« De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/03 » : différence entre les versions

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III

De Changhaï à Fou-Sane.


27 mai. — À 10 heures nous sommes à bord du Kobe-Maru, et en route pour le Japon. Parmi les passagers nous trouvons immédiatement des amis, M. Mignard, lieutenant de vaisseau en retraite, M. Startseff, de Tien-Tsin, etc.

Ce dernier est, dit-on, un des Européens les plus riches de Chine. On prétend que la plus grande partie du thé de qualité supérieure consommé en Russie passe par ses mains. Il a donc des correspondants dans tout l’empire. C’est lui, comme je l’ai dit, qi a bien voulu me donner la lettre de crédit nécessaire pour notre voyage. J’ajouterai que M. Startseff a été nommé officier de la Légion d’honneur pour services rendus pendant l’expédition du Tonkin.

Il a acheté dernièrement l’île Poutiatine, à côté de Vladivostok, et est pour le moment en route pour sa propriété. Nous serons donc ensemble pendant une douzaine de jours.

À bord se trouve également l’amiral Humann et son aide de camp, M. Gauchet, L’amiral va rejoindre son escadre à Nagasaki. Il se montre fort aimable pour nous, et c’est lui qui clôt la liste des personnes qui ont déclaré notre voyage une pure folie.

Nous sommes sur un bateau luxueux et très en faveur auprès des voyageurs sur cette ligne, où la concurrence est cependant fort grande. Le capitaine est un Anglais. Et à ce propos, qu’il me soit permis de constater un fait que je déplore. Pendant plus d’un quart de siècle passé dans l’Extrême-Orient, j’ai connu beaucoup de capitaines, de mécaniciens et d’officiers sur les bateaux chinois et japonais ; j’ai vu des Anglais, des Américains, des Allemands, des Danois, mais jamais le moindre Français : pas plus du reste que parmi les pilotes, en dehors de nos possessions.

Le Kobe-Maru est une vraie arche de Noé. Un cochon se prélasse en liberté sur l’avant ; deux terriers viennent jouer avec tout le monde. Mais le favori, c’est « Billy ».

Billy est un chevreuil que six années de séjour à bord, où chacun le gâte à l’envi, ont doué d’un majestueux embonpoint. On le voit partout. Il monte et descend avec la plus grande facilité ces sortes d’échelles qu’on est convenu d’appeler des escaliers. Si vous montrez à Billy un morceau de pain, il vous salue deux fois, puis attend la récompense de ses politesses. S’il vous voit mettre le pain dans votre poche, il y fourrera son museau, soyez-en sûr, et ce sera souvent tant pis pour la poche, car Billy est gourmand et son museau est gros.

Le 29 au matin nous arrivons, après une très belle traversée, à Nagasaki, l’un des plus beaux, sinon le plus beau port du monde.

RADE DE NAGASAKI[1].

Le Tokio-Maru, qui doit nous porter à Vladivostok, est mouillé à 200 brasses de nous. Je m’’empresse d’aller y retenir une cabine, et d’y transporter nos bagages, puis, comme il ne doit lever l’ancre qu’à 6 heures, nous voulons nous promener encore une fois dans les environs toujours si frais, si verts, si pittoresques, de Nagasaki, où nous venons cependant pour la troisième fois, sans jamais nous lasser d’admirer.

La rade est un grand amphithéâtre oblong ; les montagnes qui l’entourent sont élevées et couvertes d’arbres et de verdure. Çà et là une construction gracieuse à demi cachée dans le feuillage, partout des sources et de petits ruisseaux. Dans le fond, du côté opposé à l’entrée, la ville avec ses temples entourés de sapins. À droite sont les maisons construites à l’européenne.

ENTRÉE D’UN TEMPLE À NAGASAKI. — DESSIN DE MARIUS PERRET, GRAVÉ PAR ROUSSEAU.

C’est là que M. Mignard nous a donné rendez-vous pour aller déjeuner dans la campagne.

Nous avions demandé à M. Startseff de nous accompagner, mais il ne le pouvait pas. Avant son départ de Tien-Tsin il avait acheté un petit steamer d’une vingtaine de tonneaux pour faire le service de son île à Vladivostok, et, après quelques réparations nécessaires, ce steamer avait quitté Tien-Tsin le même jour que nous. Étant donnée sa petitesse, il devait suivre les côtes et chercher un abri au moindre coup de vent. On nous avait proposé de prendre passage à bord. Nous avions refusé cette offre peu rassurante. En somme, M. Startseff était inquiet. Il voulait télégraphier à Fou-Sane pour savoir si son bateau y avait touché. Le soir, il reçut une réponse satisfaisante.

HANE, NOTRE DOMESTIQUE CHINOIS[2]

Nous partons en file indienne, suivis de Hane, chacun dans un génerikcha tiré par deux hommes.

Nous traversons d’abord la ville, si pittoresque avec toutes ses boutiques diverses, dont la devanture est ainsi faite, que de notre voiture le regard peut plonger jusqu’au fond. Et l’on peut examiner à plaisir, car tout est joli et surtout tout est de la plus exquise propreté.

Les rues sont très animées ; nous allons d’un trot rapide, malgré la foule qui les sillonne. Nos hommes ne cessent de pousser des cris, afin que les passants s’écartent pour nous laisser la voie libre. C’est à peine si les mousmés, toujours si gracieuses, même lorsqu’elles ne sont pas jolies, ce qui est généralement le cas, tournent la tête pour nous regarder. L’Européen n’est plus un objet de curiosité dans les grandes villes.

Tout à coup mon génerikcha s’arrête et un colloque s’engage entre mes deux coulis et ceux d’un véhicule qui vient en sens inverse, Au bout d’un instant, je commençais déjà à m’impatienter, nous repartons, mais j’ai changé d’attelage.

Je suis le plus lourd de la bande, et j’étais tombé sur les hommes les moins vigoureux. Ils se sont vite rendu compte de la difficulté de la tâche qui leur est échue. Il faut escalader la montagne, puis la redescendre, et ce soir il faudra recommencer la même opération dans l’autre sens. Ne se sentant pas à la hauteur de la situation, ils ont préféré renoncer au salaire, considérable pour eux, que devait leur rapporter notre excursion en dehors de la ville.

J’ai maintenant deux solides coursiers, qui ne tardent pas à rejoindre le gros de la caravane.

Au détour d’une rue, nous nous arrêtons pour laisser passer deux femmes. La première, une jeune fille, conduit à l’aide d’un bâton une malheureuse créature dont l’aspect est bien ce que j’ai vu de plus horrible. Elle n’a plus de nez, plus d’yeux, plus de lèvres. Sa figure se compose d’une peau percée de trois trous. Ceux des yeux n’existent pas. Celui de la bouche, parfaitement rond et de la grosseur d’une noisette, est au-dessous, naturellement, de ceux des narines, de la grosseur d’un pois. Cette infortunée est évidemment tombée la figure dans le feu.

Mais ce lugubre spectacle est bientôt remplacé par d’autres plus attrayants. Sur les toits flottent des drapeaux, aux formes et aux couleurs les plus bizarres et les plus inattendues. Ici, c’est un oiseau aux ailes déployées ; plus loin, un serpent, un dragon, un poisson énorme, de plusieurs mètres de long. Le vent s’engouffre dans sa large gueule ouverte et, lui traversant tout le corps, le maintient gonflé dans toute sa longueur, dans une position horizontale. Ses ondulations gracieuses le font ressembler à un animal vivant.

Il fait chaud, et peu à peu les coulis qui nous traînent ont modifié leur costume. Dans les villes, ils sont aujourd’hui tenus à une certaine décence, et par les plus grandes chaleurs ils portent une sorte de veste en toile très légère. Mais dès qu’ils sont dans la campagne, ils s’empressent de se mettre le torse à nu. Heureux quand ils bornent là le déshabillé de leur costume, car souvent on en rencontre dont tout le vêtement consiste en une paire de sandales en paille tressée et une bande de toile roulée en corde qui a jusqu’à présent suffi à la décence japonaise.

Il est vrai que, pour atténuer leur nudité, ils ont eu, jusqu’à ces dernières années, recours au tatouage. J’ai vu des gens couverts de dessins multicolores au point de ne laisser à aucune partie de leur corps, en dehors de la figure, la couleur naturelle de la peau.

Se faire tatouer était même devenu très à la mode parmi les Européens, il y a quelques années, dans l’empire du Soleil Levant. Il avait suffi pour cela de l’exemple d’un prince européen de sang royal, qui, à ce que l’on raconte, de retour d’un voyage au Japon, portait sur son corps toute une chasse au renard. Seigneurs et valets à cheval, armés de flèches et de lances, sont à la suite des chiens. On Les voit traverser montagnes, torrents, plaines, forêts ! Mais, heureusement pour maître renard, un refuge s’offre à ses yeux ; il y pénètre. Plus de la moitié de son corps a disparu dans l’asile qu’il a trouvé : il était temps, car les chiens ne sont qu’à quelques pas.

Je n’ai pas été appelé, je dois l’avouer, à contempler ce chef-d’œuvre, mais, faisant un jour une pleine eau avec un officier de la suite de ce prince, quelle ne fut pas ma surprise de le voir transformé en aquarium ! Tous les poissons de la création semblaient s’être donné rendez-vous sur son corps. Il y en avait de toutes les couleurs qui se jouaient au milieu des plantes aquatiques les plus diverses,

La route est ravissante : partout de la verdure, des fleurs, de l’eau qui murmure sous le feuillage et finit par former un ruisseau qui alimente plusieurs moulins successifs, tous placés dans des sites pittoresques. Nous traversons un bois de bambous. Ce sont des bambous comestibles : on en mange les jeunes pousses, mets aussi apprécié des Japonais que des Chinois. Ces bambous, hauts d’une dizaine de mètres, forment, avec leurs têtes entrelacées qui se rejoignent des deux côtés de la route, un long tunnel de verdure.

Maintenant nous descendons la montagne : un cortège vient en sens inverse. Nous distinguons sur les côtés des agents de police, sérieux sous leur uniforme à l’européenne. Au centre, des hommes et des femmes que l’on conduit à la ville, chargés de chaînes. Sont-ce des criminels ou simplement des gens qui ont un procès ? C’est le premier convoi de prisonniers que nous croisions. Nous en verrons bien d’autres en Sibérie.

Une maison de thé est sur le bord de la route. Nos coulis ruisselants de sueur s’y arrêtent pour s’éponger, prendre du thé et causer un peu.

Le génerikcha est un moyen de locomotion charmant quand on voyage seul. On peut admirer à son aise, modérer ou presser l’allure de son coursier par de simples paroles, au besoin faire avec lui un petit bout de causette. Mais quand on est plusieurs, la conversation est impossible entre voyageurs. On marche comme les canards, en file indienne. Il faut attendre un arrêt dans une maison de thé pour se communiquer ses impressions.

Nous faisons le tour de celle-ci, un peu pour passer le temps et nous dégourdir les jambes, car elle n’a rien de bien remarquable. Un chien européen, probablement perdu par son maître, vient en remuant la queue se faire caresser. La pauvre bête a reconnu des compatriotes.

Une jeune fille apporte à Marie des fraises des bois dans une assiette en feuilles. « Ce sont, dit-elle, les premières fraises de l’année. » À Changhaï, à l’Hôtel des Colonies, on nous avait également servi les premières fraises de l’année. On nous en offrira en Corée, puis, bien plus tard, sur les bords du lac Baïkal, et toujours avec cette dénomination de primeur, également exacte partout où on nous la donne.

En effet, plus nous montons vers le nord, plus la végétation est en retard. À Nikolaïevsk nous verrons dans un mois d’ici des framboisiers sauvages, et c’est à peine s’ils auront des feuilles.

Elles n’ont pas grand goût, ces fraises, et sont tout juste mûres, elles sont présentées d’une façon si avenante ! Nous les payons généreusement.

À midi nous arrivons à Mogué, sur le bord de la mer. Le rivage est couvert de bateaux de pêche, tirés avec Le plus grand soin sur le sable. C’est aujourd’hui fête et les pêcheurs et reposent où du moins ne travaillent pas. Ils font des joutes, des régates. Nous voyons des embarcations bondées de monde se poursuivre, mais sans grand entrain. Nous verrons mieux en Corée.

BATEAUX DE PÊCHE À MOGUÉ[3].

Mignard s’était chargé du déjeuner. Il fouille le garde-manger de l’auberge, découvre quelques langoustes et nous promet une mayonnaise soignée. Hélas ! il ne peut trouver d’autre huile que celle qui sert à alimenter les lampes, et dont les indigènes, de même que les Chinois, sont très friands. Ils La nomment huile odorante, nous lui donnerions volontiers le nom contraire : question de goût.

Comme cuisiniers, les Japonais sont loin de valoir les Chinois. Mignard le sait et nous quitte sous prétexte d’aller aider la cuisinière. Il est fort gai, Mignard, et à en juger par les éclats de rire que l’on entend partir de la cuisine, je crains bien que le déjeuner ne soit pas préparé avec assez de sérieux.

Enfin nous nous mettons à table. Tout est très propre, les mousmés qui nous servent sont avenantes, le paysage est ravissant, qu’importe le reste ! C’est égal, si jamais je voyage encore avec Mignard, il ne s’occupera de la cuisine que lorsque la cuisinière sera du même sexe que lui.

Nous rentrons à Nagasaki par le même chemin, et à 5 heures 1/2 nous sommes à bord du Tokio-Maru. Le capitaine est sur le pont et nous affirme que nous patirons à 6 heures. Il avait compté sans l’inexactitude orientale.

À 6 heures, il n’avait pas encore ses papiers. À 7 heures, il se promenait sur le pont, murmurant des paroles probablement fort dures pour ceux qui les retenaient, À 8 heures, nous étions tous au même diapason. À 9 heures, c’était un concert d’imprécations contre la compagnie, lorsqu’une embarcation accoste. Un tout petit bonhomme, coiffé d’une casquette à galons d’or, monte d’un air enjoué, remet les papiers au capitaine, et, avec cet accent particulier qu’ont les Japonais quand ils parlent une langue étrangère, s’en va en nous souhaitant en anglais une bonne traversée,

Notre colère s’était évanouie : deux minutes après, nous étions en route.

Le Tokio-Maru est beaucoup moins luxueux que le Kobe-Maru, mais par un gros temps c’est sur lui que je préférerais me trouver. Il est moins large et doit mieux tenir la mer. Il ne jauge que 1360 tonneaux.

Le capitaine Kenderdine, qui le commande, est un homme très doux. Dans ce voyage, il à avec lui ses deux petites filles, qui vont prendre un peu l’air de la mer. Mais comme il faut quelqu’un pour avoir soin d’elles et que les règlements japonais n’autorisent pas les femmes des officiers à monter sur le bateau que commande leur mari, le capitaine a emmené sa belle-mère. L’aimable dame nous annonce elle-même la chose très gaîment et ajoute que cela ne doit pas nous effrayer, car elle est dans les meilleurs termes avec son gendre, avec lequel elle a déjà fait de nombreuses traversées.

Ces déclarations faites avec humour brisent la glace des premiers moments, et nous commençons une vie de famille qui va durer une dizaine de jours.

Avec M. Startseff et nous, il n’y a, comme passagers, qu’une dame russe allant à Vladivostok.

Cependant M. Startseff n’a pas perdu son temps à Nagasaki, il a fait des acquisitions pour son île. Il nous montre entre autres choses un ravissant petit coq blanc et sa poule. Il a payé les deux bêtes dix piastres. C’est un prix énorme, mais quand il s’agit de meubler ou de peupler l’île Poutiatine, rien n’est trop beau, rien n’est trop cher. Il a également acheté deux serins, un mâle et une femelle. Je me demande si le climat ne sera pas trop rude pour ces deux exilés des îles Canaries.

Cependant nous arrivons à la sortie de la rade. Nous passons à gauche de ce fameux rocher de Papenberg, du haut duquel un grand nombre de catholiques furent précipités dans les flots lors des persécutions religieuses au Japon.

La nuit est splendide ; la mer, d’un calme absolu, est couverte de milliers de petites lumières qui se confondraient avec les étoiles dont le ciel est parsemé, si une large bande noire, découpée à sa partie supérieure, ne vouait les séparer et nous indiquer les montagnes qui nous entourent. Ce sont les lanternes des barques de pêche. À minuit nous en voyons encore.

30 mai. — Nous nous réveillons dans les eaux de la Corée, devant la passe qui conduit à Fou-Sane. Cette passe est d’un accès difficile et dangereux. Par gros temps et par brouillard il est téméraire de s’y aventurer. À midi nous sommes à l’ancre dans la rade.

Trois ports seulement, en Corée, sont ouverts au commerce étranger. Ce sont d’abord Tchemulpo, sur la côte ouest, à une quarantaine de kilomètres de Séoul, la capitale du royaume. Puis, sur la côte est, Fou-Sane au sud et Yuen-Sane au nord.

Les douanes y sont régies par des Européens détachés du service des douanes maritimes chinoises et nommés par sir Robert Hart, sous la direction duquel les deux services se trouvent.

Presque tout le commerce extérieur est entre les mains des Japonais et des Chinois sur la côte ouest, et des Japonais seulement sur la côte est.

La poudre d’or, les fourrures, de légers tissus de soie, une sorte de papier très solide, qui remplace en Chine les carreaux de vitres, et surtout la racine de ginseng, que les Chinois considèrent comme fa panacée et payent presque au poids de l’or, sont les principaux produits d’exportation de la Corée.

  1. Dessin de Taylor, gravé par Ruffe.
  2. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  3. Dessin de Th. Weber, gravé par Ruffe.