« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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Moutier lui en passa deux et en garda un, sans comprendre le motif de cette nouvelle fantaisie du général. Celui-ci donna un des billets au soldat qui le suivait de près ; le soldat porta la main à son képi et remercia le général quand il l’eut rejoint. Ils montèrent tous trois dans le même wagon, Moutier ayant été expédié en éclaireur pour garder les trois places.
 
Pendant la route, le général fit plus ample connaissance avec le soldat, qui avait fait, comme lui, la campagne de Crimée ; la réserve polie du soldat, ses réponses claires et modestes, son ensemble honnête et intelligent plurent beaucoup au général, facile à engouer et toujours extrême dans ses volontés ; il résolut de l’attacher à son service à tout prix, le soldat lui ayant appris qu’il était libre, sans occupation et sans aucune ressource pécuniaire. Le voyage se passa, du reste, sans événements majeurs ; par-ci par-là, quelques légères discussions du général avec les employés, avec ses voisins de wagon, avec les garçons de table d’hôte. On finissait toujours par rire de lui et avec lui, et par y gagner soit une pièce d’or, soit un beau fruit ou un verre de champagne, ou même une invitation à visiter sa terre de Gromiline <ref>''Gromiline :'' nom fictif de la propriété du général Dourakine en Russie, le nom de celle du père, puis du frère de Sophie étant Voronovo.</ref>, près de Smolensk…Smolensk <ref>''Smolensk :'' ville de Russie située non loin de Voronovo.</ref>… quand il ne serait plus prisonnier.
 
Ils arrivèrent aux eaux de Bagnoles, près d’Alençon.

En quittant la gare, le soldat voulut prendre congé du général.
 
{{sc|Le général}}. — Comment ! Pourquoi voulez-vous me quitter ? Vous ai-je dit ou fait quelque sottise ? Me trouvez-vous trop ridicule pour rester avec moi ?
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{{sc|Le soldat}}. — Mon général, je serais très heureux de rester avec vous.
 
{{sc|Le général}}. — Alors, restez-y, que diantre ! »
 
Le soldat regardait d’un air indécis Moutier qui retenait un sourire et qui lui fit signe d’accepter. Le général les observait tous deux, et, avant que le soldat eût parlé :
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{{sc|Le soldat}}. — C’est trop, mon général, beaucoup trop ; nourrissez-moi et payez ma dépense, ce sera beaucoup pour moi.
 
{{sc|Le général}}. — Qu’est-ce à dire, Monsieur ? Me prenez-vous pour un ladre ? Me suis-je comporté en grigou <ref>''Grigou :'' mot signifiant grefin, emprunté au Languedoc. Employé ici familièrement dans le sens d’avare.</ref> à votre égard ? De quel droit pensez-vous que je me fasse servir pour rien par un brave soldat qui porte la médaille de Crimée, qui a certainement mérité cent fois ce que je lui offre, et dont j’ai un besoin urgent puisque je me trouve sans valet de chambre, que je suis vieux, usé, blessé, maussade, ennuyeux, insupportable ? Demandez à Moutier qui se détourne pour rire ; il vous dira que tout ça c’est la pure vérité. Répondez, Moutier, rassurez ce brave garçon.
 
{{sc|Moutier}}, ''se retournant vers le soldat''. — Ne croyez pas un mot de ce que vous dit le général, mon cher, et entrez bravement à son service ! vous ne rencontrerez jamais un meilleur maître.
 
{{sc|Le général}}. — Je devrais vous gronder de votre impertinence, mon ami, mais vous faites de moi ce que vous voulez. Allons chercher un logement pour nous trois. Comment vous appelez-vous (s’adressant ensuite au soldat) ?
 
Et s’adressant ensuite au soldat : « Comment vous appelez-vous ? »
 
{{sc|Le soldat}}. — Jacques Dérigny, mon général.
 
{{sc|Le général}}. — Je ne peux pas vous appeler Jacques, pour ne pas confondre avec mon petit ami Jacques ; vous serez Dérigny pour moi et pour Moutier. »
 
Ils arrivèrent au grand hôtel de l’établissement. Le général arrêta pour un mois le plus bel appartement au rez-de-chaussée et s’y établit avec sa suite. Le garçon lui demanda s’il fallait aller chercher son bagage. Le général le regarda avec ses grands yeux malins, sourit et répondit :
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{{sc|Le général}}. — J’attendrai, Monsieur, que la personne en question soit arrivée, et je m’arrangerai avec elle ; en attendant, j’y reste, puisque j’y suis.
 
{{sc|L’hôte}}. — Monsieur, quand on n’a pas de bagage, on paye d’avance. »
 
Le général cligna de l’œil en regardant Moutier et fit semblant d’être embarrassé ; il se gratta la tête.
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{{sc|Le général}}. — Monsieur, ces gens-là sont des voleurs.
 
{{sc|L’hôte}}. — Je ne dis pas non, Monsieurmonsieur.
 
{{sc|Le général}}. — Ce qui veut dire que vous me prenez pour un voleur.
 
{{sc|L’hôte}}. — Je ne l’ai pas dit, Monsieurmonsieur.
 
{{sc|Le général}}. — Mais il est clair que vous le pensez, Monsieurmonsieur. »
 
L’hôte se tut. Le général se plaça à six pouces de lui, le regardant bien en face.
 
« Monsieur, vous êtes un insolent, et moi je suis un honnête homme, un brave homme, un bon homme ; et je suis le comte Dourakine, Monsieur, général prisonnier sur parole, Monsieurmonsieur ; et j’ai six cent mille roubles de revenu, Monsieurmonsieur ; et voici mon portefeuille bourré de billets de mille francs (il montre son portefeuille), et voici ma sacoche (il tire la sacoche de la poche de Moutier) ; et je vous aurais payé votre appartement le double de ce qu’il vaut, Monsieurmonsieur ; et je l’aurais payé d’avance, Monsieurmonsieur, un mois entier, Monsieur ; et maintenant vous n’aurez rien, car je m’en vais loger ailleurs, Monsieurmonsieur. Venez, Moutier ; venez, Dérigny. »
 
Le général enfonça son chapeau sur sa tête en face de l’hôte, ébahi et désolé. Il fit un pas, l’hôte l’arrêta :
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{{sc|L’hôte}}. — Je suis désolé que Monsieur le comte puisse croire…
 
— Allons, allons, en voilà assez, dit le général en riant. Combien faites-vous votre appartement par mois et la nourriture première qualité, pour moi et pour mes amis, qui doivent être traités comme des princes ? »
 
L’hôte réfléchit en reprenant un air épanoui et en saluant plus de vingt fois le général et ses amis, comme il les avait désignés.
 
{{sc|L’hôte}}. — Monsieur le comte, l’appartement, mille francs ; la nourriture, comme Monsieurmonsieur le comte la demande, mille francs également, y compris l’éclairage et le service.
 
{{sc|Le général}}. — Voici deux mille francs, Monsieurmonsieur. Laissez-nous tranquilles maintenant. »
 
L’hôte salua très profondément et sortit. Le général regarda Moutier d’un air triomphant et dit en riant :
 
« Le pauvre diable ! a-t-il eu peur de me voir partir ! Au fond, il avait raison, et j’en aurais fait autant à sa place. Nous avons l’air de trois chevaliers d’industrie, de francs voleurs. Trois hommes sans une malle, sans un paquet, qui prennent un appartement de mille francs ! »
 
{{sc|Moutier}}. — Tout de même, mon général, il aurait pu être plus poli et ne pas nous faire entendre qu’il nous prenait pour des voleurs.
 
{{sc|Le général}}. — Mon ami, c’est pour cela que je lui ai fait la peur qu’il a eue. À présent que nous voilà logés, allons acheter ce qu’il nous faut pour être convenablement montés en linge et en vêtements. »
 
Le général partit, suivi de son escorte ; il ne trouva pas à Bagnoles les vêtements élégants et le linge fin qu’il rêvait, mais il y trouva de quoi se donner l’apparence d’un homme bien monté. Il voulut faire aussi le trousseau de Moutier et de Dérigny, et il leur aurait acheté une foule d’objets inutiles si tous deux ne s’y fussent vivement opposés.