche pas que Ghent ait été l'un des innocente les plus calomniés de toute l’histoire.
 
86 Voici à titre d'échantillons quelques décisions de tribunaux manifestant leur hostilité contre la classe ouvrière. L’emploi des enfants était chose courante dans les régions minières. En Pennsylvanie, en 1905, les travaillistes réussirent à faire passer une loi ordonnant que la déclaration sous serment des parents quant à l'âge de l'enfant et son degré d'instruction relative devrait désormais être confirmée par des documents. Cette loi fut aussitôt dénoncée comme inconstitutionnelle par la Cour du comté de Luzerne, sous prétexte qu'elle violait le XIVe amendement en établissant une distinction entre individus de la même classe, c’est-à-dire entre les enfants de plus ou moins de quatorze ans ; et la Cour d'État confirma cette décision. La Cour de New-York, à la session spéciale de 1905, dénonça comme inconstitutionnelle la loi qui défendait aux mineurs et aux femmes de travailler dans les usines après neuf heures du soir, alléguant que c’était là une «législation de classe». Vers la même époque, les ouvriers boulangers étaient terriblement surmenés. La législature de New-York fit passer une loi restreignant leur travail à dix heures par jour. En 1906, la Cour suprême des États-Unis déclara cette loi inconstitutionnelle ; l’exposé des motifs disait entre autres choses : «Il n’y a aucune raison valable d’intervenir dans la liberté des personnes ou des contrats en déterminant les heures de travail dans la profession de boulanger.»
 
87 James Farley, briseur de grèves célèbre à cette époque. C'était un homme doué de capacités indéniables mais de plus de courage que de moralité. Il s'éleva très haut sous la domination du Talon de Fer, et finit par se faire admettre dans la caste des oligarques. Il fut assassiné en 1932 par Sarah Jenkins, dont le mari avait été tué trente ans auparavant par les briseurs de grèves.
 
88 Les prédictions sociales d’Everhard étaient remarquables. Avec la même clarté que s’il lisait ces événements dans le passé, il prévoyait la défection des syndicats privilégiés, la naissance et la lente décadence des castes ouvrières, ainsi que la lutte entre celles-ci et l'Oligarchie mourante pour la direction de la machine gouvernementale.
 
89 Nous ne pouvons qu’admirer l’intuition d'Everhard. Longtemps avant que l’idée même de cités merveilleuses comme celles d’Ardis et d'Asgard fût née dans l'esprit des oligarques, il entrevoyait ces villes splendides et la nécessité de leur création. Depuis ce jour de prophétie ont passé les trois siècles du Talon de Fer et les quatre siècles de la Fraternité de l'homme, et aujourd'hui nous foulons les routes et habitons les cités édifiées par les oligarques. Il est vrai que nous avons continué à construire, que nous bâtissons des villes encore plus merveilleuses, mais celles des oligarques subsistent, et j'écris ces lignes à Ardis, l’une des plus merveilleuses entre toutes.
 
90 Tous les syndicats des chemins de fer entrèrent dans cette combinaison. Il est intéressant de remarquer que la première application définie de la politique des parts de rabiot avait été faite au XIXe siècle par un syndicat de chemin de fer, l’Union fraternelle des mécaniciens de locomotives. Un certain P.M. Arthur en était depuis vingt ans le grand chef. Après la grève du Pennsylvania Railroad en 1877, il soumit aux mécaniciens de locomotives un plan d’après lequel ils devaient s’arranger avec la direction et faire bande à part vis-à-vis de tous les autres syndicats. Ce plan égoïste réussit parfaitement, et c'est de là que fut forgé le mot «arthurisation» pour désigner la participation des syndicats à la gratte. Ce mot a longtemps embarrassé les étymologiste, mais j'espère que sa dérivation est désormais bien claire.
 
91 Albert Pocock, autre briseur de grèves qui jouissait dans ces temps reculés d'une notoriété de même aloi que celle de James Farley et qui jusqu’à sa mort réussit à maintenir à leur tâche tous les mineurs du pays. Son fils, Lewis Pocock, lui succéda, et pendant cinq générations cette remarquable lignée de gardes-chiourme eut la haute main sur les mines de charbon. Pocock l'ancien, connu sous le nom de Pocock 1er, a été dépeint de la manière suivante : «Une tête longue et mince, à demi-encerclée d’une frange de cheveux bruns et gris, avec des pommettes saillantes et un menton lourd... Un teint pâle, des yeux gris sans lustre, une voix métallique et une attitude languissante.» Il était né de parents pauvres et avait commencé sa carrière comme garçon de café. Il devint ensuite détective privé au service d’une corporation de tramways et se transforma peu à peu en briseur de grève professionnel. Pocock V, dernier du nom, périt dans une chambre de pompe qu’une bombe fit sauter durant une petite révolte des mineurs sur le territoire indien. Cet événement eu lieu en 2073 après J.-C.
 
92 Ces groupes d’action furent modelés plus ou moins sur les organisations de combat de la Révolution russe, et, en dépit des efforts incessants du Talon de Fer, ils subsistèrent pendant les trois siècles qu'il dura lui-même. Composés d’hommes et de femmes inspirés d'intentions sublimes, et impavides devant la mort, les groupes de combat exercèrent une prodigieuse influence et modérèrent la sauvage brutalité des gouvernants. Leur œuvre ne se borna pas à une guerre invisible contre les agents de l’Oligarchie. Les oligarques eux-mêmes furent obligés de prendre garde aux décrets des groupes, et, plusieurs fois, ceux d’entre eux qui leur avaient désobéi furent punis de mort : il en fut de même pour les sous-ordres des oligarques, les officiers de l'armée et les chefs des castes ouvrières.
 
Les sentences rendues par ces vengeurs organisés étaient conformes à la plus stricte justice, mais le plus remarquable était leur procédure sans passion et parfaitement juridique. Il n’y avait par de jugements improvisés. Quand un homme était pris, on lui accordait un jugement loyal et la possibilité de se défendre. Nécessairement beaucoup de gens furent jugés et condamnés par procuration, comme dans le cas du général Lampton, en 2138 après J.-C. Des mercenaires de l'Oligarchie, celui-ci était peut-être le plus sanguinaire et le plus cruel. Il fut informé par les groupes de combat qu'il avait été jugé, reconnu coupable et condamné à mort ; et cet avertissement lui était donné après trois sommations d'avoir à cesser un traitement féroce des prolétaires. Après cette condamnation, il s’entoura d'une multitude de moyens de protection. Pendant des années, les groupes de combat s'efforcèrent en vain d'exécuter leur sentence. Des camarades nombreux, hommes et femmes, échouèrent successivement dans leurs tentatives et furent cruellement exécutés par l'Oligarchie. C'est à propos de cette affaire que la crucifixion fut remise en vigueur comme moyen d'exécution légale. Mais au bout du compte le condamné trouva son bourreau en la personne d'une frêle jeune fille de dix-sept ans, Madeleine Provence, qui, pour atteindre son but, servait depuis deux ans dans le palais en qualité de lingère du personnel. Elle mourut en cellule après des tortures horribles et prolongées. Mais aujourd'hui sa statue de bronze se dresse au Panthéon de la Fraternité dans la merveilleuse cité de Serle.
Nous autres qui, par expérience personnelle, ne savons pas ce que c’est qu’un meurtre, nous ne devons pas juger trop sévèrement les héros des groupes de combat. Ils ont prodigué leurs vies pour l’humanité : aucun sacrifice ne leur semblait trop grand pour elle ; et, d'autre part, l’inexorable nécessité les obligeait à donner à leurs sentiments une expression sanglante dans un âge sanguinaire. Aux flancs du Talon de Fer, les groupes de combat constituaient l'unique épine qu'il n’ait jamais pu extirper. C'est à Everhard qu’il faut attribuer la paternité de cette curieuse armée. Ses succès et sa persistance pendant trois cents ans prouvent la sagesse avec laquelle il l'avait organisée et la solidité de la fondation léguée par lui aux constructeurs de l'avenir. A certains points de vue, cette organisation peut être considérée comme son œuvre principale, en dépit de la haute valeur de ses travaux économiques et sociologiques, et de ses prouesses comme chef général de la Révolution.
 
93 Des conditions analogues prévalaient dans l’Inde au XIXe siècle sous la domination britannique. Les indigènes mouraient de faim par millions tandis que leurs maîtres les frustraient du fruit de leur travail et le dépensaient en cérémonies pompeuses et cortèges fétichistes. Nous ne pouvons guère nous empêcher, en ce siècle éclairé, de rougir de la conduite de nos ancêtres et nous devons nous contenter d’une consolation philosophique, en admettant que dans l’évolution sociale la phase capitaliste est à peu près au même niveau que l'âge simiesque dans l'évolution animale. L'humanité devait franchir ces étapes pour sortir de la vase des organismes inférieurs, et il lui était naturellement difficile de se débarrasser tout à fait de cette boue gluante.
 
94 Cette expression est une trouvaille due au génie de H.G. Wells, qui vivait à la fin du XIXe siècle. C'était un clairvoyant en sociologie, un esprit sain et normal en même temps qu’un cœur chaudement humain. Plusieurs fragments de ses ouvrages sont venus jusqu'à nous, et deux de ses meilleures œuvres, Anticipations et Mankind in the Making, nous ont été conservées intactes. Avant les Oligarques et avant Everhard, Wells avait prévu la construction des cités merveilleuses dont il est question dans ses livres sous le nom de pleasure cities.
 
95 Persuadée que ses Mémoires seraient lus de son temps, Avis Everhard a omis de mentionner le résultat du procès pour haute trahison. On trouvera dans le manuscrit bien d’autres négligences de ce genre. Cinquante-deux membres socialistes du Congrès furent jugés et tous reconnus coupables. Chose étrange. aucun ne fut condamné à mort. Everhard et onze autres, parmi lesquels Théodore Donnelsonet Matthew Kent, furent condamnés à l’emprisonnement à vie. Les quarante autres furent condamnés à des termes variant de trente à quarante-cinq ans ; et Arthur Simpson, que le manuscrit signale comme malade de la fièvre typhoïde au moment de l’explosion, n’eut que quinze ans de prison. D'après la tradition, on le laissa mourir de faim en cellule pour le punir de son intransigeance obstinée et de sa haine ardente et sans distinction contre tous les serviteurs du despotisme. Il mourut à Cabanas, dans l’île de Cuba, où trois autres de ses camarades étaient détenus. Les cinquante-deux socialiste du Congrès furent enfermés dans des forteresses militaires dispersées sur tout le territoire des États-Unis : ainsi Dubois et Woods furent mis à Porto-Rico, Everhard et Merryweather consignés à l’île d'Alcatraz, dans la baie de San-Francisco, qui servait depuis longtemps de prison militaire.
 
96 Suite à la longueur de la note, et la petite capacité du logiciel en ce qui concerne le volume des notes, la note 96 se trouve ci-dessus.
 
97 Cette scène ridicule constitue un document typique sur l’époque et peint bien la conduite de ces maîtres sans cœur : pendant que les gens mouraient de faim, les chiens avaient des bonnes. Cette mascarade était pour Avis Everhard une affaire de vie ou de mort, qui intéressait la Cause tout entière : il faut donc en accepter la fidèle vraisemblance.
 
98 Pullman, nom de l'inventeur des plus beaux wagons de luxe sur les chemins de fer de ce temps-là.
 
99 En dépit des dangers continuels et presque inconcevables, Anna Roylston atteignit le bel âge de quatre-vingt-onze ans. De même que les Pocock éludèrent les exécuteurs des groupes de combat, elle défia ceux du Talon de Fer. Prospère au milieu des périls, sa vie semblait protégée par un charme. Elle-même s’était faite exécutrice pour le compte des groupes de combat : on l’appelait la Vierge Rouge, et elle devint l'une des figures inspirées de la Révolution. A l'âge de soixante-neuf ans, elle tua Halcliffe «le sanglant » au milieu de son escorte et échappa sans une égratignure. Elle mourut de vieillesse dans son lit, en un asile secret des révolutionnaires, sur les montagnes d'Osark.
 
100 Dans le texte, chaparral. Un certain nombre de termes mexicains se sont acclimatés en Californie. (N. d. T.)
 
101 Madronyos (Arbustus Menziesil). (N. d. T.)
 
102 Manzanitas, nom donné à divers arbres du genre Arciostaphylos (N.D.T)
 
103 Socialist Labour Party.
 
104 Malgré toutes nos recherches parmi les documents de l’époque, nous n’avons pu trouver aucune allusion au personnage en question. Il n’en est fait mention nulle part ailleurs que dans le manuscrit Everhard.
 
105 Le voyageur curieux qui se dirigerait vers le sud en partant de Glen Ellen, se trouverait sur un boulevard qui suit exactement l'ancienne route d’il y a sept siècles. Cinq cents mètres plus loin, après avoir passé le second pont, il remarquerait à droite une fondrière qui court comme une balafre à travers le terrain moutonneux vers un groupe de monticules boisés. Cette fondrière représente l'emplacement de l’ancien droit de passage qui existait, en ce temps de propriété individuelle, à travers les terrains d'un certain M. Chauvet, pionnier français venu en Californie à l'époque de l'or. Les monticules boisés sont ceux dont parle Avis Everhard.
Le grand tremblement de terre de 2368 détacha le flanc d'un de ces monticules, qui combla le trou où les Everhard avaient établi leur refuge. Mais, depuis la découverte du manuscrit, on a pratiqué des fouilles et retrouvé la maison et les deux chambres intérieures, ainsi que les débris accumulés au cours d'une longue résidence. Entre autres reliques curieuses, on a découvert l'appareil fumivore dont il est question dans le récit. Les étudiants intéressés pourront lire la brochure d'Arnold Bentham qui doit prochainement paraître sur ce sujet.
A un kilomètre au nord ouest des monticules, se trouve l'emplacement de la Wake Robin Lodge, au confluent de la Wild Water et de la rivière Sonoma. On peut remarquer, en passant, que la Wild Water s'appelait autrefois Graham Creek, comme l'indiquent les vieilles cartes. Mais le nouveau nom tient bon. C'est à Wake Robin Lodge qu'Avis Everhard demeura plus tard à diverses reprises, lorsque, déguisée en agent provocateur du Talon de Fer, elle put jouer impunément son rôle parmi les hommes et les événements. La permission officielle qui lui fut accordée d'habiter cette maison existe encore dans les archives, signée d'un non moins grand personnage que le sieur Wickson, l'oligarque secondaire du manuscrit.
 
106 Durant cette période, le déguisement devint un art véritable. Les révolutionnaires entretenaient des écoles d'acteurs dans tous leurs refuges. Ils dédaignaient les accessoires des comédiens ordinaires, tels que perruques, fausses barbes et faux sourcils. Le jeu de la révolution était un jeu de vie ou de mort, et ce camouflage serait devenu un piège. Le déguisement devait être fondamental, intrinsèque, devait faire partie de l'être, comme une seconde nature, On raconte que la Vierge Rouge était devenue une adepte de cet art, et c'est à cela qu'il faut attribuer le succès de sa longue carrière.
 
107 Ces disparitions étaient une des horreurs de l'époque. Elles reviennent constamment, comme un motif, dans les chansons et les histoires. C’était un résultat inévitable de la guerre souterraine qui fit rage pendant ces trois siècles. Le phénomène était presque aussi fréquent parmi les oligarques et les castes ouvrières que dans les rangs des révolutionnaires. Sans avertissement et sans traces, des hommes, des femmes et même des enfants disparaissaient ; on ne les revoyait plus, et leur fin restait enveloppée de mystère.
 
108 Du Bois, le bibliothécaire actuel d'Ardis, descend en droite ligne de ce couple révolutionnaire.
 
109 Abréviation de San-Francisco. (N.d.T.)
 
110 Outre les castes ouvrières, il s’en était formé une autre, la caste militaire, une armée régulière de soldats de profession, dont les officiers étaient membres de l’Oligarchie, et qui étaient connus sous le nom de Mercenaires. Cette institution remplaçait la milice, devenue impossible sous le nouveau régime. En dehors du service secret ordinaire du Talon de Fer, on avait institué un service secret des Mercenaires, qui formaient la transition entre l’armée et la police.
 
111 Ce ne fut qu'après l'écrasement de la seconde révolte que le groupe des Rouges de Frisco recommença à prospérer. Et, pendant deux générations, il fut florissant. Alors un agent du Talon de Fer réussit à s’y faire admettre, en pénétra tous les secrets et amena sa destruction totale. Cela se passa en l'an 2002. Les membres du groupe furent exécutés un par un, à trois semaines d'intervalle, et leurs cadavres furent exposés dans le Ghetto du travail de San-Francisco.
 
112 Le refuge de Benton Harbour était une catacombe, dont l’entrée était habilement dissimulée dans un puits. Elle a été conservée en bon état, et les visiteurs peuvent actuellement parcourir son labyrinthe de corridors jusqu’à la salle de réunion, où sans doute se passa la scène décrite par Avis Everhard. Plus loin se trouvent les cellules où étaient enfermés les prisonniers et la chambre de mort où avaient lieu les exécutions ; plus loin encore est le cimetière, ensemble de longues et tortueuses galeries creusées en plein roc ; de chaque côté s’étagent des alvéoles où reposent les révolutionnaires déposés là par leurs camarades depuis tant d’années.
 
113 A cette époque la polygamie était encore pratiquée en Turquie.
 
114 Ce n’est pas une vantardise de la part d’Avis Everhard. La fine fleur du monde scientifique et intellectuel était composée de révolutionnaires. A l’exception d’un petit nombre de musiciens et de chanteurs et de quelques oligarques, tous les grands créateurs de l’époque, tous ceux dont les noms sont parvenus jusqu’à nous, appartenaient à la Révolution.
 
115 Même à cette époque, la crème et le beurre s’extrayaient encore du lait de vache par des procédés grossiers. On n’avait pas commencé à préparer les aliments dans les laboratoires.
 
116 Dans les documents littéraires datant de cette époque, il est constamment question des poèmes de Rudolph Mendenhall. Ses camarades l'avaient surnommé «la Flamme». C'était incontestablement un grand génie ; cependant, à part quelques fragments fantastiques et obsédants de ses poésies, cités par d'autres auteurs, il ne nous est rien parvenu de ses œuvres. Il fut exécuté par le Talon de Fer en 1928.
 
117 Le cas de ce jeune homme n'était pas extraordinaire. Beaucoup d’enfants de l’oligarchie, moralement ou romanesquement, dévouèrent leur vie à l’idéal révolutionnaire, soit qu’ils fussent poussés par un sentiment d’honnêteté, soit que leur imagination eût été séduite par l’aspect glorieux de la Révolution. Antérieurement, de nombreux fils de la noblesse russe avaient joué un rôle analogue dans la révolution prolongée de leur pays.
 
118 Les Mercenaires jouèrent un rôle important dans les derniers jours du Talon de Fer. Ils déterminaient l’équilibre du pouvoir dans les conflits entre les Oligarques et les castes ouvrières, jetant le poids de leurs forces dans l’un ou l’autre des plateaux selon le jeu des intrigues et des conspirations.
 
119 De l’inconsistance et de l’incohérence morales du capitalisme, les Oligarques émergèrent avec une nouvelle éthique, cohérente et définie, tranchante et rigide comme l’acier, la plus absurde et la moins scientifique en même temps que la plus puissante qu'ait jamais possédée une classe de tyrans. Les oligarques avaient foi en leur morale, encore qu'elle fût démentie par la biologie et l'évolution, et c'est grâce à cette foi que, pendant trois siècles, ils ont pu contenir la vague puissante du progrès humain; — exemple profond, terrible, déconcertant pour le moraliste métaphysicien, et qui au matérialiste doit inspirer beaucoup de doutes et de retours sur lui-même.
 
120 Ardis fut achevée en 1942, et Asgard en 1984. La construction de cette dernière ville dura cinquante-deux ans, et employa une armée permanente d’un demi-million de serfs. A certaines périodes leur nombre dépassa le million, sans tenir compte des centaines de milliers de travailleurs privilégiés et d’artistes.
 
121 Parmi les révolutionnaires, se trouvaient de nombreux chirurgiens qui avaient acquis une habileté merveilleuse dans la vivisection. Selon les termes d'Avis Everhard, ils pouvaient littéralement transformer un homme en un autre. Pour eux l'élimination des cicatrices et difformités n’était qu'un jeu d'enfant. Ils vous changeaient les traits avec une telle minutie microscopique qu'il ne subsistait pas la moindre trace de leur travail. Le nez était un des organes favoris de leurs opérations. La greffe de la peau et la transplantation des cheveux comptaient parmi leurs artifices les plus ordinaires. Ils réussissaient les changements d'expression avec une habileté touchant à la sorcellerie. Ils modifiaient radicalement les yeux et les sourcils, les lèvres, les bouches et les oreilles. Par d'adroites opérations à la langue, à la gorge, au larynx ou aux fosses nasales, la prononciation et toute la manière de parler pouvaient être transformées. Cette époque de désespoir suscitait des remèdes désespérés, et les médecins révolutionnaires s'élevaient à la hauteur des besoins de leur temps. Entre autres prodiges, ils pouvaient accroître la taille d'un adulte de quatre ou cinq pouces et la diminuer de un ou deux. Leur art est aujourd'hui perdu. Nous n’en avons plus besoin.
 
122 Chicago était le pandémonium industriel du XIXe siècle. Une curieuse anecdote nous vient de John Burns, grand chef travailliste anglais, qui fut un instant membre du Cabinet. Il visitait lers États-Unis lorsque, à Chicago, un journaliste lui demanda ce qu’il pensait de cette ville: «Chicago ! répondit-il, c'est une édition de poche de l'enfer.» Quelque temps après, au moment où il prenait le bateau pour retourner en Angleterre, un autre reporter l'aborda pour lui demander s'il avait modifié son opinion de Chicago : «Oui, certes ! répondit John Burns. Mon opinion actuelle est que l'enfer est une édition de poche de Chicago.»
 
123 C'était le nom d'un train réputé comme le plus rapide du monde à l’époque.
 
124 En français dans le texte.
 
125 A cette époque, la population était si clairsemée que la pullulation des bêtes sauvages devenait fréquemment un fléau. En Californie s'établit la coutume des battues de lièvres. A un jour fixé, tous les fermiers d'une localité se réunissaient et balayaient la contrée en lignes convergentes, poussant les lièvres par vingtaines de mille vers un enclos préparé d'avance, où des hommes et des gamins les assommaient à coups de trique.
 
126 On s'est longtemps demandé si le ghetto du sud avait été incendié accidentellement, ou volontairement par les Mercenaires : aujourd’hui, il est définitivement établi que le feu y fut mis par les Mercenaires d’après les ordres formels de leurs chefs.
 
127 Un grand nombre de bâtiments résistèrent plus d'une semaine, et l'un d’eux tint pendant onze jours. Chaque bâtiment dut être pris d'assaut comme un fort, et les Mercenaires furent obligés de l'attaquer étage par étage. Ce fut une lutte meurtrière. On ne demandait ni n'accordait de trêve ; et dans ce genre de combat, les révolutionnaires avaient l’avantage d’être au-dessus. Ils furent anéantis, mais au prix de lourdes pertes. Le fier prolétariat de Chicago se montra à la hauteur de son ancienne réputation. Autant il eut de tués, autant il tua d’ennemis.
 
128 Les annales de cet intermède de désespoir sont écrites avec du sang. La vengeance était le motif dominant ; les membres des organisations terroristes ne se souciaient guère de leur vie et n'espéraient rien de l'avenir. Les Danites, dont le nom était emprunté aux anges vengeurs de la mythologie des Mormons, prirent naissance dans les montagnes du Great West et se répandirent sur toute la côte du Pacifique, du Panama à l’Alaska. Les Walkyries étaient une organisation de femmes, et la plus terrible de toutes. Nulle n'y était admise si elle n'avait pas eu de proches parents assassinés par l'Oligarchie. Elles avaient la cruauté de torturer leurs prisonniers jusqu'à la mort. Une autre fameuse organisation féminine était celle des Veuves de Guerre. Les Berserkers (guerriers invulnérables de la mythologie scandinave) formaient un groupe frère de celui des Walkyries. Il était composé d'hommes qui n’attachaient aucune valeur à leur vie. C'est eux qui détruisirent complètement la grande cité des Mercenaires appelée Bellona avec sa population de plus de cent mille âmes. Les Bedlamites et les Helléamites étaient des associations jumelles d’esclaves. Une nouvelle secte religieuse, qui d'ailleurs ne prospéra pas longtemps, s’appelait le Courroux de Dieu. Ces groupes de gens terriblement sérieux prenaient les noms les plus fantaisistes, entre autres : les Cœurs saignants, les Fils de l’Aube, les Étoiles matutinales, les Flamants, les Triples Triangles, les Trois Barres, les Ruboniques, les Vengeurs, les Apaches et les Érébusites.
Et sur toute cette agitation piétinait le Talon de Fer, marchant impassible vers son but, secouant tout le tissu social, émondant les Mercenaires, les castes ouvrières et les services secrets pour en chasser les camarades, punissant, sans haine et sans pitié, acceptant toutes les représailles et remplissant les vides aussi vite qu'ils se produisaient dans sa ligne de combat. Parallèlement, Ernest et les autres chefs travaillaient ferme à réorganiser les forces de la Révolution. On comprendra l'ampleur de cette tâche en tenant compte de...
 
129 Ici finit le manuscrit Everhard. Il s’arrête brusquement au milieu d’une phrase. Avis dut être informée de l'arrivée des Mercenaires puisqu'elle eut le temps de mettre le manuscrit en sûreté avant sa fuite ou sa capture. Il est regrettable qu’elle n'ait pas survécu pour l’achever, sans quoi elle aurait certainement éclairci le mystère qui, depuis sept cents ans, enveloppe l’exécution d’Ernest Everhard.
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