« Les préjugés contre l’Espéranto/Préjugés contre les langues artificielles » : différence entre les versions

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LES PRÉJUGÉS ANTI-ESPÉRANTISTES

I

PRÉJUGÉS CONTRE LES LANGUES ARTIFICIELLES EN GÉNÉRAL

Quand on est réduit à se retrancher derrière des préjugés pour combattre une idée, il faut évidemment que cette idée ait fait de réels progrès et soit sur le point de triompher. Le préjugé est le dernier rempart du parti-pris et de l’ignorance. Opinion préconçue, ou adoptée sans examen, le préjugé n’a pas d’autre force que sa ténacité, que sa fécondité à se reproduire, telle la mauvaise herbe. Il n’en constitue pas moins un danger : c’est pourquoi l’on fait œuvre utile en essayant de l’arracher, chaque fois qu’on le rencontre, car cette ivraie peut étouffer le bon grain des idées nouvelles.

Or, s’il est une idée, qui, à l’heure présente, se développe et s’affirme d’une façon victorieuse, c’est la nécessité d’une langue internationale, commune à tous les peuples civilisés. Elle est si généralement admise actuellement qu’il devient presque oiseux de la discuter.

La facilité des communications et la rapidité des moyens de transport, dus au génie de l’industrie et de la science, se trouvent bien souvent entravées par les obstacles nés des différences de langage. Montesquieu l’avait constaté déjà au xviiie siècle. « La communication des peuples est si grande, dit-il, qu’ils ont absolument besoin d’une langue commune ». « Que dirait-il, ajoute M. C. Aymonier[1] à qui nous empruntons la citation précédente, aujourd’hui que les chemins de fer, les paquebots, le télégraphe, le téléphone, ont supprimé distances et frontières. Tous les peuples se mêlent, se coudoient et échangent avec une facilité croissante idées et marchandises. » C’est pourquoi l’on s’est dit non sans raison : les obstacles qui entravent la marche du progrès disparaîtraient si tous les hommes se comprenaient entre eux, comme à l’époque de la Tour de Babel.

Tel a été le principe initial. Mal compris par un certain nombre il a fait naître le préjugé de :
La Revanche de Babel

Disons tout de suite à ceux, qui croient avoir découvert cette objection tout récemment, qu’elle est déjà très ancienne.

Basée sur un malentendu, elle s’est effondrée d’elle-même le jour où la véritable donnée du problème a été posée.

Il est nécessaire pourtant d’en dire un mot.

Les partisans de la langue universelle ont démontré les premiers l’absurdité de cet argument : celui d’une seule et unique langue pour tout l’univers. En effet si l’humanité tout entière, unie dans une colossale démence, renonçait aux langues maternelles pour adopter un seul et unique langage, l’idiome nouveau ne tarderait pas à évoluer selon le génie de chaque peuple, et peu de temps après, tout redeviendrait au même point, par suite des modifications et des transformations introduites dans le langage par les différents peuples. On aurait à déplorer en plus la perte d’un glorieux passé littéraire aboli inutilement, stupidement, et devenu incompréhensible pour tous.

C’est pourquoi l’on a conçu l’idée d’une langue seconde que tout homme apprendrait, en même temps que sa langue maternelle, pour communiquer avec le monde civilisé, comme il se sert de la langue nationale pour converser avec ses compatriotes.

De cette notion découlent deux propositions intimement liées l’une à l’autre :

1o  Conservation de la langue maternelle chez les individus de même nationalité ;

2o  Adoption d’une langue auxiliaire seconde entre les individus de nationalité différente.

Cette première objection de la Revanche de Babel doit donc être actuellement bannie de toute discussion.

Un autre préjugé est aussitôt apparu chez nous et a pris une grande importance. Il peut se formuler ainsi :

La Langue internationale existe : c’est la Langue Française

Hélas non ! la langue française n’est plus la langue internationale, en admettant qu’elle l’ait jamais été ; et s’il est pénible pour un Français d’aborder une question qui blesse notre amour-propre, il faut avoir le courage et la résignation de faire cet aveu.

Une langue vraiment internationale a pour premier principe de se mettre à la portée de toutes les classes de la société[2].

La langue française a-t-elle jamais joué ce rôle prépondérant ? Non ; on peut l’affirmer sans hésiter. À cause de sa grande difficulté elle a été pratiquée, à l’étranger, seulement par une élite très restreinte, et cette élite continuera toujours à en cultiver la connaissance.

Mais enfin ce préjugé est très enraciné chez nous, principalement chez ceux qui n’ont jamais examiné à fond la question. D’autres plus avertis, ont compris que c’était là une utopie.

Voici un simple fait : Les partisans de la langue internationale se comptent, en France, par milliers. Voyons est-il possible que tant de Français se soient dit : « Il existe une langue internationale, et nous la connaissons tous parfaitement, puisque c’est notre langue maternelle. Eh bien ! malgré cela, nous allons chercher à en imposer une autre que nous ne savons point et que nous aurons la peine d’apprendre. » Cela ne se discute pas même un seul instant.

Évidemment nos compatriotes espérantistes ont pris cette décision après s’être rendu compte, par de sérieuses réflexions, que le français, aujourd’hui, ne peut pas être une langue internationale, et ils ont cherché à propager un idiome neutre dans le but d’empêcher les peuples voisins de prendre la place officiellement occupée par nous — dans la tradition, beaucoup plus que dans la réalité.

Notre belle langue française a pu, dans les époques de gloire, être adoptée comme la langue officielle[3], de la diplomatie, des cours et de la haute société étrangère, cela est indiscutable ; mais depuis longtemps nous avons dû cesser de revendiquer cet honneur. Rivarol, vivant à notre époque, n’eût sans doute pas écrit son Discours sur l’universalité de la langue française.

C’est donc une légende — et la plus tenace de toutes parce qu’elle flatte notre amour-propre — actuellement il faut en rabattre. Est-ce parce que notre langue a perdu de sa souplesse et de sa clarté ? non certainement ; la raison s’en découvrirait mieux dans l’amoindrissement de notre prestige militaire. La vogue de la langue française a passé — dans les hautes classes qui, seules, l’employaient — comme passent toutes les modes. Si elle est encore acceptée dans l’Union postale il n’y a pas là de quoi faire pâmer d’aise notre jeune école littéraire.

Que peuvent gagner les belles lettres françaises à ce que l’on dise Varsovie aussi bien que Warszawa, Londres, Prague et Naples, aussi bien que London, Praha et Napoli, et que l’on puisse mettre rue au lieu de street, straat, strasse, strada, rua, via, calle, ulitza, uteza ou gade ?

Quant au style télégraphique, quelle esthétique nouvelle peut-il apporter à notre littérature ? Hélas! non, le français n’est pas la langue universellement parlée. Ceux d’entre nous qui voyagent depuis une vingtaine d’années en Europe en font l’expérience, plus cruelle chaque jour.

C’est un préjugé qu’il faut combattre parce qu’il nuit, en outre, à notre activité nationale. Et les étrangers sont les premiers à le laisser s’accréditer chez nous, car pendant que nous nous endormons bercés par notre vaine gloriole, pendant que nous lâchons peu à peu la proie pour l’ombre les étrangers cherchent à s’emparer du rôle officiel que nous avons eu autrefois dans les hautes sphères.

Car, il ne faut pas craindre de le dire, la langue française n’a jamais été la langue vraiment internationale de l’Europe, au sens rigoureux que l’on doit accorder à cette expression, mais la langue officielle.

Donc cette opinion que nos adversaires cherchent à répandre :

C’est faire œuvre anti-française que de propager une langue auxiliaire

est une dangereuse erreur des ignorants, une allégation mensongère d’ennemis de mauvaise foi, surtout s’ils connaissent la situation aussi bien que nous.

Et en admettant même un instant le bien fondé de cette affirmation dont nous croyons avoir montré l’inexactitude, ce serait déjà faire œuvre de patriotisme français, au contraire que d’empêcher les autres nations d’usurper la place officielle que nous avons jadis occupée.

Les Anglais l’ont essayé par le meilleur des procédés, celui qui consiste à couvrir le monde de colonies. Mais, en gens pratiques, ils y ont déjà renoncé, et ils sont venus en très grand nombre à la langue neutre[4] bien que leur idiome national soit très facile et très répandu.

Les Allemands le tentent inutilement. La suprématie mondiale d’une langue nationale est d’ailleurs une utopie, car il faudrait le consentement unanime de tous les peuples civilisés pour la consacrer : et ce fait rentre dans la catégorie de ceux qui ne peuvent s’accomplir.

En propageant une langue neutre, nous les Français Espérantistes, pour qui — et cela, je suis fier de le proclamer au nom de tous — l’amour de la langue maternelle passe en première ligne, avant la langue que nous appelons seconde, nous défendons mieux que personne et plus pratiquement l’intégrité de notre langage national, car nous nous opposons à ce qu’il perde la seule place qu’il peut occuper parmi l’élite intellectuelle des autres nations.

Abandonnons un instant cette opinion erronée. Ne nous grisons pas de mots sonores, de belles

prosopopées, d’enivrantes périodes de métaphores pleines de magnificence ! Ce n’est point par sa beauté intrinsèque, par sa clarté, par sa souplesse que la langue française a été jadis, officiellement la langue la plus répandue dans les hautes classes de l’Europe. Sans cela notre littérature moderne serait bien coupable de l’avoir si mal défendue ! Non ! la langue française a un instant parcouru le monde, sur l’aile de la victoire et s’est momentanément implantée comme en un fertile sillon, dans les ornières creusées par les roues de nos canons. Elle s’est imposée par la force des baïonnettes.

Que valent de semblables moyens — glorieux dans le passé — à une époque, où à tort ou à raison, on maudit la guerre, on ne veut plus se battre, on rêve de paix universelle ? Ces moyens, nous ne voulons plus — ou nous ne pouvons plus — les employer ; contre eux la civilisation presque tout entière se révolte. Faut-il les abandonner aux ambitions d’un peuple plus belliqueux ?

Donc si nous sommes partisans d’une langue neutre internationale, c’est parce que nous savons bien que cette langue internationale ne peut être une langue vivante. En effet pour avoir chance d’être adoptée la langue seconde doit être choisie par le consentement unanime de tous les peuples civilisés.

Que l’on me dise la nation qui consentirait à abdiquer en faveur d’une voisine la supériorité que chacune croit posséder sur les autres ? Que l’on me cite le peuple prêt à donner à la nation élue une indiscutable suprématie sur lui-même et sur les autres peuples ?

Demandez cela à un Français, à un Anglais, à un Allemand, à un Italien, etc., etc. Tous seront d’accord pour répondre :

— Ah! quant à cela jamais… à moins que l’on ne choisisse ma langue.

Aussi quand M. Michel Bréal propose d’apprendre d’abord le français, ensuite l’anglais « parce qu’ « avec cela on est sûr de se faire entendre partout » (ce qui est loin d’être exact). M. Théodore Gartner, professeur à l’Université d’Innsbruck, conseille de « propager, faciliter, encourager l’enseignement des langues française, allemande, anglaise et italienne… » Ce qui est bien compliqué et en tout cas ne résout pas la question de la langue seconde auxiliaire.

Et même à supposer un seul instant, que, par impossible, tous les peuples tombent d’accord pour choisir l’un d’entre eux, celui qui accepterait l’honneur d’une si lourde charge ne tarderait pas à s’en repentir. Sa langue, au bout de fort peu de temps, évoluerait selon l’esprit des autres peuples ; elle perdrait son génie personnel, ses qualités naturelles ; et soit que tous les dix ans par exemple on se résigne à faire une cote mal taillée de toutes les modifications, soit qu’on la laisse évoluer librement dans chaque pays, elle finirait par devenir incompréhensible de peuple à peuple, comme la langue de la revanche de Babel (voir p. 12) ; et cela parce que chaque langue nationale étant elle-même une perpétuelle évolution, ne saurait trouver dans son propre fond des bases solides sur lesquelles elle puisse appuyer sa stabilité[5].

C’est pourquoi un certain nombre de gens convaincus de l’impossibilité de choisir une langue vivante — mais ennemis du principe de la langue artificielle ont proposé

Le latin comme langue internationale

Parce que le latin, disent-ils, est la langue universelle des savants, des théologiens et des philosophes, la langue des grandes conquêtes de l’antiquité, la langue scientifique du moyen âge.

Il est fort probable que les personnes qui font très sérieusement cette proposition veulent nous laisser croire qu’elles parlent le latin ; peut-être, seraient-elles très embarrassées si on les prenait au mot. Mais ne nous montrons pas trop sceptiques ! Si ces personnes parlaient réellement le latin, elles seraient — en toute franchise — obligées d’avouer au prix de quels efforts elles sont arrivées à ce résultat et hésiteraient à en conseiller l’ingrate et difficile étude.

Je sais néanmoins un certain nombre de lettrés qui lisent couramment le latin — mais c’est une élite, — et de là à le parler couramment il y a loin. Des prêtres catholiques, qui, dans leurs voyages en Europe s’en servent avec leurs collègues, avouent que la plupart du temps ils écrivent leurs questions, et que les étrangers transcrivent au dessous leurs réponses — ce qui ne paraît pas d’une utilité bien pratique — et cela parce que chacun donne au latin la prononciation des sons de sa langue maternelle.

Il serait facile, objectera-t-on, d’adopter une prononciation uniforme pour tous les peuples. En principe la chose n’est pas inadmissible ; en pratique elle offrirait des impossibilités matérielles ; car sur quel terrain s’établirait-on ? chacun proposerait sa prononciation sans vouloir en démordre. Ensuite et surtout les nombreuses irrégularités du latin, sa grammaire compliquée, sa syntaxe difficile, ses mots dont le sens varie selon les expressions et signifient même parfois le contraire de ce qu’ils exprimaient dans la proposition précédente en font une langue de savants, d’érudits, de lettrés fins et délicats, et le placent de beaucoup au-dessus du niveau intellectuel de la majorité du monde civilisé qui tenterait de l’employer comme langage universel.

Mais il y a une autre raison plus profonde qui milite contre son adoption. Le latin, — même si l’on ne tient aucun compte de sa difficulté — langue morte d’une civilisation disparue, ne peut convenir aux idées, ni aux besoins journaliers de la vie moderne. Le philosophe, le lettré et le théologien seraient donc les seuls à l’employer décemment, et c’est un peu sommaire, vu le nombre des professions évoluant dans le sillage du xxe siècle. Mais à supposer que, malgré tant d’obstacles, on se décide à adopter le latin, comment exprimer dans le langage de Cicéron, ou même en basse latinité, des phrases comme les suivantes : « Ma correspondance de tramway est dans la poche du gilet de mon complet veston. » — « Le bureau de tabac est dans la gare du chemin de fer près du kiosque aux journaux », ou cette autre d’un usage plus courant : « Garçon, un bock et la cote de la Bourse ! »

On pourrait en citer des milliers du même genre.

Le latin ne peut donc plus convenir aux besoins de notre civilisation ; il devrait subir de trop grandes modifications. Il disparaîtrait englouti par la marée des mots auxquels les langues modernes sont accoutumées et qui correspondent à des notions inconnues au temps de la conquête de la Gaule. Il s’alourdirait de mots d’internationalité barbare sur lesquels il serait même difficile de tomber d’accord. De l’ancien latin il ne resterait plus que la grammaire, cette grammaire si aride, et encore subirait-elle l’influence des mots plus récents, indispensables aux langues modernes : l’article et les pronoms personnels dans la conjugaison du verbe.

Est-ce cela que demandent les bons latinistes ?

Quant au grec il ne faut pas davantage y songer.

Or puisque l’usage d’une langue vivante ou d’une langue morte nous apparaît comme inadmissible, il faut bien nous rabattre sur une langue artificielle.

Mais, s’écrient les personnes influencées par un nouveau préjugé :

Une langue artificielle n’est pas possible !

On a remarqué avec une grande stupéfaction que tous ceux qui énoncent cette proposition se gardent bien de donner une explication quelconque pour justifier leur opinion et nous convertir à leur croyance.

Les uns disent : « Je ne suis point partisan d’une langue artificielle », les autres : « Je n’y crois point. » D’autres encore : « Le rôle de la langue universelle pour les peuples civilisés peut seulement être rempli, non par une langue ancienne cristallisée, non par une langue artificiellement formée, mais par une langue vivante. » D’autres comme M. Remy de Gourmont (Préface de la Sottise) expose que « le besoin d’une langue universelle ne semble pas universel. » M. de Gourmont aime les paradoxes !

Dans tout cela il n’y a que des opinions — toutes les opinions sont respectables ; — mais on ne présente aucune preuve de l’impossibilité de la langue artificielle, ni aucune explication des motifs pour lesquels on nie la possibilité de sa réalisation. Et même quand d’autres affirment que « toute langue artificielle et volontaire manque d’âme et par suite de principe vital » qu’ « elle conviendrait à des automates », j’imagine qu’ils se méprennent sur le sens du mot artificiel[6].

Mais enfin, puisque personne ne trouve d’autre explication que l’affirmation toute nue d’une opinion préconçue, — cela peut être par manque de notions précises sur la question ! — il est nécessaire d’expliquer comment et pourquoi l’existence d’une langue artificielle n’a, théoriquement ni pratiquement, rien d’impossible.

Je commencerai donc par citer des faits. J’ai assisté, trois années consécutives, à des Congrès, à Boulogne, à Genève, à Cambridge ; j’ai vu des gens de vingt-deux nationalités différentes échanger des vues sur les questions les plus variées à l’aide d’un langage artificiel, j’ai tenu de longues conversations avec des étrangers ne sachant pas un mot de français, la seule langue vivante que je possède. Je puis donc affirmer que cette langue artificielle existe. J’ai d’ailleurs contribué avec tant d’autres, depuis six ans, à l’enseigner dans

les sociétés polytechniques, philomatiques et dans les universités populaires. Et si mon témoignage ne suffit pas je puis invoquer celui des élèves de nos cours, celui des 1400 congressistes de Cambridge, des 1900 de Genève, des 800 de Boulogne-sur-Mer, sans compter les milliers d’habitants des villes où se tenaient les Congrès. Je puis ajouter que ces congressistes venaient des quatre cours du monde de tous les pays d’Europe, même de Finlande et de Sibérie, qu’il en est venu des deux Amériques, des Indes, de la Nouvelle-Zélande. « Pour la plupart les congressistes avaient appris l’Espéranto dans des livres, et ne l’avaient jamais entendu parler par un étranger : Et la première fois qu’ils se sont trouvés réunis ils se sont parfaitement compris[7]. »

Mais on pourrait s’écrier, qu’imitant en cela les détracteurs de la langue artificielle je n’apporte dans la discussion qu’une opinion personnelle — solidement étayée, il faut en convenir, sur des faits et contrôlée par des milliers de témoins oculaires et auriculaires — je vais néanmoins appuyer les raisons philosophiques de l’existence possible d’une langue artificielle par des autorités dont la compétence en la matière est, de l’aveu de tous, indiscutable.

Descartes dans sa Lettre au Père Mersenne (20 novembre 1629)[8] dit en propres termes. « Faisant une langue, où il n’y ait qu’une façon de conjuguer, de decliner, et de construire les mots, qu’il n’y en ait point de defectifs ny d’irreguliers, qui sont toutes choses venues de la corruption de l’usage, et mesme que l’inflexion des noms ou des verbes et la construction se fassent par affixes, ou devant ou apres les mots primitifs, lesquelles affixes soient toutes specifiées dans les dictionnaires, ce ne sera pas merveille que les esprits vulgaires apprennent en moins de six heures à composer en cette langue avec l’aide du dictionnaire…

« Si cela estoit trouvé, je ne doute point que cette langue n’eust bien tost cours parmy le monde, car il y a force gens qui employeroient volontiers cinq ou six jours de tems pour se pouvoir faire entendre par tous les hommes. L’invention de cette langue depend de la vraye Philosophie… »

Descartes croit donc à la possibilité de cette langue universelle qu’il oserait espérer « fort aisée à apprendre, à prononcer et à ecrire. »

Descartes après avoir affirmé la possibilité d’une langue artificielle, en expose les principales qualités :

La facilité ;

La régularité ;

La simplicité.

Leibnitz précise encore davantage :

« En premier lieu, Leibnitz déclare inutile et illogique la pluralité des déclinaisons et des conjugaisons. Il ne devra donc y avoir qu’une seule déclinaison et qu’une seule conjugaison toutes deux absolument régulières et sans exception. De plus, la distinction des genres est complètement inutile : on la supprimera… Mais la conjugaison peut se simplifier encore : la variation du verbe selon les personnes et les nombres est inutile, car cette distinction est déjà indiquée par le sujet, c’est là une sorte de pléonasme ou de double emploi[9]. »

Je ne cite pas de textes de première main, et j’emprunte ouvertement ces extraits à l’Histoire de la Langue Universelle, parce que cette réponse à la « Sottise » est une œuvre de vulgarisation, ayant pour unique but de mettre à la portée de tous, des notions connues déjà du plus grand nombre, et de les répandre parmi ceux qui en sont encore à les ignorer[10].

J’arrête là ces citations, que l’on pourrait multiplier. Dans l’espoir qu’elles ont démontré suffisamment la possibilité de la langue artificielle. Nous allons expliquer maintenant comment l’Espéranto, qui possède toutes les qualités pressenties par Descartes et précisées par Leibnitz, est bien la seule, la vraie langue artificielle, destinée à être répandue dans l’univers, pour servir de lien commun entre tous les hommes de bonne volonté. Elle est la seule langue qui puisse durer aussi longtemps que durera le monde ; en effet ses véritables adeptes, pour continuer à se comprendre, ont intérêt à conserver l’inviolabilité de ses principes. Ses bases — on le verra plus loin — offrent une grande solidité, et ses évolutions — car c’est une langue bien vivante — se feront parallèlement dans tout l’univers, par un consentement unanime ; c’est en effet dans cette inviolabilité qu’elle peut seulement trouver les fondements solides de sa stabilité en tant que langue, et de sa durée en tant que moyen d’intercompréhension universelle.

    absent, a dit presque en propres termes : « Quand on m’a parlé de l’Espéranto, comme langue internationale universelle, j’ai souri en ma qualité d’Anglais ; car je pensais qu’il n’y avait qu’une seule langue universelle possible et que c’était l’anglais. Puis après avoir réfléchi qu’aucun peuple n’accepterait la suprématie que l’usage universel de la langue anglaise conférerait au Royaume Britannique, pas plus du reste que je n’accepterais en tant qu’Anglais la suprématie d’un autre peuple, j’ai compris qu’il fallait adopter, comme idiome international, dont le besoin est urgent, une langue artificielle ; elle est d’ailleurs la seule qui peut mettre d’accord toute l’humanité en même temps qu’elle conserve l’intégrité des langues nationales. »

  1. L’Espéranto. Solution logique et pratique du problème de la Langue internationale auxiliaire par M. Camille Aymonier, professeur au Lycée Buffon.
  2. C’est vers ce but que tend l’Espéranto, dont l’étonnante facilité — on le verra plus loin — surprend toutes les personnes qui se donnent la peine d’étudier avec un peu de soin son vocabulaire et sa grammaire.
  3. On a tort de confondre les mots international et officiel. Si notre langue française a été officiellement adoptée à l’étranger pendant une certaine époque, il est certain que ce temps est passé, et ne peut revenir, parce que le but poursuivi actuellement est l’adoption d’une langue à la portée de tous ; et en dehors des côtés politiques de la question aucune langue vivante, ainsi qu’on le verra, ne peut jouer ce rôle.
  4. Lors de la réception du Dr  Zamenhof et des Espérantistes étrangers au Guildhall de Londres, le lundi 19 août 1907, après les réunions du Congrès de Cambridge, Sir T. Vezey Strong, Alderman, remplaçant officiellement le Lord maire,
  5. On verra plus loin (page 30) que cet inconvénient n’est pas à redouter avec une langue faite artificiellement.
  6. Sans vouloir se donner la peine de réfléchir, ou jouant même sur les mots avec sans doute quelque mauvaise intention, on semble oublier — pour mieux attaquer l’Espéranto – que le mot artificiel a deux sens. Il signifie : fait avec art, du latin arte facta, qui est produit au moyen de l’art, par opposition à naturel. C’est dans ce sens qu’il faut l’entendre

    car l’autre sens — celui de factice, c’est-à-dire « qui a seulement les apparences de la réalité » — serait la condamnation même de notre système. D’ailleurs si c’est ainsi que devaient l’expliquer certaines personnes malintentionnées il serait très facile d’adopter une autre expression…

    Mais pour éviter toute amphibologie, nous demanderons aux personnes de bonne foi : Est-ce qu’il y a des langues vraiment naturelles ? Est-ce que toutes les langues nationales, répandues dans l’univers, ne sont pas autre chose que des langues conventionnelles ? « Elles sont l’œuvre de l’homme, la création de l’homme, celle qui lui appartient en propre et précisément le distingue de l’animal » (*).

    C. Aymonier, op. cit.

  7. Conférence aux officiers de l’école supérieure de Marine, par M. Carlo Bourlet, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, président du groupe espérantiste de Paris.
  8. Voir édition Clerselier. Éd. Cousin. Éd. Adam-Tannery.
  9. Couturat et Leau, Histoire de la Langue Universelle.
  10. Si M. E. Gaubert avait lu Descartes et Leibnitz ou seulement les ouvrages qui traitent de la Langue Universelle il n’aurait sans doute pas commis (*) sa niaise « Sottise ».

    * Voir la note page 5.