« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
Ligne 717 :
« Maman ! ma tante ! M. Moutier, notre bon M. Moutier ! »
Mme Blidot et Elfy apparurent immédiatement et se trouvèrent en face de Moutier qui laissa Jacques et Paul pour donner un cordial bonjour à ses deux amies. Ce fut un moment de grande joie. Tous parlaient à la fois et faisaient mille questions sans donner le temps d’y répondre. Enfin, Moutier parvint à faire comprendre pourquoi il n’avait plus donné de ses nouvelles.
« Peu de temps après mon retour au pays, mes bonnes hôtesses, j’appris qu’il courait des bruits de guerre avec la Russie. Je n’avais jamais eu de rencontre avec les Russes, puisque nous étions en paix avec eux ; je savais qu’ils se battaient bien, que c’étaient de braves soldats. J’avais fait mon temps, il est vrai, mais… un soldat reste toujours soldat. J’avais quelque chose dans le cœur qui me poussait à rejoindre mes anciens camarades ; quand la guerre fut déclarée, je repris un engagement pour deux ans dans les zouaves <ref>''Zouaves :'' de ''zouaoua'', nom d’une tribu kabyle, le corps des zouaves tient son nom de ce qu’il était, à l’origine, exclusivement composé d’indigènes d’Algérie.</ref>, et je partis. Depuis ce jour, impossible d’écrire. Toujours en campagne, et quelle campagne ! Au débarquer à Gallipoli <ref>''Gallipoli'' : ville de Turquie et d’Europe.</ref>, un choléra qui faillit m’emporter ; à peine rétabli, des marches, des contremarches, une descente en Crimée, une bataille à Alma <ref>''Alma'' : bataille remportée sur les Russes par le Maréchal Saint-Arnaud et Lord Raglan, le 20 septembre 1854.</ref> comme on n’en avait jamais vu ; sans vanité, nous nous sommes tous battus comme des lions. Je ne parle pas des Anglais, qui, selon leur habitude, se sont trouvés en retard parce que leur rosbif et leur pouding <ref>''Pouding'' : l’orthographe de Sophie est toujours phonétique quand il s’agit d’un langage particulier qu’il soit étranger, régional ou enfantin. Il ne s’agit pas ici de langage parlé, mais d’un mot « franglais » inventé pour faire rire.</ref> n’étaient pas cuits. Mais nous autres, nous avons fait ce qu’aucun peuple au monde ne pourra refaire. Nous avons grimpé des rochers à pic sous une grêle de balles et de mitraille ; nous avons chassé les Russes du plateau où ils s’étaient très joliment installés. Ces pauvres gens ! Ah ! j’en ris encore ! En nous voyant escalader ces rochers et monter, monter toujours, ils nous ont pris pour des diables, et, après un échange de coups désespérés, ils se sont sauvés et ont couru si vite, que plus de la moitié se sont échappés. Leur général, le prince Mentchikoff <ref>''Mentchikoff'' : nommé au début de la guerre gouverneur de Crimée, il fut battu à l’Alma par les armées alliées. Il passait pour être le chef du vieux parti russe, hostile à toute réforme.</ref>, qui était là pour voir comme on nous culbutait de dessus les rochers, a failli être pris. Il s’est sauvé, laissant sa voiture, ses effets, ses papiers et tout.▼
— Après est venu le siège de Sébastopol <ref>Épisode le plus important de la guerre de Crimée. ''Le siège de Sébastopol'' dura onze mois. Il se termina le 8 septembre par la bataille de Malakoff. Les Russes durent abandonner leur ville. Il coûta aux alliés 80 000 hommes et à peu près autant aux Russes.</ref> ; belle chose, ma foi ! Belles batailles ! bien attaqué, bien défendu. À Inkerman <ref>''Inkerman'' : c’est dans cette ville de la Russie méridionale que fut livrée, le 5 novembre 1854, la sanglante bataille par l’armée russe bloquée dans Sébastopol, et que commandait le général Mentchikoff. Le carnage y fut tel, qu’il fut appelé « l’Abattoir ».</ref>, au camp des Anglais, les Russes les ont rossés et en ont tué l’impossible, comme à Balaklava<ref>''Balaklava'' : première tentative de sortie des Russes enfermés à Sébastopol. Ils furent exterminés dans une charge foll restée célèbre en Angleterre.</ref>. Mais nous étions accourus, nous autres Français, et nous avons à notre tour fait une marmelade de ces pauvres Russes qui se battaient comme des lions, il n’y a pas de reproches à leur faire ; mais le moyen de résister à des Français bien commandés ! Je passe sur les détails du siège, qui a été magnifique et terrible, et j’arrive à Malakoff, un de ces combats flambants, où chaque soldat est un héros, et où chacun a mérité la croix et un grade. Là j’ai attrapé deux balles, une dans le bras gauche, qui est resté un peu raide, et une à travers le corps, qui a failli m’emporter et qui m’a fait réformer. Aussitôt guéri, aussitôt parti, avec l’idée de faire une reconnaissance du côté de l’''Ange-Gardien''. C’est que je n’avais oublié personne ici, ni les pauvres enfants, ni les bonnes et chères hôtesses. J’étais sûr de trouver un bon accueil ; j’ai pensé que je pouvais bien venir pour quelques jours me remettre au service de Mlle Elfy, qui sait si bien commander. »▼
▲« Peu de temps après mon retour au pays, mes bonnes hôtesses, j’appris qu’il courait des bruits de guerre avec la Russie. Je n’avais jamais eu de rencontre avec les Russes, puisque nous étions en paix avec eux ; je savais qu’ils se battaient bien, que c’étaient de braves soldats. J’avais fait mon temps, il est vrai, mais… un soldat reste toujours soldat. J’avais quelque chose dans le cœur qui me poussait à rejoindre mes anciens camarades ; quand la guerre fut déclarée, je repris un engagement pour deux ans dans les zouaves, et je partis. Depuis ce jour, impossible d’écrire. Toujours en campagne, et quelle campagne ! Au débarquer à Gallipoli, un choléra qui faillit m’emporter ; à peine rétabli, des marches, des contremarches, une descente en Crimée, une bataille à Alma comme on n’en avait jamais vu ; sans vanité, nous nous sommes tous battus comme des lions. Je ne parle pas des Anglais, qui, selon leur habitude, se sont trouvés en retard parce que leur rosbif et leur pouding n’étaient pas cuits. Mais nous autres, nous avons fait ce qu’aucun peuple au monde ne pourra refaire. Nous avons grimpé des rochers à pic sous une grêle de balles et de mitraille ; nous avons chassé les Russes du plateau où ils s’étaient très joliment installés. Ces pauvres gens ! Ah ! j’en ris encore ! En nous voyant escalader ces rochers et monter, monter toujours, ils nous ont pris pour des diables, et, après un échange de coups désespérés, ils se sont sauvés et ont couru si vite, que plus de la moitié se sont échappés. Leur général, le prince Mentchikoff, qui était là pour voir comme on nous culbutait de dessus les rochers, a failli être pris. Il s’est sauvé, laissant sa voiture, ses effets, ses papiers et tout.
▲— Après est venu le siège de Sébastopol ; belle chose, ma foi ! Belles batailles ! bien attaqué, bien défendu. À Inkerman, au camp des Anglais, les Russes les ont rossés et en ont tué l’impossible, comme à Balaklava. Mais nous étions accourus, nous autres Français, et nous avons à notre tour fait une marmelade de ces pauvres Russes qui se battaient comme des lions, il n’y a pas de reproches à leur faire ; mais le moyen de résister à des Français bien commandés ! Je passe sur les détails du siège, qui a été magnifique et terrible, et j’arrive à Malakoff, un de ces combats flambants, où chaque soldat est un héros, et où chacun a mérité la croix et un grade. Là j’ai attrapé deux balles, une dans le bras gauche, qui est resté un peu raide, et une à travers le corps, qui a failli m’emporter et qui m’a fait réformer. Aussitôt guéri, aussitôt parti, avec l’idée de faire une reconnaissance du côté de l’''Ange-Gardien''. C’est que je n’avais oublié personne ici, ni les pauvres enfants, ni les bonnes et chères hôtesses. J’étais sûr de trouver un bon accueil ; j’ai pensé que je pouvais bien venir pour quelques jours me remettre au service de Mlle Elfy, qui sait si bien commander. »
Moutier sourit en disant ces mots. Mme Blidot rit bien franchement. Elfy rougit.
Ligne 733 ⟶ 731 :
{{sc|Jacques}}. — Comment ne vous aurais-je pas reconnu ? J’ai toujours pensé à vous ; je vous ai embrassé tous les jours dans mon cœur, et j’ai toujours prié pour vous ; car M. le curé m’a appris à prier, et moi je l’ai appris à Paul.
{{sc|Moutier}}. — Et moi aussi, mon garçon, j’ai appris à prier comme je n’avais jamais fait auparavant ; ce qui prouve qu’on apprend à tout âge et partout ; c’est un bon père Parabère <ref>''Père Parabère'' : ami de la famille Ségur.</ref>, un jésuite, qui m’a montré comment on vit en bon chrétien. Un fameux jésuite, ce père Parabère ! Courageux comme un zouave, bon et tendre comme une sœur de charité, pieux comme un saint, infatigable comme un Hercule.
{{sc|Jacques}}. — Où est-il ce bon père ? Je voudrais bien le voir ou lui écrire.
Ligne 739 ⟶ 737 :
{{sc|Moutier}}, ''ému''. — Parle-lui, mon ami, il t’entendra ; car il est près du bon Dieu.
« Qu’est-ce que vous avez là ?
{{sc|Moutier}}. — C’est une croix que j’ai gagnée à Malakoff.
Ligne 761 ⟶ 759 :
{{sc|Moutier}}, ''se levant''. — C’est moi qui vous ai mis en retard, qui ai mis le désordre dans votre service. Mam’selle Elfy, me voici prêt à vous servir ; j’attends les ordres.
{{sc|Elfy}}. — Je n’ai pas d’ordre à vous donner, monsieur Moutier ; laissez-vous servir par nous, c’est tout ce que je vous demande ; Jacques, mets vite le couvert de ton ami. »
Jacques ne se le fit pas dire deux fois ; en trois minutes le couvert fut mis. Pendant ce temps, Moutier coupa du pain, tira du cidre à la cave, versa la soupe dans la soupière et le ragoût de viande dans un plat. On se mit à table. Jacques demanda à se mettre à côté de M. Moutier, Paul prit sa place accoutumée près de son frère.
« Comme te voilà grandi, mon ami ! dit Moutier en passant amicalement la main sur la tête de Jacques. Et Paul ! le voilà grand comme tu l’étais la première fois que je t’ai vu.
{{sc|Elfy}}. — Et il est aussi sage que Jacques, ce qui n’est pas peu dire. Il lit déjà couramment, et il commence à écrire.
Ligne 801 ⟶ 799 :
{{sc|Moutier}}. — Vous n’oubliez rien, mam’selle Elfy ! La médaille, c’est à Traktir, pour avoir culbuté quelques Russes dans le ruisseau au-dessous. Nos hommes avaient perdu leur sous-lieutenant ; c’est moi qui avais pris le commandement juste au bon moment. Encore et toujours la chance ! Mais… qu’avez-vous donc, mam’selle Elfy ? Vous avez les yeux pleins de larmes. Est-ce que je vous aurais chagrinée sans le vouloir ?
{{sc|Elfy}}. — Non, mon cher monsieur Moutier ; c’est votre modestie qui me touche. Si courageux et si modeste ! Ne faites pas attention, ça passera ; c’est le premier moment. »
La conversation ralentit un peu le dîner, qui avançait pourtant ; les enfants écoutaient avidement les récits de Moutier. Quand on fut au café, Jacques lui demanda ce qu’était devenu le général prisonnier.
Ligne 824 ⟶ 822 :
{{sc|Moutier}}. — Capitaine est mort en brave, au siège de Sébastopol, la tête emportée par un boulet, en montant une garde avec moi par vingt degrés de froid.
{{sc|Jacques}}. — Pauvre Capitaine ! J’espérais bien le revoir. »
==VII. Un ami sauvé.==
|