« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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{{sc|Dérigny}}. — Ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, mon général. Voici mon histoire, plus triste que longue. J’étais fils unique et orphelin ; j’ai été élevé par la grand-mère de ma femme qui était orpheline comme moi ; la pauvre femme est morte ; j’avais tiré au sort ; j’étais le dernier numéro de la réserve : pas de chance d’être appelé. Madeleine et moi, nous restions seuls au monde, je l’aimais, elle m’aimait ; nous nous sommes mariés ; j’avais vingt et un ans ; elle en avait seize. Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journées comme mécanicien-menuisier. Nous avions ces deux enfants qui complétaient notre bonheur ; Jacquot était si bon que nous en pleurions quelquefois, ma femme et moi. Mais voilà-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu’il court des bruits de guerre ; j’apprends qu’on appelle la réserve ; ma pauvre Madeleine se désole, pleure jour et nuit ; moi parti, je la voyais déjà dans la misère avec nos deux chérubins ; sa santé s’altère ; je reçois ma feuille de route pour rejoindre le régiment dans un mois. Le chagrin de Madeleine me rend fou ; je perds la tête ; nous vendons notre mobilier et nous partons pour échapper au service ; je n’avais plus que six mois à faire pour finir mon temps et être exempt. Nous allons toujours, tantôt à pied, tantôt en carriole ; nous arrivons dans un joli endroit à vingt lieues d’ici ; je loue une maison isolée où nous vivions cachés dans une demi-misère, car nous ménagions nos fonds, n’osant pas demander de l’ouvrage de peur d’être pris : ma femme devient de plus en plus malade ; elle meurt (la voix de Dérigny tremblait en prononçant ces mots) ; elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits à soigner et à nourrir. Pendant notre séjour dans cette maison, tout en évitant d’être connus, nous avions pourtant toujours été à la messe et aux offices les dimanches et fêtes ; la pâleur de ma femme, la gentillesse des enfants attiraient l’attention ; quand elle fut plus mal, elle demanda M. le curé qui vint la voir plusieurs fois, et, lorsque je la perdis, il fallut faire ma déclaration à la mairie et donner mon nom ; trois semaines après, le jour même où je venais de donner à mes enfants mon dernier morceau de pain et où j’allais les emmener pour chercher de l’ouvrage ailleurs, je fus pris par les gendarmes et forcé de rejoindre sous escorte, malgré mes supplications et mon désespoir. Un des gendarmes me promit de revenir chercher mes enfants ; j’ai su depuis qu’il ne l’avait pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouvés. Arrivé au corps, je fus mis au cachot pour n’avoir pas rejoint à temps. Lorsque j’en sortis, je demandai un congé pour aller chercher mes enfants et les faire recevoir enfants de troupe ; mon colonel, qui était un brave homme, y consentit ; quand je revins à Kerbiniac, il me fut impossible de retrouver aucune trace de mes enfants ; personne ne les avait vus. Je courus tous les environs nuit et jour, je m’adressai à la gendarmerie, à la police des villes. Je dus rejoindre mon régiment et partir pour le Midi sans savoir ce qu’étaient devenus ces chers bien-aimés. Dieu sait ce que j’ai souffert. Jamais ma pensée n’a pu se distraire du souvenir de mes enfants et de ma femme. Et, si je n’avais conservé les sentiments religieux de mon enfance, je n’aurais pas pu supporter la vie de douleur et d’angoisse à laquelle je me trouvais condamné. Tout m’était égal, tout, excepté d’offenser le bon Dieu. Voilà toute mon histoire, mon général ; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance.
 
{{TextQuality|100%}}==XVIII. Première inquiétude paternelle.==
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Jacques et Paul avaient écouté parler leur père sans le quitter des yeux ; ils se serraient de plus en plus contre lui ; quand il eut fini, tous deux se jetèrent dans ses bras ; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas. Leur père les embrassait tour à tour, essuyait leurs larmes.
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— Et maman Blidot, et tante Elfy ? dit Jacques avec anxiété. Est-ce que nous ne serons plus à elles ? »
 
DÉRIGNY{{sc|Dérigny}}. — Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien ?
 
JACQUES{{sc|Jacques}}. — Oh ! papa, je crois bien que nous les aimons ! elles sont si bonnes, si bonnes, que c’est comme maman et vous. Vous resterez avec nous, n’est-ce pas ?
 
Le pauvre Dérigny n’avait pas encore songé à ce lien de cœur et de reconnaissance de ses enfants ; en le brisant, il leur causait un chagrin dont tout son cœur paternel se révoltait ; s’il les laissait à leurs bienfaitrices, lui-même devait donc les perdre encore une fois, s’en séparer au moment où il venait de les retrouver ; l’angoisse de son cœur se peignait sur sa physionomie expressive.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — J’arrangerai tout cela, moi ! Que personne ne se tourmente et ne s’afflige ! Je ferai en sorte que tout le monde reste content. À présent, si nous soupions, ce ne serait pas malheureux ; j’ai une faim de cannibale ; nous sommes tous heureux : nous devons tous avoir faim.
 
Moutier, Elfy et Mme Blidot étaient allés chercher les plats et les bouteilles ; le souper ne tarda pas à être servi et chacun se mit à sa place, excepté Dérigny qui se préparait à servir le général.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Eh bien, pourquoi ne soupez-vous pas, Dérigny ? Est-ce que la joie tient lieu de nourriture ?
 
DÉRIGNY{{sc|Dérigny}}. — Pardon, mon général : tant que je reste votre serviteur, je ne me permettrai pas de m’asseoir à vos côtés.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Vous avez perdu la tête, mon ami ! Le bonheur vous rend fou ! Vous allez servir vos enfants comme si vous étiez leur domestique ? Drôle d’idée vraiment ! Voyons, pas de folie. À l’Angel’''Ange-Gardien'' nous sommes tous amis et tous égaux. Mettez-vous là, entre Jacques et Paul, mangeons… Eh bien, vous hésitez ?… Faudra-t-il que je me fâche pour vous empêcher de commettre des inconvenances ? Saperlote ! à table, je vous dis ! Je meurs de faim, moi !
 
Moutier fit en souriant signe à Dérigny d’obéir ; Dérigny se plaça entre ses deux enfants ; le général poussa un soupir de satisfaction et il commença sa soupe. Il y avait longtemps qu’il n’avait mangé de la cuisine, bourgeoise mais excellente, de Mme Blidot et d’Elfy ; aussi mangea-t-il à tuer un homme ordinaire ; l’éloge de tous les plats était toujours suivi d’une seconde copieuse portion. Il était d’une gaieté folle qui ne tarda pas à se communiquer à toute la table ; Moutier ne cessait de s’étonner de voir rire Dérigny, lui qui ne l’avait jamais vu sourire depuis qu’il l’avait connu.
 
MOUTIER{{sc|Moutier}}. — Tu vois, mon Jacquot, les prodiges que tu opères ainsi que Paul. Voici ton papa que je n’ai jamais vu sourire, et qui rit maintenant comme Elfy et moi.
 
DÉRIGNY{{sc|Dérigny}}. — J’aurais fort à faire, mon ami, s’il me fallait arriver à la gaieté de Mlle Elfy, d’après ce que vous m’en avez dit, du moins. Mais j’avoue que je me sens si heureux que je ferais toutes les folies qu’on me demanderait.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Bon ça ! Je vous en demande une qui vous fera grand plaisir.
 
DÉRIGNY{{sc|Dérigny}}. — Pourvu qu’elle ne me sépare pas de mes enfants, mon général, je vous le promets.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Encore mieux ! Je vous demande, mon ami, de ne pas me quitter… Ne sautez pas, que diantre ! Vous ne savez pas ce que je veux dire… Je vous demande de ne jamais quitter vos enfants et de ne pas me quitter. Ce qui veut dire que je vous garderai tous les trois avec moi, qu’en reconnaissance de vos soins (dont je ne peux plus me passer ; je sens que je ne m’habituerais pas à un autre service que le vôtre, si exact, si intelligent, si doux, si actif : il me faut vous ou la mort), qu’en reconnaissance, dis-je, de ces soins que rien ne peut payer, j’achèterai pour vous et je vous donnerai un bien quelconque où vous vous établiriez, après ma mort, avec vos enfants et une femme peut-être. Ce serait votre avenir et votre fortune à tous. Tant que je suis prisonnier, vous resterez en France avec vos enfants et notre ami Moutier.
 
DÉRIGNY{{sc|Dérigny}}. — Et après, mon général ?
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Après ? Après ? Nous verrons ça. Nous avons le temps d’y penser… Eh bien, que dites-vous ?
 
DÉRIGNY{{sc|Dérigny}}. — Rien encore, mon général ; je demande le temps de la réflexion ; ce soir je n’ai pas la tête à moi et mon cœur est tout à mes enfants.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Bien, mon cher, je vous donne jusqu’au repas de noces d’Elfy et de Moutier. Demain nous fixerons le jour et j’écrirai à Paris pour le dîner et les accessoires. À nous deux, ma petite Elfy ! Reprenons notre vieille conversation interrompue sur votre mariage. C’est aujourd’hui lundi, demain mardi j’écris, on m’expédie mon dîner et le reste samedi ; tout arrive lundi, et nous le mangerons en sortant de la cérémonie.
 
ELFY{{sc|Elfy}}. — Impossible, mon général ; il faut faire les publications, le contrat.
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Il faut donc bien du temps en France pour tout cela ! Chez nous, en Russie, ça va plus vite que ça. Ainsi, je vois Mme Blidot ; vous me convenez, je vous conviens ; nous allons trouver le pope qui lit des prières en slavon, chante quelque chose, dit quelque chose, vous fait boire dans ma coupe et moi dans la vôtre, qui nous promène trois fois en rond autour d’une espèce de pupitre, et tout est fini. Je suis votre mari, vous êtes ma femme, j’ai le droit de vous battre, de vous faire crever de faim, de froid, de misère.
 
MADAME{{sc|Madame BLIDOTBlidot}}, "riant". — Et moi, quels sont mes droits ?
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — De pleurer, de crier, de m’injurier, de battre les gens, de déchirer vos effets, de mettre le feu à la maison même dans les cas désespérés.
 
MADAME{{sc|Madame BLIDOTBlidot}}, ''riant''. — Belle consolation ! À quel sort terrible j’ai échappé !
 
LE{{sc|Le GÉNÉRALgénéral}}. — Oh ! mais moi, c’est autre chose ! Je serais un excellent mari ! Je vous soignerais, je vous empâterais ; je vous accablerais de présents, de bijoux ; je vous donnerais des robes à queue pour aller à la cour, des diamants, des plumes, des fleurs !
 
Tout le monde se met à rire, même les enfants ; le général rit aussi et déclare qu’à l’avenir il appellera Mme Blidot « ma petite femme ». Après avoir causé et ri pendant quelque temps, le général va se coucher parce qu’il est fatigué ; Dérigny, après avoir terminé son service près du général, va avec ses enfants, dans leur chambre, les aider à se déshabiller, à se coucher, après avoir fait avec eux une fervente prière d’actions de grâces. Il ne peut se décider à les quitter ; et quand ils sont endormis, il les regarde avec un bonheur toujours plus vif, effleure légèrement de ses lèvres leurs joues, leur front et leurs mains ; enfin la fatigue et le sommeil l’emportent, et il s’endort sur sa chaise entre les deux lits de ses enfants. Il dort d’un sommeil si paisible et si profond qu’il ne se réveille que lorsque Moutier, inquiet de sa longue absence, va le chercher et l’emmène de force pour le faire coucher dans le lit qui lui avait été préparé. Il était tard pourtant : minuit venait de sonner à l’horloge de la salle ; mais Moutier n’avait pas encore eu le temps de causer avec Elfy et sa sœur ; ils avaient mille choses à se raconter, et les heures s’écoulaient trop vite. Enfin Mme Blidot sentit que le sommeil la gagnait ; l’horloge sonna, Moutier se leva, engagea les sœurs à aller se coucher et alla à la recherche de Dérigny, qu’il ne trouvait pas dans sa chambre près du général. Il réfléchit encore quelque temps avant de s’endormir lui-même ; ses pensées étaient imprégnées de bonheur et ses rêves se ressentirent de cette douce inspiration.