« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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Il faisait froid, il faisait sombre ; la pluie tombait fine et serrée <ref>Dans l’hebdomadaire ''La semaine des enfants'', Sophie avait écrit : « Il faisait froid, il faisait nuit ». Bien qu’écrivant très vite, elle travaillait beaucoup à chercher le mot juste, expressif et s’harmonisant à la phrase.</ref> ; deux enfants dormaient au bord d’une grande route, sous un vieux chêne touffu : un petit garçon de trois ans était étendu sur un amas de feuilles ; un autre petit garçon, de six ans, couché à ses pieds, les lui réchauffant de son corps ; le petit avait des vêtements de laine, communs, mais chauds ; ses épaules et sa poitrine étaient couvertes de la veste du garçon de six ans, qui grelottait en dormant ; de temps en temps un frisson faisait trembler son corps : il n’avait pour tout vêtement qu’une chemise et un pantalon à moitié usés ; sa figure exprimait la souffrance, des larmes à demi séchées se voyaient encore sur ses petites joues amaigries. Et pourtant il dormait d’un sommeil profond ; sa petite main tenait une médaille suspendue à son cou par un cordon noir ; l’autre main tenait celle du plus jeune enfant ; il s’était sans doute endormi en la lui réchauffant. Les deux enfants se ressemblaient, ils devaient <ref>Ce sont deux enfants inconnus, dont l’identité ne peut être donnée que par eux-mêmes.</ref> être frères ; mais le petit avait les lèvres souriantes, les joues rebondies ; il n’avait dû souffrir ni du froid ni de la faim comme son frère aîné.
 
Les pauvres enfants dormaient encore quand, au lever du jour, un homme passa sur la route, accompagné d’un beau chien, de l’espèce des chiens du mont Saint-Bernard.

L’homme avait toute l’apparence d’un militaire ; il marchait en sifflant, ne regardant ni à droite ni à gauche ; le chien suivait pas à pas. En s’approchant des enfants qui dormaient sous le chêne, au bord du chemin, le chien leva le nez, dressa les oreilles, quitta son maître et s’élança vers l’arbre, sans aboyer. Il regarda les enfants, les flaira, leur lécha les mains et poussa un léger hurlement comme pour appeler son maître sans éveiller les dormeurs. L’homme s’arrêta, se retourna et appela son chien :
 
« Capitaine ! ici, Capitaine ! »
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Le voyageur, devinant qu’il fallait porter secours à quelqu’un, s’approcha de son chien et vit avec surprise ces deux enfants abandonnés. Leur immobilité lui fit craindre qu’ils ne fussent morts ; mais, en se baissant vers eux, il vit qu’ils respiraient ; il toucha les mains et les joues du petit : elles n’étaient pas très froides ; celles du plus grand étaient complètement glacées ; quelques gouttes de pluie avaient pénétré à travers les feuilles de l’arbre et tombaient sur ses épaules couvertes seulement de sa chemise.
 
« Pauvres enfants ! dit l’homme à mi-voix, ils vont périr de froid et de faim, car je ne vois rien près d’eux, ni paquets ni provisions. Comment a-t-on laissé de pauvres petits êtres si jeunes, seuls, sur une grande route ? Que faire ? Les laisser ici, c’est vouloir leur mort. Les emmener ? J’ai loin à aller et je suis à pied ; ils ne pourraient me suivre. »
 
Pendant que l’homme réfléchissait, le chien s’impatientait : il commençait à aboyer ; ce bruit réveilla le frère aîné ; il ouvrit les yeux, regarda le voyageur d’un air étonné et suppliant, puis le chien, qu’il caressa, en lui disant :
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« Oh ! tais-toi, tais-toi, je t’en prie ; ne fais pas de bruit, n’éveille pas le pauvre Paul qui dort et qui ne souffre pas. Je l’ai bien couvert, tu vois ; il a bien chaud.
 
— Et toi, mon pauvre petit, dit l’homme, tu as bien froid ! »
 
{{sc|L’enfant}}. — Moi, ça ne fait rien ; je suis grand, je suis fort ; mais lui, il est petit ; il pleure quand il a froid, quand il a faim.
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{{sc|L’homme}}. — Et toi, tu ne manges donc pas tous les jours ?
 
{{sc|L’enfant}}. — Oh ! moi, ça ne fait rien, puisque je suis grand. »
 
L’homme était bon ; il se sentit très ému de ce dévouement fraternel et se décida à emmener les enfants avec lui jusqu’au village voisin.
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{{sc|Jacques}}. — Mais Paul est fatigué ; il ne pourra pas marcher aussi vite que vous.
 
{{sc|L’homme}}. — Je le mettrai sur le dos de Capitaine ; tu vas voir. »
 
Le voyageur souleva doucement le petit Paul toujours endormi, le plaça à cheval sur le dos du chien en appuyant sa tête sur le cou de Capitaine. Ensuite il ôta sa blouse, qui couvrait sa veste militaire, en enveloppa le petit comme d’une couverture, et, pour l’empêcher de tomber, noua les manches sous le ventre du chien.
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{{sc|L’homme}}. — Est-ce que tu te sens malade ?
 
{{sc|Jacques}}. — Non, mais j’ai trop faim, je n’ai pas mangé hier ; je n’avais plus qu’un morceau de pain pour Paul. »
 
L’homme sentit aussi ses yeux se mouiller ; il tira de son bissac un bon morceau de pain, du fromage et une gourde de cidre, et présenta à Jacques le pain et le fromage pendant qu’il débouchait la gourde.
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« Tu es fatigué, mon enfant ? lui dit-il avec bonté.
 
— Oh ! je peux encore aller. Je me reposerai au village. »

L’homme enleva Jacques et le mit sur ses épaules.

« Nous irons plus vite ainsi », dit-il.
 
{{sc|Jacques}}. — Mais je suis lourd ; vous allez vous fatiguer, mon bon Monsieur.
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{{sc|Jacques}}. — Je n’oublierai jamais votre nom, monsieur Moutier.
 
{{sc|Moutier}}. — Je n’oublierai pas non plus le tien, mon petit Jacques ; tu es un brave enfant, un bon frère. »
 
Depuis que Jacques était sur les épaules de Moutier, celui-ci marchait beaucoup plus vite. Ils ne tardèrent pas à arriver dans un village à l’entrée duquel il aperçut une bonne auberge. Moutier s’arrêta à la porte.
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« Monsieur ! Hé ! monsieur le voyageur ! cria-t-il en courant après lui.
 
- Que me voulez-vous ? » dit Moutier en se retournant.
 
{{sc|L’aubergiste}}. — J’ai du logement, Monsieur, j’ai tout ce qu’il vous faut.
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{{sc|L’aubergiste}}. — Mon Dieu, c’est que je ne vous avais pas regardé ; j’ai parlé trop vite.
 
{{sc|Moutier}}. — Et moi aussi je ne vous avais pas regardé ; maintenant que je vous vois, je vous remercie d’avoir parlé trop vite, et je vais ailleurs. »
 
Moutier, lui tournant le dos, se dirigea vers une autre auberge de modeste apparence qui se trouvait à l’extrémité du village, laissant le premier aubergiste pâle de colère et fort contrarié d’avoir manqué une occasion de gagner de l’argent.