« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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Pourtant le bruit réveilla enfin le petit Paul ; il ouvrit de grands yeux, regarda autour de lui d’un air étonné, et, n’apercevant pas son frère, il fit une moue comme pour pleurer et appela d’une voix tremblante :
 
« Jacques ! veux Jacques ! »
 
{{sc|Jacques}}. — Je suis ici ; me voilà, mon Paul. Nous sommes très heureux ! Vois-tu ce bon monsieur ? Il nous a amenés ici ; tu vas avoir de la soupe. N’est-ce pas, monsieur Moutier, que vous voudrez bien donner de la soupe à Paul ?
 
{{sc|Moutier}}. — Certainement, mon garçon ; de la soupe et tout ce que tu voudras. »
 
La maîtresse d’auberge regardait et écoutait d’un air étonné.
 
{{sc|Moutier}}. — Vous n’y comprenez rien, ma bonne dame, n’est-il pas vrai ? C’est toute une histoire que je vous raconterai. J’ai trouvé ces deux pauvres petits perdus dans un bois, et je les ai amenés. Ce petit-là, ajouta-t-il en passant affectueusement la main sur la tête de Jacques, ce petit-là est un bon et brave enfant ; je vous raconterai cela. Mais donnez-nous vite de la soupe pour les petits, qui ont l’estomac creux, quelque fricot pour tous, et je me charge du chien ; un vieil ami, n’est-ce pas, Capitaine ? »
 
Capitaine répondit en remuant la queue et en léchant la main de son maître. Moutier avait débarrassé Paul de la blouse qui l’enveloppait et il l’avait posé à terre. Paul regardait tout et tout le monde ; il riait à Jacques, souriait à Moutier et embrassait Capitaine. L’hôtesse, qui avait de la soupe au feu, apprêtait le déjeuner ; tout fut bientôt prêt ; elle assit les enfants sur des chaises, plaça devant chacun d’eux une bonne assiette de soupe, un morceau de pain, posa sur la table du fromage, du beurre frais, des radis, de la salade.
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{{sc|Jacques}}. — Puis-je me servir de l’eau qui est dans le baquet pour laver Paul et me laver aussi, Madame ?
 
{{sc|L’hôtesse}}. — Certainement, mon petit garçon ; mais prends garde de te mouiller les jambes. »
 
Jacques et Paul disparurent dans le jardin ; on les entendait rire et jacasser. Moutier mangeait lentement et réfléchissait. L’hôtesse avait pris une chaise et s’était placée en face de lui, attendant qu’il eût fini pour enlever le couvert. Quand Moutier eut avalé sa dernière goutte de café et d’eau-de-vie, il leva les yeux, vit l’hôtesse, sourit, et, s’accoudant sur la table :
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Il lui fit le récit de sa rencontre avec les enfants ; sa voix tremblait d’émotion en redisant les paroles de Jacques et en racontant les soins qu’il avait eus de son petit frère, son dévouement, sa tendresse pour lui, le courage qu’il avait déployé dans leur abandon et sa touchante confiance en la sainte Vierge.
 
« Et à présent que vous en savez aussi long que moi, ma bonne dame, aidez-moi à sortir d’embarras. Que puis-je faire de ces enfants ? Les abandonner ? Je n’en ai pas le courage ; ce serait rejeter une charge que je puis porter, au total, et refuser le présent que me fait le bon Dieu. Mais j’ai une longue route à faire : je quitte mon régiment et je rentre au pays. C’est que je n’y suis pas encore ; j’ai à faire quatre étapes de sept à huit lieues. Et comment traîner ces enfants si jeunes, par la pluie, la boue, le vent ? Et puis, je suis garçon <ref>''Garçon'' : célibataire.</ref> ; je ne suis pas chez moi ; personne pour les garder. Mon frère est aubergiste, comme vous, et n’a que faire de moi ; mon père et ma mère sont depuis longtemps près du bon Dieu, mes sœurs sont mariées et elles ont assez des leurs, sans y ajouter des pauvres petits sans père ni mère, et sans argent. Voyons, ma bonne hôtesse, vous m’avez l’air d’une brave femme… Dites… que feriez-vous à ma place ? »
 
{{sc|L’hôtesse}}. — Ce que je ferais ?… ce que je ferais… Parole d’honneur, je n’en sais rien.
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{{sc|Moutier}}. — Peut-être que si. Dites toujours.
 
{{sc|L’hôtesse}}. — C’est de me les laisser. »
 
Moutier regarda l’hôtesse avec une surprise qui lui fit baisser les yeux et qui la fit rougir comme si elle avait dit une sottise.
 
« Je savais bien, dit-elle avec embarras, que vous ne voudriez pas. Vous ne me connaissez pas. Vous vous dites que je ne suis peut-être pas la bonne femme <ref>''Bonne femme'' n’avait pas à cette époque le sens péjoratif qu’il a aujourd’hui. Il signifait : « femme douée de bonté ».</ref> que je parais ; que je rendrais les enfants malheureux ; que vous les auriez sur la conscience et que sais-je encore ?
 
— Non, ma bonne hôtesse, je ne dirais ni ne penserais rien de tout cela. Seulement… seulement… je ne sais comment dire… je vous suis obligé, reconnaissant… mais, vrai, je ne vous connais pas beaucoup… et…, et…
 
{{sc|L’hôtesse}}. - Vous pouvez bien dire que vous ne me connaissez pas du tout ; mais vous n’en pourrez pas dire autant si vous voulez aller prendre des informations sur la femme Blidot, aubergiste de ''l’Ange-Gardien''. Allez chez M. le curé, chez le boucher, le charron, le maréchal, le maître d’école, le boulanger, l’épicier, et bien d’autres encore : ils vous diront tous que je ne suis pas une méchante femme. Je suis veuve ; j’ai vingt-six ans ; je n’ai pas d’enfants, je suis seule avec ma sœur qui a dix-sept ans ; nous gagnons notre vie sans trop de mal ; nous ne manquons de rien ; nous faisons même de petites économies que nous plaçons tous les ans ; il me manque des enfants ; en voilà deux tout trouvés. Je ne vous demande rien, moi, pour les garder ; je n’en fais pas une affaire. Seulement, je sais que je les aimerai, que je ne les rendrai point malheureux et que vous aurez la conscience tranquille à leur égard. »
 
Moutier se leva, serra les mains à l’hôtesse dans les siennes et la regarda avec une affectueuse reconnaissance.
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Moutier prit son képi et alla voir le curé pour lui parler de Mme Blidot et lui demander un bon conseil. Il faut croire que les renseignements ne furent pas mauvais, car Moutier revint un quart d’heure après, l’air calme et joyeux.
 
« Vous aurez les petits, mon excellente hôtesse, dit-il en souriant. Je vous les laisserai… demain ; vous voudrez bien me loger jusqu’à demain, pas vrai ? »
 
{{sc|L’hôtesse}}. — Tant que vous voudrez, mon cher Monsieur ; c’est juste : je comprends que vous vouliez vous donner un peu de temps pour savoir comment je suis et pour voir installer mes enfants… car je puis bien dire à présent mes enfants, n’est-ce pas ?
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{{sc|Moutier}}. — C’est pourtant vrai ! Je n’y songeais pas. C’est moi qui suis honteux de vous causer ces embarras et cette dépense ; ça, voyez-vous, ma bonne hôtesse, inutile de m’en cacher : je n’ai pas de quoi payer tout cela ; j’ai tout juste mes frais de route et une pièce de dix francs pour l’imprévu ; un cigare, un raccommodage de souliers, une petite charité en passant, à plus pauvre que moi. Par exemple, je peux partager la pièce, et vous laisser cinq francs. J’arriverai tout de même ; je me passerai bien de tabac et de souliers. Il y en a tant qui marchent nu-pieds ! on se les baigne en passant devant un ruisseau, et on n’en marche que mieux.
 
{{sc|L’hôtesse}}. — Gardez votre pièce, mon bon Monsieur ; je n’en suis pas à cinq francs près. Gardez-la ; votre bonne intention suffit, et les enfants ne manqueront de rien. »
 
L’hôtesse se leva, fit en souriant un signe de tête amical à Moutier et sortit.