« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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{{sc|Dérigny}}. — Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien ?
 
{{sc|Jacques}}. — Oh ! papa, je crois bien que nous les aimons ! elles sont si bonnes, si bonnes, que c’est comme maman et vous. Vous resterez avec nous, n’est-ce pas ? »
 
Le pauvre Dérigny n’avait pas encore songé à ce lien de cœur et de reconnaissance de ses enfants ; en le brisant, il leur causait un chagrin dont tout son cœur paternel se révoltait ; s’il les laissait à leurs bienfaitrices, lui-même devait donc les perdre encore une fois, s’en séparer au moment où il venait de les retrouver ; l’angoisse de son cœur se peignait sur sa physionomie expressive.
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{{sc|Dérigny}}. — Pardon, mon général : tant que je reste votre serviteur, je ne me permettrai pas de m’asseoir à vos côtés.
 
{{sc|Le général}}. — Vous avez perdu la tête, mon ami ! Le bonheur vous rend fou ! Vous allez servir vos enfants comme si vous étiez leur domestique ? Drôle d’idée vraiment ! Voyons, pas de folie. À l’''Ange-Gardien'' nous sommes tous amis et tous égaux. Mettez-vous là, entre Jacques et Paul, mangeons… Eh bien, vous hésitez ?… Faudra-t-il que je me fâche pour vous empêcher de commettre des inconvenances ? Saperlote ! à table, je vous dis ! Je meurs de faim, moi ! »
 
Moutier fit en souriant signe à Dérigny d’obéir ; Dérigny se plaça entre ses deux enfants ; le général poussa un soupir de satisfaction et il commença sa soupe. Il y avait longtemps qu’il n’avait mangé de la cuisine, bourgeoise mais excellente, de Mme Blidot et d’Elfy ; aussi mangea-t-il à tuer un homme ordinaire ; l’éloge de tous les plats était toujours suivi d’une seconde copieuse portion. Il était d’une gaieté folle qui ne tarda pas à se communiquer à toute la table ; Moutier ne cessait de s’étonner de voir rire Dérigny, lui qui ne l’avait jamais vu sourire depuis qu’il l’avait connu.
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{{sc|Elfy}}. — Impossible, mon général ; il faut faire les publications, le contrat.
 
{{sc|Le général}}. — Il faut donc bien du temps en France pour tout cela ! Chez nous, en Russie, ça va plus vite que ça. Ainsi, je vois Mme Blidot ; vous me convenez, je vous conviens ; nous allons trouver le pope qui lit des prières en slavon, chante quelque chose, dit quelque chose, vous fait boire dans ma coupe et moi dans la vôtre, qui nous promène trois fois en rond autour d’une espèce de pupitre, et tout est fini. Je suis votre mari, vous êtes ma femme, j’ai le droit de vous battre, de vous faire crever de faim, de froid, de misère <ref>Il en était ainsi dans le mariage russe à cette époque.</ref>.
 
{{sc|Madame Blidot}}, "riant". — Et moi, quels sont mes droits ?
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{{sc|Madame Blidot}}, ''riant''. — Belle consolation ! À quel sort terrible j’ai échappé !
 
{{sc|Le général}}. — Oh ! mais moi, c’est autre chose ! Je serais un excellent mari ! Je vous soignerais, je vous empâterais <ref>''Empâter :'' verbe on ne peut plus imagé, accumulant les sens !</ref> ; je vous accablerais de présents, de bijoux ; je vous donnerais des robes à queue pour aller à la cour, des diamants, des plumes, des fleurs ! »
 
Tout le monde se met à rire, même les enfants ; le général rit aussi et déclare qu’à l’avenir il appellera Mme Blidot « ma petite femme ». Après avoir causé et ri pendant quelque temps, le général va se coucher parce qu’il est fatigué ; Dérigny, après avoir terminé son service près du général, va avec ses enfants, dans leur chambre, les aider à se déshabiller, à se coucher, après avoir fait avec eux une fervente prière d’actions de grâces. Il ne peut se décider à les quitter ; et quand ils sont endormis, il les regarde avec un bonheur toujours plus vif, effleure légèrement de ses lèvres leurs joues, leur front et leurs mains ; enfin la fatigue et le sommeil l’emportent, et il s’endort sur sa chaise entre les deux lits de ses enfants. Il dort d’un sommeil si paisible et si profond qu’il ne se réveille que lorsque Moutier, inquiet de sa longue absence, va le chercher et l’emmène de force pour le faire coucher dans le lit qui lui avait été préparé. Il était tard pourtant : minuit venait de sonner à l’horloge de la salle ; mais Moutier n’avait pas encore eu le temps de causer avec Elfy et sa sœur ; ils avaient mille choses à se raconter, et les heures s’écoulaient trop vite. Enfin Mme Blidot sentit que le sommeil la gagnait ; l’horloge sonna, Moutier se leva, engagea les sœurs à aller se coucher et alla à la recherche de Dérigny, qu’il ne trouvait pas dans sa chambre près du général. Il réfléchit encore quelque temps avant de s’endormir lui-même ; ses pensées étaient imprégnées de bonheur et ses rêves se ressentirent de cette douce inspiration.
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Le lendemain, quand on se fut retrouvés, embrassés, interrogés, et quand on eut déjeuné, madame Blidot demanda au général s’il avait regardé ses effets et s’il avait tout retrouvé.
 
{{sc|Le général}}. — Je n’an’ai regardé à rien qu’à mon lit, ma petite femme. J’étais fatigué de la route et de la trouvaille de ce diable de Dérigny. Rien ne me fatigue comme de contenir mes sensations ; et je m’étais retenu pour ne pas pleurer comme un nigaud ; et puis, toutes les fois que je regardais cet homme si heureux et ses enfants, je me disais : Et toi, pauvre Dourakine, tu es seul avec ton or, ton argent et tes châteaux ! Personne pour t’aimer, pour hériter de tout cela… (Le général se frappe la tête des deux poings, il se lève, il souffle, il se promène en long et en large ; il se calme, il rit et continue.) Mais j’ai bien dormi cette nuit ; me voici leste et gai. Eh bien ! ma petite femme, vous riez ? Pourquoi ? Elfy rit aussi ? et Moutier ? Dérigny ne rit pas, lui : il regarde toujours ses enfants avec une bouche jusqu’aux oreilles !
 
— Mon général ? dit Dérigny qui entend prononcer son nom, mais qui ne comprend pas le reste.