« Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti » : différence entre les versions

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Je terminerai ici cette première époque de mon enfance, pour entrer désormais dans un monde un peu moins circonscrit, où je pourrai plus briève­ment,-je l'espère, me peindre aussi avec plus de vérité. Ce premier tableau d'une vie qui tout en­tière, peut-être, est fort peu utile à connaître, pa­raîtra sans doute très-inutile à tous ceux qui, se croyant des hommes, ne veulent pas se souvenir que l'homme est une continuation de l'enfant.
 
== '''SECONDESeconde EPOQUEepoque.''' Adolescence.==
 
''Elle embrasse huit années de prétendue éducation.
ADOLESCENCE.
 
'''Elle '''embrasse '''huit années de prétendue éducation.'''
 
=== Chapitre premier. ===
CHAPITRE PREMIER.
 
Départ de la maison maternelle, et entrée à l'Académie de Turin. — Description de l'Académie.
 
Me voilà donc courant la poste, et grand train. Je le devais à ce que, au moment de payer, j'avais, par mes prières, arraché de mon Mentor un bon pour­boire en faveur du premier postillon; ce qui m'avait tout d'abord gagné le cœur du second. Aussi ce der­nier allait comme la foudre, m'envoyant, par inter­valle, un regard et un sourire qui me demandaient pour lui-même ce que j'avais obtenu pour l'autre. Mon guide, vieux d'ailleurs et replet, s'étant épuisé pendant la première poste à me raconter de sottes histoires pour me consoler, dormait alors profon­dément , et ronflait comme un bœuf. Cette rapide allure de la calèche mè donnait un plaisir dont je n'avais jamais éprouvé l'égal. Dans le carrosse de ma mère, où d'ailleurs je n'avais pris place que bien rarement, on allait un si petit trot, que c'était pour en mourir. Et puis, dans une voiture fermée, jouit-on des chevaux? Tout au contraire, dans notre calèche italienne, on se trouve, pour ainsi dire, sur la croupe des chevaux, sans compter que l'on jouit admirablement de la vue du pays. Ce fut ainsi que de poste en poste, le cœur toujours plein de la vive émotion de la course et de la nouveauté des ob­jets, j'arrivai enfin à Turin, vers une heure ou deux de l'après-midi. La journée était superbe, et l'en­trée de cette ville par la ''Porte-Neuve ''et la ''place Saint-Charles, ''jusqu'à ''l'Annonciation, ''près de la­quelle demeurait mon oncle, m'avait ravi et jeté comme hors de moi : tout cet espace est véritable­ment grandiose et merveilleux à voir.
 
La soirée ne fut point aussi gaie. Quand je me vis dans un nouveau logis, entouré de visages in­connus, loin de ma mère, loin de mon précepteur, face à face avec un oncle qu'à peine j'avais entrevu une fois, et qui n'avait pas, il s'en fallait, l'air af­fectueux et caressant de ma mère, tout cela me fit retomber dans la tristesse et dans les larmes, et ré­veilla plus vivement en moi le regret de toutes les choses que j'avais quittées la veille. Cependant, au bout de quelques jours, ayant fini par me faire à toutes ces nouveautés, je repris mon enjouement et ma vivacité, et j'en montrai même beaucoup plus que je n'avais fait jusque là. Ma pétulance alla même si loin, que mon oncle s'en formalisa ; et voyant qu'il avait affaire à un lutin qui jetait le trouble dans sa maison, que d'ailleurs, n'ayant point de maître qui me fit travailler, je perdais tout mon temps, il n'attendit pas le mois d'octobre, comme on en était convenu, pour me mettre à l'Académie, et m'y confina dès le 1er août 1758.
'''Zk , VIE D'ALFIEBI.'''
 
on des chevaux? Tout au contraire, dans notre calèche italienne, on se trouve, pour ainsi dire, sur la croupe des chevaux, sans compter que l'on jouit admirablement de la vue du pays. Ce fut ainsi que de poste en poste, le cœur toujours plein de la vive émotion de la course et de la nouveauté des ob­jets, j'arrivai enfin à Turin, vers une heure ou deux de l'après-midi. La journée était superbe, et l'en­trée de cette ville par la ''Porte-Neuve ''et la ''place Saint-Charles, ''jusqu'à ''l'Annonciation, ''près de la­quelle demeurait mon oncle, m'avait ravi et jeté comme hors de moi : tout cet espace est véritable­ment grandiose et merveilleux à voir.
 
La soirée ne fut point aussi gaie. Quand je me vis dans un nouveau logis, entouré de visages in­connus, loin de ma mère, loin de mon précepteur, face à face avec un oncle qu'à peine j'avais entrevu une fois, et qui n'avait pas, il s'en fallait, l'air af­fectueux et caressant de ma mère, tout cela me fit retomber dans la tristesse et dans les larmes, et ré­veilla plus vivement en moi le regret de toutes les choses que j'avais quittées la veille. Cependant, au bout de quelques jours, ayant fini par me faire à toutes ces nouveautés, je repris mon enjouement et ma vivacité, et j'en montrai même beaucoup plus que je n'avais fait jusque là. Ma pétulance alla même si loin, que mon oncle s'en formalisa ; et voyant qu'il avait affaire à un lutin qui jetait le trouble dans sa maison, que d'ailleurs, n'ayant point de maître qui me fit travailler, je perdais tout mon temps, il n'attendit pas le mois d'octobre, comme
 
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on en était convenu, pour me mettre à l'Académie, et m'y confina dès le 1er août 1758.
 
A l'âge de neuf ans et demi, je me trouvai donc tout à la fois transplanté au milieu de gens incon­nus, loin de mes parens, isolé, et, pour ainsi dire, abandonné à moi-même. Car cette espèce d'éduca­tion publique ( si toutefois cela peut s'appeler une éducation ) n'agissait que sous le rapport des étu­des, et encore Dieu sait comme, sur l'ame des jeunes gens. Jamais une maxime de morale, et com­ment il fallait se conduire dans la vie, personne ne nous l'enseignait. Et qui nous l'eût appris, lorsque les instituteurs eux-mêmes ne connaissaient le monde ni par la théorie ni par la pratique ?
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Cette Académie était un édifice magnifique, di­visé en quatre corps de logis : au milieu, une im­mense cour. Deux côtés étaient occupés par les élèves, les deux autres par le théâtre royal et par les archives du roi. Précisément en face de ces archi­ves, étaitle côté que nous occupions, nous, les élèves du troisième et du second ''appartement ; ''vis-à-vis du théâtre, habitaient ceux du premier, dont je par­lerai eu son temps.
 
La galerie supérieure de notre côté se nommait le troisième appartement : elle était destinée aux plus jeunes et aux classes inférieures. La galerie du premier étage, appelée second appartement, était réservée aux adultes, dont une moitié ou un tiers allaient à l'Université, autre édifice très-voisin de l'Académie ; les autres suivaient dans l'intérieur un cours d'études militaires. Chaque galerie contenait au moins quatre chambrées de onze jeunes gens chacune, sous la surveillance d'une espèce de prê­tre qu'on appelait ''l'assistant. ''C'était d'ordinaire quelque paysan affublé d'une soutane, qui ne rece­vait aucun salaire : on lui donnait la table et le loge­ment, et avec cela il s'arrangeait, de son côté, pour étudier à l'Université la théologie ou les lois. Quand ce n'étaient pas des étudians, c'étaient de vieux prêtres, les plus ignorans et les plus grossiers des hommes. Un tiers au moins du côté réservé au premier appartement était occupé par les Pages du roi, au nombre de vingt ou vingt-cinq, entièrement séparés de nous, à l'angle opposé de la grande cour, et touchant aux archives dont j'ai parlé.
 
Nous étions, on le voit, de jeunes étudians fort mal placés. Un théâtre, où il ne nous était permis d'entrer que cinq ou six fois au plus durant tout le carnaval ; des Pages, que leur service à la cour, les chasses, les promenades à cheval, nous sem­blaient faire jouir d'une vie bien plus libre et plus variée que la nôtre ; des étrangers enfin, qui occu­paient le premier appartement, presque à l'exclu­sion de nos compatriotes, car c'était un amas de tous les gens du nord : beaucoup d'Anglais, sur­tout des Russes, des Allemands, et des Italiens des autres états. Ce côté de l'Académie était plutôt un hôtel garni qu'un institut. Ceux qui l'habitaient n'étaient assujettis à d'autre règle qu'à rentrer le soir avant minuit ; du reste, ils allaient à la cour et aux théâtres, dans les bonnes ou mauvaises so­ciétés, suivant leur bon plaisir. Pour mettre le comble à notre supplice, à nous autres, pauvres petits martyrs du second et du troisième appartement, les lieux étaient distribués de telle sorte, que, pour aller à la messe dans notre chapelle, et aux salles de danse ou d'escrime, il nous fallait passer chaque jour par les galeries du premier apparte­ment, et avoir continuellement sous les yeux le spctacle insultant de leur liberté déréglée. Triste comparaison à faire avec l'austérité de notre ré­gime, que, chemin faisant, nous nommions la ''ga­lère. ''Celui qui disposa les classes de la sorte était un sot qui ne comprenait rien au cœur de l'homme, puisqu'il ne savait pas la déplorable influence que devait exercer sur ces jeunes esprits la vue con­tinuelle de tant de fruits défendus.
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au moins quatre chambrées de onze jeunes gens chacune, sous la surveillance d'une espèce de prê­tre qu'on appelait ''l'assistant. ''C'était d'ordinaire quelque paysan affublé d'une soutane, qui ne rece­vait aucun salaire : on lui donnait la table et le loge­ment, et avec cela il s'arrangeait, de son côté, pour étudier à l'Université la théologie ou les lois. Quand ce n'étaient pas des étudians, c'étaient de vieux prêtres, les plus ignorans et les plus grossiers des hommes. Un tiers au moins du côté réservé au premier appartement était occupé par les Pages du roi, au nombre de vingt ou vingt-cinq, entièrement séparés de nous, à l'angle opposé de la grande cour, et touchant aux archives dont j'ai parlé.
 
===CHAPITRE II.===
Nous étions, on le voit, de jeunes étudians fort mal placés. Un théâtre, où il ne nous était permis d'entrer que cinq ou six fois au plus durant tout le carnaval ; des Pages, que leur service à la cour, les chasses, les promenades à cheval, nous sem­blaient faire jouir d'une vie bien plus libre et plus variée que la nôtre ; des étrangers enfin, qui occu­paient le premier appartement, presque à l'exclu­sion de nos compatriotes, car c'était un amas de tous les gens du nord : beaucoup d'Anglais, sur­tout des Russes, des Allemands, et des Italiens des autres états. Ce côté de l'Académie était plutôt un hôtel garni qu'un institut. Ceux qui l'habitaient n'étaient assujettis à d'autre règle qu'à rentrer le soir avant minuit ; du reste, ils allaient à la cour et aux théâtres, dans les bonnes ou mauvaises so­ciétés, suivant leur bon plaisir. Pour mettre le com-
 
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ble à notre supplice, à nous autres, pauvres petits martyrs du second et du troisième appartement, les lieux étaient distribués de telle sorte, que, pour aller à la messe dans notre chapelle, et aux salles de danse ou d'escrime, il nous fallait passer chaque jour par les galeries du premier apparte­ment, et avoir continuellement sous les yeux le spctacle insultant de leur liberté déréglée. Triste comparaison à faire avec l'austérité de notre ré­gime, que, chemin faisant, nous nommions la ''ga­lère. ''Celui qui disposa les classes de la sorte était un sot qui ne comprenait rien au cœur de l'homme, puisqu'il ne savait pas la déplorable influence que devait exercer sur ces jeunes esprits la vue con­tinuelle de tant de fruits défendus.
 
CHAPITRE II.
 
Tremièrcs études. — Études pédantesques et mal faites. .
 
Me voilà donc établi dans le troisième apparte­ment, et dans la chambre dite du Milieu, confié à la garde de ce même André, mon domestique, qui, de la sorte, se voyant mon maître, sans avoir ma mère ou mon oncle, ou tout autre de mes pa-rens pour le contenir, devint un diable déchaîné. Ce homme me.tyrannisait à son gré pour toutes les choses de sa compétence. C'était ensuite le tour de l'assistant à me traiter de la même façon, moi comme tous les autres, pour ce qui concernait l'é­tude et la conduite journalière. Le jour qui suivit mon entrée à l'Académie, les professeurs voulurent m'examiner pourvoir ce que je savais, et je passai, à leurs yeux, pour un bon quatrième, en état de . pouvoir aisément entrer en troisième, après trois mois d'une application soutenue. En effet, je me mis à l'œuvre de fort bonne grâce, et connais­sant alors, pour la première fois, tout le prix de l'émulation, je tins tète à plusieurs de mes com­pagnons plus âgés que moi, et, après un nouvel examen passé en novembre, je fus reçu en troi­sième. Le1 professeur de cette classe était un cer­tain don Degiovanni, un prêtre qui était peut-être moins savant encore que mon bon Ivaldi, et qui me suivait, en outre, avec bien moins d'attention et de sollicitude affectueuse, ayant à se partager de son mieux, et le faisant fort mal, entre ses quinze ou seize élèves ; car il en avait tout autant.
 
Je me traînai de la sorte sur les bancs de cette misérable école, âne parmi des ânes et sous un âne, et j'y expliquai Cornélius Népos, quelques églogues de Virgile, et autres choses semblables. On y faisait aussi des thèmes niais et absurdes. Dans tout autre collège dont les études auraient été bien dirigées, cette classe n'eût été au plus qu'une fort mauvaise quatrième.'Je n'étais jamais le dernier de mes camarades ; l'émulation m'éperonnait tant que je n'avais pas vaincu ou égalé celui qui pas­sait pour le premier. Mais ensuite parvenu moi-même au premier rang, je me refroidissais aussi­tôt, et retombais dans la mollesse. J'étais peut-être excusable ; car rien n'égalait l'ennui et l'insi­pidité de ces études. Nous traduisions ''les Vies ''de Cornélius Népos ; mais aucun de, nous, et peut-être pas même le maître, ne savait ce qu'avaient été ces hommes dont on nous faisait traduire la vie, où était leur pays, dans quels temps, sous quels gouvernemens ils avaient vécu, ni enfin ce que c'était qu'un gouvernement quelconque." Toutes les idées étaient étroites, fausses ou confuses. Aucun but dans le maître qui enseignait : aucun attrait, aucun plaisir dans l'écolier qui apprenait.C'étaient en somme de honteuses écoles de fainéantise, per­sonne n'y veillant, ou ceux qui le faisaient n'y comprenant rien. Et voilà comment on livre la jeunesse, sans remède pour l'avenir.
'''4'''
 
Après avoir passé presque toute l'année à étu­dier de la sorte, vers novembre, je fus admis dans les humanités. Le maître qui nous les enseignait, don Amatis, était un prêtre qui, avec beaucoup d'es­prit et de sagacité, avait passablement de science. Sous lui, je fis de grands progrès, et, autant que le permettait un système d'études aussi mal conçu, je devins d'une assez belle force en latin. Mon émulation s'augmenta par la rencontre d'un jeune homme qui me disputa la première place en thème, et qui parfois l'obtenait sur moi.Mais il me surpassait toujours dans les exercices de mémoire ; il récitait d'un trait, et sans se tromper d'une syl­labe, jusqu'à six cents vers des Géorgiques de Virgile, tandis que j'avais beaucoup de mal quand je pouvais arriver à quatre cents, ce qui me fai­sait grand'peine. Autant que je puis me rappeler aujourd'hui quels étaient alors les mouvemens de mon ame dans ces batailles d'enfant, il me semble que je n'avais pas un trop méchant caractère. Il est bien vrai qu'en me voyant battu par ces deux cents vers de surplus, je me sentais étouffer par la colère, et que souvent il m'arrivait de fondre en larmes, quelquefois même de m'emporter en inju­res furieuses contre mon rival ; mais soit qu'il va­lût mieux que moi, ou que moi-même je m'apai­sasse, je ne sais comment, quoique nos forces fus­sent à peu près égales, nous ne' nous querellions presque jamais, et, en somme, il y avait presque de l'amitié entre nous. Je crois que ma furibonde ambition d'enfant se trouvait satisfaite et consolée de cette infériorité de ,mémoire par le prix de thème qui me revenait presque toujours. Ajoutez que je ne pouvais haïr ce jeune homme, parce qu'il était d'une beauté rare, et, sans que ma pen­sée allât plus loin, je me suis toujours senti une vive inclination pour la beauté, dans les animaux, dans les hommes, en toute chose ; à telles ensei­gnes que la beauté dans mon esprit offusque un temps la raison, et souvent me déguise la vé­rité.
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l'assistant à me traiter de la même façon, moi comme tous les autres, pour ce qui concernait l'é­tude et la conduite journalière. Le jour qui suivit mon entrée à l'Académie, les professeurs voulurent m'examiner pourvoir ce que je savais, et je passai, à leurs yeux, pour un bon quatrième, en état de . pouvoir aisément entrer en troisième, après trois mois d'une application soutenue. En effet, je me mis à l'œuvre de fort bonne grâce, et connais­sant alors, pour la première fois, tout le prix de l'émulation, je tins tète à plusieurs de mes com­pagnons plus âgés que moi, et, après un nouvel examen passé en novembre, je fus reçu en troi­sième. Le1 professeur de cette classe était un cer­tain don Degiovanni, un prêtre qui était peut-être moins savant encore que mon bon Ivaldi, et qui me suivait, en outre, avec bien moins d'attention et de sollicitude affectueuse, ayant à se partager de son mieux, et le faisant fort mal, entre ses quinze ou seize élèves ; car il en avait tout autant.
 
Je me traînai de la sorte sur les bancs de cette misérable école, âne parmi des ânes et sous un âne, et j'y expliquai Cornélius Népos, quelques églogues de Virgile, et autres choses semblables. On y faisait aussi des thèmes niais et absurdes. Dans tout autre collège dont les études auraient été bien dirigées, cette classe n'eût été au plus qu'une fort mauvaise quatrième.'Je n'étais jamais le dernier de mes camarades ; l'émulation m'éperonnait tant que je n'avais pas vaincu ou égalé celui qui pas­sait pour le premier. Mais ensuite parvenu moi-
 
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même au premier rang, je me refroidissais aussi­tôt, et retombais dans la mollesse. J'étais peut-être excusable ; car rien n'égalait l'ennui et l'insi­pidité de ces études. Nous traduisions ''les Vies ''de Cornélius Népos ; mais aucun de, nous, et peut-être pas même le maître, ne savait ce qu'avaient été ces hommes dont on nous faisait traduire la vie, où était leur pays, dans quels temps, sous quels gouvernemens ils avaient vécu, ni enfin ce que c'était qu'un gouvernement quelconque." Toutes les idées étaient étroites, fausses ou confuses. Aucun but dans le maître qui enseignait : aucun attrait, aucun plaisir dans l'écolier qui apprenait.C'étaient en somme de honteuses écoles de fainéantise, per­sonne n'y veillant, ou ceux qui le faisaient n'y comprenant rien. Et voilà comment on livre la jeunesse, sans remède pour l'avenir.
 
Après avoir passé presque toute l'année à étu­dier de la sorte, vers novembre, je fus admis dans les humanités. Le maître qui nous les enseignait, don Amatis, était un prêtre qui, avec beaucoup d'es­prit et de sagacité, avait passablement de science. Sous lui, je fis de grands progrès, et, autant que le permettait un système d'études aussi mal conçu, je devins d'une assez belle force en latin. Mon émulation s'augmenta par la rencontre d'un jeune homme qui me disputa la première place en thème, et qui parfois l'obtenait sur moi.Mais il me surpassait toujours dans les exercices de mémoire ; il récitait d'un trait, et sans se tromper d'une syl­labe, jusqu'à six cents vers des Géorgiques de
 
'''kO VIE D'ALFIERI.'''
 
Virgile, tandis que j'avais beaucoup de mal quand je pouvais arriver à quatre cents, ce qui me fai­sait grand'peine. Autant que je puis me rappeler aujourd'hui quels étaient alors les mouvemens de mon ame dans ces batailles d'enfant, il me semble que je n'avais pas un trop méchant caractère. Il est bien vrai qu'en me voyant battu par ces deux cents vers de surplus, je me sentais étouffer par la colère, et que souvent il m'arrivait de fondre en larmes, quelquefois même de m'emporter en inju­res furieuses contre mon rival ; mais soit qu'il va­lût mieux que moi, ou que moi-même je m'apai­sasse, je ne sais comment, quoique nos forces fus­sent à peu près égales, nous ne' nous querellions presque jamais, et, en somme, il y avait presque de l'amitié entre nous. Je crois que ma furibonde ambition d'enfant se trouvait satisfaite et consolée de cette infériorité de ,mémoire par le prix de thème qui me revenait presque toujours. Ajoutez que je ne pouvais haïr ce jeune homme, parce qu'il était d'une beauté rare, et, sans que ma pen­sée allât plus loin, je me suis toujours senti une vive inclination pour la beauté, dans les animaux, dans les hommes, en toute chose ; à telles ensei­gnes que la beauté dans mon esprit offusque un temps la raison, et souvent me déguise la vé­rité.
 
Pendant toute cette année des humanités, mes moeurs se conservèrent encore innocentes et par­faitement pures. La nature seule venait parfois, d'elle-même et à mon insu, y jeter quelque trouble.
 
Cette année-là, il me tomba entre les mains, et je ne puis me souvenir comment, un Arioste, toutes ses œuvres en quatre petits volumes. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne l'achetai pas, n'ayant pas d'argent; je ne le volai pas, me souvenant trop bien des choses que j'ai pu dérober. J'ai dans l'idée que je l'acquis volume par volume d'un de mes cama­rades, à qui je cédai en échange la moitié de poulet que l'on nous donnait à chacun le dimanche. Mon premier Arioste m'aurait ainsi coûté une paire des poulets en quatre semaines. Mais tout cela, je ne puis positivement me le certifier à moi-même, et à mon grand regret, car je serais heureux de savoir si la première fois que j'approchai mes lèvres des sources de la poésie, ce fut aux dépens de mon esto­mac, et en jeûnant du meilleur morceau qui fût servi sur notre table. Ce ne fut pas le seul marché que je fis, car cette bienheureuse moitié du poulet dominical, je me rappelle à merveille que je suis resté des six mois entiers sans la manger : je l'avais engagée en échange des histoires que nous racontait un certain Ligùana, qui, grand mangeur de sa nature, aiguisait son esprit pour s'arrondir la panse, et n'admettait à l'entendre raconter que sur tribut de victuailles. Mais, de quelque manière que le livre fût tombé dans mes mains, j'eus un Arioste. Je le lisais ç'à et là, au hasard, et sans com­prendre la moitié de ce que je lisais. Qu'on juge par là de ce que devaient être les études que j'avais faites jusque là. Moi, le prince des humanistes, moi qui traduisais les ''Géorgiques ''en prose italienne, et c'est bien autre chose que ''YEnéide'', j'étais en peine de comprendre le plus facile de nos poètes. Je n'oublierai jamais que dans le chant d'Alcine, arrivé à ce merveilleux passage où le poète décrit la beauté de la fée, je me creusais l'esprit pour bien entendre; mais, pour y parvenir, il me manquait trop de données en tout genre. Par exemple, les deux derniers vers de cette stance :
'''VIE D'ALFIERI. M'''
 
Le lierre presse moins étroitement, etc. Jamais je ne pouvais en trouver le sens. Et alors je tenais conseilavec monrival de classe, qui n'y voyait pas plus clair que moi, et tous deux nous nous per­dions dans un océan de conjectures. Comment fi­nirent cette lecture furtive et ce commentaire sur l'Arioste? L'assistant ayant vu courir dans nos mains un méchant petit livre qui disparaissait à son approche, le confisqua, et, s'étant fait donner les autres volumes, remit le tout au sous-prieur ; et nous voilà, pauvres petits poètes, privés de tout guide poétique, les ailes rognées.
Cette année-là, il me tomba entre les mains, et je ne puis me souvenir comment, un Arioste, toutes ses œuvres en quatre petits volumes. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne l'achetai pas, n'ayant pas d'argent; je ne le volai pas, me souvenant trop bien des choses que j'ai pu dérober. J'ai dans l'idée que je l'acquis volume par volume d'un de mes cama­rades, à qui je cédai en échange la moitié de poulet que l'on nous donnait à chacun le dimanche. Mon premier Arioste m'aurait ainsi coûté une paire des poulets en quatre semaines. Mais tout cela, je ne puis positivement me le certifier à moi-même, et à mon grand regret, car je serais heureux de savoir si la première fois que j'approchai mes lèvres des sources de la poésie, ce fut aux dépens de mon esto­mac, et en jeûnant du meilleur morceau qui fût servi sur notre table. Ce ne fut pas le seul marché que je fis, car cette bienheureuse moitié du poulet dominical, je me rappelle à merveille que je suis resté des six mois entiers sans la manger : je l'avais engagée en échange des histoires que nous racontait un certain Ligùana, qui, grand mangeur de sa nature, aiguisait son esprit pour s'arrondir la panse, et n'admettait à l'entendre raconter que sur tribut de victuailles. Mais, de quelque manière que le livre fût tombé dans mes mains, j'eus un Arioste. Je le lisais ç'à et là, au hasard, et sans com­prendre la moitié de ce que je lisais. Qu'on juge par là de ce que devaient être les études que j'avais faites jusque là. Moi, le prince des humanistes, moi qui traduisais les ''Géorgiques ''en prose italienne,
 
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et c'est bien autre chose que ''YEnéide'', j'étais en peine de comprendre le plus facile de nos poètes. Je n'oublierai jamais que dans le chant d'Alcine, arrivé à ce merveilleux passage où le poète décrit la beauté de la fée, je me creusais l'esprit pour bien entendre; mais, pour y parvenir, il me manquait trop de données en tout genre. Par exemple, les deux derniers vers de cette stance :
 
Le lierre presse moins étroitement, etc. Jamais je ne pouvais en trouver le sens. Et alors je tenais conseilavec monrival de classe, qui n'y voyait pas plus clair que moi, et tous deux nous nous per­dions dans un océan de conjectures. Comment fi­nirent cette lecture furtive et ce commentaire sur l'Arioste? L'assistant ayant vu courir dans nos mains un méchant petit livre qui disparaissait à son approche, le confisqua, et, s'étant fait donner les autres volumes, remit le tout au sous-prieur ; et nous voilà, pauvres petits poètes, privés de tout guide poétique, les ailes rognées.
 
=== CHAPITRE '''III.''' ===
 
Les parens auxquels fut conGée mon adolescence à Turin.
 
Pendant ces deux premières années à l'Acadé­mie, je n'appris donc que fort peu de chose, '''et '''ma '''santé se trouva '''gravement compromise par '''le '''changement et l'insuffisance de la nourriture, le désor­dre dans/le régime, le défaut de sommeil, le peu de soins, toutes choses contraires au système suivi pendant mes neuf premières années dans la maison de ma mère. Je ne grandissais aucunement, et je ne ressemblais pas mal à une petite bougie toute mince, toute pâle. Plusieurs maladies m'assaillirent l'une après l'autre ; l'une, entre autres, pour com­mencer, fit crevasser ma tête en plus de vingt en­droits. Il en sortait unehumeur visqueuse et fétide, précédée d'un si grand mal de tête, que mes tempes en devenaient toutes noires, et que la peau brûlée, pour ainsi dire, venant à s'écailler plusieurs fois, à diverses reprises, se renouvela entièrement sur les tempes et sur le front. Mon oncle paternel, le chevalier Pellegrino Alfieri, avait été nommé gou­verneur de la ville de Coni, où il résidait au moins huit mois de l'année. Il ne me restait donc à Turin d'autres parens que ceux de ma mère, la famille Tournon, et un cousin de mon père, mondemi-oncle, le comte Bénédict Alfieri. Ce dernier était premier architecte du roi, et il habitait une maison contiguë à ce même Théâtre-Royal qu'il avait conçu et fait exécuter avec tant d'art et d'élégance. J'allais quel­quefois dîner chez lui, ou lui faire de simples visites, selon le bon plaisir de cet André, qui me gouver­nait despotiquement et qui avait toujours à m'al-léguer des ordres ou des lettres de mon oncle de Coni.
Pendant ces deux premières années à l'Acadé­mie, je n'appris donc que fort peu de chose, '''et '''ma '''santé se trouva '''gravement compromise par '''le '''chan-
 
Ce comte Bénédict était vraiment un digne homme, et d'un cœur excellent; il m'aimait et me caressait beaucoup. Il avait le fanatisme de son art : très-simple'de caractère, et à peu près étran­ger à tout ce qui n'avait point rapport aux beaux-arts. Parmi beaucoup d'autres preuves que je pourrais donner de sa passion démesurée pour l'architecture, il me parlait fort souvent et avec enthousiasme, à moi petit garçon, qui ne compre­nais absolument rien aux arts, du divin Michel-Ange Buonarotti, qu'il ne nommait jamais sans incliner la tête, ou sans ôter son bonnet, avec un respect et une humilité qui ne sortiront jamais de ma mémoire. Il avait passé à Rome une grande partie de sa vie ; il était plein du beau antique ; ce qui ne l'empêcha pas dans la suite de déroger par­fois au bon goût pour se conformer aux modernes. Je n'en veux d'autre témoignage que sa bizarre église de Carignan, en manière d'éventail. Mais ces petites taches, ne les a-t-il pas amplement effa­cées par le théâtre dont j'ai parlé plus haut, la voûte savante et hardie qui surmonte le manège du roi, la grande salle des- ''Stupinigi, ''la solide et ma­jestueuse façade du temple de Saint-Pierre à Ge­nève ? Il ne manquait peut-être à ce génie architec-tonique qu'une bourse mieux remplie que n'était celle du roi de Sardaigne. Ce qui le prouve, c'est le grand nombre de dessins magnifiques qu'il a laissés en mourant, et sur lesquels le roi mit la main. 11 y avait là beaucoup de projets, et les plus variés, pour les embellissemens à faire dans Turin, et, entre autres, pour la reconstruction de l'abo­minable muraille qui sépare la place du château de celle du palais royal, muraille qu'on a nommée, je ne sais pourquoi, le Pavillon.
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Je m'étends ici avec complaisance sur la mémoire de ce bon oncle, qui avait bien son mérite, et aujourd'hui seulement j'en connais tout le prix. Lorsque j'étais à l'Académie, quoiqu'il eût pour moi beaucoup de tendresse, je le trouvais, à tout pren­dre, plus ennuyeux que divertissant ; et voyez, je vous prie, ce travers de jugement et la force des fausses maximes ! ce qui chez lui m'offusquait da­vantage, c'était son bienheureux parler toscan, que depuis son séjour à Rome jamais il n'avait voulu quitter, quoique, àTurin, ville amphibie, la langue italienne fût véritablement un idiome de contre­bande. Telle est cependant la puissance du beau et du vrai, que les mêmes gens qui, dans le .prin­cipe, au retour de mon oncle, se moquaient des habitudes de son langage, finissaient par s'aperce­voir que lui seul en réalité parlait une langue, pen­dant qu'ils ne faisaient eux, que balbutier un jargon barbare. Chaque fois qu'ils s'entretenaient avec lui, ils essayaient aussi de bégayer leur toscan, sur­tout cette foule de seigneurs qui voulaient quelque peu raccommoder leurs maisons et leur donner un air de palais : travaux futiles, dans lesquels cet ex­cellent homme perdait la moitié de son temps sans intérêt, par pure amitié, et pour complaire aux autres, je le lui ai bien souvent entendu dire, se fai­sant déplaisir à lui-même et à l'art. Que de gens à Turin, et des plus considérables, dont les mai­sons par lui embellies ou augmentées de vestibules, d'escaliers, de portes cochères, et de mille res­sources intérieures, resteront comme un monument de sa facile bonté à servir ses amis ou ceux qui se donnaient pour l'être !
gement et l'insuffisance de la nourriture, le désor­dre dans/le régime, le défaut de sommeil, le peu de soins, toutes choses contraires au système suivi pendant mes neuf premières années dans la maison de ma mère. Je ne grandissais aucunement, et je ne ressemblais pas mal à une petite bougie toute mince, toute pâle. Plusieurs maladies m'assaillirent l'une après l'autre ; l'une, entre autres, pour com­mencer, fit crevasser ma tête en plus de vingt en­droits. Il en sortait unehumeur visqueuse et fétide, précédée d'un si grand mal de tête, que mes tempes en devenaient toutes noires, et que la peau brûlée, pour ainsi dire, venant à s'écailler plusieurs fois, à diverses reprises, se renouvela entièrement sur les tempes et sur le front. Mon oncle paternel, le chevalier Pellegrino Alfieri, avait été nommé gou­verneur de la ville de Coni, où il résidait au moins huit mois de l'année. Il ne me restait donc à Turin d'autres parens que ceux de ma mère, la famille Tournon, et un cousin de mon père, mondemi-oncle, le comte Bénédict Alfieri. Ce dernier était premier architecte du roi, et il habitait une maison contiguë à ce même Théâtre-Royal qu'il avait conçu et fait exécuter avec tant d'art et d'élégance. J'allais quel­quefois dîner chez lui, ou lui faire de simples visites, selon le bon plaisir de cet André, qui me gouver­nait despotiquement et qui avait toujours à m'al-léguer des ordres ou des lettres de mon oncle de Coni.
 
Ce comte Bénédict était vraiment un digne homme, et d'un cœur excellent; il m'aimait et me
 
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caressait beaucoup. Il avait le fanatisme de son art : très-simple'de caractère, et à peu près étran­ger à tout ce qui n'avait point rapport aux beaux-arts. Parmi beaucoup d'autres preuves que je pourrais donner de sa passion démesurée pour l'architecture, il me parlait fort souvent et avec enthousiasme, à moi petit garçon, qui ne compre­nais absolument rien aux arts, du divin Michel-Ange Buonarotti, qu'il ne nommait jamais sans incliner la tête, ou sans ôter son bonnet, avec un respect et une humilité qui ne sortiront jamais de ma mémoire. Il avait passé à Rome une grande partie de sa vie ; il était plein du beau antique ; ce qui ne l'empêcha pas dans la suite de déroger par­fois au bon goût pour se conformer aux modernes. Je n'en veux d'autre témoignage que sa bizarre église de Carignan, en manière d'éventail. Mais ces petites taches, ne les a-t-il pas amplement effa­cées par le théâtre dont j'ai parlé plus haut, la voûte savante et hardie qui surmonte le manège du roi, la grande salle des- ''Stupinigi, ''la solide et ma­jestueuse façade du temple de Saint-Pierre à Ge­nève ? Il ne manquait peut-être à ce génie architec-tonique qu'une bourse mieux remplie que n'était celle du roi de Sardaigne. Ce qui le prouve, c'est le grand nombre de dessins magnifiques qu'il a laissés en mourant, et sur lesquels le roi mit la main. 11 y avait là beaucoup de projets, et les plus variés, pour les embellissemens à faire dans Turin, et, entre autres, pour la reconstruction de l'abo­minable muraille qui sépare la place du château
 
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de celle du palais royal, muraille qu'on a nommée, je ne sais pourquoi, le Pavillon.
 
Je m'étends ici avec complaisance sur la mémoire de ce bon oncle, qui avait bien son mérite, et aujourd'hui seulement j'en connais tout le prix. Lorsque j'étais à l'Académie, quoiqu'il eût pour moi beaucoup de tendresse, je le trouvais, à tout pren­dre, plus ennuyeux que divertissant ; et voyez, je vous prie, ce travers de jugement et la force des fausses maximes ! ce qui chez lui m'offusquait da­vantage, c'était son bienheureux parler toscan, que depuis son séjour à Rome jamais il n'avait voulu quitter, quoique, àTurin, ville amphibie, la langue italienne fût véritablement un idiome de contre­bande. Telle est cependant la puissance du beau et du vrai, que les mêmes gens qui, dans le .prin­cipe, au retour de mon oncle, se moquaient des habitudes de son langage, finissaient par s'aperce­voir que lui seul en réalité parlait une langue, pen­dant qu'ils ne faisaient eux, que balbutier un jargon barbare. Chaque fois qu'ils s'entretenaient avec lui, ils essayaient aussi de bégayer leur toscan, sur­tout cette foule de seigneurs qui voulaient quelque peu raccommoder leurs maisons et leur donner un air de palais : travaux futiles, dans lesquels cet ex­cellent homme perdait la moitié de son temps sans intérêt, par pure amitié, et pour complaire aux autres, je le lui ai bien souvent entendu dire, se fai­sant déplaisir à lui-même et à l'art. Que de gens à Turin, et des plus considérables, dont les mai­sons par lui embellies ou augmentées de vestibules,
 
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d'escaliers, de portes cochères, et de mille res­sources intérieures, resteront comme un monument de sa facile bonté à servir ses amis ou ceux qui se donnaient pour l'être !
 
Mon excellent oncle avait fait le voyage de Na-ples de compagnie avec mon père, son cousin, deux ans peut-être avant que ce dernier n'épou­sât ma mère; et c'est par lui que j'ai su beaucoup de choses relatives à mon père. Il me dit, entre au­tres, que, lorsqu'ils allèrent ensemble au Vésuve, mon père avait voulu à toute force se faire des­cendre jusqu'à la croûte du cratère intérieur, quoiqu'elle fût à une grande profondeur, ce qui se pratiquait alors au moyen de câbles que manœu­vraient des gens placés au sommet et à l'extérieur du gouffre. Environ vingt ans après, lorsque j'y al­lai pour la première fois, je trouvai toutes choses changées et la descente impossible. Mais il est temps que je retourne à mes moutons.
 
===CHAPITRE IV.===
 
Continuation de ces prétendues études.
 
1700. Aucun de mes parens ne s'occupant donc autre­ment de moi, j'allais perdant ainsi mes plus belles années à ne rien apprendre, ou presque rien. De jour en jour ma santé s'altérait : toujours malingre, et toujours ayant quelque plaie là ou là sur le corps, j'étais devenu le jouet continuel de mes camarades, qui me donnaient le gracieux surnom de ''charrogne; ''les plus spirituels et les plus hu­mains y joignaient encore l'épithète de ''pourrie. ''Cet état de santé me causait d'affreuses mélancolies, et l'amour de la solitude s'enracinait en moi chaque jour davantage. Avec tout cela, en 1760, je passai en rhétorique. Ces indispositions multipliées me laissaient encore de loin en loin quelques petits loisirs pour l'étude, et il ne fallait pas grand effort pour mener à fin de pareilles classes. Mais le pro-fessetr de rhétorique n'ayant pas le talent de son confrère des humanités, quoiqu'il nous expliquât ''l'Enéide, ''et nous fit faire des vers latins, il me pa­rut que, pour mon compte, je reculais au lieu d'a­vancer dans l'intelligence de la langue latine ; et puisque enfin je n'étais pas le dernier, j'en conclus qu'il en était des autres comme de moi. Pendant cette année de prétendue rhétorique, je me donnai la joie de reconquérir mon petit Arioste. Je le dé­robai, volume par volume, au sous-prieur, qui l'a­vait greffé sur ses propres livres dans sa biblio­thèque , où j e les voyais exposés. Je trouvai l'occasion de les reprendre en allant dans sa chambre avec quelques autres privilégiés pour voir jouer au ballon de ses fenêtres. Car de cette chambre, située en face du batteur, on voyait beaucoup mieux le jeu que de nos galeries, qui étaient de côté. J'avais soin de rapprocher avec art les volumes voisins à me­sure que j'en enlevais un, et ainsi j'eus le bonheur de rattrapper, en quatre jours consécutifs, mes quatre petits volumes. Ce fut pour moi une grande fête, mais je n'en parlai à qui que ce fût.
1700. Aucun de mes parens ne s'occupant donc autre­ment de moi, j'allais perdant ainsi mes plus belles années à ne rien apprendre, ou presque rien. De jour en jour ma santé s'altérait : toujours malin-
 
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gre, et toujours ayant quelque plaie là ou là sur le corps, j'étais devenu le jouet continuel de mes camarades, qui me donnaient le gracieux surnom de ''charrogne; ''les plus spirituels et les plus hu­mains y joignaient encore l'épithète de ''pourrie. ''Cet état de santé me causait d'affreuses mélancolies, et l'amour de la solitude s'enracinait en moi chaque jour davantage. Avec tout cela, en 1760, je passai en rhétorique. Ces indispositions multipliées me laissaient encore de loin en loin quelques petits loisirs pour l'étude, et il ne fallait pas grand effort pour mener à fin de pareilles classes. Mais le pro-fessetr de rhétorique n'ayant pas le talent de son confrère des humanités, quoiqu'il nous expliquât ''l'Enéide, ''et nous fit faire des vers latins, il me pa­rut que, pour mon compte, je reculais au lieu d'a­vancer dans l'intelligence de la langue latine ; et puisque enfin je n'étais pas le dernier, j'en conclus qu'il en était des autres comme de moi. Pendant cette année de prétendue rhétorique, je me donnai la joie de reconquérir mon petit Arioste. Je le dé­robai, volume par volume, au sous-prieur, qui l'a­vait greffé sur ses propres livres dans sa biblio­thèque , où j e les voyais exposés. Je trouvai l'occasion de les reprendre en allant dans sa chambre avec quelques autres privilégiés pour voir jouer au ballon de ses fenêtres. Car de cette chambre, située en face du batteur, on voyait beaucoup mieux le jeu que de nos galeries, qui étaient de côté. J'avais soin de rapprocher avec art les volumes voisins à me­sure que j'en enlevais un, et ainsi j'eus le bonheur
 
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de rattrapper, en quatre jours consécutifs, mes quatre petits volumes. Ce fut pour moi une grande fête, mais je n'en parlai à qui que ce fût.
 
En repassant cette époque dans ma mémoire, j'y trouve qu'après avoir reconquis mon Arioste, je n'y songeai presque plus. Pour le laisser ainsi de côté, j'avais, je crois, deux raisons (sans comp­ter ma santé, qui était bien la principale) : la difficulté de l'entendre, qui semblait avoir aug­menté au lieu de diminuer (un rhétoricien!), et cette perpétuelle manie de l'Arioste d'interrompre sa narration, et de vous planter là au milieu de l'a­venture avec un pied de nez. C'est encore mainte­nant ce qui me déplaît en lui ; artifice contraire à la vérité, et qui n'est bon qu'à détruire l'effet produit en commençant. Ne sachant où aller pour rattraper la suite du récit, je finissais par le laisser là. Le Tasse aurait bien mieux convenu à mon caractère, niais j'ignorais jusqu'à son nom. Il me tomba alors dans les mains, je ne sais plus comment, une ''Enéide ''d'Annibal Caro. Je la lus et relus plusieurs fois avec avidité, avec fureur, prenant parti de toute mon ame pour Turnus et pour Camille. Je m'en servais aussi furtivement pour traduire le thème que le professeur nous donnait, ce qui ne laissait pas en­core de me retarder dans mon latin. Je ne con­naissais alors aucun autre de nos poètes :j'en excepte toutefois quelques opéras de Métastase, le ''Caton, YÂrtaxerce, l'Olympiade, ''et autres ''libretti ''qu'un Carnaval ou l'autre faisait tomber entre nos mains. Ces pièces avaient pour moi un grand
 
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charme ; seulement, lorsque l'ariette venait arrêter le développement de la passion, au moment même où elle commençait à me pénétrer, j'en éprouvais un déplaisir mortel, et plus d'ennui encore que des interruptions de ''YArioste. ''Je lus aussi alors quel­ques comédies de Goldoni, qui me divertirent beau­coup : celles-ci, c'était le maître qui mêles prêtait. Mais cet instinct des choses dramatiques, dont le germe était peut-être en moi, fut promptement étouffé et s'éteignit faute d'alimens, d'encouragé-mens, enfin de tout ce qui pouvait le développer. En résumé, mon ignorance, celle de mes maîtres, et notre insouciance à tous, en toute chose, ne pou­vaient aller plus loin.
 
• Dans ces longs et fréquens intervalles où ma santé ne me permettait pas d'aller en classe avec les au­tres, un de mes camarades, mon aîné en Age, en force, et en ànerie plus encore, me chargeait de temps en temps de lui faire son devoir : c'était une version, une amplification ou des vers. Voici le bel argument qu'il employait pour m'y contraindre : « Si tu veux me faire mon devoir, je te donnerai ces deux balles.» Et il mêles montrait, jolies, en beau drap, partagées en quatre couleurs, bien cou­sues, et merveilleusement rebondissantes. «Si tu ne veux pas le faire, je te donne deux taloches. » Et tout en parlant, il levait sa main formidable, et la tenait menaçante au-dessus de ma tête. Je prenais les deux balles et lui faisais son devoir. Au com­mencement, je le faisais avec conscience et de mon mieux, et le professeur s'étonnait un peu des pro-
 
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grès, inattendus de notre écolier, qui jusque là n'a-> vait été qu'une franche taupe. Mais je lui gardais religieusement le secret, plutôt encore parce que, de ma nature, j'étais peu communicatif, que pour la peur que j'avais de ce Cyclope. Cependant, après lui avoir fait de la sorte bon nombre de devoirs, ayant d'ailleurs plus de balles qu'il.ne m'en fallait, ennuyé de ce travail, et aussi un peu dépité de le voir se parer de mes plumes, je laissai insensible­ment se gâter l'ouvrage, et je finis même par y glisser de ces solécismes ''comme potebam ''ou autres semblables, qui vous font siffler de vos camarades et fouetter par vos maîtres. Celui-ci donc se voyant bafoué publiquement, et revêtu par force de sa peau naturelle, celle de l'âne, n'osa trop ouverte­ment se venger de moi ; il ne me força plus à tra­vailler pour lui, et demeura furieux, mais enchaîné par la honte dont j'aurais pu le couvrir en révélant son secret; jamais pourtant je ne le fis. Mais comme je riais sous cape quand j'entendais racon­ter aux autres l'effet que le ''potebam ''avait produit en pleine classe 1 Aucun ne me soupçonnait d'y avoir eu la moindre part. Ce qui me contenait en­core dans les bornes de la discrétion, c'était l'image de cette mainlevée sur ma tête,toujours présente à mes yeux, toujours prête à me faire payer tant de balles prodiguées en pure perte, et pour ne s'attirer que des reproches. J'appris dès lors par là que c'est une peur réciproque qui gouverne le monde. 176 1. • Au milieu de ces puériles et insipides vicissitudes, souvent malade et toujours chétif, j'atteignis encore
 
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le terme de cette année de rhétorique, et après l'examen ordinaire, on me jugea de force à passer en philosophie. Ce cours de philosophie se faisait hors de l'Académie, à l'Université, qui était proche, et où l'on allait, deux fois le jour : le matin, classe de géométrie ; l'après-midi, classe de philosophie, ou de logique, comme on voudra. Me voilà donc philosophe, ayant à peine treize ans. J'étais d'au­tant plus fier de ce nom, que par là déj à j e me voyais, pour ainsi dire, parmi les grands; sans compter le charmant plaisir de mettre le pied dehors, deux fois par jour : ce qui souvent nous procurait l'occasion de faire, à la dérobée, dans les rues de la ville, de petites excursions, en feignant, pour sortir de classe, quelque besoin à satisfaire.
 
J'étais le plus petit de tous ces grands, parmi les­quels j'étais descendu dans la galerie du second ap­partement; mais cette infériorité de taille, d'âge et de forces, était précisément ce qui animait mon courage et me poussait à me distinguer de la foule. A cet effet, dès le commencement, j'étudiai avec assez de zèle pour être admis aux répétitions que faisaient le soir à l'intérieur les maîtres de l'Aca­démie. Je répondais aux questions tout comme les autres, et quelquefois même un peu mieux. Ce de­vait être purement chez moi le fruit d'une heureuse mémoire, et rien de plus ; car, à dire le vrai, je n'entendais absolument rien à cette philosophie pédantesque, insipide par elle-même, et de plus enveloppée dans un latin qu'il me fallait attaquer corps à corps et surmonter tant bien que mal, à
 
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En repassant cette époque dans ma mémoire, j'y trouve qu'après avoir reconquis mon Arioste, je n'y songeai presque plus. Pour le laisser ainsi de côté, j'avais, je crois, deux raisons (sans comp­ter ma santé, qui était bien la principale) : la difficulté de l'entendre, qui semblait avoir aug­menté au lieu de diminuer (un rhétoricien!), et cette perpétuelle manie de l'Arioste d'interrompre sa narration, et de vous planter là au milieu de l'a­venture avec un pied de nez. C'est encore mainte­nant ce qui me déplaît en lui ; artifice contraire à la vérité, et qui n'est bon qu'à détruire l'effet produit en commençant. Ne sachant où aller pour rattraper la suite du récit, je finissais par le laisser là. Le Tasse aurait bien mieux convenu à mon caractère, niais j'ignorais jusqu'à son nom. Il me tomba alors dans les mains, je ne sais plus comment, une ''Enéide ''d'Annibal Caro. Je la lus et relus plusieurs fois avec avidité, avec fureur, prenant parti de toute mon ame pour Turnus et pour Camille. Je m'en servais aussi furtivement pour traduire le thème que le professeur nous donnait, ce qui ne laissait pas en­core de me retarder dans mon latin. Je ne con­naissais alors aucun autre de nos poètes :j'en excepte toutefois quelques opéras de Métastase, le ''Caton, YÂrtaxerce, l'Olympiade, ''et autres ''libretti ''qu'un Carnaval ou l'autre faisait tomber entre nos mains. Ces pièces avaient pour moi un grand charme ; seulement, lorsque l'ariette venait arrêter le développement de la passion, au moment même où elle commençait à me pénétrer, j'en éprouvais un déplaisir mortel, et plus d'ennui encore que des interruptions de ''YArioste. ''Je lus aussi alors quel­ques comédies de Goldoni, qui me divertirent beau­coup : celles-ci, c'était le maître qui mêles prêtait. Mais cet instinct des choses dramatiques, dont le germe était peut-être en moi, fut promptement étouffé et s'éteignit faute d'alimens, d'encouragé-mens, enfin de tout ce qui pouvait le développer. En résumé, mon ignorance, celle de mes maîtres, et notre insouciance à tous, en toute chose, ne pou­vaient aller plus loin.
coups de dictionnaire. Pour la géométrie, je suivis tout le cours, c'est-à-dire, qu'on m'expliqua les six premiers livres d'Euclide ; mais jamais je n'ai pu comprendre la quatrième proposition. Aujourd'hui encore je ne l'entends pas davantage, ayant toujours eu la tête parfaitement anti-géométrique. Cette classe de philosophie péripatéticienne, qui se fai­sait ensuite dans l'après-dîner, était une chose à dormir debout. Pendant la première demi-heure, on écrivait le cours sous la dictée du professeur, et pendant le reste du temps, que le professeur em­ployait à expliquer son texte latin (Dieu sait quel latin), nous autres, enveloppés jusqu'aux oreilles dans nos grands manteaux, nous nous livrions aux savoureuses douceurs du sommeil ; et parmi tous ces ces philosophes on n'entendait d'autre son que la voix traînante du professeur, qui, lui-même, avait bonne envie de dormir, et ce bruit des dormeurs ronflant sur divers tons, qui haut, qui bas, qui entre deux. Cela faisait un admirable concert.
 
Dans ces longs et fréquens intervalles où ma santé ne me permettait pas d'aller en classe avec les au­tres, un de mes camarades, mon aîné en Age, en force, et en ànerie plus encore, me chargeait de temps en temps de lui faire son devoir : c'était une version, une amplification ou des vers. Voici le bel argument qu'il employait pour m'y contraindre : « Si tu veux me faire mon devoir, je te donnerai ces deux balles.» Et il mêles montrait, jolies, en beau drap, partagées en quatre couleurs, bien cou­sues, et merveilleusement rebondissantes. «Si tu ne veux pas le faire, je te donne deux taloches. » Et tout en parlant, il levait sa main formidable, et la tenait menaçante au-dessus de ma tête. Je prenais les deux balles et lui faisais son devoir. Au com­mencement, je le faisais avec conscience et de mon mieux, et le professeur s'étonnait un peu des pro grès, inattendus de notre écolier, qui jusque là n'a-> vait été qu'une franche taupe. Mais je lui gardais religieusement le secret, plutôt encore parce que, de ma nature, j'étais peu communicatif, que pour la peur que j'avais de ce Cyclope. Cependant, après lui avoir fait de la sorte bon nombre de devoirs, ayant d'ailleurs plus de balles qu'il.ne m'en fallait, ennuyé de ce travail, et aussi un peu dépité de le voir se parer de mes plumes, je laissai insensible­ment se gâter l'ouvrage, et je finis même par y glisser de ces solécismes ''comme potebam ''ou autres semblables, qui vous font siffler de vos camarades et fouetter par vos maîtres. Celui-ci donc se voyant bafoué publiquement, et revêtu par force de sa peau naturelle, celle de l'âne, n'osa trop ouverte­ment se venger de moi ; il ne me força plus à tra­vailler pour lui, et demeura furieux, mais enchaîné par la honte dont j'aurais pu le couvrir en révélant son secret; jamais pourtant je ne le fis. Mais comme je riais sous cape quand j'entendais racon­ter aux autres l'effet que le ''potebam ''avait produit en pleine classe 1 Aucun ne me soupçonnait d'y avoir eu la moindre part. Ce qui me contenait en­core dans les bornes de la discrétion, c'était l'image de cette mainlevée sur ma tête,toujours présente à mes yeux, toujours prête à me faire payer tant de balles prodiguées en pure perte, et pour ne s'attirer que des reproches. J'appris dès lors par là que c'est une peur réciproque qui gouverne le monde. 176 1. Au milieu de ces puériles et insipides vicissitudes, souvent malade et toujours chétif, j'atteignis encore le terme de cette année de rhétorique, et après l'examen ordinaire, on me jugea de force à passer en philosophie. Ce cours de philosophie se faisait hors de l'Académie, à l'Université, qui était proche, et où l'on allait, deux fois le jour : le matin, classe de géométrie ; l'après-midi, classe de philosophie, ou de logique, comme on voudra. Me voilà donc philosophe, ayant à peine treize ans. J'étais d'au­tant plus fier de ce nom, que par là déj à j e me voyais, pour ainsi dire, parmi les grands; sans compter le charmant plaisir de mettre le pied dehors, deux fois par jour : ce qui souvent nous procurait l'occasion de faire, à la dérobée, dans les rues de la ville, de petites excursions, en feignant, pour sortir de classe, quelque besoin à satisfaire.
Outre l'irrésistible puissance de cette philosophie soporifique, ce qui ne contribuait pas peu à nous faire dormir, surtout nous autres de l'Académie, qui avions deux ou trois bancs séparés à la droite du professeur, c'est que, chaque matin, il nous fallait trop tôt interrompre notre sommeil et nous lever. C'était, quant à moi, la principale cause de toutes mes indispositions, l'estomac n'ayant point assez de temps pour la digestion du souper, qui s'opère pendant le sommeil. Les supérieurs, ayant fait plus tard cette remarque à mon sujet, finirent par me
 
J'étais le plus petit de tous ces grands, parmi les­quels j'étais descendu dans la galerie du second ap­partement; mais cette infériorité de taille, d'âge et de forces, était précisément ce qui animait mon courage et me poussait à me distinguer de la foule. A cet effet, dès le commencement, j'étudiai avec assez de zèle pour être admis aux répétitions que faisaient le soir à l'intérieur les maîtres de l'Aca­démie. Je répondais aux questions tout comme les autres, et quelquefois même un peu mieux. Ce de­vait être purement chez moi le fruit d'une heureuse mémoire, et rien de plus ; car, à dire le vrai, je n'entendais absolument rien à cette philosophie pédantesque, insipide par elle-même, et de plus enveloppée dans un latin qu'il me fallait attaquer corps à corps et surmonter tant bien que mal, à coups de dictionnaire. Pour la géométrie, je suivis tout le cours, c'est-à-dire, qu'on m'expliqua les six premiers livres d'Euclide ; mais jamais je n'ai pu comprendre la quatrième proposition. Aujourd'hui encore je ne l'entends pas davantage, ayant toujours eu la tête parfaitement anti-géométrique. Cette classe de philosophie péripatéticienne, qui se fai­sait ensuite dans l'après-dîner, était une chose à dormir debout. Pendant la première demi-heure, on écrivait le cours sous la dictée du professeur, et pendant le reste du temps, que le professeur em­ployait à expliquer son texte latin (Dieu sait quel latin), nous autres, enveloppés jusqu'aux oreilles dans nos grands manteaux, nous nous livrions aux savoureuses douceurs du sommeil ; et parmi tous ces ces philosophes on n'entendait d'autre son que la voix traînante du professeur, qui, lui-même, avait bonne envie de dormir, et ce bruit des dormeurs ronflant sur divers tons, qui haut, qui bas, qui entre deux. Cela faisait un admirable concert.
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Outre l'irrésistible puissance de cette philosophie soporifique, ce qui ne contribuait pas peu à nous faire dormir, surtout nous autres de l'Académie, qui avions deux ou trois bancs séparés à la droite du professeur, c'est que, chaque matin, il nous fallait trop tôt interrompre notre sommeil et nous lever. C'était, quant à moi, la principale cause de toutes mes indispositions, l'estomac n'ayant point assez de temps pour la digestion du souper, qui s'opère pendant le sommeil. Les supérieurs, ayant fait plus tard cette remarque à mon sujet, finirent par me permettre, durant mon année de philosophie, de dormir jusqu'à sept heures, au lieu de cinq trois quarts, heure à laquelle il fallait se lever, ou plutôt être levé, pour descendre dans la chambrée où se disait la prière du matin, après quoi on se mettait au travail jusqu'à sept heures et demie.
 
===CHAPITRE V.===
 
Divers événemcns sans intérêt. — Même sujet que le pré­cédent.
 
Pendant l'hiver de 1762, mon oncle, le gouver­neur de Coni, revint à Turin pour quelques mois, et, me voyant si chétif, il m'obtint encore quelques petits privilèges relativement à la nourriture, que l'on me fît un peu meilleure, c'est-à-dire plus saine. Joignez à ce plaisir de sortir chaque jour, pour aller à l'université, quelque bon repas chez mon oncle les jours de congé, et ce petit sommeil périodique de trois quarts d'heure pendant la classe : tout. cela contribua à me remplumer un tant soit peu, et je commençai alors à me dévelop­per et à grandir. Mon oncle, qui était notre tuteur, eut aussi la pensée de faire venir à Turin ma sœur Julia, la seule qui fût ma sœur de père et de mère, et de la placer au couvent de Sainte-Croix, après l'avoir ôtée du monastère de Saint-Anastase, à Asti, où elle était demeurée, plus de six ans, sous
 
5.
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===CHAPITRE VI.===
 
Faiblesse de ma" complexion. —Maladies continuelles.— Incapacité pour tout exercice, surtout pour la danse. — Pourquoi.
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qui, dans l'âge mûr, se demanderait à lui-même les causes élémentaires de ses antipathies et de ses sympathies pour les individus, les corps collec­tifs, ou même les divers peuples, en retrouverait peut-être dans ses années, les plus tendres les premières et imperceptibles semences, et peut-être les retrouverait-il peu différentes de celles que j'accuse à mon égard, et tout aussi mesquines. Oh I la mince chose que l'homme I
 
===CHAPITRE VII.===
 
Mort de mon oncle paternel. — Je deviens libre pour la pre­mière fois. — Mon entrée dans les premiers appartenions de l'Académie.
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bouche; on sautait d'immenses fossés, au beau milieu desquels on se roulait souvent ; souvent en­core on passait à gué la Doire, à l'endroit où elle se jette dans le Pô ; en un mot, nous en fîmes tant de ces sottises et d'autres du même genre, que per­sonne ne voulait plus nous louer de chevaux à tel prix que ce fût. Mais ces mêmes excès développaient grandement mes forces, et me donnaient de la har­diesse. Ils préparaient par degrés mon ame à mé­riter, à supporter, et peut-être à bien gouverner avec le temps cette liberté physique et morale qui venait de m'être rendue.
 
 
CHAPITRE VIII.
===CHAPITRE VIII.===
 
Oisiveté complète. — Il m'arrive des contrariétés que je supporte avec constance.
 
Personne alors ne se mêlait de mes actions, que le nouveau valet de chambre, en qui mon curateur croyait m'avoir donné une espèce de demi-précep­teur, et qui avait ordre de m'accompagner toujours et partout. Mais, pour dire la vérité, comme c'était une bonne bête, passablement intéressée, en lui donnant beaucoup d'argent, je faisais de lui tout ce qu'il me plaisait d'en faire, et il ne redisait jamais rien. Malgré tout cela, comme de sa nature l'homme n'est jamais content, et moi beaucoup moins que tout autre, je m'ennuyai bientôt. Si petite que fut la sujétion, j'avais toujours, partout où j'allais, mon valet de chambre à mes trousses, et ce joug me pe­sait d'autant plus que seul j'y étais soumis de tous ceux qui habitaient le premier appartement : les autres sortaient à leur gré, et aussi souvent qu'ils le voulaient. Je ne me payai pas de la raison qu'on m'en donnait, que j'étais le plus enfant de tous, n'ayant point encore quinze ans. C'est pourquoi je me mis en tête de vouloir sortir seul, moi aussi ; et, sans en dire mot à mon valet de chambre, ni à qui que ce fût, ayant envie de sortir, je sortis. D'abord le gouverneur me réprimanda ; je n'en tins compte, et ressortis tout aussitôt. Cette fois je dus garder les arrêts chez moi. Dès que je me retrouvai libre, je sortis seul encore; retenu de nouveau et plus étroitement aux arrêts, puis de nouveau rendu à la liberté, je recommençai derechef. Le jeu continua de la sorte à plusieurs reprises ; ce qui dura bien un mois, la punition devenant toujours plus sévère, et toujours inutilement. À la fin je déclarai, étant captif, qu'il valait mieux me garder une fois pour toutes, parce qu'à peine libre, je ne prendrais, pour sortir immédiatement, la permission de personne ; que je ne voulais rien, en bien ou en mal, qui me fit un sort meilleur ou pire, ou autre, que celui de tous mes camarades; que cette distinction était in­juste, odieuse, et qu'elle me rendait la risée des autres ; que si, aux yeux dugouverneur, je n'étais ni d'âge ni de caractère à pouvoir faire comme ceux du premier appartement, il n'avait qu'à me renvoyer dans le second. Toutes ces petites impertinences me valurent des arrêts si prolongés, que j'y restai plus de trois mois, notamment tout le carnaval de 1764-. Je m'opiniàtrai à ne pas vouloir demander qu'on me délivrât de mon châtiment. Dans ma rage et mon entêtement, j'aurais pu y pourrir, mais plier, non. Je dormais presque tout le jour ; vers le soir, je me levais, et j'allais m'étendre sur un matelas que je fai­sais apporter à terre devant la cheminée. Comme je ne voulais plus recevoir l'ordinaire de l'Académie qu'on me portait dans ma chambre, je m'apprêtais moi-même à mon feu un peu ''de polenta ''ou quelque aliment du même genre. Je ne me laissais plus pei­gner, je ne m'habillais plus, et vivais à l'écart comme un jeune sauvage. S'il m'était défendu de sortir de ma chambre, du moins je pouvais y recevoir les visites de mes amis du dehors, les fidèles compa­gnons de ces héroïques cavalcades. Mais alors, de­venu sourd et muet, je restais là couché comme un corps sans vie, et ne répondais un mot à personne, quelque chose que l'on me dît. Je restais ainsi des heures entières, les yeux cloués à la terre, pleins de larmes, mais n'en laissant jamais échapper une seule.
Personne alors ne se mêlait de mes actions, que le nouveau valet de chambre, en qui mon curateur croyait m'avoir donné une espèce de demi-précep­teur, et qui avait ordre de m'accompagner toujours et partout. Mais, pour dire la vérité, comme c'était une bonne bête, passablement intéressée, en lui donnant beaucoup d'argent, je faisais de lui tout ce qu'il me plaisait d'en faire, et il ne redisait jamais rien. Malgré tout cela, comme de sa nature l'homme n'est jamais content, et moi beaucoup moins que tout autre, je m'ennuyai bientôt. Si petite que fut
 
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===CHAPITRE IX.===
la sujétion, j'avais toujours, partout où j'allais, mon valet de chambre à mes trousses, et ce joug me pe­sait d'autant plus que seul j'y étais soumis de tous ceux qui habitaient le premier appartement : les autres sortaient à leur gré, et aussi souvent qu'ils le voulaient. Je ne me payai pas de la raison qu'on m'en donnait, que j'étais le plus enfant de tous, n'ayant point encore quinze ans. C'est pourquoi je me mis en tête de vouloir sortir seul, moi aussi ; et, sans en dire mot à mon valet de chambre, ni à qui que ce fût, ayant envie de sortir, je sortis. D'abord le gouverneur me réprimanda ; je n'en tins compte, et ressortis tout aussitôt. Cette fois je dus garder les arrêts chez moi. Dès que je me retrouvai libre, je sortis seul encore; retenu de nouveau et plus étroitement aux arrêts, puis de nouveau rendu à la liberté, je recommençai derechef. Le jeu continua de la sorte à plusieurs reprises ; ce qui dura bien un mois, la punition devenant toujours plus sévère, et toujours inutilement. À la fin je déclarai, étant captif, qu'il valait mieux me garder une fois pour toutes, parce qu'à peine libre, je ne prendrais, pour sortir immédiatement, la permission de personne ; que je ne voulais rien, en bien ou en mal, qui me fit un sort meilleur ou pire, ou autre, que celui de tous mes camarades; que cette distinction était in­juste, odieuse, et qu'elle me rendait la risée des autres ; que si, aux yeux dugouverneur, je n'étais ni d'âge ni de caractère à pouvoir faire comme ceux du premier appartement, il n'avait qu'à me renvoyer dans le second. Toutes ces petites impertinences me
 
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valurent des arrêts si prolongés, que j'y restai plus de trois mois, notamment tout le carnaval de 1764-. Je m'opiniàtrai à ne pas vouloir demander qu'on me délivrât de mon châtiment. Dans ma rage et mon entêtement, j'aurais pu y pourrir, mais plier, non. Je dormais presque tout le jour ; vers le soir, je me levais, et j'allais m'étendre sur un matelas que je fai­sais apporter à terre devant la cheminée. Comme je ne voulais plus recevoir l'ordinaire de l'Académie qu'on me portait dans ma chambre, je m'apprêtais moi-même à mon feu un peu ''de polenta ''ou quelque aliment du même genre. Je ne me laissais plus pei­gner, je ne m'habillais plus, et vivais à l'écart comme un jeune sauvage. S'il m'était défendu de sortir de ma chambre, du moins je pouvais y recevoir les visites de mes amis du dehors, les fidèles compa­gnons de ces héroïques cavalcades. Mais alors, de­venu sourd et muet, je restais là couché comme un corps sans vie, et ne répondais un mot à personne, quelque chose que l'on me dît. Je restais ainsi des heures entières, les yeux cloués à la terre, pleins de larmes, mais n'en laissant jamais échapper une seule.
 
CHAPITRE IX.
 
'''Mariage de ma sœur.—Ma réhabilitation. — Mon premier cheval.'''
 
Une circonstance vint m'arracher enfin à cette vie de véritable bête brûle, le mariage de ma sœur Jalia avec lé comte Hyacinthe de Cumiana. Il se fit lé 1er mai 1764, et ce jour est resté gravé dans ma mémoire, parce que j'allai avec toute la noce à dix milles de Turin, dans la magnifique villa de Cumiana, où je passai plus d'un mois le plus joyeu­sement du monde : chose toute simple, je sor­tais de prison, et je venais d'y passer tout l'hiver. Mon beau-frère avait obtenu ma liberté, et je fus rétabli à des conditions plus équitables dans le droit inné des naturels du premier appartement de l'Académie. C'est ainsi que je devins l'égal de mes camarades, grâce à plusieurs mois d'une capti­vité fort dure. A l'occasion de ce mariage, j'avais obtenu, en outre, qu'on me laissât la libre disposi­tion de mon bien, et on ne pouvait désormais me le refuser légalement. J'en usai aussitôt pour ache­ter mon premier cheval, qui me suivit à la villa de Cumiana. C'était un magnifique sarde, ayant la robe blanche, les formes élégantes et distinguées, surtout la tête, le col et le poitrail. Je l'aimais avec fureur, et je ne puis encore me le rappe­ler, sans une très-vive émotion. Ma passion pour ce cheval en vint au point de troubler mon repos, et de m'ôter l'appétit et le sommeil, chaque fois qu'il avait la plus légère indisposition ; ce qui arrivait fort souvent, parce qu'il était plein d'ardeur et en même temps délicat. Ajoutez qu'une fois entre mes jambes, ma tendresse pour lui ne m'empêchait pas de le tourmenter, et même de le mal mener lorsqu'il ne voulait pas faire à ma fantaisie. Je trouvai bientôt dans la délicatesse de ce précieux animal un prétexte pour en vouloir un second, et après celui-ci, deux de voiture, puis un de cabriolet, et encore deux de selle : en moins d'un an j'arrivai ainsi jusqu'à huit. Il fallait entendre les cris de mon curateur, le plus serré des hommes ; mais je le lais­sais chanter tout à son aise. Une fois que j'eus triom­phé de l'obstacle que m'opposaient la parcimonie et la lésinésie de ce cher curateur, je donnai bientôt tête baissée dans toute'espèce de dépenses, prin­cipalement à l'égard de la toilette, comme je crois déjà en avoir dit plus haut quelque chose. Parmi mes camarades les Anglais, il y en avait qui dé­pensaient beaucoup. Ne voulant pas me laisser sur­passer par eux, je cherchais, au contraire, et je réussissais à les surpasser eux-mêmes. Mais, d'un autre côté, les jeunes amis que j'avais hors de l'A­cadémie, et avec qui je vivais beaucoup plus qu'a­vec les étrangers de l'intérieur, dépendaient encore de leurs parens, et avaient peu d'argent.Comme ils appartenaient aux premières familles de Turin, leur tenue était parfaitement décente, mais leurs dépenses de fantaisie étaient nécessairement très-bornées. A l'égard donc de ces derniers, la vérité veut que je le confesse ingénument, je pratiquais alors une vertu qui m'est naturelle, et dont je ne saurais me défaire.
Une circonstance vint m'arracher enfin à cette vie de véritable bête brûle, le mariage de ma sœur
 
Je n'ai jamais voulu, jamais je n'ai pu surpas­ser, en quoi que ce fût, ceux que je voyais ou qui se reconnaissaient inférieurs à moi pour la force du corps, l'esprit, la générosité, le caractère, la for­tune. Aussi, chaque fois que je me faisais faire un nouvel habit riche de broderies ou de fourrures, s'il m'arrivait de le mettre dans la matinée pour aller à la cour, ou pour dîner avec ceux de mes cama­rades de l'Académie qui rivalisaient avec moi pour ces vanités , je m'en dépouillais aussitôt après le dîner, parce que c'était l'heure où les autres venaient chez moi. Je le faisais même soigneusement cacher, pour qu'ils ne le vissent pas ; enfin j'en avais honte avec eux, comme d'un crime. Il me semblait, en effet, que c'en était un, et mon cœur se le re­prochait, que de posséder, et plus encore d'étaler avec orgueil, des choses que mes amis et mes égaux n'avaient pas. Et c'est ainsi qu'après avoir eu tant de mal à obtenir de mon curateur qu'il me fît faire une élégante voiture , chose vraiment ridicule, et parfaitement inutile à un jeune garçon de seize ans, dans cette ville microscopique de Turin, je ne m'y montrais presque jamais, parce que mes amis, n'en ayant pas, devaient toujours s'en retourner à pied. Quant à mes nombreux chevaux de selle, j'avais un moyen de me les faire pardonner, c'était de les mettre en commun avec eux, outre qu'ils avaient chacun le leur, entretenu aux frais de leurs parons. Aussi cette branche de luxe me charmait-elle plus que toute autre, et il s'y mêlait moins de regret, parce qu'elle ne pouvait en rien offenser mes amis. Lorsque j'examine sans passion, et avec l'amour de la vérité, ces premiers temps de mon adoles­cence , je crois entrevoir à travers les écarts sans nombre d'une jeunesse impétueuse, trop inoccu­pée, mal élevée et sans frein, un certain penchant naturel vers la justice, l'égalité, la générosité des sentimens, et ce sont là, ce me semble, les élémens d'une ame libre, ou digne un jour de l'être.
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===CHAPITRE X.===
Jalia avec lé comte Hyacinthe de Cumiana. Il se fit lé 1er mai 1764, et ce jour est resté gravé dans ma mémoire, parce que j'allai avec toute la noce à dix milles de Turin, dans la magnifique villa de Cumiana, où je passai plus d'un mois le plus joyeu­sement du monde : chose toute simple, je sor­tais de prison, et je venais d'y passer tout l'hiver. Mon beau-frère avait obtenu ma liberté, et je fus rétabli à des conditions plus équitables dans le droit inné des naturels du premier appartement de l'Académie. C'est ainsi que je devins l'égal de mes camarades, grâce à plusieurs mois d'une capti­vité fort dure. A l'occasion de ce mariage, j'avais obtenu, en outre, qu'on me laissât la libre disposi­tion de mon bien, et on ne pouvait désormais me le refuser légalement. J'en usai aussitôt pour ache­ter mon premier cheval, qui me suivit à la villa de Cumiana. C'était un magnifique sarde, ayant la robe blanche, les formes élégantes et distinguées, surtout la tête, le col et le poitrail. Je l'aimais avec fureur, et je ne puis encore me le rappe­ler, sans une très-vive émotion. Ma passion pour ce cheval en vint au point de troubler mon repos, et de m'ôter l'appétit et le sommeil, chaque fois qu'il avait la plus légère indisposition ; ce qui arrivait fort souvent, parce qu'il était plein d'ardeur et en même temps délicat. Ajoutez qu'une fois entre mes jambes, ma tendresse pour lui ne m'empêchait pas de le tourmenter, et même de le mal mener lorsqu'il ne voulait pas faire à ma fantaisie. Je trouvai bientôt dans la délicatesse de ce précieux
 
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animal un prétexte pour en vouloir un second, et après celui-ci, deux de voiture, puis un de cabriolet, et encore deux de selle : en moins d'un an j'arrivai ainsi jusqu'à huit. Il fallait entendre les cris de mon curateur, le plus serré des hommes ; mais je le lais­sais chanter tout à son aise. Une fois que j'eus triom­phé de l'obstacle que m'opposaient la parcimonie et la lésinésie de ce cher curateur, je donnai bientôt tête baissée dans toute'espèce de dépenses, prin­cipalement à l'égard de la toilette, comme je crois déjà en avoir dit plus haut quelque chose. Parmi mes camarades les Anglais, il y en avait qui dé­pensaient beaucoup. Ne voulant pas me laisser sur­passer par eux, je cherchais, au contraire, et je réussissais à les surpasser eux-mêmes. Mais, d'un autre côté, les jeunes amis que j'avais hors de l'A­cadémie, et avec qui je vivais beaucoup plus qu'a­vec les étrangers de l'intérieur, dépendaient encore de leurs parens, et avaient peu d'argent.Comme ils appartenaient aux premières familles de Turin, leur tenue était parfaitement décente, mais leurs dépenses de fantaisie étaient nécessairement très-bornées. A l'égard donc de ces derniers, la vérité veut que je le confesse ingénument, je pratiquais alors une vertu qui m'est naturelle, et dont je ne saurais me défaire.
 
Je n'ai jamais voulu, jamais je n'ai pu surpas­ser, en quoi que ce fût, ceux que je voyais ou qui se reconnaissaient inférieurs à moi pour la force du corps, l'esprit, la générosité, le caractère, la for­tune. Aussi, chaque fois que je me faisais faire un
 
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nouvel habit riche de broderies ou de fourrures, s'il m'arrivait de le mettre dans la matinée pour aller à la cour, ou pour dîner avec ceux de mes cama­rades de l'Académie qui rivalisaient avec moi pour ces vanités , je m'en dépouillais aussitôt après le dîner, parce que c'était l'heure où les autres venaient chez moi. Je le faisais même soigneusement cacher, pour qu'ils ne le vissent pas ; enfin j'en avais honte avec eux, comme d'un crime. Il me semblait, en effet, que c'en était un, et mon cœur se le re­prochait, que de posséder, et plus encore d'étaler avec orgueil, des choses que mes amis et mes égaux n'avaient pas. Et c'est ainsi qu'après avoir eu tant de mal à obtenir de mon curateur qu'il me fît faire une élégante voiture , chose vraiment ridicule, et parfaitement inutile à un jeune garçon de seize ans, dans cette ville microscopique de Turin, je ne m'y montrais presque jamais, parce que mes amis, n'en ayant pas, devaient toujours s'en retourner à pied. Quant à mes nombreux chevaux de selle, j'avais un moyen de me les faire pardonner, c'était de les mettre en commun avec eux, outre qu'ils avaient chacun le leur, entretenu aux frais de leurs parons. Aussi cette branche de luxe me charmait-elle plus que toute autre, et il s'y mêlait moins de regret, parce qu'elle ne pouvait en rien offenser mes amis. Lorsque j'examine sans passion, et avec l'amour de la vérité, ces premiers temps de mon adoles­cence , je crois entrevoir à travers les écarts sans nombre d'une jeunesse impétueuse, trop inoccu­pée, mal élevée et sans frein, un certain penchant
 
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naturel vers la justice, l'égalité, la générosité des sentimens, et ce sont là, ce me semble, les élémens d'une ame libre, ou digne un jour de l'être.
 
CHAPITRE X.
 
Première amourette. — ïremier voyage. — Mon début dans les armes.
 
Pendant un mois environ que je passai à la cam- nos. pagne, dans la famille de deux frères mes meil­leurs amis, et qui étaient de mes cavalcades, je ressentis pour la première fois, et à ne pouvoir'en douter, le pouvoir de l'amour. Le mien avait pour objet leur belle-sœur, femme de leur frère aîné. Cette jeune dame était une petite brune, pleine de vivacité et douée d'une grâce piquante, qui faisait sur moi unie très-grande impression. Les symptômes de cette passion, qui depuis m'a fait si longuement éprouverpour d'autres toutes ses vicissitudes, se manifestèrent alors chez moi de la manière sui­vante : une mélancolie profonde et obstinée, le be­soin de chercher sans cesse l'objet aimé, et, à peine trouvé, de le fuir ; un embarras de lui parler, si par hasard je me trouvais quelques rares momens je ne dirai pas seul ( ce qui jamais n'arrivait, car elle était surveillée de très-près par son beau-père et sa belle-mère), mais un peu à l'écart avec elle ; courir des jours entiers, depuis notre retour de la campagne, dans tous les coins de la ville, pour la voir passer dans telle ou telle rue, dans les promenades publiques du Valentino et de la cita­delle; n'avoir pas même la force de l'entendre nommer, loin de pouvoir jamais parler d'elle ; enfin, avec d'autres encore, tous les effets qu'a si savamment et si amoureusement décrits notre di­vin maître en cette passion divine, Pétrarque, effets compris par si peu de gens, et qu'éprouve un plus petit nombre encore; mais c'est à ces rares élus qu'il a été donné de pouvoir s'élever au-dessus de la foule dans tous les arts humains. Cette première flamme, qui n'eut jamais aucun dénouement, de­meura long-temps au fond de mon cœur, allumée à demi; et dans tous ces longs voyages que je fis les années suivantes, toujours sans le vouloir, et pres­que sans que je m'en aperçusse, j'en faisais haute­ment la règle cachée de toutes mes actions ; j'en­tendais comme une voix qui me criait dans le plus secret de mon ame : Si tu acquiers tel ou tel mérite, il se peut qu'au retour tu lui plaises davantage ; et, les circonstances n'étant plus les mêmes, tu pour­ras peut-être donner un corps à cette ombre.
 
Pendant l'automne de 1765, je fis avec mon cu­rateur un petit voyage de dix jours à Gènes : c'était la première fois que je sortais du pays. La vue de la mer me causa un véritable ravissement, et je ne pouvais me rassasier de la contempler. La position superbe et pittoresque de cette ville ne m'échauffa pas moins l'imagination; et si alors j'avais su une espèce de langue, et qu'il me fût tombé quelque poète sous la main, assurément j'aurais fait des vers. Mais depuis près de deux ans je n'ouvrais plus aucun livre, excepté, et encore bien rarement, quelques romans français, et deux ou trois volumes de la prose de Voltaire, qui faisaient mes délices. En allant à Gènes, je ressentis une joie suprême à revoir ma mère et ma ville natale, que j'avais quit­tées depuis sept ans, et à cet âge ce sont des siècles.
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de la campagne, dans tous les coins de la ville, pour la voir passer dans telle ou telle rue, dans les promenades publiques du Valentino et de la cita­delle; n'avoir pas même la force de l'entendre nommer, loin de pouvoir jamais parler d'elle ; enfin, avec d'autres encore, tous les effets qu'a si savamment et si amoureusement décrits notre di­vin maître en cette passion divine, Pétrarque, effets compris par si peu de gens, et qu'éprouve un plus petit nombre encore; mais c'est à ces rares élus qu'il a été donné de pouvoir s'élever au-dessus de la foule dans tous les arts humains. Cette première flamme, qui n'eut jamais aucun dénouement, de­meura long-temps au fond de mon cœur, allumée à demi; et dans tous ces longs voyages que je fis les années suivantes, toujours sans le vouloir, et pres­que sans que je m'en aperçusse, j'en faisais haute­ment la règle cachée de toutes mes actions ; j'en­tendais comme une voix qui me criait dans le plus secret de mon ame : Si tu acquiers tel ou tel mérite, il se peut qu'au retour tu lui plaises davantage ; et, les circonstances n'étant plus les mêmes, tu pour­ras peut-être donner un corps à cette ombre.
 
Pendant l'automne de 1765, je fis avec mon cu­rateur un petit voyage de dix jours à Gènes : c'était la première fois que je sortais du pays. La vue de la mer me causa un véritable ravissement, et je ne pouvais me rassasier de la contempler. La position superbe et pittoresque de cette ville ne m'échauffa pas moins l'imagination; et si alors j'avais su une espèce de langue, et qu'il me fût tombé quelque
 
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poète sous la main, assurément j'aurais fait des vers. Mais depuis près de deux ans je n'ouvrais plus aucun livre, excepté, et encore bien rarement, quelques romans français, et deux ou trois volumes de la prose de Voltaire, qui faisaient mes délices. En allant à Gènes, je ressentis une joie suprême à revoir ma mère et ma ville natale, que j'avais quit­tées depuis sept ans, et à cet âge ce sont des siècles.
 
A mon retour de Gènes, il me semblait que je venais de faire une grande chose, et que j'avais beaucoup vu. Mais si je m'en faisais accroire sur ce voyage avec mes amis du dehors (quoique jamais il ne m'arrivât de le leur laisser voir, de peur de les humilier), en revanche, après, je me sentais furieux et rapetissé devant mes camarades de l'Académie, qui tous venaient de pays éloignés, tels que l'An­gleterre, l'Allemagne, la Russie, la Pologne, etc. Mon voyage de Gènes n'était pour eux qu'un en­fantillage , et ils avaient raison. Cela me donnait une envie effrénée de voyager, et de voir par moi-même le pays de tous ces gens-là.
 
Cette oisiveté et cette dissipation continuelles me 1766. firent trouver courts les derniers dix-huit mois que je passai dans le premier appartement. Comme dès l'année où j'y étais entré, je m'étais fait inscrire sur la liste de ceux qui demandaient de l'emploi dans l'armée, trois ans s'étant écoulés au mois de mai 1766, je finis par être compris dans une promotion générale, dont faisaient partie avec moi environ cent cinquante jeunes gens. Depuis plus d'un an , l'ardeur de ma vocation militaire s'était singulièrement refroidie ; mais, n'ayant pas retiré ma pétition, je crus devoir accepter, et on me nomma porte-enseigne dans le régiment provin­cial d'Asti. D'abord j'avais demandé à entrer dans la cavalerie, par suite de ma passion naturelle pour les chevaux ; mais plus tard j'étais revenu sur ma démarche, et je m'étais contenté d'entrer dans l'un de ces régimens provinciaux, qui, en temps de paix, ne se réunissant sous les drapeaux que deux fois l'année et pour peu de jours, devaient me lais­ser une très-grande liberté de ne rien faire, ce qui était précisément la seule chose que je me fusse décidé à faire. Avec tout cela,ce service de peu de jours ne laissait pas de m'être fort désagréable. L'emploi que je venais d'accepter ne me permettait plus de rester à l'Académie, où je me trouvais à merveille. J'éprouvais alors, à y demeurer, autant de plaisir qu'auparavant je m'étais senti mal à l'aise et contraint dans les deux autres appartc-mens , et même dans celui-ci pendant les dix-huit premiers mois. Il fallut se résigner, et dans le cou­rant de mai je quittai l'Académie, après y avoir passé près de huit ans. Au mois de septembre, je me présentai à la première revue de mon régiment à Asti, où je m'acquittai très-exactement de tous les devoirs de mon petit emploi, tout en le haïssant. Il m'était absolument impossible de me faire à cette chaîne de dépendances graduelles qu'on appelle subordination. C'est bien assurément l'ame de la discipline militaire, mais ce ne sera jamais celle d'un futur poète tragique. En sortant de l'Académie, j'avais loué, dans la maison même de ma sœur, un appartement petit, mais élégant, et je n'étais occupé qu'à dépenser le plus d'argent possible en chevaux, en superfluités de tout genre, en dîners que je donnais à mes amis et à mes anciens ca­marades de l'Académie. La manio de voyager n'ayant fait que s'augmenter chez moi par mes fré-quens entretiens avec les étrangers, me détermina, contre ma nature, à tramer un petit complot pour surprendre à mon curateur la permission de visiter Home et Naples, au moins pendant un an. Et comme il n'était que trop vraisemblable qu'à l'âge de dix-sept ans et demi que j'avais alors, jamais on ne me laisserait aller seul, je tournai autour d'un certain précepteur anglais catholique qui devait accompagner dans cette partie de l'Italie un Fla­mand et un Hollandais avec qui j'avais passé plus d'un an à l'Académie, pour voir s'il ne vou­drait pas aussi se charger de moi, et faire ainsi ce voyage à nous quatre. Je fis si bien, en définitive, que j'inspirai aussi à ces jeunes gens le désir de m'avoir pour compagnon. Je me servis ensuite de mon beau-frère pour m'obtenir du roi la permis­sion de partir sous la conduite de ce gouverneur anglais, homme plus que mûr et de fort bonne re­nommée, et notre départ fut fixé aux premiers jours d'octobre de cette année. Ce fut la première et l'une des rares occasions de ma vie où j'aie usé de détour et d'intrigue ; mais il fallait de la ruse et de la persévérance pour persuader le précepteur, mon beau-frère, et par dessus tout le plus avare de curateurs. La chose réussit, mais j'avais honte dans l'ame, mais j'étais furieux que, pour l'empor­ter, il me fallût mettre en œuvre tant de prières, de feintes et de dissimulations. Le roi, qui dans notre petit pays se mêle des plus petites choses, n'avait aucun goût à laisser voyager ses nobles, et encore moins un enfant à peine sorti de sa co­quille, et qui montrait déjà un certain caractère. Il fallut, en somme, plier cruellement; mais,grâce à ma bonne étoile, cela ne m'empêcha pas de me redresser plus tard de toute ma hauteur.
Cette oisiveté et cette dissipation continuelles me 1766. firent trouver courts les derniers dix-huit mois que je passai dans le premier appartement. Comme dès l'année où j'y étais entré, je m'étais fait inscrire sur la liste de ceux qui demandaient de l'emploi dans l'armée, trois ans s'étant écoulés au mois de mai 1766, je finis par être compris dans une promotion générale, dont faisaient partie avec moi environ cent cinquante jeunes gens. Depuis plus d'un an , l'ardeur de ma vocation militaire s'était
 
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singulièrement refroidie ; mais, n'ayant pas retiré ma pétition, je crus devoir accepter, et on me nomma porte-enseigne dans le régiment provin­cial d'Asti. D'abord j'avais demandé à entrer dans la cavalerie, par suite de ma passion naturelle pour les chevaux ; mais plus tard j'étais revenu sur ma démarche, et je m'étais contenté d'entrer dans l'un de ces régimens provinciaux, qui, en temps de paix, ne se réunissant sous les drapeaux que deux fois l'année et pour peu de jours, devaient me lais­ser une très-grande liberté de ne rien faire, ce qui était précisément la seule chose que je me fusse décidé à faire. Avec tout cela,ce service de peu de jours ne laissait pas de m'être fort désagréable. L'emploi que je venais d'accepter ne me permettait plus de rester à l'Académie, où je me trouvais à merveille. J'éprouvais alors, à y demeurer, autant de plaisir qu'auparavant je m'étais senti mal à l'aise et contraint dans les deux autres appartc-mens , et même dans celui-ci pendant les dix-huit premiers mois. Il fallut se résigner, et dans le cou­rant de mai je quittai l'Académie, après y avoir passé près de huit ans. Au mois de septembre, je me présentai à la première revue de mon régiment à Asti, où je m'acquittai très-exactement de tous les devoirs de mon petit emploi, tout en le haïssant. Il m'était absolument impossible de me faire à cette chaîne de dépendances graduelles qu'on appelle subordination. C'est bien assurément l'ame de la discipline militaire, mais ce ne sera jamais celle d'un futur poète tragique. En sortant de l'Acadé-
 
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mie, j'avais loué, dans la maison même de ma sœur, un appartement petit, mais élégant, et je n'étais occupé qu'à dépenser le plus d'argent possible en chevaux, en superfluités de tout genre, en dîners que je donnais à mes amis et à mes anciens ca­marades de l'Académie. La manio de voyager n'ayant fait que s'augmenter chez moi par mes fré-quens entretiens avec les étrangers, me détermina, contre ma nature, à tramer un petit complot pour surprendre à mon curateur la permission de visiter Home et Naples, au moins pendant un an. Et comme il n'était que trop vraisemblable qu'à l'âge de dix-sept ans et demi que j'avais alors, jamais on ne me laisserait aller seul, je tournai autour d'un certain précepteur anglais catholique qui devait accompagner dans cette partie de l'Italie un Fla­mand et un Hollandais avec qui j'avais passé plus d'un an à l'Académie, pour voir s'il ne vou­drait pas aussi se charger de moi, et faire ainsi ce voyage à nous quatre. Je fis si bien, en définitive, que j'inspirai aussi à ces jeunes gens le désir de m'avoir pour compagnon. Je me servis ensuite de mon beau-frère pour m'obtenir du roi la permis­sion de partir sous la conduite de ce gouverneur anglais, homme plus que mûr et de fort bonne re­nommée, et notre départ fut fixé aux premiers jours d'octobre de cette année. Ce fut la première et l'une des rares occasions de ma vie où j'aie usé de détour et d'intrigue ; mais il fallait de la ruse et de la persévérance pour persuader le précepteur, mon beau-frère, et par dessus tout le plus avare de
 
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curateurs. La chose réussit, mais j'avais honte dans l'ame, mais j'étais furieux que, pour l'empor­ter, il me fallût mettre en œuvre tant de prières, de feintes et de dissimulations. Le roi, qui dans notre petit pays se mêle des plus petites choses, n'avait aucun goût à laisser voyager ses nobles, et encore moins un enfant à peine sorti de sa co­quille, et qui montrait déjà un certain caractère. Il fallut, en somme, plier cruellement; mais,grâce à ma bonne étoile, cela ne m'empêcha pas de me redresser plus tard de toute ma hauteur.
 
Je terminerai ici cette seconde partie. Je m'a­perçois trop bien que j'y ai fait entrer une foule de minuties, qui vont la rendre plus insipide encore, peut-être, que la première. Je conseille donc au lecteur de s'y arrêter aussi peu, ou plutôt de la franchir à pieds joints, puisque enfin, pour tout résumer en deux mots, ces huit années de mon adolescence ne sont que maladies, oisiveté et igno­rance.