« Les Pères de l’Église/Tome 5 bis/Tableau historique du troisième siècle de l’Église » : différence entre les versions

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Texte établi par M. de GenoudeAdrien Le Clère, Sapia (Tome cinquième bisp. i-xx).

TABLEAU HISTORIQUE

DU TROISIÈME SIÈCLE DE L’ÉGLISE.

Séparateur

Le troisième siècle commence par les persécutions de Sévère contre les Chrétiens, persécutions pendant lesquelles Léonide, le père d’Origène, reçut la couronne du martyre. Sévère, sur le trône du monde, s’écriait : « J’ai été tout, et tout n’est rien. Omnia fui et nihil expedit. » La divination, la magie, les songes, les présages, l’astrologie judiciaire, étaient la passion de ce prince. Il épousa Julie Domna parce qu’elle avait pris naissance sous une constellation heureuse. Les deux fils de Sévère et de Julie avaient conçu l’un pour l’autre, dès leur enfance, une haine implacable, et le théâtre, le cirque et la cour se partagèrent en deux factions à cause des deux frères.

Sévère put donc voir, avant sa mort, l’édifice élevé par lui avec tant de périls et de travaux prêt à s’écrouler à cause de la division de ses enfants. Il leur avait donné les noms d’Auguste et d’Antonin. Un des écrivains de l’histoire d’Auguste, Hérodien, dans la vie de Caracalla et de Géta, rapporte que Sévère prédit que le plus faible de ses enfants tomberait un jour sous les coups du plus fort, qui serait à son tour victime de ses propres fureurs.

Les Calédoniens dont la soumission avait coûté à Sévère cinquante mille hommes, secouèrent le joug. L’Empereur voulut non plus les réduire, mais les exterminer. Nous continuons à retracer tous les actes de barbarie de cette époque, pour montrer combien Montesquieu a eu raison de dire que le Christianisme a introduit parmi les nations un droit des gens inconnu avant lui.

Caracalla, au rapport de Dion et d’Aurélius Victor, eut l’idée d’abréger les jours d’un père expirant, et il essaya d’exciter une rébellion parmi les troupes. Sévère eut le temps de se convaincre des trames de son fils. Aussi désire-t-il ardemment la mort !

Les deux fils de Sévère, proclamés empereurs par l’armée, donnèrent au monde le spectacle de leur haine. Craignant le poison ou l’épée, ils parcoururent la Gaule et l’Italie, ne mangeant jamais à la même table, ne dormant jamais sous le même toit. Arrivés à Rome, ils se partagèrent le palais impérial. Il faut lire dans Hérodien les détails des précautions qu’ils prenaient l’un contre l’autre. Géta demeurait sur le Janicule, Caracalla sur le mont Esquilin, tous deux séparés ainsi par plusieurs milles. Les communications étaient fermées ; les portes, les passages étaient fortifiés, des sentinelles se relevaient comme dans une ville assiégée, et les deux frères ne paraissaient en public qu’avec une troupe nombreuse et toujours armée. Ils songèrent d’abord à partager l’empire ; mais Caracalla avait d’autres projets. Il sembla vouloir se réconcilier avec son frère dans une entrevue chez sa mère, et il fit cacher des centurions qui tuèrent Géta dans les bras de l’impératrice, blessée elle-même à la main et couverte du sang de son fils. Après ce crime, Caracalla courut se prosterner aux pieds des statues des dieux tutélaires, et plus tard il consacra dans le temple de Sérapis l’épée avec laquelle il se vantait d’avoir tué son frère. Ce monstre fit distribuer aux soldats dont Géta était le favori les immenses trésors de son père. Le sénat, qui depuis longtemps suivait toujours la fortune, embrassa le parti de l’armée, et Caracalla plaça Géta au rang des dieux en disant : Sit divus dùm non sit vivus. Pour s’étourdir, parce que son père et Géta se présentaient sans cesse à son imagination troublée, il fit tuer vingt mille personnes de l’un et de l’autre sexe, toutes dévouées à Géta. Dans ce nombre se trouvèrent Helvius Pertinax, Thraséas Priscus, et le fameux jurisconsulte Papinien, qui n’avait pas voulu faire l’apologie du meurtre de Géta et qui avait refusé d’obéir en disant : « Il est plus aisé de commettre un fratricide que de le justifier. »

Caracalla, dit un historien, déclara la guerre à l’univers entier. Une année environ après la mort de Géta, il quitta Rome, et jamais il n’y rentra depuis. Il passa le reste de son règne dans les différentes provinces de l’empire, principalement en Orient. Chaque contrée devint tour-à-tour le théâtre de ses dilapidations et de ses cruautés. Les Sénateurs que la crainte entraînait à sa suite étaient obligés de dépenser des sommes immenses pour lui procurer tous les jours de nouveaux divertissements qu’il abandonnait avec mépris à ses gardes. Ils élevaient dans chaque ville des théâtres, des palais magnifiques, que l’Empereur ne daignait pas visiter ou qu’il faisait aussitôt démolir. Les personnages les plus opulents furent ruinés par des confiscations et par des amendes, tandis que toute la nation gémissait sous le poids des impôts. Au milieu de la paix, Caracalla, pour une offense très-légère, porta une sentence de mort contre tous les habitants de la ville d’Alexandrie. Placé dans un lieu sûr du temple de Sérapis, il ordonnait et contentait avec un plaisir barbare le massacre de plusieurs milliers d’hommes, citoyens et étrangers, sans considérer le nombre de ces infortunés ni la nature de leur faute, car, comme il l’écrivait froidement au sénat, tous les habitants de cette grande ville, ceux qui avaient péri et ceux qui s’étaient échappés, méritaient également la mort.

Ce prince répétait sans cesse qu’un souverain devait s’assurer de l’affection de ses soldats et compter pour rien le reste de ses sujets. Dion appelle Caracalla la bête féroce d’Ausonie. Ce nom, donné par l’oracle, plaisait beaucoup au prince.

Il distribua des sommes immenses aux soldats, soixante-dix millions de drachmes, et cependant ce fut au milieu de l’armée que la Providence suscita contre lui Macrin, préfet du prétoire. Macrin croyant sa vie menacée, fit tuer l’empereur par Martial, soldat qui n’avait pu obtenir le grade de centurion.

Pour couronner dignement tant d’extravagance et tant de crimes, l’armée força le sénat à mettre ce monstre au rang des dieux. Après Tibère, Caligula, Néron, Domitien, on aurait pu croire que le crime était épuisé ! mais Caracalla devait encore exciter l’effroi du monde, et Héliogabale va bientôt ajouter de nouveaux traits à ce tableau de férocité par laquelle la nature humaine semble participer à la nature infernale.

Caracalla mort, les troupes n’eurent plus recours à l’autorité du sénat, elles donnèrent un chef à l’empire, un maître de l’univers. Les prétoriens, ignorant que Macrin avait ordonné la mort de leur empereur, se déclarèrent pour lui. Mais Macrin fit une grande faute, il laissa dans la Syrie l’armée assemblée par son prédécesseur. Le petit-fils de la sœur de l’impératrice Julie, mère de Caracalla, Héliogabale, grand-prêtre du soleil, en Syrie, excita le mécontentement des soldats. Macrin marcha contre lui ; et au milieu du combat il prit la fuite. Héliogabale partit de la Syrie pour se rendre à Rome. Avant son arrivée, il y envoya son portrait qui fut placé sur l’autel de la Victoire, dans le lieu des séances du Sénat. On voyait Héliogabale avec ses habits pontificaux, une robe d’or et de soie flottante, une tiare sur sa tête, couvert de colliers et de bracelets du plus grand prix. Son nom d’Héliogabale était le nom sous lequel il adorait le soleil dans la ville d’Émèse, et il voulut que ce fût là désormais le principal culte de toutes les contrées de la terre.

On trouve dans Hérodien le récit d’une procession singulière qui traversa toutes les rues de Rome. Le chemin fut parsemé de poussière d’or. Un temple était élevé sur le mont Palatin en l’honneur du Dieu Élagabale. Sur un char tiré par six chevaux, et conduit par l’empereur ; était une pierre noire tombée, disait-on, du ciel à Émèse, et enchâssée dans des pierreries de la plus grande valeur. Autour de l’autel, de jeunes Syriennes figuraient des danses lascives, et les premiers personnages de l’État, revêtus de leurs longues tuniques phéniciennes, exerçaient les fonctions inférieures du sacerdoce. On célébra ensuite l’alliance de ce Dieu avec la Lune, que les Africains adoraient sous le nom d’Astarté.

Héliogabale, devenu empereur, se livra aux excès les plus honteux. Il épousa une vestale arrachée par force au sanctuaire. Non content de la foule de courtisanes dont il était entouré, il prit le costume et affecta les manières des femmes. Toutes les places furent livrées à ses amis ; l’un d’eux fut appelé le mari de l’empereur, ou plutôt de l’impératrice, nom qu’Héliogabale se donnait à lui-même. Héliogabale adopta son cousin Alexandre, fils de Mammée, et le revêtit du titre de César. Bientôt après, jaloux de lui, il voulut le faire périr ; mais les prétoriens, indignés, le massacrèrent. Son corps, après avoir été traîné dans toutes les rues de Rome, et déchiré par le peuple, fut jeté dans le Tibre. Il avait régné trois ans, neuf mois et quatre jours, et fut tué le 10 mars 222.

Le Sénat voulut conférer à Alexandre, qui prit le nom de Sévère, tous les titres et tous les pouvoirs de la dignité impériale. Il avait dix-sept ans. Sa mère Mammée resta seule chargée de l’éducation de son fils et de l’administration de l’empire.

Il est presque certain qu’Alexandre fut instruit par sa mère dans la morale du Christianisme. Mammée était chrétienne. Elle forma un conseil composé de seize des plus vertueux d’entre les sénateurs. Le fameux jurisconsulte Ulpien était du nombre. Les emplois civils furent alors le prix des vertus. L’amour de la justice, la connaissance des lois, la valeur et l’attachement à la discipline, devinrent les seules recommandations pour les emplois militaires.

Alexandre se levait de grand matin ; il se rendait aussitôt à sa chapelle, où il avait les images de Jésus-Christ, d’Abraham, d’Orphée, d’Apollonius de Thyane ; il paraissait ensuite dans son conseil, où il discutait toutes les affaires. La frugalité régnait à sa table. Il était simple dans ses vêtements, affable et poli dans ses manières. Pendant treize ans l’empire, qui avait été, depuis Commode, livré près d’un demi-siècle à d’infâmes tyrans, commençait à respirer ; mais les prétoriens, habitués à la licence la plus effrénée, ne purent supporter les vertus d’Alexandre, et attribuant sa conduite à Ulpin, leur préfet, ils massacrèrent celui-ci aux pieds de l’empereur s’efforçant, mais en vain, de le couvrir de la pourpre.

Peu de temps après Alexandre périt lui-même, et Maximin, qui trente-deux ans auparavant, simple paysan de la Thrace, avait lutté dans des jeux ordonnés par l’empereur Sévère, et depuis était parvenu au grade de centurion, de tribun, et à tous les grades militaires, devint le chef de la conspiration. La mère d’Alexandre fut tuée avec lui, et Maximin proclamé Empereur.

Maximin renouvela toutes les cruautés de Caligula, de Néron, de Commode et de Caracalla, et il n’avait pas comme eux l’excuse de l’âge. Caligula était monté sur le trône à vingt-cinq ans, Caracalla à vingt-trois, Commode à dix-neuf, et Néron à dix-sept. Maximin voulut venger l’obscurité de sa première condition, et fit mourir ceux qui en avaient été les témoins. Par ses ordres une foule d’espions et de délateurs remplit l’Italie et les provinces. Il fit enfermer dans des peaux de bêtes nouvellement égorgées plusieurs des malheureux qu’il destinait à la mort ; d’autres furent livrés à des animaux féroces, d’autres assommés. Son camp était le siége de son empire. La haine générale qu’il inspirait amena une révolte en Afrique, et les révoltés proclamèrent Gordien empereur. Gordien descendait des Gracques par son père, de Trajan par sa mère, et le palais de Pompée appartenait à sa famille. Il était âgé de quatre-vingts ans. Son fils fut proclamé empereur avec lui. Carthage et Rome les reconnurent. Mais le jeune Gordien ayant péri dans un combat, et son père s’étant donné la mort, le Sénat nomma deux autres empereurs, Maxime et Balbin, l’un pour rester à Rome, l’autre pour marcher contre Maximin. Le peuple demanda un troisième empereur de la famille des Gordiens, et un enfant de treize ans, petit-fils du vieux Gordien, fut montré au peuple avec les ornements et le titre de César.

Maximin vint mettre le siége devant Aquilée, où il trouva une grande résistance, il fut assassiné dans sa tente avec son fils et les principaux ministres de sa tyrannie. Tel fut le sort bien mérité de ce sauvage féroce, qui avait huit pieds, mangeait trente ou quarante livres de viande, buvait vingt-cinq pintes de vin, traînait une charrette chargée, écrasait des pierres dans sa main, cassait d’un coup de poing la jambe d’un cheval, et déracinait de petits arbres. Les prétoriens conservèrent un profond ressentiment de tout ce qui s’était passé. Les empereurs choisis par l’armée avaient péri honteusement. De simples particuliers, revêtus de la pourpre par le sénat, étaient assis sur le trône. La puissance civile triomphait de la puissance militaire. Les prétoriens assassinèrent Maxime et Balbin. Ainsi, en peu de mois six princes avaient péri par l’épée. Le jeune Gordien resta seul empereur. À la vue de ce hideux spectacle de crimes et d’horreurs, qui ne reconnaîtrait la nécessité de l’apparition des Chrétiens, et si l’on n’apercevait déjà les Barbares vengeurs de tant de férocité et le triomphe du Christianisme, on ne comprendrait rien à cette époque !

Philippe, Arabe de naissance, devenu préfet du prétoire, forma le projet de monter sur le trône, et fit massacrer le jeune Gordien par les soldats. Il fut élevé à l’empire.

À son retour de l’Orient, Philippe célébra les jeux séculaires. Mille ans s’étaient écoulés depuis la fondation de Rome, les tribus du peuple romain avaient disparu, et une république militaire avait succédé à une république populaire qui n’avait vécu que par la guerre. Le monde était vengé ainsi des Romains ; tout se préparait pour la conquête des Barbares et la fin de l’empire.

Depuis le règne d’Auguste jusqu’au temps d’Alexandre-Sévère, dit Gibbon, Rome n’avait eu à redouter que les tyrans et les soldats, ennemis cruels qui déchiraient son sein. Sa prospérité n’était que faiblement intéressée dans les révolutions qui se passaient au-delà du Rhin et de l’Euphrate ; mais lorsque l’anarchie eut confondu tous les ordres de l’état, lorsque la puissance militaire eût anéanti l’autorité du prince, les lois du Sénat et même la discipline des camps, les Barbares de l’Orient et du Nord[1], qui avaient menacé si longtemps les frontières, attaquèrent ouvertement les provinces d’une monarchie qui s’écroulait. Leurs incursions, d’abord incommodes, devinrent bientôt des invasions formidables ; enfin, après une longue suite de calamités réciproques, les conquérants s’établirent dans le centre de l’empire. Rien n’est plus curieux que l’histoire de ce temps. Les Romains servent à la grandeur des Chrétiens en les faisant mourir pour leur foi, et Dieu prépare dans les Barbares des vengeurs à ceux qui meurent pour la divinité de son Fils. Le monde s’ébranle et prépare le grand triomphe du Christianisme. Encore un peu de temps, le Christianisme sortira des Catacombes et montera sur le trône impérial.

Philippe fit une paix honteuse avec Sapor. Bossuet remarque que le premier parmi les Romains il abandonna par un traité quelques terres de l’empire. On a cru que Philippe s’était fait Chrétien. Dèce le tua, et monta sur le trône. C’est sous le règne de ce dernier que s’alluma contre l’Église la plus terrible des persécutions qu’elle eût subies jusque-là.

L’histoire romaine n’est plus qu’une suite de revers et de succès, d’élévations à l’empire et de renversements de trônes. C’est la confusion qui précède les catastrophes. Nous empruntons ici au Discours sur l’Histoire universelle quelques traits sur cette succession d’empereurs qui se succèdent si rapidement sur la scène du monde.

« Gallus et Volusien passèrent bien vite ; Émilien ne fit que paraître ; la souveraine puissance fut donnée à Valérien, et ce vénérable vieillard y monta par toutes les dignités. Il ne fut cruel qu’aux Chrétiens. Les Perses défirent Valérien, qu’ils prirent ensuite par une infidélité ; et, après lui avoir laissé achever sa vie dans un pénible esclavage, ils l’écorchèrent, pour faire servir sa peau déchirée de monument à leur victoire. Gallien, son fils et son collègue, acheva de tout perdre par sa mollesse. Trente tyrans partagèrent l’empire ; Claudius II, et Aurélien après lui, établirent les affaires. Les Francs commençaient alors à se faire craindre. C’était une ligue que les peuples germains, qui habitaient le long du Rhin. Leur nom montre qu’ils étaient unis par l’amour de la liberté. Aurélien les avait battus, étant particulier, et les tint en crainte, étant empereur.

Un tel prince se fit haïr par ses actions sanguinaires. Sa colère trop redoutée lui causa la mort. Ceux qui se croyaient en péril les prévinrent, et son secrétaire menacé se mit à la tête de la conjuration. L’armée, qui le vit périr par la conspiration de tant de chefs, refusa d’élire un empereur, de peur de mettre sur le trône des assassins à Aurélien, et le sénat, rétabli dans son ancien droit, élut Tacite. Ce nouveau prince était vénérable par son âge et par sa vertu ; mais il devint odieux par les violences d’un parent à qui il donna le commandement de l’armée, et périt avec lui, dans une sédition, le sixième mois de son règne. Ainsi son élévation ne fit que précipiter le cours de sa vie. Son frère Flavien prétendit à l’empire par droit de succession, comme le plus proche héritier. Ce droit ne fut pas reconnu ; Flavien fut tué, et Probus forcé par les soldats à recevoir l’empire, encore qu’il les menaçât de les faire vivre dans l’ordre. Tout fléchit sous un si grand capitaine. Les Germains et les Francs, qui voulaient entrer dans les Gaules, furent repoussés ; et, en Orient aussi bien qu’en Occident, tous les barbares respectèrent les armes romaines. Un guerrier si redoutable aspirait à la paix, et fit espérer à l’empire de n’avoir plus besoin des gens de guerre. L’armée se vengea de cette parole, et de la règle sévère que son empereur lui faisait garder. Un moment après, étonnée de la violence qu’elle exerça sur un si grand prince, elle honora sa mémoire, et lui donna pour successeur Carus, qui n’était pas moins zélé que lui pour la discipline. Ce vaillant prince vengea son prédécesseur, et réprima les barbares, à qui la mort de Probus avait rendu le courage. Il alla en Orient combattre les Perses avec Numérien, son second fils, et opposa aux ennemis, du côté du nord, son fils aîné Carinus, qu’il fit César. C’était la seconde dignité, et le plus proche degré pour parvenir à l’empire. Tout l’Orient trembla devant Carus : la Mésopotamie se soumit ; les Perses divisés ne purent lui résister. Pendant que tout lui cédait, le ciel l’arrêta par un coup de foudre. À force de le pleurer, Numérien fut prêt à perdre les yeux. Que ne fait dans les cœurs l’envie de régner ? Loin d’être touché de ses maux, son beau-père Aper le tua ; mais Dioclétien vengea sa mort, et parvint enfin à l’empire, qu’il avait désiré avec tant d’ardeur. Carinus se réveilla, malgré sa mollesse, et battit Dioclétien ; mais, en poursuivant les fuyards, il fut tué par un des siens, dont il avait corrompu la femme. Ainsi l’empire fut défait du plus violent et du plus perdu de tous les hommes.

Dioclétien gouverna avec vigueur, mais avec une insupportable vanité. Pour résister à tant d’ennemis qui s’élevaient de tous côtés, au-dedans et au-dehors, il nomma Maximien empereur avec lui, et sut néanmoins se conserver l’autorité principale. Chaque empereur fit un César. Constantius Chlorus et Galérius furent élevés à ce haut rang. Les quatre princes soutinrent à peine le fardeau de tant de guerres. Dioclétien fuit Rome, qu’il trouvait trop libre, et s’établit à Nicomédie, où il se fit adorer, à la mode des Orientaux. Cependant les Perses, vaincus par Galérius, abandonnèrent aux Romains de grandes provinces et des royaumes entiers. Après de si grands succès, Galérius ne veut plus être sujet, et dédaigne le nom de César. Il commence par intimider Maximien. Une longue maladie avait fait baisser l’esprit de Dioclétien, et Galérius, quoique son gendre, le força de quitter l’empire.

Il fallut que Maximien suivît son exemple. Ainsi l’empire vint entre les mains de Constantius Chlorus et de Galérius ; et deux nouveaux Césars, Sévère et Maximin, furent créés en leur place par les empereurs qui se déposaient. Les Gaules, l’Espagne et la Grande-Bretagne furent heureuses, mais trop peu de temps, sous Constantius Chlorus. Ennemi des exactions, et accusé par là de ruiner le fisc, il montra qu’il avait des trésors immenses dans la bonne volonté de ses sujets. Le reste de l’empire souffrait beaucoup sous tant d’empereurs et tant de Césars ; les officiers se multipliaient avec les princes ; les dépenses et les exactions étaient infinies. Le jeune Constantin, fils de Constantius Chlorus, se rendait illustre ; mais il se trouvait entre les mains de Galérius. Tous les jours, cet empereur, jaloux de sa gloire, l’exposait à de nouveaux périls. Il lui fallait combattre les bêtes farouches par une espèce de jeu ; mais Galérius n’était pas moins à craindre qu’elles. Constantin, échappé de ses mains, trouva son père expirant. En ce temps, Maxime, fils de Maximien et gendre de Galérius, se fit empereur à Rome, malgré son beau-père, et les divisions intestines se joignirent aux autres maux de l’état. L’image de Constantin, qui venait de succéder à son père, portée à Rome, selon la coutume, y fut rejetée par les ordres de Maxime. La réception des images était la forme ordinaire de reconnaître les nouveaux princes. On se prépare à la guerre de tous côtés. Le César Sévère, que Galérius envoya contre Maxime, le fit trembler dans Rome. Pour se donner de l’appui dans sa frayeur, il rappela son père Maximien. Le vieillard ambitieux quitta sa retraite, où il n’était qu’à regret, et tâcha en vain de retirer Dioclétien, son collègue, du jardin qu’il cultivait à Salone.

Au nom de Maximien, empereur pour la seconde fois, les soldats de Sévère le quittent. Le vieil empereur le fait tuer ; et en même temps, pour s’appuyer contre Galérius, il donne à Constantin sa fille Fauste. Il fallait de l’appui à Galérius après la mort de Sévère ; c’est ce qui le fit résoudre à nommer Licinius empereur ; mais ce choix piqua Maximin, qui, en qualité de César, se croyait plus proche du suprême honneur. Rien ne put lui persuader de se soumettre à Licinius ; et il se rendit indépendant dans l’Orient. Il ne restait presque à Galérius que l’Illyrie, où il s’était retiré après avoir été chassé de l’Italie. Le reste de l’Occident obéissait à Maximien, à son fils Maxime, et à son gendre Constantin. Mais il ne voulait pas plus, pour compagnons de l’empire, ses enfants que les étrangers. Il tâche de chasser de Rome son fils Maxime, qui le chasse lui-même. Constantin, qui le reçut dans les Gaules, ne le trouva pas moins perfide.

Après divers attentats, Maximien fit un dernier complot, où il crut avoir engagé sa fille Fauste contre son mari. Elle le trompait ; et Maximien, qui pensait avoir tué Constantin en tuant l’eunuque qu’on avait mis dans son lit, fut contraint de se donner la mort à lui-même. Une nouvelle guerre s’allume ; et Maxime, sous prétexte de venger son père, se déclare contre Constantin, qui marche à Rome avec ses troupes. En même temps, il fait renverser les statues de Maximien ; celles de Dioctétien, qui y étaient jointes, eurent le même sort. Le repos de Dioclétien fut troublé de ce mépris ; et il mourut quelque temps après, autant de chagrin que de vieillesse. En ces temps, Rome, toujours ennemie du Christianisme, fit un dernier effort pour l’éteindre, et acheva de l’établir. Galérius, marqué par les historiens comme l’auteur de la dernière persécution, deux ans devant qu’il eût obligé Dioclétien à quitter l’empire, le contraignit à faire ce sanglant édit, qui ordonnait de persécuter les Chrétiens plus violemment que jamais.

Maximien, qui les haïssait, et n’avait jamais cessé de les tourmenter, animait les magistrats et les bourreaux ; mais sa violence, quelque extrême qu’elle fût, n’égalait point celle de Maximin et de Galérius. On inventait tous les jours de nouveaux supplices. La pudeur des vierges chrétiennes n’était pas moins attaquée que leur foi. On recherchait les livres sacrés avec des soins extraordinaires, pour en abolir la mémoire ; et les Chrétiens n’osaient les avoir dans leurs maisons, ni presque les lire. Ainsi, après trois cents ans de persécution, la haine des persécuteurs devenait plus âpre. Les Chrétiens les lassèrent par leur patience. Les peuples, touchés de leur sainte vie, se convertissaient en foule ; Galérius désespéra de les pouvoir vaincre. Frappé d’une maladie extraordinaire, il révoqua ses édits, et mourut de la mort d’Antiochus, avec une aussi fausse pénitence. Maximin continua la persécution ; mais Constantin-le-Grand, prince sage et victorieux, embrassa publiquement le Christianisme. »

On vient de voir la suite des empereurs, et par conséquent le tableau de Rome impériale et du gouvernement du monde à cette époque. Voici maintenant ce qui se passait dans les temples païens.

Quand j’étais jeune, dit un Père voisin de cette époque, j’allais quelquefois au théâtre, j’assistais à ces spectacles et à ces divertissements sacriléges, je contemplais les prêtres furieux, j’écoutais les musiciens, et je voyais ces jeux infâmes en l’honneur des dieux et des déesses.

Le jour où on lavait solennellement dans un fleuve Cybèle, cette vierge mère de tous les dieux, des comédiens chantaient devant son char des vers si obscènes qu’il n’eut pas été décent, je ne dirai pas à la mère des dieux, mais à aucune mère, de les entendre. Ces baladins auraient eu honte de reproduire chez eux et en présence leurs mères toutes les paroles et les postures qu’ils se permettaient devant la mère des dieux et à la vue d’une multitude de personnes de l’un et de l’autre sexe.

Lorsque nous étions tous assemblés, dit encore saint Augustin, devant le temple où l’on avait dressé la statue de la déesse Flora, nous regardions les jeux avec une grande attention, considérant d’un côté une troupe de courtisanes parées et de l’autre cette déesse vierge devant qui l’on représentait des actions qui faisaient sortir du temple les femmes honnêtes plus instruites dans le mal qu’elles n’y étaient venues. Les plus sages détournaient la vue des postures lascives des comédiens ; elles rougissaient du spectacle qui enseignait le crime, mais elles ne laissaient pas de l’apprendre à la dérobée. Elles avaient honte de regarder librement devant les hommes des gestes impudiques ; mais elles n’étaient pas en même temps assez chastes pour condamner des jeux consacrés aux déesses qu’elles adoraient. Après cela, ne serait-ce pas une merveille que la pudeur eût détourné les païens des crimes qui faisaient partie de la religion et qu’ils ne pouvaient négliger sans encourir la disgrâce de leurs dieux ? Tels étaient les moyens qu’on employait pour honorer les dieux. »

Aussi, comme on l’a dit, des peuples entiers plongés dans la plus grossière ignorance, étaient trop stupides pour se défier d’aucune fable ; les autres s’accommodaient d’un culte sans devoirs et d’une vie toute de passions et de jouissances.

Et cependant la domination de Rome était encore un bienfait pour le monde ; car l’Asie et le nord de l’Europe étaient plongés dans la plus grande mollesse ou en proie à des religions atroces. On peut juger de l’état du monde quand on songe que Rome, l’esclave des tyrans, était encore la législatrice des barbares. Les sacrifices humains des druides, les fétiches du nord disparaissaient devant les armes Romaines. Les Druides faisaient couler le sang humain devant leur Dieu Teutatès, les Quades sacrifiaient des hommes à Mercure, et les Suèves immolaient une victime humaine au commencement de leurs assemblées. Dans l’Asie on voyait les impurs mystères d’Adonis. En Égypte, on adorait des oignons et des chats. La magie régnait en Perse et dans tout l’Orient.

L’Empire s’affaiblissait. Les Romains qui s’expatriaient portaient chez les peuples voisins, les arts, et surtout celui de la guerre, avec la haine contre l’empire et la connaissance de sa faiblesse. Pendant que l’Empire était en proie aux ennemis qu’il nourrissait dans son sein, il fut attaqué sans interruption par les Scythes, par les Parthes, par les Perses, par les Goths, par les Hérules, par les Allemands et par les Francs. Tous les peuples pénétrèrent de toutes parts sur son territoire. On vit plus de vingt empereurs dans ce siècle, et presque tous furent élevés sur le trône par la sédition ou par le meurtre de leurs prédécesseurs. À peine un empereur était massacré que quatre ou cinq conquérants, chacun à la tête d’une armée, lui disputaient le trône. Souvent, tandis que tout était tranquille, le feu de la sédition s’allumait tout à coup dans quatre ou cinq provinces.

Tel était l’état du paganisme. Transportons-nous maintenant parmi les Chrétiens, et voyons les premiers fidèles rassemblés dans les cimetières, osant à peine élever la voix, de peur de réveiller la fureur de leurs ennemis qui les environnaient de tous côtés, livrés à la douleur la plus vive, songeant à leurs frères que la crainte avait ébranlés ou que les caresses avaient séduits, séparés souvent de leurs premiers parents dont le sang fumait encore dans les places publiques ou aux portes des villes, exposés au sortir du lieu saint, à être cités aux pieds des tribunaux pour y rendre à Jésus-Christ le plus grand, le plus noble, mais le plus dangereux de tous les témoignages, menacés d’éprouver bientôt eux-mêmes tout ce que la barbarie peut suggérer de plus cruel.

C’est sous ces voûtes souterraines qu’après la récitation de l’Oraison dominicale, lorsque l’évêque disait : « La paix soit avec vous, » les chrétiens se donnaient le baiser mutuel. C’était par conséquent après ces mots : « Pardonnez comme je pardonne. » Les fidèles, prosternés en présence de l’autel, se levaient en ce moment et se tournaient les uns vers les autres pour répéter ces mots : « La paix soit avec vous. » Tous les Chrétiens s’aimaient réciproquement et rendaient les plus grands services à leurs persécuteurs. Pendant la grande peste d’Alexandrie, qui dura dix ans, on vit éclater toute leur charité. Au commencement de toutes leurs actions, les Chrétiens faisaient le signe de la croix. Ils commençaient leurs prières par le Pater, et célébraient tous les ans la fête des martyrs. Pendant le Carême ils jeûnaient jusqu’au soir. Leur mort était digne de leur vie, et le courage des victimes suffisait pour lasser la férocité des bourreaux. Que la Rome souterraine méritait bien d’apparaître à la clarté du jour, et la Rome païenne de disparaître à jamais de tous les regards !

Pendant la persécution de Sévère, qui commença en Égypte et s’étendit aux autres provinces, il y eut un grand nombre de martyrs à Alexandrie. Nous avons déjà parlé de Léonide, père d’Origène, qui répandit un des premiers son sang pour la foi. En Afrique, la persécution fut violente, et commença la première année du troisième siècle. Douze Chrétiens furent présentés au proconsul Saturnin. Spérat était le principal : « Nous n’avons fait aucun mal, dit-il, on ne peut nous convaincre d’injustice. Bien loin d’avoir fait tort à personne, nous avons souffert les mauvais traitements sans nous plaindre, nous contentant de rendre grâces à Dieu. Nous avons prié pour ceux qui nous persécutent injustement, en quoi nous obéissons à Jésus-Christ, qui nous en a fait un précepte. Je suis Chrétien, ainsi que tous ceux qui sont avec moi, et nous n’abandonnerons pas la foi de notre Seigneur Jésus-Christ ; faites ce qu’il vous plaira. » — « Ne suivez pas la folie de ce furieux, dit le proconsul aux autres, mais plutôt craignez notre prince et confessez ses ordres. » Tous confessèrent qu’ils étaient Chrétiens, et qu’ils mourraient avec joie pour Jésus-Christ. Ils furent tous conduits au supplice. Sainte Perpétue, sainte Félicité, et d’autres saints martyrs périrent à Carthage. Les Chrétiens parlaient au peuple avec intrépidité, le menaçant du jugement dernier, et célébrant le prix de leurs souffrances. Lorsque le jour du combat contre les lions fut venu, ils allèrent à l’amphithéâtre, comme si on les conduisait au ciel. La persécution recommença, vingt-quatre ans après, sous Maximin. Après la mort de Maxime, l’Église fut encore assez tranquille pendant près de dix ans ; mais Dèce publia un édit terrible contre les Chrétiens, et les magistrats ne furent occupés qu’à les poursuivre, à s’emparer de leurs biens et à les faire mourir.

Ainsi, d’un côté se trouvent les martyrs, de l’autre, les tyrans, ainsi toujours parallèlement, pour ainsi dire, s’élèvent les deux cités. D’un côté l’héroïsme chrétien soutenu par la grâce divine, de l’autre la férocité de la nature humaine laissée à elle-même.

C’est le temps des merveilles de la vie de saint Paul l’Ermite et de saint Antoine, du martyre du pape saint Fabien, qui ne put être remplacé de quelques années à cause de la violence de la persécution ; des souffrances d’Origène, le plus célèbre docteur des Chrétiens, de celles de saint Félix de Nole, de la confession de saint Laurent et du pape saint Sixte. C’est aussi le temps de la mort des braves qui composaient la légion thébéenne, et qui aimèrent mieux mourir que de passer dans les Gaules pour aller détruire leurs frères. C’est à cette époque que saint Denys et ses compagnons entrèrent dans les Gaules et arrosèrent de leur sang ce sol si fécond en Chrétiens.

Pendant ce siècle, saint Cyprien, Tertullien, Origène, saint Hyppolite, firent paraître leurs ouvrages, si précieux pour nous. L’Église combattait alors avec autant de force les hérétiques que les empereurs. Nous pourrions citer ici les pages admirables de ces grands docteurs du Christianisme, et les opposer aux livres des païens qui paraissaient alors. On verrait ce qu’était à cette époque la religion chrétienne ; mais ces ouvrages se trouveront à la suite de ce tableau. Quelle force ! quelle élévation ! quelle sublime doctrine ! quelle éloquence ! On ne peut pas lire ces livres sans éprouver le désir d’être Chrétien. Ouvrez les ouvrages de Tertullien contre les hérésies de son temps, et vous ne comprendrez pas qu’il pût en subsister une seule, après l’admirable Traité des prescriptions.

Novat et Novatien se séparèrent de saint Cyprien. Novatien plus tard se fit imposer les mains par trois évêques d’un esprit très-borné, et se déclara évêque de Rome, malgré l’élection régulière du pape saint Corneille. L’hérésie, connue sous le nom de sabellianisme, qui confondait les trois personnes divines, et ne reconnaissait aucune distinction entre elles, avait eu pour auteur Noëtius, dont Sabellius fut le disciple le plus fameux. Saint Denis d’Alexandrie écrivit contre cette hérésie. Les erreurs de Paul de Samosate tenaient au sabellianisme et préparaient les voies à l’arianisme. Paul de Samosate soutenait que Jésus-Christ était un pur homme. Il fut déposé dans un concile. Paul ne voulut point souscrire à cette décision, et il refusa de quitter à Antioche la maison qui appartenait à l’Église. L’empereur voulut qu’on rendît la maison à ceux qui étaient en union avec l’évêque de Rome, tant il était reconnu même par les païens que l’union avec l’Église de Rome était la marque des vrais Chrétiens !

L’hérésie des Manichéens était alors répandue dans tout l’empire. Ces sophistes regardaient le mal comme une substance réelle, et ils établissaient un dieu du mal et un dieu du bien. Ils étaient panthéistes, et ils croyaient toutes les âmes de substance divine. Cette hérésie a subsisté plus de huit cents ans.

Ce siècle a vu la fin des persécutions, et le miracle de l’établissement du Christianisme ; car Constantin, en plaçant la religion sur le trône, a vraiment proclamé un fait accompli. La philosophie essaya d’opposer la vertu des stoïciens à la charité de la primitive Église. « Les vertus primitives de cette religion, dit M. Villemain, agissaient dans le monde. Renouvelées chaque jour par les sacrifices et les souffrances, elles se mêlaient comme un levain salutaire à la masse des préjugés inhumains et des habitudes cruelles qui formaient le fond de la société païenne. Une cause secrète et continue répandait la pitié dans l’univers, le monde ne voyait pas la source de ce changement ; elle se cachait dans les retraites obscures du Christianisme naissant ; elle était entretenue grâce aux soins et à la charité de ces hommes nouveaux qui recueillaient les esclaves infirmes rejetés par leurs maîtres, les enfants exposés par les parents, les pauvres mourant de faim à la porte des Trimalcions de Rome. Ces bienfaits, ces secours que les chrétiens répandaient furtivement sur les idolâtres, cet amour immense de leurs frères malheureux, ces spectacles qu’ils donnaient sans cesse au monde, ne pouvaient être perdus dans le travail que faisait alors l’intelligence humaine. De là s’élevait un sentiment de compassion mutuelle et d’égalité sociale qui dissipait les préjugés féroces de la conquête et de l’esclavage, montait par degrés jusqu’à la philosophie la plus altière, et désarmait à la fois l’orgueil du maître et celui du juge. Ainsi la morale de l’évangile était réfléchie dans le monde païen par les vertus et les souffrances de ses premiers apôtres. »

De l’aveu d’écrivains qui ne sont pas suspects d’attachement au christianisme, l’esclavage du monde et le règne des empereurs sortirent de la profonde dépravation des mœurs de Rome, de l’insouciance pour les anciennes divinités, de la philosophie sceptique et de la sensualité brutale qui caractérisaient les Romains de ce siècle.

Le troisième siècle a vu le renversement des statues des faux dieux, l’abolition de leurs autels, la destruction des bois sacrés, la démolition de leurs temples, la cessation de leurs sacrifices, tous ces événements prédits par les prophètes, comme le premier et le second siècle, avaient été témoins de l’accomplissement de la prédication des apôtres, de la vocation des gentils, de la dispersion des Juifs et des persécutions qui devaient être le partage des disciples de Jésus-Christ.

Remarquez déjà à la fin du troisième siècle la propagation de la religion chrétienne dans tout l’empire romain, et même au-delà. On trouvait des Chrétiens de tout âge et de toute condition depuis la Grande-Bretagne jusqu’à la Perse. Tertullien disait que si les Chrétiens se retiraient de l’empire romain ils ne laisseraient que d’affreuses solitudes. Quand on considère le grand spectacle offert par le monde devenu chrétien, on ne peut assez admirer ce changement prodigieux. D’où venaient tant d’hommes étonnants par leurs vertus ? L’univers n’était-il pas, quelques années avant, plongé dans la débauche et dans l’idolâtrie ? Qu’avaient donc vu Rome, la Grèce, la Germanie, les Gaules, l’Espagne, l’Orient, l’Égypte et la Lybie, pour quitter des religions favorables à toutes les passions, et embrasser un culte qui promettait des biens invisibles et des périls certains ? C’est bien ici que l’on peut s’écrier avec saint Augustin : « Le monde converti sans miracles serait plus étonnant que le monde converti par des miracles. » Trois siècles s’étaient écoulés, et les Chrétiens n’avaient obtenu la faveur d’aucun prince. Ils regardaient leur lutte contre le monde comme un état naturel. Dieu voulait montrer ainsi que la religion chrétienne s’était établie sans secours humain et par la force du ciel, afin que cet établissement devînt à jamais le plus grand des miracles.

Quel langage que celui des apologistes de la religion, langage tenu devant leurs bourreaux : « Vous pouvez nous tuer, disaient-ils, mais vous ne pouvez pas nous nuire. Jésus-Christ ne change pas seulement ses disciples en des hommes nouveaux, mais il les consacre en quelque sorte et les divinise. » La vertu des Chrétiens était la merveille de la force divine répandue sur les hommes. Leur patience au milieu des plus cruels supplices confondait les païens. Des femmes, des enfants souffraient le martyre avec des dispositions sublimes. Quand les Barbares, dans leurs irruptions, emmenaient prisonniers des fidèles ou des évêques, ces captifs les instruisaient, les ravissaient, et la plupart de ces Barbares demandaient le baptême.

Origène nous apprend que sous Maximin il y eut des églises brûlées. Avant le règne d’Alexandre, les Chrétiens n’avaient point de temples. Ils s’assemblaient dans les cimetières où ils enterraient leurs morts. C’est d’un tombeau qu’est sorti le Christ pour manifester sa gloire. C’est des Catacombes qu’est sortie la splendeur de l’Église romaine, aujourd’hui le flambeau allumé sur la montagne à la vue des nations.

Pendant ce siècle trois grands événements furent préparés de la main de Dieu même : l’empire de Constantin, la destruction de la puissance romaine par les barbares, la royauté temporelle des papes, qui devait sortir de la résolution prise par Constantin de s’établir à Byzance, et l’arrivée des Francs dans la Germanie et les Gaules. La succession des empereurs contestée, l’état en proie à l’anarchie, les barbares qui se répandaient dans tout l’empire, et qui séparaient Rome de Constantinople, tout préparait le royaume de France et cette royauté des papes, la plus grande manifestation de la parole de Jésus-Christ à Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » C’est ainsi que le royaume chrétien, prédit par Daniel, remplaçait peu à peu l’empire romain. On pouvait déjà dire avec Corneille :

Un grand destin commence, un grand destin s’achève,
L’empire est près de choir, et la France s’élève.

Les trois premiers siècles sont vraiment des siècles admirables pour le Christianisme. Ferveur, sainteté, lumières, on y trouve tout réuni. C’est l’âge d’or de la religion. Presque tous les fidèles étaient des saints. La paix donnée à l’Église amena dans son sein la multitude des peuples. L’Église ne fut plus une armée rangée en bataille contre ses persécuteurs, elle eut à craindre ses propres enfants. Les hérésies furent la plaie de cette époque. Mais Dieu suscita les Pères du quatrième et du cinquième siècles, et leurs livres, qui ont été l’admiration de tous les âges, ont été un flambeau pour leur siècle et sont encore un flambeau pour nous.

Le troisième siècle peut être appelé le siècle de transition du paganisme au triomphe de la religion de Jésus-Christ. Au quatrième siècle, tout change. Le Christianisme devient la religion de l’État, il sort des Catacombes, la croix est arborée de tous côtés, des temples s’élèvent de toutes parts, la religion n’a plus à craindre que les hérétiques et les sophistes dont elle saura triompher comme elle a triomphé des empereurs. Jésus-Christ est établi Roi sur la montagne. Rome lui est donnée, et Jérusalem est renversée sur la poussière. Les prédictions sont accomplies. Le monde entre dans une ère nouvelle.

  1. Il faut lire dans Ammien Marcellin et dans Jornandès la description de ces Barbares ; « C’est là vraiment l’homme barbare. Ses membres trapus, son cou épais et court, je ne sais quoi de hideux qu’il a dans tout le corps, le font ressembler à un monstre à deux pieds ou à ces balustres taillés grossièrement en figure humaine qui soutiennent les rampes des escaliers. Il est tout-à-fait sauvage. Il se passe de feu quand il le faut, même pour préparer sa nourriture. Il mange des racines et des viandes cuites, ou plutôt pourries sous la selle de son cheval. Il n’entre sous un toit que lorsqu’il ne peut faire autrement. Il a horreur des maisons comme si c’étaient des tombeaux. Il va par vaux et par monts, il court devant lui, il sait depuis l’enfance supporter la faim, la soif et le froid. Il porte un gros bonnet de poil sur la tête, un jupon de laine sur le ventre, deux peaux de bouc sur les cuisses, sur le dos un manteau de peaux de rats cousues ensemble. Il ne saurait combattre à pied. Ses jambes, allourdies par de grandes bottes, ne peuvent marcher et le clouent à sa selle, de sorte qu’il ne fait qu’un avec son cheval, lequel est agile et vigoureux, mais petit et laid. Il vit à cheval, il traite à cheval, il achète et vend à cheval, il boit et mange à cheval, il dort et rêve à cheval.

    Il ne laboure point la terre, il ne cultive pas les champs, il ne sait ce que c’est qu’une charrue. Il erre toujours, comme s’il cherchait une patrie et un foyer. Si vous lui demandez d’où il est, il ne saura que répondre. Il est ici aujourd’hui, mais hier il était là ; il a été élevé là-bas, mais il est né plus loin.

    Quand la bataille commence, il pousse un hurlement terrible, arrive, frappe, disparaît et revient comme l’éclair. En un instant il emporte et pille le camp assailli. Il combat de près avec le sabre, et de loin avec une longue lance dont la pointe est artistement emmanchée. »