« Carnaval (Mireille Havet)/Partie 2 » : différence entre les versions

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Arthème Fayard et Cie (Les Œuvres libres n°17, novembre 1922p. 300-333).


DEUXIÈME PARTIE



Séparation

I

Daniel doit, chaque soir, partir pour l’Auvergne.

Le docteur lui a ordonné la cure des sapins, des hauts sommets, la vie régulière des hôtels, le repos d’une ville où il sera seul.

Chaque jour, il retourne chez Germaine.

Thérèse met de l’ordre, en attendant que sa maîtresse l’appelle à Venise, les fenêtres sont ouvertes car il fait chaud, et les stores baissés font de grandes ombres fraîches aux trottoirs.

Daniel s’attarde des heures entières dans la chambre, devant le sommier nu du lit, les couvertures pliées, pleines de camphre. Il fouille la coiffeuse où traînent encore de vieux tubes de rouge, des pompons imprégnés de poudre, des épingles.

Il rêve et se désespère devant ces misérables souvenirs, comme ceux qui, revenant du cimetière après l’enterrement banal, ouvrent, pour la première fois, la chambre du mort et trouvent sur une chaise, parmi les fleurs et l’odeur de cire, le dernier vêtement qu’il avait porté.

On ne croit pas à son malheur, mais tenace il s’impose, en répétant toujours la même chose, toujours la même chose, comme ces gouttes d’eau sur la pierre qui s’use. Il finit par nous percer le cœur.


Un jour, Thérèse reçut l’ordre de partir « Madame lui avait écrit ». Daniel, qui était sans aucune nouvelle, vit la lettre. Il trouvait Thérèse bien heureuse.

Il revint pour la dernière fois, le lendemain, soir, Thérèse avait un petit chapeau rond sur la tête et les clefs à la main.

— « Que monsieur se dépêche ! » dit-elle.

Il parcourut l’appartement, prit à la hâte dans le petit salon deux livres que Germaine lisait souvent et une photo, qu’il arracha de son cadre, comme un voleur.

Il rejoignit Thérèse.

Dans la rue, la petite fille du concierge jouait comme l’autre soir, elle avait aussi un tablier bleu.

Quelques instants après leur départ, le vent fit voltiger dans les pièces désertes une bouffée de cendres froides qui sentait l’incendie.

II

NOTES DE DANIEL EN AUVERGNE

Ce pays est triste, je m’ennuie.

C’est un trou dans les sapins, moins la bergerie, car la ville n’a d’autres moutons qu’un troupeau d’asthmatiques, qui boivent l’eau des sources avec conviction.

Ceux-là guériront.

Je cherche la source où s’oublie l’amour, et je ne guéris pas.

Ma chambre s’ouvre sur la montagne. Une cascade coule, admirable et droite comme une épée. Où es-tu, Bayard ?… je te ferai chevalier d’un coup de cascade.

Jules Laforgue « le miracle des Roses ».

Weber, tes valses, l’orchestre du casino les joue sous les arbres du parc. Je vois en rêve tourner des crinolines et le bal Mabille au son des opérettes.

J’ai demandé des fox-trot, mais je n’ai pu les entendre, trop malade encore.

Du reste, on ne guérit pas, dit Germaine.

« Toujours, bien que tu aimes d’autres femmes, tu porteras mon souvenir en toi. »

Je suis vraiment damné.

Naturellement, elle ne m’écrit pas. Que se passe-t-il, Thérèse aussi m’avait promis des nouvelles, mais rien. L’angoisse d’une lettre me prend souvent en pleine montagne, alors, au pas de course je regagne l’hôtel, je vois l’enveloppe, l’écriture, le timbre de la belle Italie. Je demande, avec un grand sourire, au concierge, qui me remet généralement une facture, ou la carte postale de n’importe qui.

C’est une chose affreuse dont je n’avais pas idée, je végète en attendant un mot de Germaine. C’est pire, certes, que d’être un pauvre et d’attendre dans une rue, où il ne passe personne, l’aumône.

Je suis le plus pauvre d’entre les pauvres. J’adore Germaine et Germaine me manque. Seigneur, quel étroit domaine est le mien ! Quelle oubliette ! Par où sortir, je meurs d’amour comme on étouffe.


juin. — Toujours pas de nouvelles.

Maman elle-même, me dit qu’elle n’y comprend rien. Mes lettres sont-elles interceptées. Il est impossible qu’elle n’y réponde pas, si elle les reçoit.

Mon inquiétude fait que, la nuit, je lis des lettres en rêve, le matin, mes mains les cherchent sur les draps, où le jour pose des carrés de soleil que, dans mon songe, je prends pour l’enveloppe. C’est odieux.

Il pleut souvent dans ce trou. Les sapins vont déteindre sur les asthmatiques.

Je fais faire du feu dans ma chambre, l’odeur du bois, la même, m’enivre. Je m’intoxique.

Ah ! Venise, sur le grand canal.

Je lis d’Annunzio ; Germaine y inscrivait sur la page de garde : « À Daniel, pour mieux brûler. »

Je ne peux plus travailler, plus m’amuser, plus sortir. J’attends le facteur.

« Qu’on me donne de la mandragore pour que je dorme jusqu’au retour d’Antoine. » Chère Cléopâtre, c’est ton aspic et ton courage qu’il me faudrait. L’aspic, dirait Germaine « c’est moi ».

Je joue au baccara, pas drôle, perdre m’amuse davantage. En amour, on ne gagne jamais. Je suis routinier comme les malades, je ne veux pas changer d’histoire.

Le public d’ici est infâme, je n’y connais personne. Germaine avait dit : « En juillet, je reviendrai ». Voici déjà quinze jours de ce départ affreux dans la gare rose. On vient de m’apporter le courrier, il n’y a rien.


juin, toujours. – Germaine a bien raison de dire que les plus belles choses et les plus basses nous lient. N’est-ce pas pour me rapprocher un peu d’elle, hier soir, que j’ai fait cette orgie d’éther.

Odieux moyen. J’en ai bu, j’en ai respiré, l’odeur la ressuscitait mieux encore que le feu de bois.

Toute l’angoisse, le poison du petit salon me prit à la gorge dès la première bouffée.

La froide, la cruelle odeur.

On est mort et l’on est éveillé, l’on délire sans perdre conscience des malheurs de la vie.

On est harcelé par ses malheurs, mués en idée fixe, avec en moins, la volonté de les vaincre.

C’est une lutte effroyable et qui pourrait devenir sanguinaire, tant on a, comme Maldoror, envie d’être cruel avec passion.

Se déchirer le visage.

Dans la nuit de la petite chambre, seul, ah ! tellement seul, avec le flacon infâme, vautré comme un homme ivre, sur le lit, je descendais aux enfers.

Moi, je connais l’enfer.

C’est là que gît ma bien-aimée et qu’elle m’écrit, penchée sur une flamme qui meurt. Il faut toujours qu’elle recommence et moi j’attends.

Le vent du ciel éteint la flamme où est écrit « Je meurs d’amour ».

Je suis trop haut dans la montagne. Creusons ! Germaine, ton petit visage brille au fond comme un miroir.

Par la fenêtre entraient les bouffées fraîches de la nuit, le vent d’un seul coup embrasait mon visage, et je me sentais flamber comme une torche, debout ! Si bien, qu’avec Rimbaud, je criais :

« Je suis caché et je ne le suis pas.

« C’est le feu qui se relève avec son damné. »

III

Le lendemain, la lettre arriva.

Daniel, très las de sa nuit d’insomnie, devait dormir à l’heure du courrier, car il vit l’enveloppe sous la porte. Sans penser, il la prit.

L’écriture le remit dans sa peine, une angoisse l’avertit ; l’enveloppe, en effet, était bien de Germaine, la lettre de Jérôme :


Venise, le 15 juin.
« Monsieur,

« Germaine me prie de vous écrire pour vous avertir que vos lettres quotidiennes l’importunent. Elle est, Dieu merci, heureuse près de moi. C’est bien mon tour, avouez-le. Soyez donc aussi résigné que je le fus, lors de votre règne, moins légitime cependant que le mien. Et croyez, monsieur, sans rancune, à ma très cordiale sympathie.

« Jérôme. »

« Germaine n’est pas séquestrée, mais d’accord avec moi, la vie très paresseuse qu’elle mène ici l’empêche, seule, de vous écrire elle-même. »


Dans la même enveloppe, une carte du Pont des Soupirs, en bleu nuit, était jointe, avec au verso, écrit le plus gros possible et en travers :

« Tout est jeu ».

« Germaine. »


Daniel ne sentit pas immédiatement tout son malheur. Il était en colère et ahuri, il laissa la lettre sur la table et continua sa toilette.

Puis, croyant encore que le mépris est le meilleur châtiment des coupables, même quand ceux-là ne s’en soucient pas et vivent voluptueusement à Venise, il sortit sans la relire.

Dehors, le soleil brillait et, la saison battant son plein, des couples élégants se promenaient, de blanc vêtus, sous les ombrages du parc.

Daniel monta faire la cure d’air, sur la petite montagne de sapins et ce fut la meilleure journée de son séjour, la première où, cessant volontairement de songer à son amour, et n’ayant plus l’obsession de lui écrire, il est un peu rendu à lui-même.

Opéré, il ne sent pas encore sa blessure, car elle est si terrible qu’elle l’abrutit totalement. Il ne songe à rien, étendu au soleil, l’orchestre monotone joue des valses.

C’est l’armistice en lui — une paix imprévue dans une douleur torride.

Le malade engoncé d’hypnose ne sait pas encore qu’il est infirme.

Au crépuscule, il rentre, s’habille pour le dîner, regarde les femmes pour la première fois, et les trouve jolies. Car Germaine étant morte en lui, il ne les lui compare plus.

Le monde reprend son vrai visage.

À minuit, toujours insensible et ayant gagné au jeu, il remonte dans sa chambre.

La première chose qu’il voit, sur la table remise en ordre par le valet de chambre, c’est la lettre chiffonnée.

Elle est au milieu, comme un bateau de papier, elle navigue. Alors, sachant qu’il sera seul jusqu’au lendemain, qu’il n’a plus besoin de mentir, ni de surveiller ses attitudes, qu’il sera seul et que la lettre unique qu’il attendait est là, que c’est celle-ci et pas une autre, il se met lentement à la relire.

Tous les mots portent en lui comme des pierres.

Il est lapidé, il succombe.

— « La voleuse, murmure-t-il, la voleuse. »

Des ondes de colère luttent avec ses larmes.

Il prononce des mots ignobles, se bat avec son amour, contre lui-même.

Un horrible désir est en lui, une jalousie folle.

La voix lancinante de sa maîtresse en amour hante ses oreilles et sa chair.

Assis sur une chaise, sous l’ampoule électrique de cette chambre d’hôtel, correct en son smoking, ce jeune homme qui lutte avec des songes, avec une femme dont, à cette minute, c’est le corps qu’il voudrait, le corps qu’il déchirerait, lui semble-t-il, comme un vautour – et si elle entrait, c’est à genoux qu’il irait vers elle – se met à écrire pour se distraire.


Notes de Daniel

Aube sur les sentiers, jeunesse. Que j’ai donc marché longtemps, mes pieds saignent, j’ai appelé, j’ai mal dans tout mon corps, dans toute mon âme, j’ai mal, mais je voudrais guérir…

Vais-je guérir ?

Si c’était la délivrance, sans souvenirs.

C’était un bourbier, un corps à corps dans un bourbier, j’ai le visage dans la boue, je suis aveuglé, je suis vaincu.

J’étais venu ici pour attendre Germaine. Quel horrible mensonge !

Ce départ à la gare de Lyon, elle savait déjà que c’était pour bien longtemps. Elle détournait ses lèvres, déjà ! Elle disait : « Tu devrais venir, tu aurais dû venir… » Mon Dieu, mon Dieu, je meurs, je suis broyé par mes souvenirs.

Germaine, quel mal tu me fais.

Qui aurait dit, tu criais dans mes bras : « Prends-moi, je suis à toi, je t’appartiens. » Hélas, quelle dureté me préservera jamais maintenant de semblable méprise.

Mon âme et mon corps donnés contre le jeu de cette femme.

Les Champs-Élysées, les projets, les confidences, les nuits, les livres, les poèmes et toujours, toujours, l’humiliation, la déception, la souffrance… Toujours ce goût de larmes, toujours ces sanglots.

Qui saura mon calvaire.

Cette nouvelle Passion, ce chemin de croix sous des sourires, des musiques et des fards.

Cet assassinat sous des pitreries et des culbutes. Quelle chute.

Auvergne – Venise, Venise.

Mon amie, non mon ennemie, heureuse ? et ici, les montagnes murées sur mon agonie, sur ce délabrement de la chair, du désir de l’amour trahi.

Mais que dire à cette Germaine. Que dire à cette entraîneuse mortelle, que lui demander de plus, je connais son âme et je sais que rien ne me reste, c’est un marécage où l’on s’enlise.

Coucher avec elle, en sachant que chaque mot, chaque caresse fut prodiguée à tant d’autres, à l’autre, là-bas.

Mon Dieu, à quelle prostituée, pour ce jeu divin de l’amour, me suis-je adressé, à quel monstre avide de larmes et de jeunesse fauchée. Je suis mangé, je suis broyé, les crocs s’enfoncent, je saigne, ma chair éclate et la mort retarde toujours… un peu d’espoir luit, le jour ? Et puis, une nouvelle déchirure et toutes les plaies resaignent, la mort, non pas encore. « il faut être en lambeaux pour bien mourir. Les cœurs sont faits pour être brisés, dit Wilde, et le pire serait qu’ils deviennent de pierre. » Hélas, il faut être en lambeaux pour mieux mourir.

J’entends la pluie soudaine qui ruisselle sur les toits, elle gicle dans la cheminée, c’est une bataille avec la montagne, les sapins se tordent dans le vent.

Je ne peux pas dormir, le noir est peuplé de fantômes.

Horreur de l’oreiller où s’enfonce le chagrin, il s’amollit dans la toile et la plume, on suffoque. Puis, les rêves, ils passent, cavalcade bruyante sous les paupières qui brûlent.

Et cette effroyable douceur, cette effroyable fantaisie qui fait que l’on rêve à du bonheur, à son amie retrouvée, si douce et qui est là, couchée près de vous, dans le même lit, on la touche presque, on l’aime. Ah ! ces réveils.

« Il apprenait son malheur ».

Demain matin, il faudra rééduquer ma nouvelle âme, lui apprendre que j’ai reçu la lettre enfin, que cette lettre ne m’a apporté que de la cendre, et que je suis seul, sans amour, avec une poitrine percée qui saigne, des mains vides, un cœur si déchiré qu’il existe à peine.

Voilà, demain, ce qu’il faudra savoir de nouveau. Rééduquer mon âme vers cette douleur qui me courbe ; j’aimerais marcher en deux, ployé, afin d’abriter mon cœur et qu’il saigne moins peut-être.

Il faut oublier ma douleur, puis la réapprendre, puis vivre avec elle. M’y faire, puisqu’elle est maintenant à la place de Germaine, la compagne de ma vie tout entière.


Autres notes quelques jours après

Guérir de toi, Germaine.

Quel rêve et quelle démence.

Je suis étouffé dans ton étreinte, je meurs doucement au gré des jours et je revis au gré des jours dans une aube de caresse où se perd mon enfance, comme le petit ruisseau qui entraîne la barque jusqu’à l’océan. Ma chérie, je sais maintenant que rien n’existe, sauf l’amour absolu, sauf le malheur d’aimer, sauf le bonheur d’aimer.

Il n’y a pas de légèreté ni d’audace qui tienne à l’amour. Il n’y a pas à lutter contre l’amour, car son ombre grandit, grandit, se superpose à l’ombre de l’homme qui tente une impossible évasion et bientôt l’homme, malgré sa fuite, n’est plus devancé par son ombre, mais bien par celle, immense et qui s’allonge, de son amour méconnu.

Ainsi Germaine, je marche dans le clair obscur de ton corps, dans ton contour, là, juste, où la lumière dessine et arrête tes épaules et tes hanches, et tes jambes fines et ta tête douce, dont j’ai le poids sur ma poitrine, comme doit l’avoir une femme qui porte son enfant. Les pays nous séparent. Mais rien n’importe pour ceux qui s’aiment : mieux que les pays, ton indifférence nous sépare et ton abandon où je suis si noyé que j’en ai le vertige. J’oublie mon nom, tout ce qui n’est pas uniquement toi, Germaine.

Ton enfant perdu cherche la main qui l’a perdu dans ce désert nouveau qu’est une vie, où ton visage n’est plus.

Ô Germaine, prolongeras-tu longtemps ce cauchemar qui renaît, qui s’oublie, qui alterne et recommence selon le ciel, selon le vent, les paysages aperçus, selon les mots, les livres et les sommeils. Les rêves m’emparent.

Au réveil, il faut vivre.

À travers la nature, je vais, cherchant un répit que je n’ai plus, car j’ai perdu la clef des choses. Les herbes, les champs, les oiseaux, les fumées, les signaux du soir, la lune, les lumières dans les vitres, les portes entre-bâillées sur ces intérieurs qui laissent voir des vaisselles, des visages penchés comme un peu de cœur sous la lampe, si j’emmenais l’enfant qui lit près de la porte, la nuit amère au goût profond de lilas, d’encre et de réglisse, l’étranger glisse avec le vent.

Tout cela, je l’ai poursuivi, rencontré, regardé, Germaine, jusqu’à sentir le reflet du monde heurter à travers mes yeux, ton visage, que je porte caché dans mes veines, dans la partie la plus lointaine de moi-même, avec les silences, les ressemblances, les pressentiments.

Rien n’y fait, j’aime sans être aimé, et j’aime ce lent acheminement vers le renoncement de tout ce qui n’est pas mon amour.

Ce dénûment du cœur, où ne survit à la brutalité, à la foire de l’existence, qu’un seul visage pour lequel on a tout quitté, et qui justement, par un hasard du sort, sourit ailleurs à un autre visage qui a toutes ses pensées.

IV

Face à cette fenêtre, d’où l’on voit couler l’éternelle cascade, Daniel écrit des jours entiers. Le parfum des menthes de la montagne voisine se mêle aux fleurs du jardin.

Il pleut maintenant presque chaque jour, pendant les accalmies on entend la foule piétiner les allées du parc. Sa rumeur monte comme celle d’une fête foraine, il ne manque que les coup de carabine sur les pipes fantômes des tirs.

La saison continue.

Daniel, en son égoïsme, n’en revient pas ; lui voudrait mourir et la saison continue, avec ses toilettes claires, ses tennis, ses voitures à ânes. Il ne songe pas qu’il passe peut-être chaque jour, auprès d’amants qui ont le cœur déchiré, comme lui-même.

Le soir, la troupe d’opérette chante Boccace ou bien la Fille de Madame Angot, avec des voix de tête qui le font tout de même rire. Naturellement, il n’écrit plus à Germaine, ses notes lui tiennent lieu des lettres défendues. Il s’y confine, prisonnier volontaire, et s’y distrait dans la minutieuse description de son chagrin. Car, bien qu’il soit, à force de veilles, de mutisme et d’exaltation intérieure, dans l’état même de la poésie, il ne peut encore entreprendre aucun travail.

Quelques poèmes se forment au hasard des lettres, mais ils sont toujours faits d’amour, on dirait qu’il est aveugle et sourd aux autres formes du monde.

Comme d’autres « en religion », il se couche, se lève, mange et s’habille dans sa douleur.

Le mois de juillet est entièrement passé. Daniel fixe son départ ; à quoi bon rester encore, ce pays lui rappelle trop sa déception.


C’est par un crépuscule d’or, plein d’oiseaux et déjà de quelques feuilles d’automne, qu’il revoit Paris. On vend des roses à la gare et les jets d’arrosage font la roue. Tristesse des retours. On devient si vite étranger à tout. Daniel, à côté de sa petite malle, où gisent bien au fond, il le sait, ses papiers tristes et la lettre, refait connaissance et pèlerinage de sa ville ; le mauvais taxi les secoue ensemble, ses souvenirs et lui.

Près des Champs-Élysées, il détourne la tête.

« Pas encore ».

Sincèrement, il croit qu’il ne reverra jamais son amie.

V

L’enfant prodigue est donc revenu.

La mère s’en réjouit, lui s’en désespère.

Il pense : « Acte II, soyons brave ; au troisième j’espère mourir ». Cependant, malgré les apparences contraires, la mère pressent la guérison, lointaine certes, et les symptômes en sont imperceptibles pour tout autre, surtout pour Daniel.

Obstiné dans son malheur, comme les enfants qui ne veulent plus manger pour punir leurs parents, il ne peut envisager l’idée de guérir.

Pour qui le prendrait-on. L’opinion de Germaine est la seule qui compte, elle dit qu’on ne guérit pas.

« Sans toi, ni avec toi, il ne m’est possible de vivre ». La mère, cependant, ne se trompe guère. Attentive, elle veille, laissant en Daniel les réactions naturelles s’accomplir et parlant de tout autre chose.

L’aventure ouatée de silence tombe au néant des songes. Daniel y descend avec son amour, kaléidoscope nouveau, dont il compose à son gré, et déforme ses souvenirs.

Germaine et lui deviennent les héros d’une épopée souterraine. Il guide leurs pas et leurs gestes dans l’ombre, et sa mémoire confuse, embuée de chagrin et de désirs, lui offre chaque jour une Germaine plus diffuse et plus différente déjà de la réalité.

La femme vivante perd son intérêt au profit de ce minutieux décalquage qui, dans sa dissemblance, permet à Daniel la continuation de l’aventure et l’illusion du bonheur retrouvé.

Il corrige ce qui est arrivé par ce qui aurait dû être, et les deux se confondent à tel point, que Germaine seule maintenant, parce qu’elle est restée la même, pourrait rétablir la vérité.

Mais Germaine est menteuse et puis elle est absente.

Daniel est le maître parce qu’il invente et que son modèle… est loin.

Cependant, il n’est pas encore dégagé de tous les tourments de la séparation, sa jalousie est encore bien gênante et puis les ressemblances que l’on croise dans la rue, justement le jour où l’on y pensait le moins.

Il y a aussi toute la tristesse du parfum porté par d’autres, et des musiques entendues ensemble, une série de petits supplices qui réveillent la douleur et dépendent du hasard.

Il passe souvent devant la maison de son amie. Les volets en sont éternellement clos. Daniel se désespère de n’y pouvoir entrer. Ah ! comme il hurlerait bien son abandon dans les fourrures, il déchirerait les livres et les tentures, quelle consomption.

Imaginer exactement le décor dans lequel on a vécu heureux, savoir que tout existe encore, sauf l’amour, le lit, où l’on a dormi enlacés, la chambre, les miroirs, où leur visage apparaissait coupable avec des lèvres meurtries, des paupières lasses.

L’amour a passé peut-être même, davantage, que ce reflet.

Daniel, debout sous les fenêtres comme pendant les nuits printanières, où il se représentait Germaine dans les bras d’un autre, reste longtemps à rêver, longtemps.

Quelquefois même, il se retrouve à l’entresol, le front contre la porte, attendant que son amour lui ouvre.

Maintenant des feuilles d’automne tournent dans les rues.

C’est la fin d’un bel été, comme il n’y en avait pas eu depuis longtemps, un très bel été.

VI

Dans la chaleur qui ne cesse pas encore, Daniel lit sur son balcon, un store bat sur sa tête, évoquant la mer étincelante, la voile qui prend le vent, le large.

Paris est désert. Daniel s’ennuie. À quoi bon prendre le train, pour lui il n’y a qu’un voyage : Venise, et ça ne lui est pas permis. Il est désaxé comme une femme, en proie à trop de songes où Germaine, amoureuse, lui ouvre ses bras. Il est las d’attendre.

Le plateau du thé vient d’être posé sans qu’il s’en aperçoive, sur la table d’osier, entre ses livres. Il étend la main pour prendre la théière, lorsque tout à coup, il voit contre la tasse, une carte bleue de nuit, appuyée, « le Pont des Soupirs », la même hélas, et sans doute exprès, que celle jointe à la lettre de Jérôme autrefois. Daniel est immédiatement si troublé. Mais sur celle-ci, c’est un autre message : « Je reviens, dit Germaine, pourquoi ne m’écrivez-vous plus ? » Le store bat près du ciel, davantage. Est-ce la mer.

Daniel respire à plein poumon, l’air du large.

Se venger.

Le soir même, dans les étoiles naissantes, il remonte au petit bar de Montmartre. Ce sont, croit-il, des représailles. Il faut que Germaine le trouve en revenant, pourvu d’une maîtresse et comme il n’a pas le temps, ni le courage, de faire la cour à une femme de son milieu, il prendra, en la payant, n’importe quelle fille d’ici ; ceci prouvera sa désinvolture.

Ses amis sont naturellement ravis de le revoir, cependant Daniel a beaucoup changé. Ce n’est plus le jeune homme fiévreux et romantique que retrouvent en lui les habitués du bar, mais un garçon dur, qui ne croit plus à l’amour ni à la sincérité. Il a trop souffert et la trahison avilit. Ce jeune homme, dans le coma de la douleur, tel la chenille dans son cocon magique, s’est lentement transformé, lentement sous le cilice de la peine quotidienne son cœur s’est dévoyé. Germaine maintenant serait fière de lui, car il a compris son jeu et le trouve beaucoup moins impardonnable qu’autrefois.

Puisque la vie est telle, à quoi bon être en-dessous.

La naïveté est sotte, le cœur inutile, l’intelligence et l’adresse tiennent lieu de tout. C’est une affaire d’habitude. On ne l’avait pas élevé comme cela certes, mais Germaine non plus, sans doute.

La vie corrige les natures faibles. Daniel bien corrigé commence à voir clair, et tout meurtri encore, il comprend. La méchanceté fait boule de neige, elle se transmet entre amants et les vaincus se transforment.

Daniel, transformé par les douleurs odieuses de l’amour, sent poindre en lui des ailes aux couleurs de sa maîtresse, aux couleurs de cette femme qui l’a créé mieux que sa mère, et dont il reconnaît, après l’enfance et la croissance inquiète, les atavismes et la ressemblance épanouie dans son sang, comme une fleur empoisonnée.

Frère et sœur, ils ne l’ont jamais été tant que maintenant, un abîme autrefois les séparait, Daniel l’a comblé de ses convictions détruites, de son amour ridicule, de ses larmes. Beau romantisme, en vérité, il s’agit d’être à la taille. « Tout est jeu » dit-elle, la fête commence.

Daniel s’y jette. On dirait plutôt un suicide. Au bout de quelques nuits bruyantes, à base de champagne et de cocaïne, il est pourvu d’une maîtresse. Une charmante petite danseuse qui ne demandait pas mieux. Elle est jeune, pas bête, travaille ses pointes en tutu bien raide comme dans les toiles de Degas et lui dit, toutes les cinq minutes : « Je t’aime bien, mon chou ». Évidemment, c’est un contraste. Il eut du chagrin la première fois. Elle vint un dimanche, en plein jour, chez lui. La veille, il l’avait embrassée, un peu grisés tous deux et cela lui avait paru facile, mais le lendemain, quand professionnellement, elle se dévêtit pour ne pas froisser sa robe et s’étendit sur le divan, Daniel n’eut pas le courage. « Ah, se dit-il, Germaine, il faut donc encore cela pour assassiner définitivement mon amour et être à ta mesure » et il prit la petite danseuse qui attendait, un grand sourire fixé sur son visage, sans aucun plaisir, uniquement pour effacer en lui l’empreinte trop grave de sa maîtresse.

Le soir même il passait aux Champs-Élysées, le crépuscule tombait tristement. Il se cogna dans Germaine.

Inévitables, ils étaient face à face sur le même trottoir, presque au seuil de sa maison. Daniel en sentit le ridicule et fut immédiatement furieux d’être surpris par elle, en pèlerinage.

Elle reprit vite conscience de la nouvelle situation, et gaiement tendit sa main claire, dégantée.

— « Bonjour ! »

— « Je ne vous savais pas à Paris, dit-il. Qu’y faites-vous ? »

— « J’y passe et vous, dans ma rue, vous veniez me voir.

— « Non, pas encore, mais cette rue ne mène pas qu’à vous. »

— « C’est juste. Autrefois, elle vous y menait souvent.

Déjà, Daniel s’exaspérait.

Comment, Germaine, Germaine vivante, là, devant lui, avec son terrible visage fardé, ses lèvres impudentes, ses yeux inquisiteurs et toute cette trouble atmosphère qu’elle dégageait toujours, malgré le tailleur simple et l’allure élégante ; que le miracle soit si las, si poussiéreux, si vite arrivé en pleine rue.

Ils se regardèrent de près, en ennemis.

On sentait, pour un peu, qu’elle lui aurait dit, reprenant ses habitudes autoritaires : « Mettez-vous donc en plein jour, que je vous voie ».

Lui, la trouvait changée soudain, c’est-à-dire qu’elle était déjà différente du rêve. Elle-même, et non l’amante qu’il s’était inventée sur son modèle et il lui en voulait.

« Elle a vieilli, songeait-il, de mon temps elle n’avait pas cet air fatigué, morbide, je lui allais mieux que Venise, sans doute Jérôme l’épuise. » Il eut un frisson de dégoût. « Elle chipait à ma jeunesse l’éclat de la sienne, maintenant elle retombe, tant pis ».

La surprise, le malaise d’être si subitement face à face, les rendaient d’une banalité navrante.

— « Vous restez à Paris ? dit Daniel.

— « Non, je repars.

— « Où donc ?

— « Venise.

— « Toujours ?

— « Toujours.

— « Je vous ai du reste écrit, dit-elle. Pourquoi ne répondez-vous plus ? »

— « Chacun son tour.

— « C’est vrai. Elle rit.

— « Vous reverrai-je, cet hiver ?

Comme il aurait voulu répondre : « Je vais en Chine ». Il dit :

— « Je ne crois pas.

— « Alors, adieu. Je suis pressée, excusez-moi, on m’attend là-haut.

Il revit le petit salon, son domaine. Il frémit :

— « Moi non plus je n’ai pas le temps. Adieu, Germaine. »

Mais un geste qu’elle fit attira son attention sur la main nue, il revit les bagues et un détail qui l’agaça, l’ongle du pouce rongé.

— « Pourquoi abîmez-vous vos mains, dit-il d’une voix subitement habituelle. C’est très laid.

Elle rit, ayant senti son changement et répondit d’une voix plus dure : « Je n’en sais rien, tout change. Adieu ». Mais, le mouvement de sa démarche dégagea soudain le parfum, son parfum trop connu qui emplit, sembla-t-il à Daniel, tout l’air respirable, l’air de sa vie contenu dans la rue sans soleil où déjà Germaine n’était plus, et il eut mal, un recommencement de peine.

C’était comme une autre, très lointaine, très étouffée qui lui aurait fait signe à travers l’imposteuse, une autre, celle qui avait été son amie et avec laquelle depuis il vivait, ne venait-il pas réellement de la perdre ce soir, puisque, cette Germaine soudaine et vieillie ne lui évoquait plus rien d’elle-même, son parfum seul.

Il reprit, comme s’il venait de chez elle, le chemin du printemps. Qu’il fait froid déjà et noir, le vent balaye les feuilles de ces mêmes jardins, où autrefois les roses.

Autrefois, y a-t-il cent ans ou quelques secondes, il ne sait guère.

Mais jamais cette femme brutale et vulgaire n’a pu être cette maîtresse adorée dont il rêve encore. Elle lui reprend donc jusqu’au rêve.

En rentrant, comme le soir de la gare de Lyon, il reste devant la nappe blanche sans dîner.

Son regard cherche d’impossibles repères.

Tout est songe et passé…

—  « Tu l’as donc revue », dit la mère.

VII

Maintenant, il faut entretenir la danseuse ou se donner à son amour. L’amour ne le vaut plus. Terne clairvoyance, qu’il est dur d’y voir quand on aime. L’aveugle auquel on rend la vue, préfère mourir, en lui le monde était plus beau.

Daniel reprend la noce et la danseuse jusqu’à l’hiver. Drogues, alcools, coulisses de théâtre. Il ne veut plus songer à Germaine. La guérison s’accentue car il y est décidé, mais à mesure qu’il guérit, il se transforme.

Abandonnant son amie en rêve, il la retrouve inconsciemment dans l’imitation qu’il fait d’elle-même.

Bon élève, en vérité. Germaine ne le gêne plus ou à peine, parce qu’il joue à être Germaine.

De courtes liaisons se succèdent.

Daniel est un homme sûr de lui, qui se souvient par à-coup d’une femme extraordinaire.

Le temps passe.

Toujours son image est en lui, comme autrefois l’image de la nature.

« Je l’ai quittée bien légèrement, pense-t-il, point d’honneur ! Maintenant, je serais plus facile, quand on aime, on a plus d’honneur et l’amour doit l’emporter. J’étais jeune, je ne savais pas, j’ai été bien sévère pour elle et je lui rendais la vie impossible. Cependant, on aurait pu être heureux. Elle est la seule femme que j’aie jamais aimée, car notre ressemblance, combien je la sens depuis que je l’ai quittée. »

En effet, puisque l’amour a fait de lui un si parfait imitateur, il serait maintenant le complice rêvé de Germaine et de Jérôme, seulement la vie est pleine de ces complices-là. Ce qui passionnait Germaine, c’était l’honnêteté de Daniel, quelle belle proie.

Le temps passe.

Une année où Daniel a beaucoup voyagé, lu, travaillé. Mais il est attiré par mille choses diverses et ne se fixe à aucune, la conviction que Germaine était la seule animatrice le paralyse. Il regrette avec obstination qu’elle n’ait pas été celle qu’il crût, et ce regret entrave ses élans vers les autres femmes et même son travail. Le thème de l’amour déçu est monotone. Daniel l’a longuement exploité, il en est las. Cependant, il reste persuadé que c’est de Germaine, et de Germaine seule, que viendra la nouvelle inspiration. Il a l’impression qu’elle est en voyage et qu’un jour ils se retrouveront, ah, combien liés et fraternels. La femme qui vit en ce moment sous ses traits et son nom ne l’intéresse pas, c’est l’imposteuse de leur dernière rencontre, Il faudrait qu’on délivre la vraie Germaine, la sienne ; ensemble, ils exploreraient le monde et travailleraient. En attendant, Daniel vit avec d’autres femmes, mais il ne donne à aucune son amour. Enfermé dans le songe de sa première aventure, il vit dans son étroit égoïsme avec ses regrets.

Comme autrefois, un parfum, une phrase lui ressuscite Germaine tout entière. Une de ses plus parfaites voluptés est d’évoquer, devant une femme qui l’aime, maîtresse trop sensible, les charmes de l’autre.

Ainsi Germaine, des nuits entières, se plaisait à lui parler de Jérôme. En se retrouvant si pareils, il sourit.

Un mystère est en lui, une gêne, il voudrait bien retrouver Germaine, il n’espère que cela, il n’ose pas.



Le télégramme, avec ces petites lettres imprimées sur fond d’azur, dit : « Venez me voir. Germaine. »

Il court au téléphone, la communication fut immédiate.

« Bonsoir, dit Germaine, que vous êtes gentil de me répondre tout de suite. Je ne vous savais pas à Paris, j’ai télégraphié à tout hasard. Avant, je vous ai souvent écrit, mais naturellement, pas de réponse. C’est mal, Daniel, mes lettres étaient sincères, elles réclamaient votre amitié. »

« Nous nous expliquerons tout à l’heure, dit Daniel. Puis-je vous voir maintenant ? » Il tremble d’impatience, son oreille qu’il appuie trop fort au récepteur lui fait mal.

« Mais oui, tout de suite, j’ai ma soirée libre. Venez, je vous attendrai toute la nuit. »

C’est le second hiver depuis leur liaison, il fait froid dehors. Sous un ciel constellé qui palpite Daniel voit, couvertes de givre, les frondaisons des parcs.

Thérèse vint ouvrir.

— « Quelle chance de revoir monsieur, dit-elle, depuis le temps que monsieur nous a abandonnées. Monsieur a meilleure mine. Madame est dans le petit salon. »

Daniel traverse – est-ce un rêve – le grand salon, toujours capharnaüm encombré, il revoit… le soir du bal, les malles ouvertes et Germaine en marquise. Mais déjà, l’odeur du bois brûlé le saisit, les tentures si douces qui font de cette pièce un lieu hors du monde.

Germaine est dans une grande bergère, près du feu qui flambe, une robe noire qui n’est pas rose celle-là l’entoure mollement, mettant en valeur sur sa chair pâle la rondeur d’admirables perles. Ses bras sont nus et Daniel sent en serrant sa main la grande émeraude de l’annulaire.

Germaine le présente, en effet dans une autre bergère il y a une dame à cheveux gris, « la marquise de Rives ». Daniel l’avait vue autrefois.

— « C’est mon meilleur ami, dit Germaine en riant. Mais cette maison l’ennuie, il ne vient jamais me voir. Avouez que c’est affreux. »

— « N’en croyez rien, madame, dit Daniel, seulement Germaine ne me reçoit que quand elle veut, c’est elle qui s’ennuie avec moi et ajourne ainsi mes visites, mais au fond, n’est-ce pas là le charme de l’amitié, s’oublier longtemps pour se retrouver mieux, et puis on n’oublie rien. »

Mais la marquise, un peu étonnée et jugeant l’heure tardive, se lève :

— « Ma petite Germaine, il faut que je rentre, merci pour votre hospitalité charmante, mais je suis une vieille dame qui n’aime pas les rues sombres, c’est pourquoi, sauf pour vous, je refuse toujours de dîner en ville. »

— « Thérèse va vous chercher une voiture », dit Germaine.

— « Mais je vais y aller », dit Daniel.

— « Reste donc, Thérèse ira, dit Germaine tout bas. Seulement, va lui expliquer. »

Et Daniel, ne sachant plus tellement tout est semblable à quelle époque de sa vie il se trouve, court à l’office chercher Thérèse qui coud encore.

— « Thérèse, vite un taxi pour la marquise, je la fais fuir. »

— « Depuis que le valet est parti, je fais tout dans la maison, dit-elle. Surtout depuis qu’on est seule, nous deux madame, la cuisinière couche en ville. C’est maintenant qu’on s’amuserait bien avec monsieur Daniel, libres comme on est, que je disais à madame l’autre jour. »

— « Ma petit Thérèse, je vous en supplie, allez chercher la voiture. » Et Daniel regagne le salon bleu.

« Maintenant qu’on est seules nous deux madame, songe-t-il, il y a un ton de cataclysme dans la maison. »

— « Eh bien, dit Germaine, cette voiture ? Vous faisiez la cour à Thérèse.

— « Monsieur, vous êtes trop aimable, dit on ne sait pourquoi la marquise, mais j’habite le Ritz et mon chauffeur… »

Personne n’écoute, Germaine et Daniel se font des signes dans son dos et se sourient longuement. Germaine la conduit dans l’antichambre.

Thérèse tient la porte, Daniel seul dans le salon met un disque éraillé au phonographe, cette musique de bastringue fait revivre le passé et Germaine, dans sa douce petite robe noire, revient sur un pas de fox-trot.

— « Enfin seuls ! crie-t-elle. Thérèse, j’ai faim. »

— « Mais, madame vient de dîner et avec la marquise, encore », dit Thérèse raisonnable.

— « Cela m’est bien égal, tu crois que je mange, ma fille, quand j’ai cette vieille amie à mes côtés. Daniel aussi a faim, j’en suis sûre. Il a toujours faim d’abord, quand il vient ici. Soupons. »

— « Mais il n’y a rien, madame la comtesse. »

— « Ah, laisse-moi tranquille, dit Germaine, cherche. »

Elle s’étend sur le divan, tandis que Thérèse va fouiller les placards.

—  « Daniel, maintenant, racontez-moi tout depuis notre divorce. »

La même lampe à grosse jupe l’éclairé. Il se souvient du premier soir.

Mais tout, quand il réfléchit, est bien différent.

Germaine, d’abord, qui n’a pas encore dit une seule parole blessante, mais semble sincèrement heureuse de le revoir, l’absence de Jérôme et lui-même qui, soudain pour la première fois depuis un an et demi, n’est plus angoissé.

Thérèse réapparaît avec un plateau chargé d’une étrange et maigre salade de pommes de terre et de bouteilles de champagne.

Ils se mettent tous les trois à rire, on dirait vraiment que Germaine et Daniel rient pour la première fois ensemble avec franchise. Seraient-ils par hasard égaux.

VIII

Cette première soirée fut très agréable.

Germaine y fit preuve du plus éblouissant esprit et Daniel d’une bonne humeur, que Germaine ignorait.

Ils se trouvaient mutuellement délicieux et surtout du même bord. « Au fond, dit Germaine, nous-sommes M. et Mme Robinson, quoi qu’on fasse, une parenté bien antérieure nous unit. Il n’y a qu’avec toi que je m’amuse, les autres sont idiots et me trouvent folle ! »

—  « Moi aussi », dit Daniel.

—  « Oui, mais comme tu es fou toi-même. » Ils rient.

—  « Vivons ensemble », dit Germaine.

— « Et Jérôme ? »

— « Jérôme ? Il est aux Indes. Tu n’as donc jamais compris que mon mari est le seul être avec lequel je ne puis pas vivre… et cependant, je l’adore. Au fond, ce que j’aime en lui, ce sont ses lettres, et justement il ne m’écrit plus, nous sommes un drôle de couple, tu sais, je l’ai envoyé là-bas, maintenant, je m’ennuie toute seule.

Ah, si tu m’avais répondu il y a deux mois, nous aurions fait un beau voyage et je t’aurais rendu heureux, mais tu ne m’aimes plus. »

— « Si, dit Daniel, vous seule en dépit de tout. C’est même assommant, vous me hantez, votre mort seule me délivrerait. » Elle rit. « Quant à vos lettres, je vous jure, Germaine, n’en avoir reçu aucune. »

— « Tu mens, je t’ai écrit trois fois. »

— « Je vous crois, mais j’ai voyagé beaucoup et, par une malchance incroyable, elles se sont perdues. »

— « Tes maîtresses te les ont prises. Il paraît que tu en as eu plusieurs. Ce don juanisme te va mal et tu as l’air de te forcer. »

— « Naturellement je me force, pour vous oublier. Si vous saviez, Germaine, comme j’ai été malheureux depuis votre abandon. »

— « Pauvre chéri. T’ai-je réellement abandonné. C’est la faute de Jérôme. Mais aussi, tu étais bien agaçant avec tes lettres. J’en recevais quelque fois deux par jour. »

Daniel compatit sincèrement à l’ennui de Germaine et tout cela lui paraît beaucoup moins grave qu’il ne le crut.

— « Mais, à cette époque-là, tu avais un caractère ! »

— « C’est vrai, j’ai beaucoup changé, vous savez. »

— « Grâce à moi, tes maîtresses devraient me remercier, car tu étais un amant odieux. »

— « Mes maîtresses ? j’en ai une, Germaine. ».

— « C’est de trop, insolent. Épouse-la, je suis ta seule maîtresse parce que tu es à la fois mon enfant et que je t’aime. Oui je t’aime, Daniel. Viens près de moi… »

Mais Daniel prudemment s’écarte.

— « On ne me reprend pas. »

— « C’est vrai, dit-elle feignant de ne pas comprendre. Tu es à moi. »


Daniel revoit Germaine.

L’appartement des Champs-Élysées n’a plus de secret pour lui. Il serait le maître s’il voulait, le hasard fait qu’il n’y tient plus. Il se méfie. Il craint la souffrance. Oui, Germaine est tout ce qu’il aime. Oui, leur passé est son éternelle réserve poétique. Oui, elle seule le comprend, mais…

Tout a son temps peut-être et surtout on ne peut pas recommencer à vivre. Il le sait amèrement, lui qui a laissé toute la fraîcheur de son cœur aux mains cruelles de cette femme. On ne peut pas non plus recommencer à souffrir. Elle l’a dépouillé, au temps où elle ne s’en souciait guère, de toutes ses illusions sur l’amour.

« Le monde vous matera et vous perdrez cette belle audace. Vous renoncerez successivement à tout, vous deviendrez comme les autres, comme Jérôme, comme moi et puis vous désirerez faire mal à votre tour », lui disait-elle au début de leur liaison. Daniel se croyait invulnérable. Il méprisait cette facilité, cette bassesse… Comme il y est vite venu.

Ils parlent continuellement de leur amour.

— « Si j’avais su, dit Germaine, un amour, comme le vôtre, mon Daniel, méritait qu’on quitte tout pour le suivre. Il était la jeunesse même. Il était la vie que j’ai toujours cherchée. Mais je ne pouvais y croire. Jérôme m’avait empoisonné jusqu’à l’amour des autres, et puis j’avais déjà souffert. Malgré tout, l’amour même heureux est une douleur. Cependant si j’avais su. »

— « Vous saviez, Germaine, mais vous ne vouliez pas comprendre. Si j’étais mort à vos pieds, vous auriez dit : « Coïncidence » et puis surtout vous aimiez ailleurs, et c’était bien naturel. J’étais fou de vouloir vous prendre à ce mari qui vous rendait heureuse. »

— « Comment as-tu pu croire qu’il me rendait heureuse, il me trompait tout le temps. Il est faux et lâche, son élégance ne vient pas du cœur ; tu sais bien toi-même avec quel mépris il me traitait. Il se moquait de moi ostensiblement. À Venise, le soir de mon arrivée, moi qui t’avais quitté pour lui, eh bien, il n’était pas à la gare, il n’était même pas à la maison, longtemps après il est revenu avec des femmes et des musiciens en gondole. Ah, ce n’était pas pour me faire une surprise, il me l’a faite bien malgré lui, car à ce moment-là, il m’avait oubliée. J’ai dû me mêler à eux, faire la fête, j’étais bien déçue tu sais. Maintenant il est parti, maintenant ne te l’avais-je pas promis, je suis libre, viens, je ferai tout pour toi. Ah, tu verras, quand j’aime, mon Daniel, je suis capable de tout conquérir, de tout accomplir pour mon amour, tu verras. »

Un pâle soleil d’hiver entrait par la fenêtre. Germaine, dans une voluptueuse robe blanche, parlait debout avec exaltation, le feu rapide colorait ses joues chaudes.

Certes, que cela fut en rêve ou en paroles, à ce moment elle aimait.

Daniel, glacial et silencieux, subissait ces aveux avec ennui. Assis, un livre sur les genoux, il songeait. Que lui importait le cœur de cette femme et ses bontés d’amante, son intelligence seule et sa méchanceté lui plaisaient.

Amoureuse et docile, qu’était-elle.

Il lui préférait de beaucoup sa maîtresse actuelle, une très jeune femme ravissante et voluptueuse qu’il commençait à aimer.

Germaine n’avait de prix à ses yeux, que dominante et infidèle. Jérôme l’avait abandonnée, elle était libre, elle l’aimait. Il serait la dernière passion de cette femme qui commençait à vieillir. Alors, la pensée qu’elle allait s’accrocher à lui, à lui Daniel, indépendant, guéri de cet amour et jeune le fit brusquement se lever.

— « Il faut que je parte… »

— « Qu’as-tu, dit Germaine, tu es fou. Où vas-tu ? »

— « Je suis obligé de partir, on m’attend. »

— « Ta maîtresse, naturellement. Donc toi qui dis m’aimer, ne vivre que dans mon souvenir et mon désir, tu me préfères ta maîtresse. Je me suis trompée sur toi comme sur Jérôme et vous êtes les deux êtres que j’aime au monde. »

Froidement, Daniel gagnait la porte.

Il ne songeait alors, non à être cruel, mais égoïstement qu’à se sauver, l’amour tardif de Germaine l’étouffait ; il fallait qu’il parte.

— « Ah ! dit-elle, tu me quittes. Eh bien, jamais, tu entends, tu ne reviendras ici, jamais, va-t-en. »

À peine est-il dans l’escalier que penchée sur la rampe elle le rappelle. Il remonte lentement.

Il la retrouve dans le petit salon, la tête dans ses mains, sans artifice elle pleure, le dos rond comme une vieille femme.

IX

Le cas de Germaine est affreux.

Elle comprend tout ce qu’elle a perdu, gâché pour toujours.

Daniel et Jérôme. Jérôme et Daniel, ses deux amours.

Pour le premier qui ne l’aimait guère, elle a sacrifié le second qui était la passion même. C’est l’éternelle histoire des amants.

Ne doutant pas de Daniel malgré tout, elle à laissé partir Jérôme, mais trop tard, car Daniel las d’attendre s’est fait une autre vie meilleure où son souvenir lui suffisait.

Elle est seule comme peu d’êtres au monde, car sa folie des choses extrêmes et des douleurs n’a pas su lui réserver d’amitiés réelles. Sa belle vie d’aventurière n’a rien gardé pour l’avenir. C’est sur elle-même qu’elle pleure. Daniel autrefois aurait pu s’y tromper et s’attendrir encore, mais il a lui-même conquis un cœur de pierre dans la douleur infligée. Il a autre chose à faire que consoler cette femme, non que ce soit vengeance ou représailles, en réalité ça lui est bien égal, car soudain, en tâchant de le retenir, elle vient de lui révéler qu’il était amoureux d’une autre, cette maîtresse tant reprochée qu’il croyait garder, par plaisir et que maintenant, maintenant que Germaine n’a plus de mystère, il aime d’amour.

Daniel aime d’amour.

Il prépare son départ avec l’autre.

Ils iront dans un coin bleu et or de la côte d’Azur.

Traditionnels et passionnés, ils se moquent bien d’être à leur tour si banals, amants égoïstes, ils cherchent leur unique bonheur. Daniel est transformé. Cet amour partagé donne à son visage une expression de confiance heureuse, qui le rend méconnaissable.

Il continue cependant à voir Germaine qui niant, par toute son attitude, la funeste sincérité de l’autre soir, recommence à parader. Et combien Daniel ainsi la préfère. Elle lui rappelle au moins celle qu’elle n’a pas été, mais qu’il aima et ils se jouent, avec grand talent, une comédie mutuelle. Daniel, par cabotinage naturel chez un très jeune garçon qui se sent aimé par deux femmes, entretient en celle-ci l’espérance.

— « Je suis forcé de partir avec ma famille, dit-il, mais pourquoi ne pas nous rejoindre en Italie par exemple, dans quelques semaines. Nous irons à Venise notre ancien rêve. Ah ! Germaine, il ne faut pas avant redevenir amants, mais là-bas, dans cet enchantement des eaux et ce silence, quelle volupté de se retrouver les mêmes. »

Elle seconde son imagination parce que, maintenant, ils se ressemblent en effet et se comprennent merveilleusement. Et puis, morbide en son évocation de choses que l’on sait impossible, ce jeu lui plaît en même temps qu’elle en souffre.

— « Je viendrai par Milan, dit-elle, où pourrais-tu me rejoindre pour que nous allions ensemble à Venise. Aux lacs ? À Côme, on m’a proposé une maison. Elle est entourée de cyprès et de roses avec une pergola et un mur rose. Le toit est en terrasse. On y voit tout le lac et les montagnes. La nuit, nous y mettrions des matelas si tu veux, ces petits matelas cambodgiens où l’on est à l’étroit ainsi que dans une gondole, des fourrures, et puisque tu aimes l’opium, pourrions-nous sous les étoiles… Là, tu travaillerais, Daniel. Il faudrait mettre en ordre les poèmes que tu as écrits pour moi, je t’aiderais. »

Le mirage le reprend un instant, va-t-il retomber. Qu’elle est forte, que son âme est souple et comme ils se comprennent. Mais aussi, quelle entrave. Il secoue les épaules. Va-t-on, à force de rêves, lui repasser le joug.

Le crépuscule vient tôt en hiver.

Il fait sombre dans cette pièce où brasille le feu rose. Oui, peut-être serait-il plus facile de rester, de s’abandonner au sort.

— « Tu redoutes donc la souffrance » lui souffle-t-elle au visage. Elle est contre lui, ses mains à sa nuque comme autrefois.

— « Tu as peur, dis, tu as peur, tu es donc devenu lâche. Autrefois tu ne redoutais rien et je ne t’épargnais rien. Tu aimes donc le confort, la fidélité, l’habitude. Tu es donc devenu lâche, mon Daniel. Tu aimerais le bonheur où l’on s’étiole. Quelle prison, le bonheur. Songe donc, vivre heureux, c’est renoncer à soi-même. Certes, moi je n’essaierai pas de te rendre heureux, mais tu le serais, Daniel, par l’amour. Souviens-toi. Mon amour est celui qui dit : fais-moi toujours plus mal. »

Penchée sur lui, elle le serre faisant, comme une bête instinctive, son corps plus tiède, plus souple.

— « Daniel, dis oui, mon amour. »

Il renverse en arrière sa tête. Encore un peu d’air. Il veut éviter ce baiser, il veut vivre. Va-t-il crier. Non, car Germaine rapide et intelligente resserre son étreinte, l’embrasse, l’embrasse, il est sans défense.

— « Oui, dit-il, à Côme je viendrai, je te le jure, oui tu es mon seul amour, regarde. »

Il veut lui montrer ses yeux, il veut, sincère et pris à son propre jeu, lui montrer dans ses yeux, son amour, mais il fait sombre, très sombre, heureusement, car peut-être Germaine verrait-elle dans ce regard trop profond une autre image, et lui comprendrait-il par ses larmes qu’ils ne sont plus dupes l’un de l’autre et que leur amour est bien mort.