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LE CRIME DE ROULETABILLE
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Or, la veille du jour où Rouletabille devait franchir la frontière pour commencer sa campagne contre l’amie de Parapapoulos, il se passa un événement décisif. Rouletabille, sur un mot que lui dit Mme Boulenger avait voulu revoir une dernière fois la petite maison de Passy… Sur sa prière, j’y retournai en amenant avec moi un premier clerc d’avoué de mes amis qui pouvait nous servir de témoin. De son côté Mme Boulenger avait amené le professeur V… À deux heures du matin, alors que la police croyait déjà Rouletabille à l’étranger, ce qui nous donna quelques heures de sécurité, nous nous trouvâmes tous réunis dans la salle à manger du premier étage du Pavillon…

Dans ce lieu de mort où chacun d’eux avait perdu ce qu’il avait de plus cher au monde, Rouletabille et Thérèse se regardèrent comme des ombres de vivants qui visitent les enfers…

Et puis Rouletabille sembla nous oublier, tout entier à son étrange besogne. Nous le suivîmes en silence, le cœur étouffant d’une singulière angoisse comme ces personnes qui se laissent guider par les gestes « de l’au-delà » du spirite ou du somnambule…

Nous descendîmes avec lui jusque dans le sous-sol… jusque dans la cuisine qui servait aussi d’office. Apparemment il sembla n’y rien avoir découvert, mais moi qui avais l’habitude de Rouletabille, j’avais surpris son regard qui avait fixé un dixième de seconde un alignement de verres sans pied dans un buffet dont j’avais inconsciemment ouvert la porte…

Je restai dans cette cuisine quand tout le monde fut remonté, comme si le regard de Rouletabille m’y avait fixé… Cependant je n’apercevais rien qui fût capable de retenir mon attention… à moins que ce ne fût ce verre qui était bien dans sa place et dans l’alignement de la rangée, mais qui n’était point retourné comme les autres, c’est-à-dire le fond en haut, les bords sur la planchette ; seul il avait son fond sur la planchette et ses bords en haut… Y avait-il quelque conclusion à tirer de cela ?

C’était bien possible, mais je n’eus point le temps de m’y attarder, car j’entendais là-haut un remuement et un murmure de voix insolites… J’arrivai dans le vestibule alors que le professeur V…, que mon premier clerc d’avoué et que Mme Boulenger entouraient Rouletabille, qui venait de faire une découverte d’importance.

Il tenait dans la main une sorte d’anneau d’esclavage qu’il venait de ramasser entre deux dalles disjointes, en bas de la grille en fer forgé de l’escalier… C’était un de ces bijoux comme quelques dames en portent à la cheville ; un double cercle en forme de serpent formant ressort et qui avait pu très bien se détendre et se détacher pour peu qu’il eût été accroché par quelque aspérité de la grille de l’escalier « dans le mouvement brusque d’une personne qui descend rapidement et qui a hâte de fuir », expliquait Rouletabille d’une voix singulièrement calme, alors que nous l’entourions de notre fièvre… car cet anneau d’esclavage en forme de serpent, nous en reconnaissions la tête de diamant et les yeux de rubis !

Mme Boulenger en défaillait et moi, j’en tremblais de joie…

Rouletabille, lui, continuait de tenir d’une main ferme ce joyau qui le sauvait.

— Remercions le ciel, dit-il à Mme Boulenger, d’être venus ici par ce clair de lune. Dès l’ouverture de la porte du vestibule, j’ai vu quelque chose qui brillait dans l’ombre… Et maintenant allons nous-en, je n’ai plus rien à faire ici.

Avec un joyau pareil, tu n’as plus qu’à te rendre chez le juge… fis-je, et tout est terminé !…

Il me regarda de cet air qu’ont facilement les êtres supérieurs quand ils considèrent un pauvre d’esprit.

Le lendemain il avait redisparu…


XIII

Ténèbres


Les semaines se passèrent qui furent pour moi comme un grand trou tout noir dans lequel je ne cessais de tomber, tel un damné de la Divine Comédie. La dernière visite « lunaire » à la petite maison de Passy, au lieu de m’apporter cette quiétude parfaite et la fin des hypothèses à laquelle nous tendions si âprement, m’avait laissé sous une impression indéfinissable de terreur inexpliquée.

Pourquoi aussi, Rouletabille avait-il disparu avec son joyau ?… avec ce « quelque chose qui avait brillé dans l’ombre »… avec ce commencement de lumière à la cheville de Théodora Luigi !…

N’en savait-il pas assez ?… qu’allait-il chercher au fond de l’Europe ?…