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X

Étrange aventure de Rouletabille dans un sleeping-car


Le lendemain je fus averti par La Candeur du départ de Rouletabille pour Marseille, je compris qu’il continuait à marcher à fond contre la dangereuse amie de Parapapoulos. Il s’agissait, de toute évidence, de retrouver le barbier du coin de l’impasse La Roche, car Marius Poupardin devait en savoir long sur ce qui s’était passé, cet après-midi là, dans la petite maison de Passy…

Je dis à La Candeur qui s’était arrangé pour me rencontrer par hasard au Palais : « Ils ne le laisseront pas arriver jusqu’à Poupardin !… Je crains tout !… J’apprendrais demain que Rouletabille est mort d’un accident que je n’en serais pas autrement surpris !… »

Comme, en disant cela, j’avais les yeux humides, La Candeur qui était lui-même fort inquiet, tenta de me rassurer : « Il n’a pas voulu que je l’accompagne là-bas… ma sacrée taille ! Il prétend que c’est elle qui nous a vendus… savez-vous bien que lorsque vous êtes venu hier, rue de Charonne, il y avait vingt-quatre heures que « ces messieurs » étaient au courant… Ils auraient pu l’arrêter s’ils avaient voulu ; or ils ne l’ont pas fait… C’est ce qui me fait espérer que tout cela va s’arranger…

— Dieu vous entende ! soupirai-je, mais c’est bien parce qu’ils ne l’ont pas arrêté que vous me voyez dans de pareilles transes !…

Pendant ce temps, les événements les plus curieux se déroulaient autour de Rouletabille. Son voyage en sleeping est une chose certainement unique en son genre et j’en donnerai tout de suite le récit tel qu’il me le dit plus tard.

Pendant sa période d’évasion, Rouletabille trouva une aide efficace chez tous ceux qu’il avait obligés. Parmi ceux-ci il y avait un M. Teulat, garçon fort distingué, entré sur le tard dans la carrière consulaire et que Rouletabille avait fait nommer consul à Barcelone. Ce M. Teulat, de passage à Paris, devait rejoindre son poste le lendemain de la dernière visite que je fis à Rouletabille dans les conditions que l’on sait. La place de M. Teulat était retenue aux wagons-lits (il allait à Barcelone par le P.-L.-M, et Port-Bou, changement de train à Avignon). Le soir à huit heures, Rouletabille était à la gare de Lyon avec les papiers de M. Teulat et tout ce qui pouvait faire croire qu’il était M. Teulat lui-même, c’est-à-dire une jolie perruque aux boucles grisonnantes, une superbe moustache noire, un binocle en or, des talonnettes dans ses chaussures qui le grandissaient, un ample pardessus qui l’arrondissait et une casquette de voyage à carreaux.

Cette fois, il croyait bien avoir dépisté la police. Il arriva deux minutes exactement avant le départ du train, son sac de voyage à la main, se hâta vers son wagon. Comme il allait l’atteindre, il aperçut de dos une silhouette qui lui parut être celle de l’agent Tamar. Il se glissa dans son compartiment sans être aperçu du policier, puis revenant dans le couloir du wagon il jeta un coup d’œil sur le quai. Il vit l’homme de profil et ne reconnut plus Tamar. Décidément l’idée de Tamar le poursuivait et cela n’avait rien que de très naturel. L’homme, du reste, ne prêtait aucune attention aux voyageurs mais bavardait assidûment avec un grand escogriffe (dans le sens de l’origine grecque du mot hupogrupos, qui désigne quelque chose de crochu) aux jambes en arc, aux longs bras, au dos légèrement voûté, l’allure tourmentée, le tout couronné par une grosse tête rose, toute rase, aux yeux très doux, calmes et pensifs, aux cheveux blond-filasse coiffés d’une casquette à carreaux.

J’ai dit que Rouletabille ne reconnut pas Tamar, mais il fut instantanément persuadé qu’il avait déjà rencontré le grand escogriffe quelque part.

Le train partait. Rouletabille ferma la porte de son compartiment, heureux de constater qu’il n’aurait pas apparemment de compagnon et décidé à sortir de cette boîte le moins souvent possible. Malheureusement, la porte se rouvrit presque aussitôt et il vit entrer l’escogriffe, suivi de l’employé des wagons-lits qui lui portait son sac.

Et maintenant je laisse la parole à mon ami.

« À ce moment de ma lutte avec la police, a raconté Rouletabille, une chose me donnait quelque tranquillité : on aurait pu m’arrêter depuis la veille, pourquoi ne l’avait-on pas fait ? Je pouvais répondre presque affirmativement que c’était parce que l’on me savait porteur de la lettre de Roland à Théodora Luigi, lettre cherchée vainement par Tamar à Ia « Villa Fleurie », trouvée ensuite par moi et si terriblement compromettante pour Théodora. Tant que j’aurais sur moi ce papier qui mêlait si tragiquement la célèbre courtisane, instrument de la haute police, au drame de la petite maison de Passy, j’étais assuré que l’on ne mettrait point la main sur moi. Je pouvais faire trop d’esclandre avec ce papier et « retourner l’affaire » d’une façon décisive. C’était mon meilleur sauf-conduit. Il fallait avoir le papier d’abord, on m’arrêterait ensuite ! Je croyais bien qu’ils m’eussent plutôt fait tuer que de me prendre vivant avec ce document dans ma poche.

Tout de même, comme je pensais qu’ils n’en arriveraient là qu’à la dernière extrémité, s’ils s’y résolvaient jamais, cela me laissait quelque liberté d’esprit d’autant plus que, depuis la veille, je pensais avoir réussi à semer définitivement ces messieurs. Or la vision de l’homme qui ressemblait de dos à Tamar suivie de l’entrée de son compagnon dans mon compartiment me redonna à réfléchir…

Tamar pouvait s’être déguisé, grimé, comme je l’étais moi-même ; enfin ce singulier voyageur ne m’était pas inconnu… Il salua, s’installa, me fixa tranquillement de ses yeux doux et me demanda la permission de relever la glace. Je reconnus aussi sa voix que je n’avais certainement pas entendue depuis très longtemps. Il avait un léger accent belge… où donc ?… où donc ?…

À ce moment, l’employé du wagon-restaurant passa en annonçant le premier service. Bien que je n’eusse point pris de ticket, je me levai aussitôt. J’avais besoin d’être quelques instants loin de cet homme, pour mieux y penser… Je me glissai dans le corridor ; j’étais dans un de ces « soufflets » qui relient entre eux les wagons, quand une légère secousse me rejeta sur l’un des voyageurs qui se rendait comme moi au restaurant. Je m’excusai en tournant légèrement la tête. C’était l’escogriffe. Arrivé sans autre incident à destination, j’attendis que mon suiveur fût installé pour m’asseoir à une autre table, mais toutes les places étaient retenues à l’exception de celle qui se trouvait en face de lui. Décidément je n’avais pas de chance !… Non seulement j’étais condamné à dormir avec cet homme, mais encore il me fallait dîner en face de lui… Quoi qu’il fit pour jouer l’indifférence à mon égard, il m’était de plus en plus suspect…

Je m’assis et déployai ma serviette. Et, dans le moment, j’eus ce geste instinctif qu’ont les porteurs de grosses sommes qui tâtent, du gras du bras, leur poitrine pour s’assurer que « le matelas » y repose toujours. Or, j’eus la révélation nette que, déjà, je n’avais plus mon portefeuille !… le portefeuille dans lequel j’avais mis la lettre de Roland Boulenger à Théodora Luigi !…

À la minute même, un nom passa en lettres de feu dans ma mémoire : « Léopold Drack ! »

Et je revis la scène datant d’une dizaine d’années : Dans une petite pièce de la Préfecture où étaient réunis une trentaine d’agents et quelques hauts personnages de l’Administration amusés par une exceptionnelle conférence de ce Léopold Drack, un des plus habiles pickpockets qui aient jamais existé, ayant fait fortune en Amérique, retiré des affaires, dévoilant bénévolement tous ses trucs, faisant servir son expérience à la défense de la propriété après avoir mis celle-ci au pillage… C’était charmant et ahurissant comme une séance de prestidigitation bien réussie par un maître élégant qui accomplit les tours les plus compliqués sans que l’on puisse soupçonner le moindre effort… avec le sourire… Seulement Léopold Drack ne souriait pas. Il vous parlait. D’un ton monotone et traînant il vous racontait n’importe quoi, vous posait les plus ordinaires questions qui vous surprenaient par leur banalité même, et vous aviez la poche vide avant que vous ne lui ayiez répondu. Entre temps il ne vous avait pas quitté des yeux, fixant sur vous son doux regard tranquille, un peu stupide et il vous avait offert une cigarette ou vous avait demandé du feu ou encore l’heure qu’il était. Averti par un ami de la Sûreté, je m’étais glissé dans cette salle sans que personne ne me prêtât la moindre attention et j’en étais sorti sans que ce Drack eût eu l’occasion de m’apercevoir. Et c’était cet homme que l’on avait lancé sur moi. Sa besogne était déjà accomplie. Ça n’avait pas été long. J’étais perdu !…

Cependant le ressort qui est toujours en moi dans les instants les plus critiques ne me fit point défaut. Rien ne put trahir ma consternation (je pourrais écrire mon désespoir !) Je me mis à dîner de fort grand appétit, et, mon Dieu ! la conversation s’engagea le plus naturellement du monde. Nous nous trouvâmes d’accord sur les plus minces sujets et nous nous découvrîmes les mêmes goûts pour l’ancien opéra-comique. Sans faire déjà une paire d’amis, nous nous supportions fort aisément. On s’était présenté. Il se disait représentant d’une grande maison de Champagne et il voulut que je goutâsse à sa marque que j’appréciai en connaisseur. Il régla même l’addition avant que je pusse m’interposer.

Du reste, je n’insistai point car je venais de m’apercevoir que je n’avais point suffisamment de monnaie dans mes poches et qu’il m’allait falloir chercher mon portefeuille ce que je voulais éviter par dessus tout. Comme sa générosité devait avoir été dictée pour beaucoup par une crainte de ce geste-là, au moins égale à la mienne, tout se passa donc le mieux du monde et il put croire que je continuais d’ignorer ma déconfiture.

En sortant du restaurant j’eus grand soin de le laisser marcher devant moi, mais il y eut à la porte une légère bousculade et je me trouvai un instant séparé de lui ; quelques secondes plus tard, j’étais à nouveau sur ses talons quand il pénétrait dans notre compartiment. Nous bavardâmes encore une demi-heure. Mon plan était simple. J’étais décidé, quand nous nous trouverions enfermés là dedans pour la nuit, à lui mettre mon revolver sur la tempe et à exiger la restitution de mon portefeuille, mais il en alla tout autrement comme vous allez voir, et ma foi, ce fut tant mieux car un geste brutal qu’il avait dû prévoir aurait peut-être tout perdu.

D’autant plus qu’il pouvait s’être déjà débarrassé de mon portefeuille après s’être emparé de la lettre… J’en étais là de mes réflexions quand je sentis que mon portefeuille était revenu dans la poche de mon veston !…

Ainsi, il s’était bien débarrassé de mon portefeuille mais dans ma poche !… Je n’avais plus rien à dire…

Mais la lettre, maintenant, où était-elle ? Eh bien ! elle devait être dans son portefeuille à lui !…

Je ne désespérai plus de rien, car enfin J’avais maintenant un avantage sur mon pickpocket, c’est qu’il croyait que j’ignorais que j’avais été volé, excellente situation pour le voler à mon tour !…

Je crois avoir joué là une des plus fines parties de ma vie, mais, dans cette partie, le masque de parfaite et presque niaise sécurité que je posai si hermétiquement sur ma folle inquiétude ne fut pas une des choses les moins remarquables du jeu. Si bien, ma foi, que mon homme y fut pris. Il se coucha avant moi car je ne voulais pas le laisser seul dans le corridor et j’étais décidé à ne plus le quitter d’un pas.

Quand je me déshabillai à mon tour, j’eus la satisfaction de constater qu’il n’avait point pendu son veston aux patères communes. Mon voleur était couché au-dessus de moi et je pus voir, d’un coup d’œil jeté sur la glace de la porte du lavabo qu’il finissait de rouler son veston dans le filet pendu, à portée de sa main, dans ce que je puis appeler son alcôve. Décidément, il pouvait être plus fort que moi avec ses mains mais au point de vue psychologique il n’était pas très fort, l’escogriffe !

Cinq minutes plus tard, après avoir pris de mon côté toutes sortes de précautions (destinées à ne point passer complètement inaperçues) pour garer mon portefeuille dans le filet qui m’était réservé au fond de ma couchette et faire croire que j’y attachais toujours la plus grande importance, je lui souhaitai une bonne nuit et me pris à ronfler consciencieusement.

Il ne s’endormit vraiment qu’à Mâcon. Je mis tout le temps et tout le soin qu’il fallait pour m’en assurer. Mais je n’en eus vraiment la certitude que lorsque j’eus terminé ma délicate opération. Je remuais le moins possible et cependant je n’eus, de ma vie, pareille suée… Ah ! la décomposition lente des mouvements est un travail de géants et le pire des martyres !…

Enfin j’avais eu le veston, le portefeuille et j’étais rentré en possession de ma lettre à notre entrée en gare de Lyon… Il était temps car les cris des employés, les mouvements de la gare réveillèrent mon homme.

Il put constater que mon ronflement n’avait rien perdu de sa belle régularité, Au départ de Lyon, sans qu’il se fût apparemment aperçu de rien, il se retournait contre la cloison et se rendormait.

Je m’étais juré, moi, de ne point dormir. Après l’expérience du portefeuille, vous pensez bien que je n’y avais point replacé la lettre… Cette lettre se trouvait enfermée dans une double feuille et le tout dans une enveloppe, à peu près dénuée de gomme et que je n’avais du reste point close, car lorsque j je me trouvais seul, je ne manquais point de sortir ce document pour l’étudier plus à fond (ce qui me permettait, chaque fois, d’y découvrir quelque chose de nouveau)… j’avais donc gardé l’enveloppe dans ma main.

Ma main était passée sous mon oreiller (car j’ai l’habitude de dormir sur le ventre, les bras recourbés sous mon oreiller, comme si j’allais le dévorer et j’ai ainsi la sensation de dormir plus vite, d’en prendre le plus dans le moins de temps possible…) mais je le répète, je ne voulais pas dormir !… Hélas ! j’oubliais que je ne connaissais pas un lit depuis trois jours… depuis trois jours je n’avais pas mangé d’oreiller… j’avais faim. Inconsciemment j’en goûtai un peu, puis beaucoup… c’était bon… c’était doux !..… Annibal à Capoue ! Je m’endormis sur ma victoire !…

Quand je me réveillai, les premiers rayons du jour glissaient entre les rideaux tirés des fenêtres et un homme en chemise de nuit était debout près de mon lit. En une seconde je fus tout à la situation ! Je m’en voulus de ma faiblesse, mais une légère crispation de ma main sur l’enveloppe que je n’avais pas lâchée me rassura…

J’avais dû faire quelque mouvement en me réveillant car l’homme en chemise de nuit disparut rapidement dans le lavabo en emportant son sac et, du reste, en faisant le moins de bruit possible.

Je tâtai encore mon enveloppe… J’étais tout à fait réveillé… il me sembla qu’il y avait quelque chose de nouveau dans l’enveloppe… en ce sens qu’il y avait quelque chose de moins dedans… Je tente d’y glisser mon doigt… à cause de la chaleur de ma main sans doute… l’enveloppe s’était collée… j’arrache… Il y a bien la double feuille là dedans ! mais la lettre n’y est plus !…

Décidément mon escogriffe n’était pas si simple qu’il en avait l’air ou si dénué de sens psychologique que je l’avais cru. Il avait dû s’apercevoir, à Lyon (en se réveillant et dès son premier coup d’œil sur son filet) que l’on avait touché à ses affaires et il m’avait bien « mis dedans » en se retournant contre sa cloison et en feignant à son tour le sommeil pendant que je m’endormais pour de bon, à mon tour.

Mâtin ! on était dignes de lutter l’un contre l’autre ! J’avais gagné la première manche… Il avait remporté la seconde !… À qui la belle ?

Mais la partie devenait terriblement difficile pour moi, maintenant que je savais qu’il savait que je savais qu’il avait la lettre !…

Et je n’avais plus beaucoup de temps devant moi pour la lui reprendre, si tant est que la chose fût encore possible.

Je feignis bien de ne point m’être réveillé et je ne simulai le réveil que lorsqu’il réapparut, sortant du petit lavabo avec son sac… Je m’arrangeai pour qu’il ne perdît aucun de mes mouvements, ce qui était moins difficile que de les lui dissimuler, et pour qu’il m’aperçût du coin de l’œil rangeant hâtivement l’enveloppe que je venais de tirer de sous l’oreiller comme si je continuais d’être persuadé que je possédais un trésor.

Toutefois je doutai qu’il fût pris à une aussi mince comédie. En ce qui me concernait, toutes mes facultés étaient en éveil pour deviner ce que l’autre avait bien pu faire de la lettre. J’avais dû me réveiller dans le moment qu’il me reglissait l’enveloppe dans la main ; j’imaginai que sa brusque disparition avait témoigné de sa surprise et il ne faisait point de doute qu’il était entré dans le lavabo avec le précieux document en main. Sans quoi, quand j’ai vais remué pour la première fois, il n’eut point marqué cet émoi.

Il était donc entré dans le lavabo en chemise de nuit avec la lettre et avec son sac ouvert. Il en ressortit avec son sac fermé. Il y avait toute chance pour que la lettre fût dans le sac. Il se hâtait de s’habiller pour me laisser la place libre…

Pendant ce temps nous échangions ces propos du matin qui sont de rigueur entre gens qui ont passé la nuit dans la même cabine. Nous nous félicitâmes l’un l’autre du repos que nous avions goûté. Il était comme moi : le mouvement du train le berçait et il ne dormait jamais si bien qu’en voyage. Enfin il fut prêt et, après avoir fermé son sac à clef, il sortit.

Je me jetai hors de ma couchette et fis jouer le verrou de la cabine. J’étais seul, sans surprise possible. Je me ruai sur le sac. Aucune de mes clefs ne l’ouvrait, mais j’avais un petit outil avec lequel je forçai les serrures, sans que je me demandasse une seconde ce qu’il adviendrait, par la suite, de cette effraction. Je vidai son sac, je le mis au pillage, je le tâtai sur toutes les coutures, pas de poches secrètes… et pas de lettre !… Il avait donc gardé sa lettre sur lui ; en tout cas, il l’avait emportée avec lui. Je remis en vrac toutes les affaires de ce damné Drack dans son damné sac et jetai ce dernier dans le coin du filet où j’étais allé le chercher, puis je m’habillai en cinq minutes. Après quoi, en face de la glace, je composai mon visage, lui commandai le sourire et l’indifférence et je rentrai dans le corridor croyant y trouver mon homme… mais point de Drack dans le corridor…

Je glissai comme une flèche jusqu’au wagon-restaurant. Drack y prenait tranquillement son café au lait.

Cette fois je ne le fuyais point et je fus fort heureux de constater que ma place était libre en face de lui. Je m’y assis, Il me sourit, je lui souris. Nous avions l’air aussi contents l’un que l’autre, l’un de l’autre.

Je savais qu’il savait que je savais… Il savait aussi que je savais qu’il savait… Quelle situation que celle de ces deux individus qui, depuis la veille au soir, ne cessaient de se voler mutuellement sans que rien, dans leurs façons d’être ni dans leurs paroles, ne dénonçât leur intime pensée, la joie de la victoire ou le désagrément de la défaite, ni l’espoir frénétique de la revanche…

J’avais commandé deux œufs sur le plat… Il beurrait ses toasts… On approchait d’Avignon… j’avais peut-être encore vingt minutes devant moi.

— Vous avez chaud ! me dit-il.

Oui, j’avais chaud… de grosses gouttes de sueur me perlaient aux tempes… je jetai ma casquette dans le filet au-dessus de nous, à côté de sa casquette à lui.

— On chauffe trop dans ces wagons de luxe ! fis-je..…

— Cela dépend des tempéraments, répliqua-t-il… moi je n’ai jamais trop chaud, si vous permettez ?

Là-dessus il prit sa casquette et s’en coiffa solidement.

J’étais renseigné.

La lettre était dans la casquette !

Le coup d’œil qu’il lui avait lancée lorsque j’avais jeté la mienne dans le filet, le soin qu’il prenait de se recoiffer aussitôt mon arrivée et la solidité même avec laquelle l’opération avait été faite, tout le dénonçait !

Pour quelqu’un dont les sens étaient exacerbés comme les miens, il n’avait même pas été difficile de percevoir, dans une dixième de seconde, le sentiment évident de satisfaction dans la sécurité qu’avait exprimé cette tête dès qu’elle avait été coiffée de cette casquette…

Rien ne m’avait échappé, pas même le léger effort qui attestait l’étroitesse, sans doute récente, de la coiffe.

Enfin, une minute plus tard, je lus comme dans un livre cette phrase visible pour moi seul, dans ces deux beaux grands yeux dont la placidité apparente semblait. me narguer : « Elle est là, la lettre ! viens donc la chercher ! »

Tout à coup, j’y allai. Ce fut rapide comme la foudre.

Je venais de payer mon déjeuner et il réglait le sien… déjà le train ralentissait et l’on allait entrer en gare d’Avignon.

Je me levai. Il était encore assis.

Je pris ma casquette dans le filet. Elle était à carreaux comme la sienne… et, avec un peu de bonne volonté, on eut pu prendre l’une pour l’autre… et, tout à coup, lui jetant la mienne sur la table, je m’emparai d’un geste brusque de celle qu’il avait sur la tête.

Il poussa un cri, se dressa, hagard !… Moi je souriais, en déclarant tranquillement :

— Je vous demande pardon, vous vous êtes trompé de casquette, monsieur !

— Jamais de la vie ! s’écria-t-il et il se jeta sur moi.

Mais j’avais prévu le mouvement et je m’étais assez reculé pour avoir mis la précieuse casquette hors de sa portée… Des voyageurs s’étaient levés, nous entouraient, intervenaient, s’amusaient de cet intermède incompréhensible et grotesque, de la fureur éclatante de ce voyageur {les yeux naguère placides lançaient des flammes et la douce face rose était devenue comme un énorme boulet rouge prêt à porter l’incendie) pour une casquette !…

Moi, j’étais de plus en plus calme, séparé du dangereux escogriffe par deux voyageurs. Et je prononçai en ouvrant la coiffe de la casquette :

— Cette casquette est si bien à moi que, comme elle était trop large, je l’ai garnie avec une lettre que voici. Si Monsieur désire que je lui dise quels sont les termes de cette lettre, je les répéterai et tout le monde pourra constater lequel de nous deux s’est trompé !…

Ces derniers mots eurent le don de calmer Drack instantanément. Ils furent comme un bain glacé pour le boulet rouge qui n’éclata point. L’homme regarda ma casquette, sur la table, la prit… et convint en bougonnant qu’il s’était trompé… que c’était bien la sienne !…

Il y eut des rires. Le train stoppait en gare d’Avignon. Je sautai sur le quai, mon trésor sur la tête…

Quelques secondes plus tard, j’étais hors de la gare, ayant abandonné mon bagage… et, pendant que mon Drack me cherchait dans le train de Port-Bou, j’avais sauté dans une auto qui, à prix d’or et à quatre-vingt-dix à l’heure me conduisait à Marseille… mais vrai ! j’avais eu chaud ! »