« De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/08 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Page créée avec « {{TextQuality|75%}} <pages index="Le Tour du monde - 67.djvu" header=1 from=215 to=222 tosection="a" auteur="M. {{sc|Charles Vapereau}}" /> Catégorie:Articles de 1894 »
Balise : Liens d’homonymie
(Aucune différence)

Version du 16 octobre 2021 à 14:11

ALEXANDREVSK[1].


DE PÉKIN À PARIS[2],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


VIII

Saghaline.



Quel contraste avec le Japon où nous étions il n’y a pas vingt jours ! Où est cette verdure luxuriante ? Où sont ces fleurs qui émaillaient les champs ?

Ici tout sent l’hiver, qui finit à peine, et tout indique la rudesse du climat. Dans le fond, les montagnes qui entourent la ville et dont la hauteur n’est cependant pas considérable, sont encore couvertes de neige. Elles viennent se terminer vers le sud-ouest par une pente douce qui descend dans la mer, formant une pointe sur laquelle se trouve un phare.

Ce n’est pas à Alexandrevsk que les navires faisaient primitivement escale, mais à une petite distance au sud, à Doui, où se trouvent les mines de charbon, dans lesquelles les travailleurs sont tous des forçats d’une certaine catégorie.

Il n’y a pas ici de rade ; par conséquent, aucune protection pour les navires en cas de mauvais temps. Une première jetée en gros madriers s’avance directement dans la mer. Elle a 30 mètres de large sur 100 de long. C’est plutôt une sorte de pont sous les arches duquel les embarcations peuvent passer. Une seconde jetée, placée perpendiculairement à la première, est munie d’escaliers ; c’est le débarcadère, en forme de T.

Comme les eaux sont peu profondes, bien que le Vladivostok soit d’un faible tonnage, nous sommes mouillés à deux verstes du rivage. Bientôt nous voyons deux petits steamers quitter le débarcadère et se diriger vers nous. Ils traînent à la remorque des chalands pour prendre les marchandises. Dans le premier, nous apercevons nombre d’uniformes. Ce sont les autorité civiles et militaires qui viennent au-devant du nouveau gouverneur, pour le féliciter de son mariage et de son avancement. Il y a en effet une année que M. Bieule a quitté Alexandrevsk, secrétaire du gouverneur et garçon. Avant de nous séparer, je prends un groupe des passagers et de l’état-major du Vladivostok. Mon petit chapeau fait tache au milieu des brillantes casquettes. Il faut commencer à m’y habituer.

« MON PETIT CHAPEAU FAIT TACHE »[3].

Cependant les deux vapeurs accostent, et bientôt sur le pont ce ne sont qu’accolades et longs baisers sur les lèvres. Je n’ai jamais vu de gens s’embrasser comme les Russes. Ils s’étreignent, et l’on dirait à certains moments qu’ils cherchent mutuellement à s’arracher la langue avec les dents. En plus d’une occasion, je fus moi-même victime de cette effusion démonstrative. Car résister aurait été une offense d’autant plus remarquée que les baisers offerts venaient de plus haut et que partout où nous nous trouvions nous étions l’objet de la curiosité bienveillante de ceux qui nous entouraient.

Je remarque avec la plus vive satisfaction que parmi les visiteurs qui montent à bord, se trouve un homme en costume de « pékin ». Il est bien mis, élégant même, et surtout très bien fait de sa personne. Mais pas la moindre casquette : un petit chapeau melon, comme le mien. Me voilà presque réconcilié avec ma garde-robe. Je n’en suis pas moins un peu désappointé de voir qu’il n’a point de part à la distribution, cependant fort libérale, de baisers sur les lèvres. Un officier du bord me prit à part et me raconta l’histoire de ce personnage.

Il se nomme X***. C’était autrefois un des officiers les plus séduisants et les plus sympathiques de la garde impériale, à Saint-Pétersbourg. Il devait même épouser la fille d’un général fort en vue, de son pays, à laquelle il était fiancé. Malheureusement, peu scrupuleux, esclave de ses passions et doué d’une fortune médiocre, il en arriva très vite à vivre d’expédients. Il était en rapports depuis longtemps déjà avec un vieux prêteur sur gages qui finit par le traiter beaucoup plus en ami qu’en client, en dépit de la méfiance ordinaire aux gens de cette sorte.

Or, un jour qu’ils se trouvaient seuls, tous les deux, chez cet émule de Gobseck, notre officier, persuadé que les soupçons ne s’arrêteraient pas sur lui, assassina tout simplement le vieillard. La servante, entrant sur ces entrefaites, partagea immédiatement le sort de la victime. Ce drame est en tous points la mise en action de Crime et Châtiment de Dostoïewski.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, séduit par les manières élégantes et aimables de l’officier, le préteur, qui était sans héritiers directs, avait laissé un testament dans lequel il l’instituait son légataire universel.

Arrêté et jugé, le coupable fut condamné à dix ans de travaux forcés seulement, et envoyé à Saghaline pour purger sa condamnation. Maintenant, sa peine est finie, mais il est interné dans l’île et doit y terminer ses jours. Il fait un petit commerce et a épousé une sage-femme fort honnête, me dit-on, qui est venue d’elle-même à Saghaline pour soigner les malades. Sic transit gloria mundi ! Malgré l’éclat de ses aventures, X*** est assez bien vu à Alexandrevsk, et nombre de personnes lui ont donné la main en ma présence.

L’île de Saghaline est une longue bande de terre, située entre le 45e et le 55e degré de latitude. Elle mesure donc un millier de kilomètres entre son extrémité nord, dans la mer d’Okhotsk, et son extrémité sud, au détroit de La Pérouse. La partie septentrionale est très froide et les cultures sont impossibles au-dessus du 50e degré. Le midi est tempéré et les légumes y viennent assez bien.

Outre ses mines de charbon, on prétend que Saghaline possède des sources de pétrole, et par le Vladimir, qui est parti vingt-quatre heures avant nous, M. Cheveleff a envoyé un ingénieur chargé d’y faire des sondages et de voir si les nappes souterraines sont assez importantes pour être exploitées avec succès.

Le pays est couvert de forêts, dans lesquelles le pin domine. Ceux que nous voyons ne sont pas beaux. Serrés les uns contre les autres, ils forment des fourrés impénétrables. La population est de 20 000 habitants, en chiffres ronds. Sur ce nombre il faut compter les forçats, dont beaucoup sont mariés, et qui, avec leurs femmes et leurs enfants, forment un total de 16 000 âmes.

Deux grands pays, la Chine au nord et le Japon au sud, prétendaient avoir des droits sur Saghaline.

VIEILLARD AÏNO[4].

En effet, les Ghiliaks, sujets et tributaires de l’empire chinois, avaient pénétré par le nord de l’île, traversant la Manche de Tartarie, et fondé quelques établissements de pêcheurs. Les Aïnos, anciens aborigènes des grandes îles du Japon, successivement refoulés, étaient venus chercher un refuge dans la partie méridionale. Aïnos et Ghiliaks ont entre eux une grande affinité ; ils ont, en partie, les mêmes coutumes, et leurs habitations diffèrent peu ; mais, d’un caractère plus sauvage et se tenant plus à l’écart, les Aïnos ont mieux conservé leur primitive originalité.

HABITATION AÏNO. — DESSIN D’A. PARIS, GRAVÉ PAR DEVOS, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE JAPONAISE.
TYPES AÏNOS. — GRAVURE DE ROUSSEAU, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE JAPONAISE.

La suzeraineté de la Chine et du Japon n’était nullement effective. Aucun des deux empires ne retrait le moindre profit d’une possession que du reste jamais aucun mandarin n’allait visiter. Le nord devint donc russe sans grande difficulté, à la suite de la rectification de frontières qui étendit les limites de l’empire des Tsars jusqu’à Vladivostok. Le sud fut cédé par le Japon comme compensation pour le meurtre d’un Cosaque de l’escorte du général Mouravieff à Yeddo.

Il n’y a qu’une dizaine d’années que Saghaline a été choisi comme lieu de déportation. On n’y envoie plus, m’a-t-on affirmé à maintes reprises, aucun condamné politique. C’est surtout l’assassinat qui y conduit. Tous les ans, deux grands bateaux de la flotte volontaire partent d’Odessa avec une cargaison de forçats. Le premier, au printemps, ne contient que des hommes ; le second emporte, outre les hommes, un grand nombre de femmes. Mais toutes celles-ci ne sont pas des criminelles. Il y a beaucoup d’épouses qui s’expatrient avec leurs enfants, pour partager le sort de leur mari.

La plupart des forçats sont des condamnés à temps. Leur peine finie, ils sont cantonnés pendant six années dans un district qu’il leur est interdit de quitter, et où ils restent sous la surveillance de la haute police. On leur donne des terres, des bestiaux, des instruments. Ils ont de plus quelques économies, car même durant leur temps de peine ils ont un assez joli salaire, dont un dixième seulement leur est remis pendant qu’ils sont au bagne. Ils trouvent le reste quand leur condamnation est purgée. Au bout de six ans, ils sont libres d’aller où ils veulent dans Saghaline, et souvent même de quitter l’île.

Les évasions sont très fréquentes, surtout au commencement de l’été, c’est-à-dire à peu près à l’époque où nous nous trouvons. Les moins entreprenants gagnent les forêts et y vivent misérablement de ce qu’ils peuvent y trouver, jusqu’aux approches de l’hiver, époque à laquelle ils reviennent d’eux-mêmes se livrer. D’autres plus hardis, et c’est le plus grand nombre, veulent revoir la patrie. Ils savent que le continent n’est pas très éloigné à l’ouest et se risquent sur les choses les plus invraisemblables pour y arriver. Ce matin même, six de ces malheureux ont réunit quelques troncs d’arbres avec des liens en bouleau et, profitant du brouillard, se sont aventurés sur la Manche de Tartarie. Nous voyons un petit vapeur partir à leur recherche.

Ceux qui parviennent à échapper, d’abord aux agents lancés à leur poursuite, puis aux flots de la mer, atteignent le continent, commencent alors une odyssée dont le récit devrait arrêter les autres forçats tentés de suivre leur exemple. Mais il n’en est rien.

Leur objectif, c’est leur village, là-bas, là-bas, dans l’ouest. À combien de verstes ? Ils ne s’en doutent pas. Ils marcheront jusqu’à ce qu’ils arrivent, toujours dans la même direction, parallèlement à la route, évitant les villes et les hameaux, vivant de ce qu’ils peuvent trouver dans les forêts. Les gens isolés, les femmes surtout, ont tout à craindre d’eux. Quelquefois ils se réunissent en bande et attaquent les tarantass. Quatre d’entre eux se précipitent à la tête des chevaux, puis deux de chaque côté de la voiture, et deux autres montant derrière, armés de bâtons courts, assomment les infortunés voyageurs, auxquels ils coupent immédiatement la gorge, pour plus de sûreté. Presque jamais le cocher n’est tué, ni même blessé. C’est chez ces bandits un principe, car, sachant qu’il ne lui sera pas fait de mal, le cocher se sauve sans chercher à défendre ceux qu’il est chargé de conduire.

De même, dans les villages, jamais ils ne commettent de déprédations. Sur l’appui extérieur des fenêtres, les habitants placent le soir du pain, du lait, que les forçats évadés vont prendre pour réparer leurs forces. Ils comptent sur ces provisions, et c’est une sorte de redevance au moyen de laquelle les villageois achètent la sécurité dans leurs maisons. Ils n’ignorent pas qu’à la moindre déprédation tous les habitants du hameau organiseraient sur-le-champ une battue dans laquelle ils seraient infailliblement massacrés, et que si par miracle ils échappaient à cette battue, ils n’échapperaient pas à la justice sommaire de leurs compagnons, qui les égorgeraient impitoyablement pour avoir violé le pacte tacite existant entre eux et les paysans, et exposé les évadés à ne plus trouver ces provisions sans lesquelles leur long voyage ne pourrait s’effectuer.

Les tigres, les ours, les panthères, les loups, en tuent un grand nombre. D’autres meurent d’épuisement, de froid, se noient en traversant les rivières, sont assassinés par leurs confrères, tués par les villageois ou les voyageurs. Cependant quelques-uns parviennent à franchir les milliers de kilomètres qui séparent Saghaline de leur pays. Ils arrivent après trois ou quatre années de marche, de dangers de toutes sortes, dans leur village, où ils sont le plus généralement repris et réexpédiés à Saghaline. C’est sur eux qu’il faut avoir le plus les yeux ouverts, car ils ne pensent qu’à une chose : se sauver de nouveau.

Les chalands sont le long du bord. Ils viennent chercher les marchandises et nous apporter du charbon. Il y a sur chacun d’eux une douzaine de forçats pour les manœuvres, pour aider à l’embarquement et au débarquement. Ils sont tous très chaudement vêtus. Je n’ai jamais vu pareille collection de mines patibulaires. Beaucoup d’entre eux ont tout un côté de la tête rasé : ce sont les plus dangereux, ceux qui ont déjà tenté de s’évader. Généralement leur figure est énergique et leur regard sombre.

D’autres possèdent une longue barbe inculte, une mine bestiale. L’un d’eux monte à bord, chargé d’un fardeau. C’est un véritable colosse : on se sent instinctivement porté à reculer quand il passe. Quelques nez crochus indiquent une origine sémitique.

Sur chaque chaland se trouve un seul Cosaque, sabre au côté et revolver à la ceinture. Pas le moindre fouet, le moindre bâton. Nous avons certes vu beaucoup de forçats dans notre long voyage et jamais nous n’avons été témoins d’un acte sérieux de brutalité.

Sur les bateaux à vapeur également, rien que des forçats ou des libérés n’ayant pas encore terminé leur temps d’internement ; mais ils sont choisis parmi les plus intelligents et les plus soumis. Il en est de même, à terre, des cochers et des serviteurs : leur apparence ne décèle nullement leur position sociale, ils ont tous l’air d’honnêtes ouvriers. Sur Les bateaux à vapeur je ne vois aucun Cosaque ni garde-chiourme.

Cependant le préfet d’Alexandrevsk, M. Taskine, me propose de visiter la ville. Il met à ma disposition son propre drojki et donne ordre au cocher, forçat naturellement, de me conduire chez lui après m’avoir fait voir les environs.

Sur la jetée, qui forme débarcadère, se trouvent des rails et des wagonnets pour le transport des marchandises jusqu’à la ville ; qui n’est qu’à une verste environ. De nombreux forçats conduits par des Cosaques armés chargent, déchargent et traînent ces wagons. Quelques-uns ont les pieds entravés. Hane constate avec horreur que parmi ces criminels se trouvent deux de ses compatriotes : il en est tant soit peu humilié. Tous les forçats que l’on rencontre ne manquent jamais d’ôter leur chapeau et de saluer.

Mon drojki file comme le vent. Évidemment le cocher veut me montrer son savoir-faire. Bientôt ses chevaux s’emballent, et ce n’est qu’à l’entrée de la ville qu’il parvient à Les reprendre en mains.

Alexandrevsk est peu étendu. C’est une ville qui se fonde ; l’église même est loin d’être terminée. Les maisons sont peu nombreuses, mais spacieuses et bien aménagées. Autour de la ville sont des habitations beaucoup plus petites où vivent les forçats libérés encore soumis à l’internement. On y trouve aussi les femmes et les enfants qui sont venus à Saghaline partager l’exil de leur père forçat.

Cependant nous arrivons chez M. Taskine, qui me présente à sa femme. Mme Taskine, comme son mari, parle admirablement notre langue. Elle est ici depuis trois ans. C’est une charmante blonde, au teint de lait, sur l’esprit de laquelle ni la monotonie d’une vie forcément peu accidentée, ni cet entourage un peu effrayant de malfaiteurs plus ou moins séquestrés et dont un grand nombre même sont fibres, n’ont paru avoir la moindre influence fâcheuse. Elle est fort gaie et paraît enchantée de voir un étranger, chose rare à Alexandrevsk ! Elle attendait le Vladivostok avec impatience ; car Mme Bieule a dans ses caisses un chapeau pour elle, et ce n’est pas une petite affaire que l’arrivée d’un chapeau dans ces contrées où les modistes manquent ! Le bagne, pour le moment, n’en possède aucune.

Tout en prenant le thé et les gâteaux, je lui demande quelles peuvent être ses distractions et comment se passent ici les longues soirées de ces longs hivers, L’été, elle monte à cheval avec son mari. L’hiver on reste forcément à la maison. Quatre ou cinq fois seulement, il y a un bal, où le nombre des danseurs est très restreint. Tous les autres soirs, on se réunit pour jouer au vint, variété du whist. En Russie les hommes sont très joueurs ; mais, d’après ce que j’ai entendu dire, les femmes ne leur cèdent en rien.

Je demande à visiter le bagne, et M. Taskine veut bien m’y conduire lui-même. Je ne pouvais avoir un meilleur cicerone. En quelques minutes nous y arrivons. C’est une importante construction en troncs d’arbres superposés horizontalement, comme presque toutes les constructions non seulement de Saghaline, mais de Sibérie. Les pierres, la chaux, la brique, sont des choses dont on semble avoir ignoré jusqu’ici L’existence.

Ces murailles en bois ne me paraissent pas un obstacle très sérieux pour les gens décidés à s’évader. Du reste la surveillance n’a pas l’air de s’exercer d’une façon très active, et il y a pour cela plusieurs raisons. On compte d’abord sur la situation géographique de l’île, sur l’immensité de l’océan Pacifique à l’est, et à l’ouest sur ces solitudes presque sans bornes, rendues plus terribles et plus désertes encore par la rigueur du climat, que doit traverser le forçat parvenu à gagner le continent. Puis, sur dix qui s’échappent, neuf périssent d’une façon ou d’une autre. C’est donc plutôt un débarras dont il n’y a pas lieu de gémir outre mesure ; car, comme il n’y a pas à Saghaline de déportés politiques, celui qui parvient à s’échapper n’est, aux yeux de l’administration, qu’un criminel sans conséquence pour l’Empire.

De là le peu de diligence que l’on montre généralement en Sibérie pour arrêter les vagabonds. C’est un fait admis de tout le monde dans les pays que nous avons traversés, que les autorités prennent en somme assez peu de précautions pour prévenir les évasions des condamnés de droit commun, et ne font rien pour reprendre les évadés. Patience ! nous verrons plus loin les résultats de ce beau système.

Les cours du bagne sont spacieuses. Au milieu de l’une d’elles est le pavillon dans lequel sont enfermés les dangereux, les indisciplinés, ceux qui ont déjà une ou plusieurs évasions ou tentatives d’évasion à leur actif. Un long couloir entre la chambrée et la muraille extérieure forme un chemin de ronde dans lequel des sentinelles montent la garde, car c’est bientôt l’heure du repas et les forçats sont de retour du travail.

Une porte à triple et quadruple verrou est au milieu du chemin de ronde. On l’ouvre, et j’entre le premier, suivi de M. Taskine et du geôlier.

Jamais je n’oublierai cette minute, La salle dans laquelle nous avons pénétré est carrée. En face de la porte, des fenêtres assez larges laissent passer beaucoup de lumière. Non seulement ces fenêtres sont fermées, mais je ne vois même aucun moyen de les ouvrir. Un énorme poêle qui s’allume de l’extérieur donne encore un peu de chaleur. On le chauffe toutes les nuits, et nous sommes dans la seconde moitié de juin. Un grand lit de camp en planches, adossé aux murs et en plan incliné, fait le tour de la pièce.

Au premier moment, j’ai de la peine à respirer. Je ne suis pas encore habitué à cette chaleur sèche des poêles russes dans une chambre de grandeur moyenne, bien que très élevée d’étage, mais hermétiquement close, dans laquelle quarante-deux êtres humains ont respiré pendant une heure. Je me demande avec horreur combien il doit rester d’air respirable quand arrive le matin, après les longues nuits d’hiver ! Comment ces infortunés n’étouffent-ils pas ? Question d’habitude et de tempérament, peut-être.

À notre vue, tous se lèvent, et un morne silence s’établit. La vue de ces malheureux m’oppresse tout aussi bien que le manque d’air. J’oublie que chacun d’eux a au moins un assassinat à se reprocher, pour ne penser qu’à l’horreur de leur condition. Je finis cependant par adresser quelques questions à M. Taskine, en français bien entendu, et les regards se portent sur moi ; ils expriment la curiosité.

Tous ces hommes sont chaudement vêtus. Beaucoup ont la tête rasée d’un seul côté. Tous ont les pieds entravés, et quelques-uns les mains. J’apprends que plusieurs d’entre eux ont travaillé au chemin de fer de Vladivostok. Peut-être ont-ils pris part aux assassinats qui ont terrifié le pays.

Cependant le geôlier qui nous accompagne se plaint en russe de quelques hommes, qui aussitôt s’avancent et répondent vivement. Leur regard est loin d’être celui de la soumission ; on dirait plutôt celui de la révolte. M. Taskine leur impose silence. Ils se taisent enfin, probablement devant des menaces que je n’ai pas comprises, mais ils ont l’aspect hargneux du lion dans sa cage, qui grince des dents devant la cravache du dompteur, sur lequel il n’ose s’élancer.

Nous allons ensuite visiter d’autres dortoirs. Ils ressemblent à celui que nous venons de voir, très élevés d’étage et très bien éclairés, mais ils sont plus spacieux. Ils contiennent la nuit soixante forçats.

Les dortoirs sont propres et bien tenus. Il en est de même de la salle d’infirmerie. Nous n’y trouvons qu’une quinzaine de gens indisposés, ou plutôt de fainéants qui ont réussi à se faire dispenser de la corvée. Un bâtiment spécial est affecté aux maladies graves.

Comme dans tous les pénitenciers, il y a des cachots noirs. Construits en madriers superposés, ils sont tous placés côte à côte, et la crainte des punitions est l’unique chose qui puisse empêcher les conversations de s’établir entre les prisonniers.

Un seul est habité pour le moment. Nous le faisons ouvrir et nous voyons apparaître un homme barbu à la figure repoussante. Ses yeux hagards supportent difficilement la lumière, à laquelle ils ne sont plus habitués, depuis quarante-huit heures qu’il est enfermé dans cette boîte carrée. Il a volé un de ses camarades et de ce fait est puni de trois jours de cachot.

Dans chaque dortoir j’ai remarqué sur une table, à l’entrée, un certain nombre de bouteilles de lait, du pain blanc, des verres. Ce sont, paraît-il, de petites douceurs que le règlement permet aux forçats de s’offrir avec le dixième de leur salaire journalier, qui leur est remis quotidiennement. Le vin (ou plutôt la vodka) est formellement interdit. Néanmoins il en entre toujours quelque peu, malgré les châtiments sévères qu’encourent ceux qui désobéissent.

Non loin des cachots est une chambre entièrement nue. Dans un coin, adossé au mur, je vois un faisceau de branches flexibles de coudrier de 1 m. 50 de long ; à côté on me montre une large planche de la hauteur d’un homme. L’une des extrémités est coupée en équerre et munie de deux trous carrés, l’autre est en demmi-lune. Sur chacun des côtés, deux échancrures se faisant face. Il est évident que je suis en présence d’un instrument de répression. Les baguettes de coudrier dispensent mon guide de longs commentaires.

Cette planche sert à attacher le patient ; dans les deux trous s’enfoncent ses pieds, dans la demi-lune son menton. Les échancrures sont pour fixer les cordes qui le maintiennent immobile, et on le passe aux verges.

Une tentative d’évasion est punie de cinquante coups. C’est ce châtiment qui attend chacun des six malheureux évadés ce malin, si on parvient à les reprendre.

Les cuisines sont spacieuses et, pour la propreté, feraient honneur à n’importe quel chef en Europe. On y voit plusieurs énormes chaudrons en cuivre, qui servent à préparer le repas pour les neuf cents forçats que contient pour le moment le bagne.

Le dîner est prêt, on m’offre d’y goûter. Le chef plonge dans une des énormes marmites une énorme cuiller à pot, et me verse dans une assiette une large portion de l’unique mets qui compose le menu. C’est une soupe au poisson salé dans laquelle la chair même du poisson est émiettée par la cuisson : c’est loin d’être mauvais.

Dans la boulangerie, grande animation. On travaille du matin au soir à la fabrication du pain. Car, comme je l’ai dit plus haut, il n’y a pas moins, pour le moment, de neuf cents forçats, et à chaque forçat on donne trois livres et demie de pain en été et quatre livres en hiver. Ce qui fait un total de plus de trois mille livres par jour. Rien-ne se fait à la machine, les ouvriers doivent donc être nombreux : les uns pétrissent, les autres cuisent, d’autres rangent le pain qui sort du four sur de grandes étagères à claire-voie, pour le laisser rassir. Ce pain, fabriqué avec d’excellente farine de seigle, serait trop indigeste s’il était mangé frais.

TYPES DE FORÇATS[5].

Il y a donc constamment sur les étagères plus de six mille livres de pain, la provision du jour faite la veille et celle du lendemain qui ne cesse d’arriver. La boulangerie rivalise de propreté avec la cuisine. Les hommes eux-mêmes ont un air convenable.

Dans une salle, certains sont occupés à couper et à peser dans des balances la portion qui doit revenir à chacun. Plusieurs centaines de parts sont déjà faites. On me prie d’en prendre une au hasard, d’en vérifier le poids et d’y goûter. Je m’empresse de le faire : il y a bien trois livres et demie. Quant à la qualité, je dois déclarer que ce pain était le mieux pétri, le mieux levé, le mieux cuit, en somme de beaucoup le meilleur de tous les pains de seigle que nous ayons mangés pendant notre voyage.

Au moment où nous sortons de la boulangerie, je vois, réunis au milieu de la cour, les forçats dangereux que nous sommes allés visiter. Un piquet de Cosaques les entoure. On va faire l’appel, puis les conduire sur la route aux différents travaux auxquels ils sont employés.

Je demande à faire leur photographie : on me le permet de très bonne grâce. Ces malheureux eux-mêmes se prêtent volontiers à mon désir. C’est pour eux une distraction, un répit de quelques minutes. Bientôt, sur un ordre donné, ils quittent l’enceinte du bagne. Nous les avons rencontrés plus tard sur la route, en train de travailler, mais sans conviction.

LES FORÇATS DANGEREUX. — GRAVURE DE DEVOS, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Tout ce dont on se sert dans l’île est fabriqué par les forçats. À une certaine distance en dehors de la ville, sont des ateliers de menuiserie, de serrurerie, etc. ; les nombreux ouvriers qui y travaillent ont l’air d’honnêtes artisans des faubourgs d’une grande cité. À voir ces ateliers en rase campagne, sans aucune clôture, on ne dirait jamais qu’on se trouve dans un bagne et qu’on a des forçats devant soi.

Certains d’entre eux sont de véritables artistes en ébénisterie. J’ai vu chez M. Taskine et dans les ateliers de magnifiques meubles, tables, buffets, secrétaires, en bois verni du pays, du plus bel effet. On utilise surtout, pour faire du placage, les excroissances qui se produisent sur certaines essences de bois blanc à la suite de maladies parasitaires. Ce bois rappelle beaucoup le thuya, mais avec une plus grande variété de dessins. J’ai rapporté une petite boîte fabriquée par le meilleur ouvrier ébéniste du bagne avec l’excroissance en question.

En somme, de ma visite dans l’île Saghaline, lieu de détention des pires criminels que produise la Russie, il ressort que ces criminels sont traités avec la plus grande humanité, et que ceux qui, au lieu de se révolter contre le juste arrêt qui les a condamnés, cherchent à racheter leur passé par la soumission et par une conduite irréprochable, trouvent aide et encouragement auprès des autorités russes et finissent par mener une vie relativement libre et heureuse.

Ma visite n’était ni annoncée ni attendue, et toutes les portes m’ont été ouvertes sans la moindre hésitation, sans qu’il ait été besoin de le demander. Ce que j’ai vu est donc bien ce qui existe habituellement, car même si l’on avait été prévenu de mon arrivée, il eût fallu des mois pour organiser les choses sur le pied sur lequel on me les a montrées.

On a souvent accusé les Russes de barbarie et d’inhumanité dans le traitement de leurs prisonniers en Sibérie. Je suis heureux de déclarer que rien de ce que j’ai vu ne justifie, à l’heure actuelle, cette accusation.

Saghaline est le lieu le plus important de déportation de tout l’empire. C’est également le point le plus éloigné de la capitale et le moins sujet à être contrôlé par les voyageurs ou des inspecteurs arrivant à l’improviste. C’est donc, par conséquent aussi, le lieu où l’arbitraire pourrait s’exercer avec le plus d’impunité. Pourquoi serait-ce, au contraire, le seul où l’on ne traitât pas les prisonniers comme des bêtes fauves ? On m’objectera les chaînes que quelques-uns portent : mais ce sont des incorrigibles, et du reste il n’y a pas si longtemps que tous les forçats en portaient chez nous, incorrigibles ou repentants. Les verges n’existent-elles pas encore dans la marine anglaise sous le nom de cat o’ nine tails, et bien autrement terribles ?

Un voyageur anglais, M. de Windit, a fait il y a quelques années le voyage de Pékin en Europe, mais par la Mongolie. C’est donc un peu avant le lac Baïkal que nous sommes arrivés à la route qu’il a suivie. Il a fait une étude spéciale des prisons dans les grandes villes de la Sibérie occidentale qui se trouvent sur le parcours. Il restait à examiner si la réhabilitation qu’il faisait des prisons sibériennes à l’ouest du lac Baïkal était exacte pour l’est, dans ces pays beaucoup moins habités, beaucoup plus sauvages, entièrement en dehors de l’itinéraire des touristes, et c’est ce que j’ai fait.

Je retourne à bord. Les nouvelles sont bonnes. Un télégramme est arrivé, annonçant que le nord de la Manche de Tartarie, dans laquelle nous sommes, est enfin libre de glaces. La débâcle a eu lieu la nuit dernière. Nous pouvons donc maintenant remonter d’Alexandrevsk jusqu’à Nikolaïevsk. Mais nous ne pouvons le faire sans pilote, et les pilotes sont tous dans la baie de Castries, à… Alexandrevsk. Un autre Alexandrevsk, car les Russes ont, comme les Anglais, la déplorable habitude de donner le nom de leurs souverains à tout. Je ne sais combien j’ai vu dans mes voyages de villes de Victoria, de Victoria Peak, Victoria Park. De même la Russie compte plusieurs Nikolaïevsk et un plus grand nombre encore d’Alexandrevsk. Il y a donc deux de ces derniers à quelques dizaines de milles de distance, l’un sur la côte de Saghaline, où nous sommes, l’autre sur la côte de Sibérie, où nous serons demain. C’est gênant pour la correspondance.

En attendant le départ, nous pêchons à la ligne, et en deux heures nous prenons une cinquantaine de turbots de moyenne dimension : le plus gros ne pesait pas plus de trois livres. Une belle morue est également parmi les victimes. Quel régal pour tout le monde !

  1. Dessin de Taylor, gravé par Maynard..
  2. Suite. — Voyez p. 177 et 193.
  3. Gravure de Devos, d’après une photographie.
  4. Gravure de Bazin, d’après une photographie japonaise.
  5. Gravure de Bazin, d’après une photographie.