« Page:Leroux - Le Crime de Rouletabille, 1921.djvu/74 » : différence entre les versions

(Aucune différence)

Version du 19 septembre 2021 à 12:46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1454
JE SAIS TOUT

XI

Où il est démontré une fois de plus que la fortune vient en dormant


Ce n’est que deux jours après son arrivée à Marseille où il se promenanit sous un nouveau déguisement que Rouletabille découvrit le nouvel établissement de Marius Poupardin.

Errant dans la rue Saint-Ferréol, il fut arrêté par un léger échafaudage qui encombrait le trottoir. Des ouvriers récrépissaient une façade et un artiste peintre dessinait en lettres d’or, sur une grande glace, ces mots de lumière : à l’instarPremier salon de coiffure de la capitale phocéenne.

Le nom de Marius Poupardin ne flamboyait point sur l’enseigne encore absente mais Rouletabille eut le pressentiment qu’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. Il pénétra dans une salle déserte que les ouvriers venaient de quitter et il perçut immédiatement des voix qui venaient d’une petite pièce, au fond d’un corridor.

Il entra dans le corridor et s’arrêta devant une porte aux vitres dépolies. Une voix qu’il connaissait bien le clouait là : c’était la voix de Mme Boulenger…

— Ces dix mille francs sont à vous, Poupardin !… mais dites-moi toute la vérité !… Vous étiez établi depuis deux ans au coin de l’impasse La Roche, vous connaissez Théodora Luigi. Tout le quartier la connaissait… Elle ne se cachait pas quand elle venait au Pavillon… Vous l’avez vue maintes fois l’an passé… Or la femme qui est entrée chez vous le mardi du crime (ne niez pas, votre commis qui était dans l’arriére-boutique et qui a entendu vos chuchotements pourrait vous donner un démenti) cette femme dont la visite vous a fait riche !… car c’est avec l’argent de cette femme que vous êtes venu vous installer ici… cette femme c’était Théodora Luigi !… Combien vous a-t-elle donné ? Je vous donnerai davantage, moi !… Mais il faut que vous parliez ! J’ai juré de savoir la vérité ! je la saurai ! Vous savez qui je suis ? Je suis la femme du malheureux que l’on a assassiné, là-bas, peut-être sous vos yeux ! Je remuerai ciel et terre pour le venger !… Enfin vous savez bien que celui que l’on a arrêté est innocent !… Vous n’allez pas le laisser guillotiner !..

— Ah ! celui-là peut être tranquille, fit entendre la voix grasse de Poupardin… D’abord il court, et puis, si on le rattrape, il sera acquitté…

— Poupardin, vous êtes un misérable…

— Marius Poupardin est un honnête homme et il parlera !

C’était Rouletabille qui venait de lancer cette dernière phrase. À l’apparition de ce personnage inattendu, Mme Boulenger se leva et Marius Poupardin ramassant vivement les dix mille francs qui se trouvaient sur la table fit entendre à l’intrus les propos les plus désobligeants.

Rouletabille n’était pas mis avec une extrême élégance ; le complet assez informe qui le déguisait ce matin-là, le chapeau melon un peu trop usagé qui le coiffait le rejetaient d’emblée sinon parmi la classe pauvre, du moins dans celle des gens « gênés ». L’effet qu’il produisit n’en fut que plus grand quand, après avoir soigneusement fermé la porte, il sortit de sa poche dix billets de mille francs qu’il plaça sur la table à la place même qu’occupaient tout à l’heure ceux qui venaient de disparaître dans la poche de Poupardin.

Encore ! s’écria le barbier dans un ahurissement si prodigieux qu’en toute autre occasion on eût pu en rire… mais Mme Boulenger retombait alors sur sa chaise, pâle d’émotion en reconnaissant Rouletabille. C’était la première fois qu’elle le voyait depuis que tous deux avaient été frappés par le même coup du destin… Rouletabille après avoir voulu tuer cette femme qui avait si inconsciemment mené Ivana aux abîmes, alla lui serrer la main. Il venait de la trouver sur la même piste que lui, accomplissant la même besogne que lui, travaillant pour lui !…

— Ah ! mon Dieu, gémit-elle.

Rouletabille aussi était plus ému qu’on ne saurait le dire. Il se retourna vers Marius Poupardin qui assistait à cette petite scène, avec un air de plus en plus ahuri..

— Oui ! dit Rouletabille… encore dix mille francs et il y en aura d’autres, mais le moment est venu de parler, monsieur, et, il faut bien que vous le sachiez, de choisir entre la richesse qui semble en ce moment vous combler et les pires désagréments…

— Mais, monsieur, grogna Marius… je ne vous demande rien et je ne crains pas vos menaces !