« Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/79 » : différence entre les versions

(Aucune différence)

Version du 1 septembre 2009 à 19:33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d'escrivains françois de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux pour ne suyvre la route commune; mais faute d'invention et de discretion les pert. Il ne s'y voit qu'une miserable affectation d'estrangeté, des déguisements froids et absurdes qui, au lieu d'eslever, abbattent la matiere. Pourveu qu'ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l'efficace: pour saisir un nouveau mot, ils quittent l'ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux. En nostre langage je trouve assez d'estoffe, mais un peu faute de façon: car il n'est rien qu'on ne fit du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un genereux terrein à emprunter; et les formes de parler, comme les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment. Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu'il languit soubs vous et fleschit, et qu'à son deffaut le Latin se presente au secours, et le Grec à d'autres. D'aucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apercevons plus malaisément l'energie, d'autant que l'usage et la frequence nous en ont aucunement avily et rendu vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s'y rencontre des frases excellentes et des metaphores desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur s'est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n'oste rien du goust à ceux qui ont bon nez, ny ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs qui, comme il est vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre. Les sciences traictent les choses trop finement, d'une mode trop artificielle et differente à la commune et naturelle. Mon page faict l'amour et l'entend. Lisez luy Leon Hébreu et Ficin: on parle de luy, de ses pensées et de ses actions, et si il n'y entend rien. Je ne recognois pas chez Aristote la plus part de mes mouvemens ordinaires: on les a couverts et revestus