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La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 481-516).
LA GUERRE DE 1870

LES BATAILLES SOUS METZ. — BORNY


I

Une étude très sérieuse de la journée de Forbach m’a donné la conviction que Bazaine avait été irréprochable ce jour-là. Je l’ai dit. Une étude encore plus approfondie de la bataille de Rezonville m’a conduit à la même conclusion et je le dirai. Mais il s’est prononcé un tel courant de réprobation contre le commandant en chef de l’armée du Rhin que tout jugement qui ne l’accable point parait suspect. Et, malgré les preuves matérielles sur lesquelles j’ai appuyé le mien, on a insinué qu’il était inspiré par des sentimens personnels : je défends « mon ami Bazaine. »

Or, je n’ai eu de ma vie aucune relation avec le maréchal. Je l’ai vu une seule fois dans un conseil de guerre tenu aux Tuileries la veille des obsèques de Victor Noir. Nous nous sommes salués de loin sans nous adresser un mot et je ne l’ai plus revu. Depuis, dans son livre, Épisodes de la guerre de 1870, j’ai trouvé des réflexions qui n’étaient pas de nature à me le rendre sympathique. Il dit de mon ministère : « L’Empereur venait de donner des preuves de son bon vouloir pour satisfaire les vœux du parti... lequel ? Je l’appellerai le parti du changement[1]. »

Passe pour cette réflexion. Un militaire n’est pas tenu de se rendre compte de la véritable signification des événemens intérieurs. Ce qu’il dit de la guerre est autrement grave : « Dès l’ouverture de la campagne, on s’apercevait que nous n’avions même pas le nécessaire pour faire face à cette guerre entreprise sans motif sérieux et sans préparatifs suffisans[2]. » Ainsi, pour un maréchal de France, un soufflet reçu à la face du monde n’était pas un motif sérieux de guerre, et une armée, qui, au dire de Moltke, a, du 6 au 18 août, étendu sur le terrain 50 000 Allemands, manquait des moyens « nécessaires. » C’était donc par leur souffle, que nos soldats ont abattu tant d’ennemis ?

En réalité, mes sentimens personnels m’auraient amené à adopter, sans me donner la peine de les contrôler, les sentences consacrées. Si je ne l’ai pas fait, cela tient à mon habitude invétérée de ne tenir aucun compte de mes sentimens personnels dans mes appréciations historiques.

On serait encore dans l’erreur en supposant qu’innocenter plus ou moins Bazaine soit œuvre agréable au parti impérialiste. Ce parti lui a été très dur. L’Empereur, toujours généreux, avait été bon envers Bazaine comme envers Mac Mahon et Le Bœuf, et il lui écrivit : « Wilhelmshohe, 13 octobre 1870 : — Mon cher maréchal, j’éprouve une véritable consolation dans mon malheur en apprenant que vous êtes près de moi. Je serais heureux de pouvoir exprimer de vive voix les sentimens que j’éprouve pour vous et pour l’héroïque armée qui, sous vos ordres, a livré tant de combats sanglans et a supporté avec persévérance des privations inouïes. Croyez, mon cher maréchal, à ma sincère amitié. — N. »

Les violens du parti ne goûtèrent pas cette longanimité et ils criblèrent Bazaine d’attaques presque aussi emportées que celles de Gambetta. L’Empereur essaya en vain de les calmer. Il exprima à la maréchale Bazaine son déplaisir de n’être pas écouté : « Cambden place, Chislehurst, 18 mai 1871. — Madame la maréchale, je n’ai pas attendu votre lettre pour faire savoir à M. Paul de Cassagnac combien je désapprouvais ses attaques contre le maréchal. Malheureusement les journalistes ne veulent pas se soumettre aux recommandations qu’on leur adresse. J’espère néanmoins qu’ils comprendront tout ce qu’il y a de peu généreux à accuser un homme que poursuit une haine aveugle. — Recevez, madame la maréchale, l’assurance de mes sentimens affectueux. » Et plus tard : « — Cowes, 17 août 1872. — Mon cher maréchal, j’ai été bien sensible à votre bon souvenir pour le 15 août, et je viens vous en remercier. Nous pensons souvent à vous, et nous ne comprenons pas sur quoi peut porter l’accusation dont vous êtes l’objet. J’espère que vos tribulations auront bientôt un terme. Ce procès prouvera que vous avez fait tout ce qu’il était en votre pouvoir de faire. Rappelez-moi au souvenir de la maréchale et croyez à ma sincère amitié. — N. »

Lors de sa condamnation, l’Empereur n’étant plus là, l’Impératrice, dans un premier mouvement d’émotion, télégraphia à Rouher : « Chislehurst. — Je suis vivement émue de la sentence. Faites savoir au maréchal Bazaine que je voudrais pouvoir adoucir ces cruels momens. »

Et Rouher écrivit à Bazaine : « Décembre 1873. — Maréchal, votre courage est au-dessus des violences humaines ; je n’ai point à essayer près de vous d’inutiles consolations. Des passions politiques implacables, des haines voilées, cette basse envie qui croit se grandir en cherchant à abaisser ce qui est au-dessus d’elle, ont égaré des convictions et entraîné la plus déplorable des sentences, non pas seulement contre vous, mais au préjudice de l’honneur et de la dignité de l’armée française, au détriment des intérêts de la patrie. Mais il ne dépend pas de quelques hommes de faire de vous un coupable, et la conscience publique indignée ne permettra pas qu’on en fasse un martyr. La vérité et la justice ne laisseront pas à la postérité le soin de détruire l’œuvre d’iniquité qui vient de s’accomplir. La réparation solennelle sera prochaine. Pour moi, au moment où ses ennemis outragent la victime, je m’honore de son amitié, je sens mon affection pour elle s’élever à la hauteur de son infortune et je prie Dieu de la protéger. »

Les violens du parti tinrent moins compte encore du sentiment de Rouher que de celui de l’Empereur. Ils avaient d’abord projeté de faire de Mac Mahon leur victime. Mais le duc de Magenta était un aristocrate, riche, bien pourvu de parenté et d’alliances, entouré d’amis, attaché à un parti puissant, et son élévation au pouvoir l’avait rendu intangible. Ils se rabattirent sur Bazaine, homme du peuple, officier de fortune, pauvre, sans parenté, sans alliances, sans amis et sans liens avec aucun parti. Ils le déchirèrent d’une dent féroce, surtout lorsque l’Impératrice, revenue de son premier mouvement, se prononça ouvertement contre lui, démentit qu’il eût rendu à Metz des services à la cause impériale et affirma que, des témoignages divers recueillis dans de nombreuses publications successives, elle avait acquis la conviction que la conduite du maréchal Bazaine fut toujours dominée par des considérations et des préoccupations personnelles. Il devint alors officiellement le bouc émissaire du parti, auquel on imputa toutes les catastrophes de la guerre.

Vous pouvez donc, chers lecteurs, sans être taxés de faire acte d’impérialisme, ne pas fermer systématiquement votre esprit aux rectifications de vérité que je vous proposerai, sur certains points, à la décharge du commandant en chef de l’armée du Rhin.


II

Le maréchal Le Bœuf annonça officiellement, le 13 au matin, à Bazaine, sa nomination de commandant en chef de l’armée du Rhin, signée la veille vers une heure et demie. On a prétendu que Bazaine était alors un vieillard hébété, incapable de remplir la tâche qu’on lui confiait. On n’est pas un vieillard à cinquante-neuf ans quand on n’est pas atteint d’infirmités précoces, et il n’en avait aucune. Je l’ai bien observé pendant les quelques heures où j’ai été assis à la même table de conseil, et il m’a paru robuste, dans la plénitude de ses forces physiques. Je n’ai pas pu me rendre compte aussi bien de son état intellectuel, car il ne prononça pas une parole, mais, à en juger par la manière dont il a gouverné la Garde impériale et par son intervention dans les premières phases de la guerre, il n’était pas plus hébété que vieillard, et, autant que ses forces physiques, il possédait ses forces d’esprit habituelles, sa finesse, sa mémoire, sa compréhension rapide, son activité, son sang-froid, son coup d’œil tactique, son aisance à se mouvoir au milieu des rouages compliqués de la machine militaire et à la faire mouvoir elle-même, pourvu que son champ ne fut pas trop étendu. Jamais général ne fut investi, dans des conditions plus terribles, du commandement en chef d’une armée, — trois batailles perdues, deux provinces envahies. Dans leur recours en grâce, ses juges le reconnaissent : « Nous vous rappellerons que le maréchal Bazaine a pris et exercé le commandement de l’armée du Rhin au milieu de difficultés inouïes, qu’il n’est responsable ni du désastreux début de la campagne, ni du choix des lignes d’opération. » Un généralissime, d’ordinaire, a des mois et des jours pour mûrir ses projets ; lui, dans vingt-quatre heures à peine, devra se mettre au courant de la situation de tous ses corps d’armée, prévoir celle de l’ennemi, opérer en hâte le passage toujours difficile d’une rive du fleuve à l’autre.

Les conditions dans lesquelles le pouvoir lui est remis en rendent l’exécution plus difficile. Par suite d’une de ces violations des règles du bon sens, dont on ne tint jamais compte à l’état-major de l’armée du Rhin, Mac Mahon fut mis sous ses ordres. Mac Mahon échappait par son éloignement à l’action régulière et éclairée de Bazaine ; en donnant à celui-ci le souci de conduire une armée hors de sa portée, on lui imposait une tâche impossible ; il eût fallu créer deux commandemens séparés. En outre, quoique généralissime, Bazaine ne devint pas omnipotent. L’Empereur lui conféra le titre et lui attribua le pouvoir d’agir directement, seul, sur les corps d’armée et sur les chefs de services spéciaux, mais il ne se considéra pas comme dépouillé lui-même de la qualité d’imperator, c’est-à-dire de chef suprême de l’armée aussi bien que de toutes les parties de l’Etat. Il entendit demeurer maître de diriger le généralissime, qui, tout-puissant vis-à-vis de ses inférieurs, restait vis-à-vis de lui un subordonné. C’est ainsi que Bazaine comprit sa situation : « Je ne croyais pas que l’Empereur partirait, et j’étais là comme un sous-ordre ; je me regardais comme son lieutenant, et, par déférence pour lui, par habitude de lui obéir, je n’ai pas songé à lui rien demander, »

Il ne lui demanda même pas de lui donner un chef d’état-major de son choix, et il accepta, sans mot dire, celui qu’on lui imposa, le général Jarras. C’est cependant chose de première importance que le choix d’un major général. Son influence sur la bonne ou la mauvaise conduite des opérations ne saurait être exagérée. Une des causes du malheur de Napoléon, à Waterloo, fut qu’il eut, à côté de lui, Soult qui, quoique fort expérimenté, ne remplaça qu’imparfaitement l’incomparable Berthier. Bien multiples et bien difficiles à réunir dans un seul homme sont les qualités de vivacité, d’intelligence, de souplesse nécessaires à un chef d’état-major, mais la plus importante de toutes est la concordance de sentimens, la confiance mutuelle entre lui et le général en chef. Or, par des raisons insaisissables et par cela même plus indestructibles, cette concordance de sentimens n’existait pas entre Jarras et Bazaine.

Jarras était d’une parfaite droiture, instruit, intelligent, consciencieux, expérimenté, mais, quoique ayant été aide de camp de Pélissier, il était devenu très bureaucrate et rond-de-cuir. Il manquait de souplesse, se montrait dans le commandement rude, méticuleux, susceptible, désagréable, et son activité militaire proprement dite était à peu près nulle, car il ne montait à cheval qu’avec précaution, rarement, au pas, et ne voyait rien par lui-même. Il avait sous sa direction un état-major composé d’officiers distingués, particulièrement choisis : les uns en raison de leur expérience de la guerre, les autres parce qu’ils avaient une connaissance approfondie de l’organisation militaire de l’Allemagne. Il les réduisit le plus souvent aux fonctions de secrétaires, rangés autour d’une table avec trente mains de papier, trente porte-plumes, trente encriers, écrivant trente fois le même ordre. Et cependant, en dehors des fonctions de chancellerie nécessaires qu’un petit nombre d’officiers archivistes doit savoir remplir, le propre des officiers d’état-major est d’assurer sur le champ de bataille l’exécution des ordres et d’être les yeux du général en chef, en même temps que ses porte-parole. C’est ce que ces officiers ne furent guère.

Jarras avait senti, du reste, qu’il n’était pas adapté à son emploi. Il s’était débattu, avait refusé, n’avait cédé qu’à des injonctions réitérées, et. Il remplit malgré lui, dans l’armée française, le rôle attribué à Moltke dans l’armée allemande !

A côté de l’état-major général, un état-major particulier, composé d’hommes capables, était attaché au maréchal. Le colonel Napoléon Boyer, chef de ce cabinet, aide de camp, avait été au Mexique auprès de Bazaine. C’était un homme remarquablement intelligent et tout dévoué. Au Mexique, il était resté étranger aux opérations ; à Metz, il ne s’y immisça pas davantage, soit comme aide de camp, soit comme chef de cabinet ; eût-il été l’Éminence grise dont on lui a attribué le rôle, il ne pouvait suppléer un chef d’état-major de l’armée et son influence ne s’exerçait que par des conseils confidentiels. De la sorte, pendant toute la campagne, l’armée du Rhin manqua d’un de ses organes essentiels, Jarras n’étant qu’un agent passif d’exécution, qui ne pouvait ni rectifier, ni vivifier dans le détail les ordres généraux qu’il recevait.


III

À l’armée du Rhin d’ailleurs, rien ne se faisait rationnellement. La manière dont s’opéra la transmission du service du major général ancien, au major général actuel, fut des plus sommaires. Le Bœuf se retira de son cabinet, Jarras y entra, et ce fut tout. Ces gens-là avaient une langue pour ne pas s’en servir. Jarras, qui était jusque-là deuxième chef d’état-major, ignorait une foule de détails qu’il aurait dû savoir et n’avait aucune idée de ce qui s’était passé dans le cabinet de l’Empereur. On ne l’en instruisit pas et il ne s’en informa pas. À peine nommé, il écrit à Bazaine : « Metz, le 14 août. — M. le maréchal Le Bœuf vient de me faire connaître, de vive voix, qu’il a cessé ses fonctions de major général de l’armée du Rhin et que, après vous avoir nommé commandant en chef de cette armée, l’Empereur m’a désigné pour remplir les fonctions de chef d’état-major général auprès de vous. Je ne fais donc qu’accomplir un devoir en vous demandant de vouloir bien me faire connaître vos ordres et, si je le fais par écrit, c’est qu’il ne m’est réellement pas possible de m’absenter en ce moment difficile de transition, où cependant les affaires ne peuvent être laissées à elles-mêmes. — En prenant vos ordres, monsieur le maréchal, je vous prie de vouloir bien me faire connaître où vous avez l’intention d’établir votre quartier général et, à ce sujet, je me permets de vous faire observer que, pour recevoir et donner des ordres, dans le plus bref délai possible, à votre armée, vous seriez peut-être mieux à Metz que sur tout autre point. C’est d’ailleurs à Metz que se trouvent tous les chefs de service avec lesquels les rapports sont de tous les instans. — Quoi qu’il en soit, j’attends vos ordres et je me tiens prêt à les exécuter, ainsi que tous les officiers de l’état-major général de l’armée, qui ont ordre de me suivre. »

Bazaine ne tint aucun compte du conseil de Jarras. Il ne jugea point convenable d’exercer un commandement à côté de l’Empereur, qui venait d’être forcé de l’abandonner et lorsque la proximité de l’ennemi exigeait sa présence sur la rive droite. Ses troupes, établies sur cette rive, faisaient face à l’invasion ; elles pouvaient à tout instant être abordées, contraintes au combat ; c’était au milieu d’elles qu’il devait se trouver. Dans les marches en avant, le général en chef doit être à l’avant ; dans les marches en retraite, il doit être en arrière-garde. De Borny, par l’état-major laissé à Metz, Bazaine pouvait diriger les mouvemens de la rive gauche ; de Metz, il n’aurait pu pourvoir rapidement aux imprévus qui menaçaient les positions risquées de la rive droite. Il répondit à Jarras que, son intention étant de se rendre auprès de l’Empereur vers le milieu de la journée, de là il lui donnerait ses instructions.

Ayant accepté vis-à-vis de l’Empereur sa subordination, Bazaine dut discuter avec lui la conduite stratégique qu’il adopterait. L’armée française était dans une situation d’attente. Canrobert n’était pas au complet, la cavalerie prussienne déjà à Nancy, Frouard, et Pont-à-Mousson, le 12 août, et le chemin de fer étant coupé, le 6e corps d’armée ne put arriver au complet à Metz et resta privé de trois régimens de sa 2e division, de la moitié de son artillerie divisionnaire, de toute son artillerie de réserve et de sa cavalerie. Deux brigades occupaient, l’une le fort Queuleu, l’autre le fort Saint-Julien, sur la rive droite ; le 4e corps d’armée (Ladmirault) à l’Est de Saint-Julien ; le 3e corps d’armée (Decaen) entre le fort Saint-Julien et le fort Queuleu ; la Garde en réserve, en deuxième ligne derrière le 3e et le 4e corps d’armée ; le 2e corps d’armée (Frossard) en échelon, derrière la droite du 3e corps d’armée.

Bazaine ne connaissait pas la véritable situation des Allemands. Le 11 août, il avait voulu introduire dans l’emploi de notre cavalerie la modification qu’au même instant, le prince Frédéric-Charles opérait dans la cavalerie allemande, et qui consisterait à revenir à la tradition de nos grandes guerres, de ne plus réduire les reconnaissances à de petites promenades autour des camps, de les lancer au loin afin d’explorer le terrain, de couvrir les mouvemens de l’armée, de préparer des vivres et des logemens. Ces instructions avaient été incomplètement exécutées, comme elles le furent d’abord dans l’armée du prince Frédéric-Charles et on n’avait recueilli que des renseignemens insuffisans. Cependant il fallait se décider.

Avisant au plus urgent, le 13 août, Bazaine avait visité toutes les lignes de Saint-Julien à Queuleu, ordonné des travaux de tranchées-abris, fait pratiquer des percées dans les massifs des bois qui masquaient les vues de l’artillerie. Il se rendit à Metz vers midi et délibéra avec l’Empereur. Ni le souverain ni lui ne s’arrêtèrent alors à l’idée de se cramponner à Metz. Bazaine la jugeait déraisonnable et l’avait dit. Un désaccord se produisit : Bazaine, sortant de sa nature défensive, eût voulu profiter de l’éparpillement des deux armées allemandes, se précipiter sur la Ire armée (Steinmetz), la séparer de la IIe et gagner Frouard ; là, redevenu défensif après cette offensive heureuse, il irait s’établir sur le plateau des Hayes, forte position qu’il avait signalée depuis deux ans au ministre de la Guerre. L’Empereur au contraire était d’avis de transporter l’armée sar la rive gauche de la Moselle et de la diriger sur Verdun, puis sur Châlons, en évitant toute bataille afin de ne pas s’affaiblir. Le sentiment de l’Empereur était le seul juste. Bazaine s’illusionnait : eût-il battu Steinmetz, il n’eût pas empêché ce qui restait de la Ire et de la IIe armée, et la IIIe armée entière, séparées de peu de jours de distance, de se concentrer vivement et de l’arrêter avant qu’il eût gagné le plateau des Hayes. L’offensive eût été le salut de notre armée du 31 juillet au 2 août. Elle eût été la revanche du 6 août au 10, avant que le Prince royal fût sorti des Vosges, et que les deux autres armées eussent atteint la Moselle ; elle n’eût plus été que désastre maintenant que les trois armées allemandes se trouvaient en état de se serrer en peu de jours sur un point quelconque de la ligne de Thionville à Nancy ; elle ne redeviendrait possible, efficace, nécessaire, qu’après la réunion des forces de Bazaine et de Mac Mahon. Cette réunion était, d’après l’Empereur, le seul but à poursuivre.

Un moment l’Empereur parut concéder l’offensive, mais dans des conditions très réduites. Il écrit : « 13 août, Metz. — La dépêche que je vous envoie de l’Impératrice montre bien l’importance que l’ennemi attache à ce que nous ne passions pas sur la rive gauche ; il faut donc tout faire pour cela et, si vous croyez devoir faite un mouvement offensif, qu’il ne nous entraine pas de manière à ne pas pouvoir opérer notre passage. Quant aux distributions, on pourra les faire sur la rive gauche en restant lié avec le chemin de fer. »

Bazaine résista, et, cette fois, c’était lui qui avait raison. Une opération offensive n’avait d’utilité que si, la poussant très loin, on menait l’ennemi l’épée dans les reins jusqu’à la Nied française, peut-être au delà, et si on renonçait au passage sur la rive gauche. L’Empereur n’insista pas ; Bazaine abandonna sa proposition. Il fut convenu que l’armée serait ramenée sur la rive gauche et gravirait les hauteurs en se dirigeant sur Verdun par Gravelotte et Mars-la-Tour, et en évitant toute rencontre avec l’ennemi.


IV

Cette décision même n’était-elle pas prise trop tard, et l’ennemi laisserait-il le temps de l’exécuter ? Il n’y avait pas, en tout cas, une minute à perdre. Bazaine se mit à l’œuvre. De retour à Borny, il fait télégraphier (le 13 au soir) par Jarras à Coffinières l’ordre de procéder le plus activement possible toute la nuit à l’établissement des ponts sur la Moselle en amont et en aval de Metz, en le priant de lui faire savoir quels sont ceux qui, le 14, à cinq heures du matin, seraient praticables. Coffinières vient, le 14 au matin, auprès du maréchal et lui donne la malencontreuse nouvelle qu’une crue subite a emporté les ponts et que l’inondation en empêchera l’emploi jusqu’au lendemain matin.

Bazaine met à profit le temps de cette attente forcée. Il prend deux mesures qui doivent accélérer le passage sur la rive gauche dès que les ponts seront en état : il fait reconnaître les abords et les débouchés des ponts, et trace l’itinéraire à faire suivre aux troupes quand, le fleuve franchi, elles auront gravi les berges qui montent sur les hauteurs de la rive gauche : « Tous les corps d’armée gagneront le front Gravelotte-Amanvillers, puis se diviseront en deux fractions : l’une, colonne de gauche (2e et 6e corps d’armée), s’engagera dans l’embranchement qui, de Gravelotte, conduit à Verdun par Rezonville, Vionville, Mars-la-Tour. L’autre, colonne de droite (3e et 4e corps d’armée), marchera par la route qui conduit à Verdun par Conflans et Etain. La Garde, dernier élément de la marche en retraite, suivra les traces du passage du 3e corps d’armée, ou exécutera les ordres donnés par l’Empereur. La colonne de gauche sera couverte en avant et surtout éclairée par la division de cavalerie de Forton, la colonne de droite par la division de cavalerie Du Barail, et les deux colonnes s’éclaireront en avant et sur leurs flancs découverts et se relieront entre elles ; elles échelonneront deux ou trois escadrons sur la droite et sur la gauche de manière à bien couvrir le terrain et permettre aux troupes de déboucher plus tard. »

Bazaine prit de sages dispositions relativement à ce fléau des marches rapides, les bagages. Il ne les fit point passer en avant comme une proie à offrir à l’ennemi. Ayant le désir de s’éloigner au plus vite de Metz et de gagner Verdun, il fit parquer ses convois à proximité des points de passage et à l’origine des routes qu’ils devaient suivre : les 2e et 6e corps d’armée entre Longeville et Moulin-lès-Metz ; le 4e à gauche de ses ponts vers la maison de Planches ; le 3e, la Garde et la réserve du général Canu au Ban-Saint-Martin. Les convois seraient groupés individuellement et distinctement les uns des autres en attendant l’ordre de se mettre en mouvement. Chaque division ne serait suivie que de son convoi divisionnaire portant quatre jours de vivres. Il ordonna de réduire au nombre strictement réglementaire les voitures de bagages exigées en immense quantité par nos officiers, qui se comportaient dans leur tente comme en villégiature chez des amis, couchés dans leur lit de cantine avec des draps et lisant des romans pour s’endormir[3].

L’important était de déterminer les routes que prendraient les divers corps pour gagner Gravelotte. Il en existait deux belles : l’une, au Nord, celle de Briey ; l’autre, plus au Sud, celle de Gravelotte. De renseignemens faux était résultée dans l’esprit de l’état-major général cette idée que des forces allemandes considérables arrivaient au Nord du côté de Sierck, que, dès lors, la route de Briey, difficile, accidentée, était dangereuse à prendre parce qu’elle exposait à un combat latéral, qui eût distrait du but principal et retardé la retraite vers Châlons. Du côté de Gravelotte aussi il y avait à redouter une attaque, puisque les Allemands étaient déjà en nombre vers la Moselle, mais la route qui, d’Ars et de Gorze, conduit sur le plateau, était mauvaise et l’on pouvait espérer les devancer.

Lancer toute l’armée sur la route de Gravelotte aurait amené une indescriptible confusion, des encombremens interminables, de longs retards, alors que les heures valaient des jours. Cet encombrement était facile à éviter. Entre les routes de Gravelotte et de Briey étaient en effet deux chemins, moins beaux mais cependant très praticables : le premier qui conduit de Metz à Vernéville par Plappeville, Lessy et Châtel-Saint-Germain, et le second qui aboutit à Amanvillers par Le Goupillon et Lorry.

Bazaine ne commit pas la bévue de lancer toute son armée sur la route de Gravelotte. Il n’engagea que les 2e et 6e corps d’armée, ordonnant d’employer toute la largeur de la chaussée par colonnes de section. En excluant les 3e, 4e corps d’armée et la Garde de la route de Gravelotte, il n’indiqua pas formellement les voies par lesquelles ils devaient passer ; — les routes de Lessy et de Lorry n’étaient pas marquées sur sa carte. Il donna l’ordre de reconnaître les chemins et leurs débouchés et chargea le capitaine Locmaria de demander à Ladmirault un capitaine du Génie qui relèverait les points de passage assignés aux corps sur la rive droite, et qui, avec Coffinières, verrait s’il était possible de passer en dehors de la ville et d’accélérer ainsi le mouvement. A la suite de cette reconnaissance, serait établi l’itinéraire des 3e et 4e corps d’armée vers Gravelotte.

Nous touchons ici l’inconvénient de la séparation établie par Bazaine entre lui et son chef d’état-major. Jarras n’eut connaissance de ces instructions que lorsqu’elles eurent été envoyées aux 2e et 4e corps d’armée directement par le maréchal et qu’on le chargea de les notifier au 6e corps d’armée et à la Garde. S’il avait été admis à délibérer sur une mesure dont il ne fut que l’exécuteur partiel, il aurait indiqué que la reconnaissance prescrite avait déjà eu lieu. Dès le 7 ou le 8, l’Empereur, décidé à reconduire l’armée dans la direction de Verdun, avait ordonné à Lebrun et à Jarras d’étudier le moyen d’effectuer ce passage de manière à arriver sur les deux grandes routes qui conduisent par Conflans et par Mars-la-Tour. On avait fait venir de la préfecture le plan détaillé du département, de la ville, des environs, et on avait reconnu très facilement ces routes que tout le monde dans le pays connaissait, par Lessy, Lorry, etc. Ces informations eussent permis à Bazaine de dissiper le vague de ses instructions et de leur donner tout de suite une forme indiscutable. Il n’en est pas moins établi qu’il n’ordonna pas à l’armée de s’engouffrer tout entière simultanément dans une seule voie, et qu’il indiqua plusieurs routes distinctes, celle de Metz à Gravelotte et deux autres à reconnaître.

Dans la soirée du 13 août, les dispositions relatives à la Garde et à la réserve générale de l’artillerie furent modifiées : elles ne durent plus s’engager à la suite du 3e corps d’armée sur la route de Lessy, mais sur la route de Metz à Gravelotte, dès que le 2e et le 6e corps l’auraient évacuée.

Dans la crainte d’être atteint par les troupes allemandes dont on lui annonçait l’approche, et dans l’espoir que les ponts seraient praticables à la fin de la journée, Bazaine pensa à les franchir avant le matin du 14 août, dans la nuit même, au clair de lune ou à la lueur des torches. Ladmirault lui représenta que c’était impossible en l’état des ponts, et il demeura, malgré lui, immobilisé, à la vue des vedettes de l’ennemi : ce passage, qui eût été une opération si simple deux ou trois jours auparavant, va cesser de l’être ; nous allons être mordus au talon.


V

Le dimanche 14 août, à la première heure, Bazaine, dont la prévoyance ne se ralentit pas, prescrit à Coffinières, gouverneur de Metz, qui, seul, avait pouvoir de commander dans la ville, de prendre des précautions contre l’encombrement et de s’assurer qu’on pourra user à l’aise des ponts fixes. Il envoya des officiers et sous-officiers jalonner le parcours des routes et il ordonna de mettre les troupes sur pied. Vers quatre heures du matin, elles sont partout en état de rompre. Frossard et Ladmirault commenceront la retraite en se couvrant par des arrière-gardes qui pourront s’abriter dans des tranchées préparées dans la journée du 13 août.

Mais Frossard ne se presse pas ; ses convois (munitions, trésor, vivres) ne quittent leurs campemens qu’à sept heures et demie, passent le pont le plus méridional sur le grand bras de la Moselle, prennent la Porte de France et la route de Verdun par Longeville. Après avoir dépassé ce village, ils se rangent de chaque côté de la route pour permettre aux troupes de défiler et d’aller occuper les positions de Rozérieulles. Ces troupes, qui avaient attendu depuis quatre heures du matin, l’arme au pied, l’ordre de marche, partent à midi seulement, laissant à Metz la division Laveaucoupet. Des encombremens ralentissent encore leur marche. Frossard en réfère à Bazaine, s’arrête entre Rozérieulles, Jussi, Sainte-Ruffîne et Longeau, et, le soir, établit son quartier général à Longeau.

Le 6e corps d’armée (Canrobert), dont les corps sont répartis entre Woippy et les environs Sud de Montigny et du Sablon, apprend qu’il doit suivre le mouvement de Frossard sur la route de Gravelotte. Lui aussi est arrêté par des encombremens, et sa tête de colonne atteint à la nuit Sainte-Ruffine.

Les divisions Du Barail et Forton quittent leurs bivouacs vers une heure de l’après-midi, laissent leurs bagages au Ban-Saint-Martin, et se dirigent sur Gravelotte. Retardée en route par des encombremens, la division Du Barail arrive à Gravelotte vers cinq heures et bivouaque près de la Malmaison, au Sud de la route de Conflans. La division Forton atteint Gravelotte à sept heures du soir, et s’établit à l’Ouest du village.

Il y avait certainement de tous les côtés ce qu’il y a d’inévitable dans des troupes très serrées les unes contre les autres, des confusions, des enchevêtremens, des retards, mais enfin, tant bien que mal, tout finissait par marcher à la gauche. Il n’en était pas de même à la droite. Les bagages de Ladmirault embrouillaient tout ; son convoi, conduit, chose inouïe, par le chef d’état-major Osmont[4], se promène du débouché des Ponts à Longeville sur la route de Moulins et rétrograde de Longeville à Woippy, jetant la confusion partout et obstruant l’abord des routes de Lessy et de Lorry. Néanmoins, un peu d’ordre finit par se rétablir : le 3e corps d’armée franchit les ponts vers Lessy, et le 4e corps d’armée traverse l’ile Chambière ; la division Lorencez s’avance la première vers les hauteurs, suivie de la division Cissey et de la division Grenier. Cette dernière aurait dû être placée en position d’arrière-garde, entre le fort de Saint-Julien et la Moselle, appuyée au bois de Grimont, couverte par des tranchées-abris et des travaux de terre, protégée par ses quatre batteries de 12 : Ladmirault l’avait laissée à l’état de division de queue. Tout à coup elle entend le canon retentir derrière elle. Elle s’arrête.


VI

Les Allemands, quand leur IIIe armée eut franchi les Vosges, purent en concerter les mouvemens avec ceux de la Ire et de la IIe, qui s’avançaient vers la Moselle sans avoir rencontré aucun obstacle de notre part, Moltke aurait voulu nous environner de manière à nous couper de Metz. Nous séparer de Metz lui paraissait aussi essentiel que nous empêcher de gagner Châlons. A Metz, l’armée française devenait un obstacle à la marche rapide des Allemands sur Paris, car elle retiendrait des portions importantes de leurs forces : il fallait donc empêcher notre retraite dans le camp retranché de Metz autant que notre marche vers Châlons, nous encercler, nous cerner, entre deux murailles vivantes, nous attaquer, nous anéantir, sinon nous contraindre à fuir en Belgique.

Moltke arrêta son plan en principe dès que la Ire, la IIe et la IIIe armée se furent rapprochées de la Moselle ; mais il ne trouva pas d’abord les moyens tactiques de l’exécuter. Il était dans l’incertitude sur nos mouvemens. Tantôt il pensait que nous nous hâterions de nous porter sur la rive gauche afin d’opérer à Châlons la concentration de nos forces et concluait qu’il y avait à laisser seulement un rideau vers Metz, à porter ses forces au delà de la Moselle et à se mettre en mesure d’opérer le mouvement enveloppant qui devait nous couper la retraite, et nous rejeter vers le Nord. Tantôt il se disait que la présence de corps français sur la rive droite avait quelque chose de menaçant, qu’elle pouvait indiquer l’intention d’une offensive, et que, dès lors, un rideau serait insuffisant, qu’il fallait se trouver en nombre en face de Borny. Sa stratégie n’avait pas pris parti entre ces deux hypothèses ; elle s’était appliquée à pourvoir aux deux à la fois. Il avait constitué deux masses distinctes : celle de Steinmetz, qui s’opposerait à une attaque par la rive droite de la Moselle, et celle de Frédéric-Charles, qui passerait la Moselle et nous gagnerait de vitesse sur la route de Verdun. Il avait établi la liaison entre ces deux masses par deux divisions de cavalerie envoyées vers la droite de Frédéric-Charles. Ce plan était à moitié défensif, à moitié offensif : défensif du côté de Steinmetz, offensif du côté de Frédéric-Charles. Il avait en outre l’inconvénient de séparer les fractions des trois armées de façon qu’elles ne pussent se soutenir le même jour.

Le 13 août, il ordonne à Steinmetz de rester immobile sur la Nied, en contact immédiat avec l’armée française, en observant par des avant-gardes très poussées. Si l’ennemi se retire ou si, éventuellement, il prend l’offensive, il sera soutenu par l’aile droite de la IIe armée dont néanmoins les corps de gauche franchiront la Moselle en avant de Metz, tout en se tenant prêts à intervenir sur la rire droite au cas d’un combat sérieux. De même si l’ennemi tentait une attaque sur la IIe armée par le Sud, la Ire s’y opposerait par une attaque de flanc ; les autres corps de la IIe armée continueraient leur marche vers la Moselle, et s’empareraient de Pont-à-Mousson et des passages sur la rive gauche. La cavalerie des deux armées serait poussée le plus possible et inquiéterait la retraite éventuelle de l’ennemi sur la route de Verdun.

Steinmetz, autoritaire et taciturne, ne se crut pas obligé d’instruire ses subordonnés des directions de Moltke et se contenta de s’y conformer. Il envoya à son armée l’ordre de rester sur ses emplacemens du 13 en observant les mouvemens de l’ennemi. Mais dans l’armée indisciplinée des Prussiens, personne ne se croyait tenu d’obéir et tous rêvaient d’une initiative personnelle, depuis le caporal jusqu’au général. Parmi ces inquiets de gloire, Goltz, commandant l’avant-garde du VIIe corps, était des plus agités. Excellent officier d’état-major et vaillant conducteur d’hommes, possédant la confiance de ses subordonnés, particulièrement des Westphaliens, dont il avait commandé un régiment, il ne se consolait pas, retenu qu’il avait été par les timidités de son chef Zastrow, de n’avoir pas fait merveille à Forbach. Aussi, lorsque, regardant de Laquenexy vers Metz, il aperçoit distinctement, en face de lui, nos premiers mouvemens de retraite vers les hauteurs, il ne se sent pas d’aise. Sans consulter Zastrow ni le chef de son armée, il fait rompre et dirige sa brigade sur Marsilly et Colombey (3 h. 1/2) où, par une attaque brusque, il retiendra le plus longtemps possible l’armée française en deçà de Metz ; il donnerait ainsi le temps à la IIe armée, qui franchissait la Moselle plus au Sud, de lui couper sa ligne de retraite. Non content de disposer de lui-même, Goltz se constitue, au nom de la solidarité, le chef des autres fractions. Il prévient les XIIIe et XIVe divisions et même le corps de Manteuffel et leur demande du secours. Manteuffel ne désapprouve pas son initiative ; cependant, il ne croit pas pouvoir l’appuyer et transgresser les ordres formels de Steinmetz ; les autres sont moins scrupuleux, ils s’ébranlent dès qu’ils entendent la canonnade : le canon est un généralissime, auquel il n’est pas permis de désobéir.


VII

Au premier bruit de la canonnade de Goltz, le général de Berckheim qui, aux abords de Metz, causait avec le général Bourbaki installé au balcon de son logement, saute à cheval et part au galop jusqu’aux avant-postes des chasseurs à pied, qui occupaient le terrain entre les deux routes de Sarrebrück et de Sarrelouis. Ses hommes, sous le feu des tirailleurs ennemis, demeuraient sans riposter. Le général prend sur lui de leur ordonner de tirer. A ce bruit, dans le 3e corps, qui s’ébranlait à peine, ceux qui allaient partir s’arrêtent, ceux qui étaient déjà en route se retournent et reculent. Bazaine accourt et, sortant de son calme habituel, dit d’un ton de colère à Berckheim : « J’avais donné l’ordre qu’on n’acceptât pas le combat aujourd’hui. Je défends formellement qu’on avance d’une semelle[5]. » Cette défense n’est pas entendue, et le 4e corps entre en action encore plus vivement que le 3e qui tiraillait sans s’avancer. La division Grenier s’arrête, se retourne et s’engage vivement. Ladmirault perd de vue que l’unique opération à effectuer ce jour-là était le passage de la rivière. Il n’arrête pas Grenier et, prenant l’initiative, il fait faire demi-tour au 4e corps d’armée tout entier et compromet ainsi le but auquel tout devait être subordonné. Sans attendre les ordres du général en chef, il arrête également la division Cissey, lui fait repasser les ponts, déposer les sacs et la pousse au secours de la division Grenier. Les batteries prennent les devans au trot, l’infanterie suit au galop, en criant : « Vive la France ! Vive l’Empereur ! » Les autres divisions du 4e corps, par un mouvement semblable, accourent successivement au secours des camarades engagés, la brigade Golberg, la division Lorencez, qui avaient toutes deux franchi déjà les ponts et fait demi-tour. Elles se rassemblent au fort Saint-Julien. Une partie de la réserve s’élance aussi (6 h. 1/2).

Du côté des Prussiens, le mouvement s’accentue aussi. Manteuffel se décide et intervient ; Glümer, commandant de la XIIIe division, Zastrow, commandant du VIIe corps, arrivent, grinchent un peu, puis secondent. Seul Gœben (VIIIe corps), deux fois appelé par Manteuffel, se conforme à la règle hiérarchique : il consulte Steinmetz et il obéit à son ordre de ne pas remuer. La XVIIIe division du IXe corps (général Wrangel), quoique appartenant à la IIe armée, apporte également son concours. La bataille s’échauffe, le général Decaen est blessé mortellement, Bazaine est désolé. Mais comment arrêter le combat ? On n’arrête pas des troupes engagées à fond en levant le doigt. Il s’efforce néanmoins de contenir ce qu’il ne peut plus empêcher. A tous, à Metman, qui a remplacé Decaen, à Montaudon, il donne pour instruction de ne pas s’avancer, de continuer la retraite, tout en restant sur le pied d’une défense énergique.

Nous étions établis dans une position magnifique, derrière un ruisseau profondément encaissé, sur un large front qui obligeait les Prussiens à s’étendre par petits groupes dans différentes directions. Ceux-ci, malgré notre supériorité, prenaient héroïquement l’offensive, contenus, repoussés, revenant toujours à la charge. Dans une de ces mêlées, Bazaine, qui était à l’endroit le plus dangereux, reçut une violente contusion à l’épaule. Les Prussiens obtiennent des avantages provisoires, dus surtout à leur artillerie, mais ils ne peuvent les pousser à bout nulle part. A huit heures et demie, Manteuffel, qui a surtout soutenu le combat contre notre 3e corps d’armée, comme Zastrow contre notre 4e, s’arrêtent : ils n’avaient pas gagné trois cents mètres. Bazaine de son côté retient ses troupes victorieuses et leur fait reprendre, en toute hâte, la marche vers les hauteurs de la rive gauche interrompue par la bataille inopportune. Steinmetz, apprenant par un rapport de Manteuffel que des fractions du VIIe corps étaient déjà au feu et que Manteuffel lui-même se proposait de les appuyer, malgré ses ordres, éprouva le même sentiment de colère que Bazaine. Il l’exprima plus violemment. Il envoie à sept heures un de ses officiers ordonner à Zastrow et à Manteuffel de rompre le combat et de reprendre leurs positions de la veille. Ni l’un ni l’autre n’obéissent. Furibond, il lance alors un de ses officiers vers Zastrow et se dirige lui-même vers Manteuffel. Il l’aborde, lui reproche durement de n’avoir pas gardé l’immobilité prescrite, et le rend responsable du sang versé : « Vous avez perdu une bataille, » lui dit-il. Manteuffel, frémissant intérieurement, oppose un calme imperturbable à cette sortie. Steinmetz réitère l’ordre impératif de faire replier toutes les troupes sur les emplacemens du matin. Quitter le champ de bataille, c’est la manière d’affirmer la victoire, Manteuffel le prie d’une voix tremblante de ne pas insister sur cet ordre de retraite immédiate : « Je vous donne une heure, » répond Steinmetz, en lui tournant le dos. A onze heures, la retraite commence ; elle se termina à deux heures du matin. Zastrow, qui n’avait pas devant lui son terrible chef, désobéit de nouveau carrément et refusa à son tour de faire replier ses troupes avant le matin. Gœben lui-même se repent d’avoir été docile un instant. Ayant reçu vers neuf heures l’ordre de faire marcher sur l’Etang ses hommes stationnés à Varize, il avait refusé et dit : « Il est trop tard ; une marche de nuit disloquerait mes troupes. Je ne remuerai qu’au matin. »

Le lendemain, ces dissentimens s’étaient effacés : tous s’accordèrent à faire bon visage à la désobéissance blâmée et à en tirer profit. Goltz, inquiet de ce que l’état-major penserait de lui, est rassuré par Verdy du Vernois. Steinmetz, qui a rudoyé Manteuffel, reçoit lui-même du Roi un coup droit : « Sa Majesté prescrit à la Ire armée de se maintenir sur le terrain conquis à la bataille d’hier, en tant qu’il ne s’étendra pas dans la zone efficace d’artillerie de la place. Amenez immédiatement le VIIIe en soutien des Ier et VIIe corps. Le IXe, déjà entré en ligne hier, sera amené près du champ de bataille. Le IIe corps atteindra par sa tête Han-sur-Nied. Sa Majesté se rend à Pange. »


VIII

Nous nous étions retirés nous-mêmes volontairement du champ de bataille. Les Allemands convertirent ce départ volontaire en une défaite et le célébrèrent comme une troisième victoire due au génie de Moltke, qui n’y avait pas plus contribué qu’aux deux précédentes.

Nous chantâmes également victoire. En réalité, la victoire n’avait été pas plus de notre côté que du côté des Allemands : le combat avait donné à nos troupes l’occasion de se battre qu’elles attendaient impatiemment, mais il avait compromis sérieusement une marche stratégique dont la condition de succès était la rapidité, car, en nous arrêtant vingt-quatre heures, les Allemands augmentaient les chances de leur large mouvement enveloppant au Sud de Metz.

Bazaine n’est pas responsable de ce malencontreux retard : dans cette journée, il ne fut ni incertain, ni flottant. Il ne voulait pas la bataille ; on l’engagea malgré lui ; il la blâma et la restreignit. Il aurait pu, lorsqu’il vit le combat devenir sérieux et tourner à notre avantage, passer vivement de la défensive à l’offensive, ne pas retenir son monde, le jeter en avant sur des ennemis très inférieurs en nombre, leur infliger une sanglante défaite, peut-être avant la tombée de la nuit, et, dans tous les cas, le matin, en reprenant la bataille à l’aube. Il ne le voulut point parce qu’il n’avait qu’une idée : reprendre le plus tôt possible la marche interrompue sur Verdun. Il se conforme en cela à l’un des principes les plus essentiels, non seulement de l’art de la guerre, mais de toute action humaine. Tout parti a des objections très sérieuses, quelquefois insolubles ; quoi qu’on décide, la critique a beau jeu à s’exercer ; malheur à ceux qui s’arrêtent à l’objection ; ballottés constamment entre deux partis opposés, ils sont certains d’être vaincus. L’état-major prussien, à propos de cette bataille de Borny, l’a rappelé fortement : « L’exécution logique d’une idée, quand même celle-ci ne répondrait qu’en partie aux circonstances données, conduit plus sûrement au but que le passage à des plans sans cesse nouveaux ; car, dans ce dernier cas, les contre-ordres, qui ne peuvent manquer de se produire, suffisent à eux seuls à exercer une influence toujours fâcheuse sur la confiance et l’énergie des troupes. »

On avait, le 13 août, toute liberté d’opter entre la bataille sur la rive droite de la Moselle et la retraite sur les hauteurs de la rive gauche. Bazaine préférait la bataille sur la rive droite, l’Empereur fit prévaloir la retraite sur les hauteurs de la rive gauche. Cette retraite était en train d’exécution et, parce qu’il avait plu à un général prussien de la gêner par son attaque, Bazaine, mettant sa conduite à la discrétion de l’ennemi, aurait abandonné un parti pris après mûr examen pour reprendre celui auquel on avait renoncé ! En agissant ainsi, il n’eût pas été un général sérieux. Et quelles eussent été les conséquences de cette improvisation ? Les Allemands que nous avions devant nous n’étaient pas les troupes de Valmy et de Jemmapes, conduites par Brunswick, qu’une canonnade mettait en déroute, c’étaient des indomptables, du haut en bas de l’échelle, depuis le général jusqu’au soldat, animés du désir furieux de vaincre. Un échec ne les eût pas abattus ; ils avaient prévu le cas d’une offensive débouchant de Metz et y avaient pourvu. La IIe armée fût venue au secours de Steinmetz, eût pris en flanc notre victoire, et l’eût fait sauter en l’air. A Ligny, les Prussiens avaient été battus, ils recommencèrent le lendemain à Waterloo et ils avaient été victorieux. Bazaine doit être loué de n’avoir pas cédé à l’appel de la fusillade et d’avoir résisté à un emportement de troupier qui ne prévoit et ne calcule aucune des conséquences de son acte. La conduite de Berckheim et de Ladmirault prouvait sans doute une fois de plus la vaillance, la générosité martiale de nos généraux ; mais elle prouvait aussi, une fois de plus, combien il est erroné de poser en dogme l’axiome anarchique de marcher toujours au canon, car c’est à l’intempestive application qu’ils en firent qu’on dut la perte de temps, de munitions, d’hommes, causée par cette sotte bataille qui nous coûta 203 officiers et 3 409 hommes de troupes, et aux Allemands 222 officiers et 4 684 hommes.

La conduite des chefs prussiens qui, tous, allèrent au canon, n’est pas davantage à proposer en exemple. Dans une armée conduite selon les règles, Goltz eût été privé de son commandement, sinon traduit en conseil de guerre, et Blümer, Zastrow, Manteuffel eussent été réprimandés.


IX

L’Empereur n’avait plus de raisons de rester à Metz depuis que son armée l’avait quitté. Il s’en était éloigné en même temps qu’elle le 14 août à une heure et s’était dirigé vers Longeville, à peu de distance de la ville. Quelle différence entre le départ et l’arrivée ! Plus de foule acclamante se pressant sur ses pas ; à peine quelques rares passans, égarés dans les rues désertes à travers lesquels il se glissait, le saluaient-ils silencieusement. Cependant il laissait derrière lui un souvenir attendri. Tous avaient été gagnés par son stoïcisme auguste au milieu des souffrances et des désastres, et par sa bonté toujours plus douce à mesure qu’hommes et choses lui devenaient plus cruels. Mgr Dupont des Loges, légitimiste fougueux, disait : « Chaque fois que je le quitte, je me sens devenir impérialiste. « Il avait adressé en partant à la population cette proclamation mélancolique : « En vous quittant pour aller combattre l’invasion, je confie à votre patriotisme la défense de cette grande cité. Vous ne permettrez pas que l’étranger s’empare de ce boulevard de la France, et vous rivaliserez de dévouement et de courage avec l’armée. — Je conserverai le souvenir reconnaissant de l’accueil que j’ai trouvé dans vos murs, et j’espère que, dans des temps plus heureux, je pourrai venir vous remercier de votre noble conduite. »

A peine arrivé à Longeville, il reçoit de Bazaine une dépêche annonçant que le mouvement des troupes a commencé : « MM. les généraux Frossard et Ladmirault ont commencé leur mouvement de passage de la Moselle. Les 3e et 4e corps d’armée suivront la route de Conflans ; le 2e et le 6e la route de Verdun. La Garde et la réserve d’artillerie du général Canu suivront également cette route. J’espère que le mouvement sera terminé ce soir. Les corps ont ordre de camper en arrière des abords de ces routes, afin de les prendre demain matin, et chaque état-major doit faire les reconnaissances-nécessaires. » (Borny, 14 août, midi 50.)

Peu après, on entend le canon dans la direction de Metz. Des officiers envoyés aux renseignemens, des hauteurs du fort Saint-Quentin, distinguent nettement la fusillade sans pouvoir cependant se rendre compte des positions de nos soldats et de celles de l’ennemi. On finit par apprendre que le 3e corps d’armée commandé alors par Decaen, resté encore sur la rive droite de la Moselle, est aux prises avec l’ennemi, et que le général Ladmirault, repassant le fleuve, est venu l’appuyer par sa gauche. L’Empereur, de la terrasse de son logis, aperçoit le combat et en éprouve un violent chagrin.

On demeura dans l’incertitude sur le résultat jusqu’à l’arrivée de Bazaine qui vint, à minuit, au quartier général, en apporter le récit et s’entendre avec l’Empereur sur la conduite ultérieure. Du champ de bataille même il avait déjà pris d’urgence ses dispositions pour recommencer sans retard cette marche sur Verdun qu’il poursuivait opiniâtrement. Quoique nos troupes, debout depuis le matin, eussent grand besoin de repos, il leur en avait accordé à peine quelques heures. Cette nuit même, le passage interrompu sur la rive droite devait être repris. Au général Manèque, qui avait demandé l’autorisation de laisser reposer les troupes du 3e corps d’armée, il avait répondu par un refus formel en disant : « Il faut que nous soyons dans quatre jours à Verdun. » Des officiers d’état-major allaient porter pendant toute la nuit à Ladmirault l’ordre de continuer immédiatement la marche.

L’Empereur souffrant et au lit avait reçu Bazaine tout de suite. Il le félicita chaleureusement. Le maréchal raconta la bataille et montra le coup qu’il avait reçu à l’épaule : il craignait de ne pouvoir supporter les allures du cheval ; il demandait à être remplacé. L’Empereur, lui touchant l’épaule et la partie brisée de l’épaulette, lui répond : « Non, ce ne sera rien, c’est l’affaire de quelques jours et vous venez de rompre le charme. »

Bazaine communique à Napoléon III ses inquiétudes sur les journées qui allaient suivre. Il prévoyait que les Allemands, ayant trouvé les routes libres, prendraient position entre la Meuse et la Moselle et couperaient notre ligne de retraite. L’Empereur répond que, tout en s’efforçant de gagner Verdun, qu’il avait désigné comme nouvelle base d’opérations, il fallait éviter de rien livrer au hasard : « J’attends, dit-il, une réponse de l’empereur d’Autriche et du roi d’Italie. Ne compromettons pas l’armée par trop de précipitation ; évitons de nouveaux revers, afin de ne donner aux puissances, qui, lors du début des hostilités, semblaient vouloir venir à nous, aucun prétexte de se retirer. » La persistance de telles illusions désole.

En sortant de la chambre, Bazaine traverse la salle du rez-de-chaussée où la maison de l’Empereur se trouvait en train de souper. Tous les officiers viennent le féliciter en s’écriant avec chaleur : « Monsieur le maréchal, nous sommes en fâcheuse posture, vous allez nous tirer de là. — Je ferai mon possible, » répondit-il. À cheval sur le champ de bataille depuis quatre heures du matin jusqu’au soir, il prend vers une heure du matin quelques momens de repos. À trois heures, il est réveillé par un officier d’ordonnance de l’Empereur, à six, par le maréchal Canrobert, puis par Jarras, qui vient rendre compte de la disposition des troupes.

La réserve générale d’artillerie s’était mise en mouvement la première à neuf heures du soir et venait former le parc au Ban-Saint-Martin ; le 3e corps d’armée, qui avait commencé son mouvement rétrograde la veille à dix heures du soir, avait achevé le matin le passage de la Moselle et s’était massé sur les flancs du coteau de Plappeville ; le 4e corps d’armée avait repris à une heure du matin le mouvement commencé la veille à midi et se trouvait vers les débouchés de Lorry-Woippy et la route de Thionville ; la Garde pénétrait à Metz aux premières heures de la matinée.

Bazaine donna à Jarras l’ordre général, qui n’était que la confirmation de celui du 13 août : « Le 4e corps d’armée ira à Doncourt, en s’abstenant de prendre la route de Briey ; le 3e , derrière lui, s’arrêtera à la hauteur de Vernéville ; le 2e, dès qu’il verra la tête du 6e continuera sa marche jusqu’à Mars-la-Tour. Le 6e remplacera le 2e à Rezonville et à Vionville. La Garde s’établira à Gravelotte. La division Forton se portera sur Tronville et éclairera à gauche et en avant sur la route de Saint-Mihiel ; la division Du Barail fera le même service par Jarny et Conflans. » Jarras lui témoigna sa surprise de le voir détourner les 3e et 4e corps de la grande et belle route de Briey. Le maréchal répondit d’un ton péremptoire qu’il avait pris cette détermination de concert avec l’Empereur, parce que des avis de Paris et de Briey leur avaient appris qu’une des armées ennemies se trouvait déjà de ce côté et qu’on désirait ne pas la rencontrer, afin de gagner Verdun sans livrer aucun combat : il eût voulu que la Garde s’arrêtât à Gravelotte et qu’elle continuât sur Étain, mais l’Empereur l’en détourna en répétant qu’il ne fallait pas faire de détachemens ni rien laisser au hasard.

Le Bœuf, à neuf heures, vient annoncer à Bazaine sa nomination à la tête du 3e corps à la place de Decaen tué. Le maréchal lui dit de camper sur la ligne Vernéville-Saint-Marcel et de mettre à la disposition de Ladmirault la division Clérembault. Le capitaine de La Tour du Pin survient ensuite, envoyé par Ladmirault aux informations. Dans l’état-major de son général l’ordre de hâter le mouvement n’avait pas été bien reçu : « Je ressens encore, a raconté La Tour du Pin, l’impression pénible que nous causa cet ordre, nous arrachant à la fois à la jouissance de la victoire et à celle du repos. C’était donc la retraite, la retraite sans trêve ni cesse, à laquelle nous étions voués, et il nous semblait que les forces physiques viendraient à manquer à ceux qui fuyaient l’ennemi plutôt qu’à ceux qui le poursuivaient. »

Il demanda au maréchal l’autorisation de prendre la route de Briey. Le maréchal refusa sans donner ses motifs et en même temps il indiqua de nouveau comme route à suivre le chemin de Plappeville, Châtel-Saint-Germain et celui de Lorry-Amanvillers. La Tour du Pin répondit que ces chemins ne pouvaient pas être pris, parce qu’ils n’étaient pas assez larges pour recevoir plus d’une voiture de front. Jarras s’écria : « Qu’est-ce que cela fait ? A la guerre, il se présente des circonstances nombreuses où une troupe doit suivre une route médiocre ou même mauvaise, s’il n’en existe pas d’autres. » « A ce moment, dit La Tour du Pin, Bazaine mit fin à la discussion qui s’aigrissait en indiquant du doigt sur la carte la direction qu’il entendait voir prendre au 4e corps lorsqu’il aurait atteint le plateau entre Châtel et Doncourt. « Pardon, monsieur le maréchal, dit La Tour du Pin, mais je ne vois pas de chemin tracé dans cette direction. — Vous n’en voyez pas ? Eh bien ! en voilà un, » fit Bazaine, en traçant avec son ongle une raie noire sur la carte. » Ce coup d’ongle indiquait la route de Lorry. »

La marche en avant de l’armée ne permettait plus à l’Empereur de conserver son quartier général à Longeville. Il se préparait à s’acheminer vers Gravelotte quand deux pièces prussiennes, braquées sur le pont du chemin de fer, lancèrent quelques obus sur la ligne, tuant le colonel Ardant du Picq, auteur d’ouvrages militaires remarquables, un chef de bataillon, un capitaine, et blessant quelques hommes. Il en était résulté un court effarement, mais quelques boulets, tirés du fort Saint-Quentin, délogèrent les Allemands. Cependant, pour gagner plus vite Gravelotte, l’Empereur monte à cheval et se dirige (9 h. 30), par une route difficile, vers le Point-du-Jour, où il reprend haleine pendant deux heures. Vers une heure, il arrive à Gravelotte, exténué et s’arrête dans une auberge de la route.

Bazaine, resté au quartier général, reçut de Coffinières, qui croyait Metz menacé par l’algarade des Allemands, la demande de garder une brigade de grenadiers. Bazaine jugea la précaution excessive et exigea que sa brigade lui fût rendue, trouvant suffisant de laisser un régiment en extrême arrière-garde à Longeville et de faire sauter le pont de Longeville.


X

La marche des corps qui, ce jour-là (15 août), montaient de Metz vers Gravelotte, avait été réglée de main de maître[6]. Au centre, les bagages et l’artillerie sur deux immenses files longues de 7 à 8 kilomètres ; sur les côtés, l’infanterie et la cavalerie marchant à travers champs, à une distance variant de 2 à 6 kilomètres. Cependant la marche s’opérait lentement. Cette lenteur tenait à ce qu’on avait désobéi à l’ordre formel du maréchal de grouper les convois au Ban-Saint-Martin, en attendant qu’on les mît en mouvement. Trompant la vigilance du vaguemestre général et des vaguemestres des corps d’armée et des divisions, beaucoup de conducteurs, trop impatiens pour attendre leur tour de marche, s’étaient subrepticement engagés sur la route en profitant des intervalles qui se produisaient dans les colonnes.

Les conducteurs des voitures auxiliaires, fournies par réquisitions sur le pays, contribuaient particulièrement à cet immense désordre ; elles portaient peu de chose et tenaient beaucoup de place. Dans son dépit d’être ainsi retardé, Bazaine ordonna leur licenciement. Cette mesure inquiéta l’Intendant général. Préval fit observer que licencier le convoi auxiliaire, c’était s’exposer à manquer de vivres : si les voitures auxiliaires portaient peu de chose, elles portaient cependant quelque chose. Il était de toute impossibilité de faire faire des distributions sur place, comme l’ordre du licenciement le prescrivait, les troupes ayant dépassé les convois. Quant à ceux-ci, engagés déjà dans le défilé qui va de Moulins à Gravelotte, les faire retourner en arrière, c’était augmenter encore le désordre. Aussi l’intendant Préval demanda-t-il avant d’obéir qu’il lui fût délivré un ordre écrit.

Bazaine le donna en enjoignant de faire décharger les voitures de la réserve générale et au besoin de les faire jeter dans les fossés si les conducteurs étaient récalcitrans. Il eût voulu faire rétrograder également les convois du grand quartier général, des réserves de cavalerie et du 2e corps d’armée, mais ces impedimenta étaient déjà arrivés à Gravelotte. Il hâtait ainsi de son mieux ce mouvement qu’on l’a tant accusé d’avoir sciemment retardé. Il se dirigea vers Gravelotte en longeant les colonnes de la Garde. Il rencontra Deligny, et lui prescrivit de s’arrêter avec sa division et deux batteries d’artillerie au Point-du-Jour, afin d’aider au besoin le régiment laissé à Longeville et d’assurer l’écoulement des colonnes.

En arrivant à Gravelotte entre cinq et six heures, il trouva l’Empereur se promenant devant son quartier ; il lui souhaita sa fête en lui offrant un petit bouquet cueilli dans le jardin de son logement. L’Empereur le remercia et lui demanda : « Faut-il partir ? » Bazaine, surpris, répondit qu’il ne savait rien de ce qui se passait en avant, et engagea Sa Majesté à attendre. Cette réponse parut plaire. Se tournant vers les officiers de sa maison, l’Empereur dit de manière à être entendu de tous : « Messieurs, nous restons, mais que les bagages demeurent chargés. »

Les troupes, tristes et abattues, continuaient à défiler sur la route devant l’auberge sans pousser un vivat. A la vue des livrées reluisantes et des fourgons attelés de la maison impériale, ils échangeaient des quolibets désobligeans. L’Empereur avait perdu toute autorité morale sur l’armée. Il n’était que temps qu’il s’éloignât.

Il n’y avait pas à Gravelotte de place pour les chevaux ; Bazaine s’installa dans la maison de poste, située à 1 kilomètre de Gravelotte, où il y avait de larges écuries. Il maintint l’état-major près du quartier impérial, afin que l’Empereur put, sans perdre un moment, connaître les dépêches ou avis.

Le plan adopté par Bazaine, approuvé par l’Empereur et notifié de Longeville par Jarras aux commandans de corps d’armée, s’adaptait à l’incertain des circonstances. On était dans une nuit obscure. On ignorait où était l’ennemi et on le supposait gravitant autour de nous, prêt à nous assaillir en nombre très supérieur. Mais d’où viendrait-il ? Est-ce de Briey ? Est-ce de la Moselle par Ars et Gorze ? Essayerait-il de s’interposer entre Metz et nous et de nous couper de la place ? Viendrait-il de la Meuse ? Aujourd’hui, les cartes sous les yeux, nous savons à quoi nous en tenir. A ce moment, il était impossible de discerner quelle serait la marche adoptée par les Allemands. Toutes étaient également à prévoir. Que faire dans une telle situation ? Bazaine savait que nos premiers revers tenaient à une dissémination insensée de nos forces. Selon le précepte de Napoléon, qui a tant recommandé l’action par grandes masses, il concentra ses corps d’armée en deux groupes : l’un sur la route de Mars-la-Tour, l’autre sur celle de Conflans, pouvant à tout instant se réunir, former un tout. Deux divisions de cavalerie, Forton et Du Barail, jetées en avant, les couvriraient et donneraient l’alerte en indiquant de quel côté il faudrait se concentrer. « D’après cet ordre de marche, l’armée était prête à se former sur deux lignes par un à gauche ou un à droite selon le flanc sur lequel l’attaque aurait eu lieu, enfin par un en avant en bataille, si on avait eu une attaque de front à repousser. »

Cette concentration défensive dans un mouvement en avant parait à toutes les éventualités. Elle permettait de recevoir l’attaque invraisemblable, quoique très redoutée par l’état-major, du côté de Briey, celle peu probable aussi, en face, du côté de la Meuse. Mais elle était d’une efficacité sûre contre le mouvement presque certain d’une poussée des Prussiens montant de la Moselle. En possession des crêtes de Mars-la-Tour, de Tronville, de Vionville et de Rezonville, nous maîtrisions tous les débouchés abrupts, véritables couloirs dans lesquels les Prussiens, venus de la Moselle, étaient obligés de s’engager, et dans lesquels leur artillerie pouvait difficilement se déployer. Nous les tenions en quelque sorte à bout de fusil. « Les habiles dispositions du maréchal Bazaine, » a dit Ladmirault.

Si bien conçu que soit un plan, son succès est subordonné à l’obéissance rigoureuse et à l’intelligence avec lesquelles il sera exécuté. Toutes ces combinaisons de Bazaine seront déjouées si, le 16 août, au matin ne se trouvent pas sur le plateau, à la place qui leur a été assignée, tous les corps d’armée : si le 2e corps (Frossard) n’est pas à Mars-la-Tour, si le 6e (Canrobert) n’est pas sur son aile droite, si la Garde n’est pas à Gravelotte, si le 4e (Ladmirault) n’est pas à Doncourt, si le 3e (Le Bœuf) n’est pas en réserve à Saint-Marcel. Or, c’est précisément ce qui va advenir. De toutes parts vont éclater la désobéissance, la négligence, ou l’inintelligence.


XI

À l’aile gauche, dans la soirée du 15 août, la cavalerie accomplit mal sa mission. Son chef, le général Forton, autrefois très brillant officier, était alors fatigué et ne pouvait aller qu’au pas comme bien d’autres chefs de l’armée. Il se heurte aux avant-postes disséminés de la division de cavalerie Rheinbaben ; il s’effare, engage inutilement un combat d’artillerie. Au bruit du canon, deux régimens de Valabrègue et trois de Du Barail viennent le renforcer : il dispose de neuf régimens, soit 5 000 cavaliers. Mettez un Lasalle ou un Murat à sa place, il eût fondu sur un ennemi sans consistance, l’eût culbuté, poursuivi ; sa charge à fond de train eût été soutenue par la division Bataille échelonnée en arrière et qui venait vers lui. Mais il ne s’avance pas, il ne tient même pas bon, il abandonne la position défensive de Mars-la-Tour d’où il pouvait s’éclairer au loin, recule sur Vionville et compromet tout le dispositif de surveillance qu’il devait assurer. Du Barail, qui était accouru au canon, voyant son camarade se retirer, s’était jugé trop en l’air et s’était éloigné, et Bataille s’arrête dans les bas-fonds de Vionville.

Frossard, quand Forton se présenta à lui à Vionville, aurait dû lui dire : « Faites donc votre métier, je veux savoir ce qu’il y a devant moi et à ma gauche ; retournez d’où vous venez, je suis derrière vous, prêt à vous soutenir et à vous suivre, ce n’est qu’à Mars-la-Tour que nous devons nous arrêter. » Au contraire, il se résigna à la reculade et, quoique ses troupes, nullement fatiguées, fussent en état d’aller jusqu’à Mars-la-Tour, but fixé à son étape, il prend lui-même son quartier de nuit à Rezonville.

Il y est à peine installé qu’un avis du maire de Gorze lui apprend que les Prussiens sont chez lui. Il ne voit rien du terrain qu’il est chargé d’observer et il sent le péril où le laisse la reculade de la cavalerie. Il se hâte d’y suppléer et prescrit au général Bataille de quitter le campement à peine établi à l’Est de Vionville et de se reporter sur la crête de la hauteur dite de la Vierge. De là il apercevra Tronville au pied de ce versant, un peu plus loin Puxieux, le chemin de Chambley ; aucune troupe ennemie ne s’avancera que sous son regard et cette position sera une forteresse dont on ne le délogera pas. Bataille,- excédé de ses allées et venues, refuse de remuer : « Je viens d’abattre les tentes et de les redresser ; vous voulez que je les abatte encore et que je me reporte à 600 mètres et peut-être recommencer après à aller ailleurs ? Mes soldats n’en peuvent plus. J’irai demain matin et j’y serai avant l’ennemi. »

Ainsi, par des manquemens inexcusables à l’obéissance et aux règles primordiales du métier, l’ordre essentiel d’occuper Mars-la-Tour dans la soirée du 15 ne fut pas exécuté et la porte que Bazaine avait voulu fermer sur l’irruption allemande resta ouverte.

A l’aile droite, Ladmirault n’était pas non plus un fidèle exécuteur de la volonté de son généralissime. Il avait repris le passage de la Moselle dans la nuit du 14 à une heure, son arrière-garde passa le 15 à dix heures, et, à onze heures, la rive droite était complètement évacuée. Mais arrivé là, il s’arrête et fait demander au maréchal, par son officier d’ordonnance La Tour du Pin, de faire séjour. Bazaine refuse, et, afin que ce refus parvienne sûrement au général, autrement que par La Tour du Pin, il appelle un officier d’état-major, le commandant Vanson, et le charge de porter sans retard l’ordre d’exécuter les reconnaissances des chemins qu’il avait déjà, dans la matinée, prescrites par le commandant La Veuve. Ladmirault écrit au maréchal : « Conformément aux ordres de Votre Excellence, je vais mettre en route les troupes du 4e corps pour les diriger sur Doncourt-en-Jarnisy. Je suis loin d’avoir rallié tous les hommes des régimens ; mais ils arrivent successivement, et je regarde comme complète la 3e division (Lorencez), qui, ce matin, à dix heures, est arrivée la première au bivouac. Je fais remplacer les munitions, surtout celles des batteries d’artillerie qui, hier 14, ont pris une part très active au combat qui s’est livré sur le plateau de Saint-Julien. Je lui fais distribuer les vivres dont elle a besoin et enfin je compte la mettre en route à deux heures. Le reste des troupes du 4e corps suivra cette division à de très courts intervalles, mais de manière à empêcher les encombremens. Enfin demain, dans la matinée, j’espère que tout le 4e corps sera réuni à Doncourt-en-Jarnisy. »

Il met en effet la division Lorencez en marche (3 heures), mais comment ? Ladmirault n’avait reçu de Bazaine ou de n’importe qui une direction écrite ou orale explicite de passer par Lorry, mais itérativement il lui avait été recommandé de ne pas emprunter la route de Briey et d’en reconnaître une autre en dehors de celle de Gravelotte réservée aux 2e et 6e corps d’armée, à la Garde et à la réserve générale, et du chemin de Lessy indiqué au 3e corps d’armée. Sans doute il eût mieux valu que le chef de l’état-major général substituât à la formule vague : une route à reconnaître, celle précise : la route reconnue de Lorry. Ce n’était pas au maréchal qu’incombait ce soin. Il a répondu justement au Duc d’Aumale : « On donne des indications aux généraux, mais il faut qu’ils prennent sur eux les détails. » Cet axiome est incontestable. Le général en chef a accompli son devoir dès qu’il a nettement indiqué le but. Il appartient aux chefs des corps d’armée d’employer leurs états-majors à découvrir les moyens de l’atteindre. Jarras a commenté fort bien la réponse de son chef : « Quand on est à la tête d’un état-major général, et lorsqu’il y a, à côté des commandans de corps d’armée, d’autres états-majors généraux, il est impossible d’entrer dans des détails aussi grands que ces derniers peuvent le faire. C’étaient les états-majors particuliers des corps d’armée qui devaient faire reconnaître les routes. »

La reconnaissance des routes si souvent recommandée n’offrait aucune difficulté. Du Sansonnet, où était son quartier général, Ladmirault pouvait voir le chemin de Lorry, que le premier paysan lui eût indiqué, que quelques-uns de ses officiers connaissaient et que son état-major eût pu atteindre en un temps de galop. Ni le général, ni l’état-major ne virent ce qui éclatait à la vue de tous et ne parurent avoir entendu et retenu l’injonction de reconnaître les routes, apportée par deux officiers de l’état-major général. Cette négligence n’est pas surprenante, car l’état-major du 4e corps d’armée présentait le spectacle de la plus incroyable anarchie. Bazaine, quoique n’étant pas en confiance avec Jarras, lui parlait. Ladmirault n’adressait même pas la parole à son chef d’état-major Osmont et s’en débarrassait en l’envoyant au loin diriger ses convois et remplir l’office d’un prévôt de gendarmerie, et, quand il voulait le charger de transmettre un ordre, sans même tourner le visage vers lui, il l’exprimait tout haut comme s’il parlait à la cantonade, et Osmont, sans le regarder davantage, recueillait l’ordre à la volée et le transmettait tant bien que mal. Le dévouement des deux officiers d’ordonnance, officiers d’élite, le commandant Pesne et le capitaine de La Tour du Pin, n’était pas suffisant à remplacer cet état-major baroque.

Par cette raison ou par tout autre, la route à reconnaître ne fut pas reconnue, et Ladmirault engagea sur le chemin de Lessy réservé au 3e corps d’armée sa colonne de bagages, un équipage de ponts et la division Lorencez. La confusion du 3e corps d’armée s’accrut. Lorencez parvint cependant à trouver une traverse qui le menait à grand’peine sur le bon chemin de Lorry. Par une malchance, le capitaine de La Tour du Pin, passant par là à son retour du quartier général, l’en détourna et le remit dans la route déjà encombrée de Lessy. Alors le désordre devint inextricable. C’est en se glissant à travers les voitures que Lorencez arriva à neuf heures du soir à Lessy, ses bagages étant encore à la Maison-Neuve. Il était donc certain qu’il ne se trouverait pas le 16 au matin à Doncourt.

Grenier et Cissey y seraient-ils davantage ? Non, si on les lançait encore sur la route de Lessy après Lorencez. Ladmirault n’eut pas cette idée folle, mais il n’eut pas non plus l’idée raisonnable de chercher la route de Lorry, qui était à ses pieds. « On ne me l’a pas signalée, » a-t-il dit. C’était à lui de la découvrir. Malgré la défense de Bazaine, il résolut de gagner Doncourt par la route de Briey Woippy-Saint-Privat. Cette désobéissance n’eut aucune conséquence funeste, puisque la route de Briey, qu’on représentait comme infestée par les troupes ennemies, était libre. Il n’en fut pas de même d’une autre faute contre la discipline, qu’un vrai chef d’armée eût réprimée avec la dernière rigueur[7] et dont les conséquences furent déplorables, « Mes autres divisions, avait écrit Ladmirault à Bazaine, vont suivre. » Et, malgré cette promesse, il prescrivait aux divisions Cissey et Grenier « de ne remuer que le lendemain parce qu’elles étaient fatiguées. » Il va donc les laisser dormir en paix où elles sont ? Pas du tout, il fait abattre les tentes, rectifier les emplacemens : mesures si intempestives qu’elles soulèvent des murmures. Il les fait piétiner inutilement, il ne les pousse pas en avant, et les divisions Grenier et Cissey, pas plus que la division Lorencez, ne seront au rendez-vous le 16 au matin à Doncourt. « Si le général Ladmirault, dit le général Bonnal, s’est décidé vers six heures du soir, le 15, à employer le lendemain matin la route de Woippy-Saint-Privat pour amener le gros de son corps d’armée à Doncourt, pourquoi n’a-t-il pas commencé le mouvement le soir même de façon à réunir la majorité de ses troupes auprès de Saint-Privat avant minuit ? En opérant ainsi, le général de Ladmirault retardait peu le mouvement général, et quant aux fatigues de la marche le 15 au soir, elles n’eussent pas été plus grandes que celles qu’a supportées le 3e corps, lequel a pu atteindre avant onze heures du soir Vernéville et ses environs avec deux divisions d’infanterie. » « Ainsi tout le corps, sauf Lorencez, a constaté le colonel Picard, s’attarda jusqu’au lendemain matin dans la vallée de la Moselle, quand les chemins de Lorry et de Saulny, complètement libres, lui eussent permis de gagner le 15 Amanvillers et Saint-Privat, et de se rabattre dans la soirée sur Doncourt, suivant les instructions du maréchal Bazaine. »

Pas plus à son aile droite qu’à son aile gauche, le maréchal n’avait été obéi. S’il l’avait été, nos corps d’armée se fussent trouvés, le matin du 16 août, en position sur le front de Rezonville-Saint-Privat. Le 16 au matin, Frossard n’est pas à Mars-la-Tour, Ladmirault n’est pas à Doncourt, Le Bœuf n’a que deux divisions sur le plateau, et l’instrument sur lequel comptait le maréchal n’est qu’à moitié formé.

Bazaine n’avait appris l’arrêt de Frossard à Rezonville que dans la soirée du 15, à huit heures, par un officier de Du Barail, puis, à minuit, par des rapports de Forton et de Frossard, mais il ignorait les agissemens de Ladmirault et ceux de Le Bœuf. Ses instructions pour le lendemain n’eurent pas la précision qu’elles auraient pu avoir si tous ses chefs lui avaient fait savoir qu’ils étaient là. Ce sont des instructions d’attente : il prescrit de faire manger la soupe aux hommes le lendemain matin à quatre heures et de les tenir prêts à partir à 4 h. 40, les chevaux étant sellés, mais ne devant être bridés qu’au départ.

A la fin de la nuit, l’intendant général Wolff, envoyé par l’Empereur, étant venu lui demander quelle direction allait suivre l’armée, il répondit que cette direction serait fixée dès qu’on aurait connu les intentions de l’ennemi, signalé sur notre flanc gauche. « Si j’avais tout mon monde réuni, je serais disposé à me jeter sur lui pour le refouler à Pont-à-Mousson ; dans le cas contraire, nous devons aller sur Verdun, qui deviendra notre nouvelle base d’opérations, restant prêts à donner la main à Metz au besoin. »

A la première heure, un officier lui apporte la nouvelle que l’Empereur l’attend. Il accourt, trouve l’Empereur, le Prince impérial et le prince Napoléon dans une calèche à quatre chevaux attelée à la Daumont et conduite par des artilleurs. Il s’approche, s’incline vers l’Empereur et lui demande respectueusement ses ordres. L’Empereur lui dit : « Je me décide à partir pour Verdun et Châlons ; mettez-vous en route dès que vous pourrez dans cette direction. Vous avez là trois millions de rations. La gendarmerie a quitté Briey par suite de l’arrivée des Prussiens. L’Autriche peut encore entrer en ligne ; ne faites rien d’irrémédiable. »

L’Empereur parti, Bazaine se rendit au quartier général où devaient être arrivées les dernières nouvelles des divers corps d’armée et les reconnaissances envoyées pour pénétrer les intentions de l’ennemi. Frossard et Canrobert lui avaient indiqué qu’ils avaient devant eux 30 000 hommes de troupes et s’attendaient à être attaqués. Il s’agissait de savoir ce que valait cette nouvelle. Parmi les dépêches reçues s’en trouvait une du maréchal Le Bœuf : « Vernéville, onze heures du soir. — J’ai l’honneur de faire savoir à Votre Excellence qu’à l’heure où j’écris, je n’ai encore d’arrivé et campé autour de moi que les divisions Montaudon et Castagny avec leurs batteries divisionnaires, et, en sus de cela, mes huit batteries de réserve et le parc. L’itinéraire qui m’avait été indiqué, franchissant par un chemin étroit des ravines nombreuses, de Plappeville jusqu’à Châtel-Saint-Germain, les voitures régimentaires, toujours trop chargées, ne pouvaient franchir les pentes et arrêtaient les colonnes ; telles sont les causes de retard de mes deux divisions et de la cavalerie. Je donne des ordres pour que l’on se conforme autant que possible aux ordres de Votre Excellence, en ce qui concerne l’heure de la soupe et celle à laquelle on doit se tenir prêt à partir. Mais, si l’on doit combattre, il serait vivement à désirer que mon corps d’armée fût réuni avant de s’ébranler. Votre Excellence n’ignore pas que le 4e corps tout entier, qui devait me précéder, n’a pas fait de mouvement hier et qu’il est encore, à l’heure où j’écris, sous ou même dans Metz. Dans ces conditions de dispersion, Votre Excellence appréciera s’il ne serait pas plus utile d’attendre l’ennemi, plutôt que d’aller à lui, jusqu’au moment où tout le 3e corps sera réuni. Je préviendrai Votre Excellence au fur et à mesure de l’arrivée de mes autres troupes. Il existe naturellement en ce moment une grande trouée entre ma gauche et la droite du 6e corps. La route de Gravelotte à Mars-la-Tour n’est couverte que par l’artillerie. — P. S. : Mon quartier général est à Bagneux, à 3 kilomètres environ en avant de Gravelotte. »

Bazaine répondit à Le Bœuf, 16 août, cinq heures quinze du matin : « D’après les considérations exposées dans votre lettre de ce matin, je suspends jusqu’à cet après-midi la marche de l’armée. Veuillez envoyer les ordres les plus impératifs pour que les divisions en retard vous rallient et sermonnez les commandans des divisions en retard, principalement le général de Clérembault dont la division était encore sous Metz cette nuit. — L’intendant général Wolff, qui revient de la ligne du Nord par Longuyon, affirme qu’il n’y a pas un seul ennemi sur notre droite ; il n’y aurait qu’un parti de deux cents uhlans devant vous sur la route d’Étain. Le général Du Barail les a pourchassés d’hier, et leur a fait sept prisonniers. Le danger pour nous est du côté de Gorze, sur la gauche des 6e et 2e corps. Faites donc reconnaître tous les chemins que vous auriez à suivre pour venir vous mettre en seconde ligne derrière les 2e et 6e corps dans le cas d’un combat aujourd’hui. C’est du reste une précaution que vous devez toujours observer pendant votre marche sur Verdun. Vous devez également envoyer sur votre flanc gauche, pour vous tenir en communication avec nous, des détachemens de la cavalerie légère. »

Ce retard regrettable était obligé. Napoléon Ier l’a dit : « On ne doit pas livrer de bataille avant d’avoir réuni toutes ses forces, car la victoire dépend souvent d’un seul bataillon. » Et ce n’était pas un seul bataillon qui manquait, c’était tout un corps d’armée et la moitié d’un autre.


XIV

Une brigade de cavalerie de la Garde accompagna l’Empereur jusqu’à Conflans. Là, le général Du Barail fut mandé. Le malheureux souverain était dans sa voiture, frileux, enveloppé d’un manteau de cavalier, très las. Après les salutations : « Pajol vous dira ce que je désire, » dit l’Empereur d’une voix éteinte. Pajol dit au général que la cavalerie d’escorte était trop lourde, qu’il désirait des troupes plus légères et qu’il demandait deux régimens de ses chasseurs. Quoique cette réquisition fût anormale, puisque l’Empereur n’avait plus le commandement, Du Barail y obtempéra, et donna la brigade Margueritte. Il retint les deux régimens de la Garde. Avant de se mettre en route, on dut laisser encore défiler tous les impedimenta du quartier impérial, « Il y avait là des voitures de toutes formes qui portaient les bagages et les services impériaux et ceux de tout le personnel civil, très nombreux ; c’était un petit monde où se voyaient jusqu’à des marmitons en vestes blanches sur les toits des fourgons, et tout cela allait très lentement. » Ce ne fut que vers sept heures du matin que Du Barail put quitter son bivouac. Le triste cortège arriva à Etain à dix heures et demie, traversant des populations inquiètes. On signalait dans les bois voisins des régimens de cavalerie prussienne avec de l’artillerie. A midi, l’Empereur partit pour Verdun.

Ce départ de l’Empereur causa une satisfaction non dissimulée dans l’état-major. La présence au quartier général d’un souverain qu’il faut garder entouré d’une certaine représentation, consulter, est une gêne permanente lorsque ce souverain n’est pas le commandant effectif imposant à tous sa volonté.

Bazaine seul ne fut pas content, car, de ce jour, il cessait d’être couvert et il avait à porter seul la responsabilité des événemens[8].


EMILE OLLIVIER.

  1. Page 65.
  2. Page 157.
  3. Du Barail, Souvenirs.
  4. Cette fonction de diriger le convoi est généralement remplie par le prévôt du corps d’armée, c’est-à-dire par un commandant ou un capitaine de gendarmerie.
  5. Général Zurlinden, Souvenirs.
  6. Carnet d’Ange.
  7. Général Bonnal.
  8. Le maréchal à la maréchale, 15 août 1870. — « J’ai été fortement contusionné à l’épaule gauche par un éclat d’obus qui a brisé mon épaulette, et la douleur est assez vive, mais j’espère que ce ne sera rien. L’Empereur aurait l’intention de quitter l’armée. Je le regretterais parce que la responsabilité deviendrait trop lourde, d’autant plus que tout ce qui a été fait jusqu’ici a eu lieu en dehors de moi, qui n’ai été consulté que pour la forme. — Nous nous portons ce matin sur le plateau de Gravelotte où doit s’établir le quartier impérial. — Je n’ai que le temps de te répéter, etc. »