« De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/12 » : différence entre les versions

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XII

Habarovka.


Nous n’arrivons à Habarovka qu’avec une heure de retard. Déjà nous apercevons sur la haute falaise une grande construction isolée, Des soldats montent la garde autour : c’est la poudrière. Plus loin, à une certaine distance, encore une construction, mais plus importante : c’est la prison. Puis nous distinguons les toits de la ville, les clochetons de la cathédrale, et la pointe Mouravieff à l’embouchure de l’Oussouri, surmontée de la statue du conquérant de l’Amour, qui domine le fleuve et son affluent. Enfin nous sommes amarrés à un grand ponton en fer en communication avec la terre.

HABAROVKA. — DESSIN DE TH. WEBER, GRAVÉ PAR RUFFE.


Mme la générale Arsenieff monte à bord avec sa fille. Elle nous fait le plus gracieux accueil. Puis, pendant que Marie et elle causent dans le salon, nous regardons, les deux généraux et moi, le débarquement des passagers : c’est toujours intéressant. Tout à coup, au tournant de la route, qui fait un coude, débouche un magnifique drojki, traîné par deux chevaux superbes. C’est une femme qui tient les rênes, une femme jeune et élégante. Au trot de l’un des chevaux et au galop de l’autre, elle fait décrire à son attelage un cercle de la plus pure correction, et s’arrête. Un de nos passagers saute à côté d’elle dans la voiture, qui repart comme elle est venue. « Eh quoi ! dis-je aux généraux, même à Habarovka ? — Oui, monsieur, me répond l’un d’eux, même à Habarovka. »

Bientôt nous restons seuls dans le salon. Il est près de 6 heures, et nous devons aller souper chez le général Arsenieff, ce qui veut dire habit noir et le reste. Or tout cela est dans la soute aux bagages, enregistré pour Stretinsk, et je ne pourrai l’avoir que quand on aura enlevé tous les sacs de dépêches. Cela demande un temps énorme. Vers 8 heures, par une pluie battante, nous voyons arriver, dans sa voiture, le général Arsenieff, qui très aimablement vient nous chercher. Une fois entrés dans l’hospitalière demeure de notre hôte, nous aurions pu nous croire dans n’importe quelle maison de Paris, et cela d’autant plus facilement que le général, sa femme et sa sœur, qui vit avec eux, s’expriment dans le plus pur français. La conversation roule surtout sur des sujets de littérature. Ils sont abonnés à la Revue des Deux Mondes et ont trouvé dernièrement dans certain roman des phrases nombreuses qui les ont plongés dans la plus grande perplexité. Ils se demandaient s’ils n’avaient pas oublié leur français dans ces solitudes. Ils savaient au fond parfaitement à quoi s’en tenir, mais ils n’étaient pas fichés de prouver que les publications les plus lues à l’étranger doivent toujours observer une grande réserve, si elles ne veulent s’exposer à perdre en un jour la faveur et la réputation qu’il leur a fallu des années pour conquérir. Vers 11 heures la voiture du général nous reconduit à bord.

21 juin. — Il pleut. Il n’en faut pas moins visiter la ville.

À quelque cent mètres de notre débarcadère, en remontant l’Oussouri, commence un village chinois, composé d’une seule rangée de masures en bois, placées au bord de l’eau et adossées à la colline. C’est devant ce village que s’amarrent tous les bateaux chinois venant du Soungari. Nous en rencontrerons encore un assez grand nombre avant d’arriver à l’embouchure de cette rivière. Ils ont bien la même forme que ceux que l’on voit sur le Peï-Mo : même mât, même voile, mais ils nous paraissent un peu plus fins. Comme Habarovka est en communication directe par l’Amour avec l’Europe, c’est donc un centre assez important, où l’on trouve une foule de produits de notre industrie, à meilleur compte que lorsqu’ils viennent par les ports du nord de la Chine et la voie de terre. Je ne crois cependant pas que le commerce soit très actif.

La ville est bâtie sur trois montagnes presque parallèles. Un grand boulevard suit la crête de chacune ; mais des rues toutes droites les relient entre elles, en suivant les ondulations du terrain, que l’on n’a cherché à atténuer ni par des courbes ni par des remblais. Cochers et chevaux ont du reste l’air d’être habitués à ces pentes invraisemblables et de ne pas plus s’en soucier les uns que les autres.

HABAROVKA : ARC DE TRIOMPHE[1].

Le débarcadère est au pied de la colline centrale. Comme cette montagne est presque à pic du côté de la rivière, il faut en faire le tour. La route, formant un demi-cercle réguler, longe un petit ruisseau qui vient se jeter dans l’Oussouri, à quelques mètres au-dessus du ponton. Elle est bordée de chaque côté par une suite de petites maisonnettes basses en planches, dans lesquelles on vend exclusivement des provisions de bouche pour les nombreux passagers des bateaux : poissons frais et salés, saucisses, œufs, viande crue et cuite, surtout pain blanc et noir. La vodka est également débitée au verre et à la bouteille. Bien qu’il soit interdit aux passagers de troisième d’en emporter à bord, la consigne n’est pas scrupuleusement observée et il en pénètre toujours.

Les gens qui tiennent ces petites boutiques offrent un mélange extraordinaire de toutes les races qui composent l’immense empire russe, avec addition de Chinois. Les femmes y sont en grand nombre. Notre foire aux jambons de Paris, si elle était installée autour d’un monument rond, donnerait une idée exacte de ce marché.

À l’autre extrémité du demi-cercle, nous trouvons la grande rue qui monte au sommet de la montagne centrale. Une douzaine de forçats, les fers aux pieds, sont occupés à la réparer, sous la garde de quatre Cosaques en tenue de campagne. Tout en haut, ayant vue sur l’Oussouri, se dresse le monument élevé l’an dernier en l’honneur du passage du Tsarevitch. Nous nous trouvons alors sur une grande place : à droite la cathédrale, et plus loin Île palais du gouverneur, construit en briques, et d’un assez bel effet ; à gauche, une longue balustrade, vers laquelle je me dirige. Elle longe le bord de la falaise qui domine l’embouchure de l’Oussouri, et me conduit au jardin, c’est-à-dire, comme à Vladivostok, au bouquet d’arbres conservé en souvenir des forêts qui couvraient naguère le pays.

C’est là que se dresse la statue élevée en l’honneur du général Mouravieff Amourski. La vue que l’on a de cette pointe est excessivement belle. Au midi, elle est bornée par les monts Hertsire, à la base desquels apparaît l’Oussouri, qui vient de se grossir d’une petite branche de l’Amour, et qui, s’étendant dans Les plaines, a parfois une largeur de 2 000 mètres. Loin, bien loin dans l’ouest, à plus de 100 verstes, on aperçoit les premiers contreforts des monts Kingane. L’Amour se déroule, petit dans l’éloignement, majestueux quand il s’approche, terrible quand, recevant les eaux de l’Oussouri, il vient heurter la falaise qui arrête brusquement sa marche vers l’ouest et le renvoie vers le nord, où l’œil le suit pendant longtemps. Tel est le grandiose décor que la jeune fille, dont le suicide récent a causé tant d’émoi, a choisi pour être Le théâtre de sa mort ; c’est au pied même de la falaise qu’elle s’est précipitée dans les flots,

À Habarovka les Chinois sont nombreux. Ils sont employés à mille petits travaux dans lesquels ils excellent, et ne tarderont pas à avoir, comme partout où ils pénètrent, le monopole de certains métiers, tels que le jardinage, le blanchissage, la couture, la cuisine et surtout le petit négoce. Une des principales maisons de commerce appartient à un Chinois, Thi-Feng-T’ai, dont on nous a beaucoup parlé. Nous sommes ici dans le pays des riches fourrures : renards bleus et noirs, martres, zibelines, panthères, tigres, pour ne parler que des plus recherchées, c’est ici que l’on peut en voir les plus beaux spécimens. À Pékin, j’ai eu beaucoup à m’occuper, soit pour mes amis, soit pour moi, de ce genre de bibelot, dans lequel je passais pour un connaisseur ; je ne suis pas fâché de pouvoir me faire par comparaison une idée de la valeur de ce que nous achetons en Chine. Or Thi-Feng-T’ai est justement le plus grand négociant en fourrures de Habarovka. Je me dirige donc vers sa demeure.

Son magasin ressemble au premier magasin venu de mercerie en Europe, et au premier abord on est fort surpris de voir des Chinois derrière les comptoirs, en train d’auner du fil ou de vendre des jarretières à quelque noble dame de la ville. On me demande en russe ce que je désire, et je réponds en chinois que je veux voir le patron. Ahurissement complet des employés, qui en négligent leurs pratiques. Au bout de deux minutes, le magasin est envahi par tout ce qui, dans la maison, porte une natte derrière la tête. On veut voir l’étranger qui parle la langue mandarine. C’est une curiosité, à ce qu’il paraît. Bientôt arrive Thi-Feng-T’ai lui-même, petit, gros, empressé, qui immédiatement me prend par la main, chose peu chinoise, et me conduit dans ses appartements particuliers, chose moins chinoise encore. Il a choisi tous ses employés parmi ses compatriotes, mais ses domestiques sont Russes. C’est sa femme chinoise qui vient elle-même nous servir le thé et Les gâteaux.

Thi-Feng-T’ai est un des vieux colons de Habarovka, où il est arrivé comme simple ouvrier. Il n’a que quarante-huit ans. Malgré les règlements qui interdisent aux étrangers de posséder, il est propriétaire de plusieurs maisons et de vastes terrains. On ferme les yeux, car il est à peu près entendu que son fils se fera naturaliser. Celui-ci est déjà chrétien et ne porte pas la queue. Thi-Feng-T’ai, lui, ne veut pas couper sa natte : « On ne fait pas cela à mon âge, dit-il, je l’ai toujours portée, je mourrai avec ». Se faire chrétien lui serait parfaitement égal ; mais le pope chargé de le baptiser, que dirait-il de l’existence de son harem ? Laquelle de ses trois femmes lui laisserait-on ? La première en date probablement, c’est-à-dire la Chinoise, celle qui est de son âge. Que deviendraient les deux jeunes, la Japonaise et la Russe ? « Vous comprenez que je ne puis les abandonner, »

Je lui demande à voir ses plus belles fourrures. Il a de superbes peaux de tigre. Nous sommes ici dans la patrie véritable de ce tyran des forêts qui, sous le rapport de la longueur de la toison, est au tigre du Bengale ce que le chat angora est au chat de gouttière.

Les martres sont jolies. Il en a des centaines, mais c’est tout au plus si dans le nombre j’en trouve cinquante très belles. Ces dernières lui reviennent à une trentaine de roubles la pièce. Ce qui me séduit, c’est, au milieu d’autres moins parfaits, un magnifique renard noir. Voilà qui ferait un beau cadeau pour ma femme, dont le jour de naissance arrive le 25 juin ! Thi-Feng-T’ai m’assure qu’une seule peau suffit pour une parure. « À Paris, dit-il, on ne porte plus maintenant de manchon. Avec celle-ci on vous fera un grand col mobile. » Ce Chinois avait raison. À Habarovka on connaissait les modes de Paris, que moi j’ignorais. Je ne puis résister au plaisir d’offrir à ma femme ce souvenir des pays que nous traversons. À la foire de Nijni-Novgorod on m’a demandé six et sept cents roubles pour des peaux de renard noir qui ne valaient pas à beaucoup près celle-ci.

Je retourne à bord par une pluie battante qui m’empêche de continuer ma promenade dans la ville. Impossible de songer à faire de la photographie.

Devant notre ponton, au pied de la colline, est un grand hangar composé de six ou huit piliers de bois supportant une toiture. Ce n’est, en somme, qu’un vaste parapluie sous lequel une foule de gens ont cherché un abri. Ce sont presque tous des passagers qui attendent un départ pour Blagovechtchensk, Nikolaïevsk ou l’Oussouri. Parmi eux, beaucoup de Chinois.

En Sibérie, l’heure des repas est des plus variées. Nous avons été invités à dîner à toutes les heures depuis midi jusqu’à 7 heures. Il faut que l’estomac se fasse à cela. Aujourd’hui, par exemple, nous dînons à 3 heures chez le général Arsenieff et nous soupons à 7 heures chez le général Kakourine. Nous nous efforcerons de faire honneur, malgré le déjeuner qui nous est servi à bord à midi, aux deux esturgeons que l’on ne manquera pas de produire sur [a table dans ces deux maisons. Car l’esturgeon est le meilleur poisson de l’Amour. Ne pas en offrir serait manquer aux lois de l’hospitalité. Il est du reste excellent quand il est encore de très petite taille, c’est-à-dire quand il pèse sept ou huit livres seulement.

Plusieurs maisons de Habarovka ont une sorte de terrasse couverte, remplie de fleurs, qui forme comme une annexe au salon. Cette terrasse-doit être garnie d’une double rangée de vitres pendant la saison froide et faire un jardin d’hiver. Maintenant nous sommes en été et c’est ici qu’on se réunit pour prendre le tchai, c’est-à-dire le thé, toujours accompagné d’une mince tranche de citron, et toujours exquis.

N’est-il pas superflu de dire que Mme Kakourine, elle aussi, parle très bien le français ? Nous ne sommes toutefois pas peu surpris d’apprendre que sa sœur a habité longtemps Tien-Tsin, que c’est la femme du colonel Poutiata, attaché militaire russe en Chine, que nous connaissons fort bien.

La maison où le général nous reçoit a été louée temporairement. La sienne est en réparation, et il nous propose d’aller la voir, en attendant le souper. Son véritable but était, j’en suis persuadé, de nous montrer deux tapisseries, deux merveilles dignes de trouver, un jour, une place dans un musée. Elles représentent, l’une les enfants d’Édouard, l’autre un lansquenet. Aucune description ne saurait donner une idée de la pureté du dessin, du choix des couleurs et de l’harmonie des tons. On dirait de vieilles tapisseries des Gobelins. Comment le général a-t-il pu découvrir ces deux chefs-d’œuvre d’art et de patience dans ces pays perdus ? La réponse fut bien simple : « C’est ma mère qui a fait ces deux tapisseries ».

Le général habite la Sibérie depuis de longues années. Il était en Transbaïkalie avant de venir à Habarovka. Il connaît donc merveilleusement le pays, et nous indique sur la carte de l’état-major les points les plus remarquables du voyage, et ceux également où il est particulièrement nécessaire de ne pas s’endormir par crainte des mauvaises rencontres. Il ajoute qu’il a déjà télégraphié et écrit à notre sujet au gouverneur de Blagovechtchensk et au gouverneur général de la Transbaïkalie. C’est avec plaisir que nous nous chargeons de quelques commissions du général et de Mme Kakourine pour le colonel et Mme Poutiata, en ce moment à Saint-Pétersbourg. Nous prenons congé de nos hôtes et retournons à bord dans leur voiture, sous un véritable déluge.

Le fidèle Hane était couché en travers de la porte de notre cabine, le samovar tout prêt pour le cas où nous aurions besoin d’eau bouillante.

22 juin. — Le temps est couvert, mais il ne pleut pas : sortons vite pour faire quelques photographies. Je prends une voiture d’un modèle assez curieux et qui se trouve presque partout en Sibérie. Elle se compose d’une double banquette sur laquelle on est assis comme sur l’impériale des omnibus en France, dos à dos : ce n’est pas commode pour causer. Je veux aller sur la montagne derrière le village chinois qui est le long de l’Oussouri. La route est abominable. Le cheval s’abat et nous sommes obligés, Hane et moi, de mettre pied à terre dans la boue.

À 9 heures et demie, les voyageurs de pont commencent à affluer. Il y en a de toutes descriptions. Beaucoup sont chargés d’un paquet contenant quelques guenilles. D’autres n’ont que les vêtements qu’ils portent sur eux. L’animation est extrême dans la rue circulaire aux boutiques. Les piles de pains et de saumons, les rangées de bouteilles de lait disparaissent comme par enchantement.

C’est que non seulement nous allons appareiller, mais l’Alexis, bateau de notre compagnie, beaucoup plus petit que le Mouravieff Amourski, est arrivé de Blagovechtchensk dès hier matin, et va partir un peu après nous pour Nikolaïevsk. Il a aussi des passagers. Il a apporté les malles d’Europe, et les lettres ne sont pas encore distribuées ! Le public subit ces lenteurs sans en approfondir les raisons.

Bientôt le pont est encombré au delà de toute expression. Les amis de ceux qui partent sont venus leur dire adieu : les larmes se mêlent aux baisers. Le plus affairé de tous, celui qui serre le plus de mains, c’est Thi-Feng-T’ai. La popularité dont il jouit semble être universelle, car il est choyé par tout le monde. Il me présente deux Chinois qui vont à Blagovechtchensk, où se trouve leur maison de commerce.

Nous voyons arriver le général Arsenieff avec sa femme et sa fille. Ils ont tenu à ce que nous ne fussions pas les seuls à ne pas serrer une main amie en quittant Habarovka. Nous sommes très touchés de cette démarche. Il a, lui aussi, télégraphié au général Popoff, gouverneur de Blagovechtchensk, auquel il doit prochainement succéder.

Bientôt nous partons : les mouchoirs s’agitent, les chapeaux se lèvent. Au bout de quelques minutes, nous ne distinguons plus les personnes, mais nous voyons toujours les signes d’adieu. Nous continuons à apercevoir pendant longtemps la triple colline sur laquelle la ville est assise, magnifique position stratégique qui commande et l’Amour et l’Oussouri, et d’où l’on pourrait facilement foudroyer l’envahisseur assez téméraire pour y envoyer des navires.

Ai-je dit que Habarovka (écrit d’ordinaire Khabarovka) tire son nom du Cosaque Habaroff qui, à la tête de quelques aventuriers, fit une des premières expéditions sur l’Amour, en 1648 ?

Le fleuve est ici à 77 mètres au-dessus du niveau de la mer.


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Dessin de Berteault, d’après une photographie.