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Une Amie de Sainte-Beuve - Madame d’Arbouville
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 342-375).
UNE AMIE DE SAINTE-BEUVE

MADAME D’ARBOUVILLE
D’APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE

Il y a cinq ans environ, m’occupant des amies de Sainte-Beuve, je terminais ainsi le chapitre que j’avais consacré à Mme d’Arbouville :

« ... Il (Sainte-Beuve) a écrit quelque part au bas d’une page : « Mme d’Arbouville, une femme que l’avenir aussi connaîtra. » Peut-être pensait-il alors à la publication lointaine des lettres qu’elle lui avait écrites et qu’il gardait religieusement. Elles doivent être très belles, en effet, et quant à moi, je fais des vœux pour qu’elles voient le jour le plus tôt possible. C’est déjà trop que nous soyons à tout jamais privés de celles que Sainte-Beuve adressa à la divine créature dont il a dit, dans une heure de mélancolie et de suprême regret : « Le soir de la vie appartient de droit à celle à qui l’on a dû le dernier rayon[1]. »

Mes vœux ont été exaucés. M. Jules Troubat, que je ne saurais trop remercier ici, a bien voulu me confier les lettres de Mme d’Arbouville qu’il a héritées de son maître. Encore en manque-t-il un certain nombre. Oui, dans cette correspondance précieuse, il existe une lacune de cinq années au moins que je ne m’explique que d’une seule manière. En 1845, à la suite d’une brouille provoquée par le dissentiment auquel il est fait allusion dans le Clou d’or, je crois que Sainte-Beuve rendit à son amie les lettres qu’elle lui avait adressées, de 1840 à cette date. Autrement, il serait incompréhensible que les lettres de Mme d’Arbouville n’embrassassent que la période comprise entre 1846 et 1850, les rapports de Sainte-Beuve avec elle remontant, comme je l’ai dit, à l’année 1840.


Sainte-Beuve ne semble avoir redouté qu’une chose dans sa vie, c’est de devenir la proie d’une femme. Il a dit dans le sonnet final du Livre d’amour :


Je voulais la nuance et j’ai gâté l’ardeur.


Là est l’explication de toute sa conduite envers celles qui lui sourirent. Il ne refusait pas de payer son tribut à l’amour, mais il voulait rester le maître du moment. Si Mme d’Arbouville était entrée dans ses vues, je crois qu’il aurait eu avec elle un amour de tout repos, mais elle n’avait pas appris la morale dans Sénac de Meilhan. Tout arrière-petite-fille qu’elle était de Mme d’Houdetot, l’amie de Jean-Jacques, elle avait des mœurs et une conception de l’amour toutes différentes de celles du XVIIIe siècle finissant. Certes, elle était heureuse qu’on lui fît la cour, elle était très fière des hommages qu’on voulait bien lui rendre, mais il ne fallait pas en espérer un autre prix que ce qu’en peut donner une femme du monde, aimable et vertueuse. Or ce fut justement entre elle et Sainte-Beuve un perpétuel sujet de discussions, de reproches et de bouderies. Elle avait beau lui signifier, sur un ton qui ne permettait aucune méprise, qu’elle ne franchirait pas les sages limites de l’amitié, même amoureuse, il ne pouvait en prendre son parti et la harcela jusque sur son lit de souffrances[2].

Les lettres de Mme d’Arbouville que nous publions aujourd’hui portent la trace du long combat que se livrèrent ces deux êtres si peu faits en apparence pour se comprendre et qui s’aimèrent pourtant d’un amour si jaloux et si pur ! Que serait-ce des lettres de Sainte-Beuve 1 Mais elles n’ont pas toutes été détruites. Il en avait gardé quelques-unes, en brouillon ou en copie, que M. Jules Troubat a publiées dans le Clou d’or, et celles-là suffisent pour nous donner une idée des autres.


I. — LE CLOU D’OR

Née à Paris le 29 octobre 1810, Sophie de Bazancourt était la fille du général de ce nom et la nièce de MM. de Barante et Molé. Élevée très chrétiennement par sa mère, Elisa d’Houdetot, on l’avait mariée à vingt-deux ans à M. Loyré d’Arbouville, qui en avait trente-quatre. Elle était plutôt mal de figure, elle avait des traits forts et de gros yeux qui, de prime abord, disposaient peu en sa faveur ; mais, dès qu’elle ouvrait la bouche, on oubliait sa laideur relative. Elle était, en effet, très spirituelle, et son esprit, qu’elle avait embelli, par une forte culture, de toutes les séductions, de toutes les grâces, était à la fois sérieux et léger, délicat et charmant. Elle pouvait soutenir une conversation avec n’importe qui sur n’importe quel sujet. Avec cela modeste, ennemie du bruit, et le cœur sur la main. C’était plus qu’il n’en fallait pour lui faire une petite cour ; aussi, lorsque après le départ de son mari pour l’Afrique, Mme d’Arbouville vint s’établir à Paris, fut-elle tout de suite très entourée.

Sainte-Beuve fut un de ses premiers visiteurs. Il lui avait été présenté par M. Mole, qu’il voyait beaucoup depuis son retour de Lausanne, et Port-Royal aidant, — car elle était au fond quelque peu janséniste, — ils s’étaient sentis presque aussitôt attirés l’un vers l’autre. N’oublions pas que le premier volume de Port-Royal parut en 1840 et qu’il eut un grand succès dans le monde. C’est même à la faveur de cet événement littéraire que Sainte-Beuve vit toutes les portes s’ouvrir devant lui et qu’il devint malgré lui mondain[3]. Je dis « malgré lui, » parce qu’il n’aimait pas le monde[4]. Outre qu’il était solitaire et casanier de sa nature, il était très jaloux de son indépendance et craignait de la perdre dans la fréquentation des salons à la mode. Mais l’ambition fait faire bien des choses. Depuis 1839, Sainte-Beuve rêvait d’entrer à l’Académie française, et comme les clefs de la maison passaient pour être aux mains des doctrinaires, il leur faisait toutes sortes d’avances — se promettant, d’ailleurs, une fois élu, de se retirer peu à peu du monde et de vivre au milieu de ses livres. Mais il avait compté sans l’amour. Il se sentait ramené chaque jour dans le salon de Mme d’Arbouville par un charme de la même nature que celui qui l’avait retenu autrefois dans le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Le charme, à un moment donné, devint même si prenant, qu’il n’hésita pas à déclarer sa flamme à Mme d’Arbouville. Ouvrez le petit livre à couverture bleue du Clou d’or, les quelques lettres qui en forment l’intrigue vont du commencement de juillet à la fin d’octobre 1844. Or, Sainte-Beuve avait été élu à l’Académie le 14 mars de la même année. Depuis quatre ans, il avait donné des gages sérieux d’intérêt et d’amitié à Mme d’Arbouville et il avait été payé de retour. Dès qu’il avait su à quelle âme tendre, religieuse et poétique il avait affaire, notre Joseph Delorme, qui n’avait pas encore entièrement perdu la foi, avait pris sa figure de petit saint Jean ; il s’était montré doux et humble de cœur, discret, câlin, timide et parlant bas, pour s’insinuer plus sûrement dans les bonnes grâces de Diane, car, bien que Mme d’Arbouville n’eût rien physiquement de la sœur d’Apollon, il suffisait qu’elle fût jeune, aimable, et qu’elle jouât de la lyre, pour qu’il la vît sous les traits de Diane chasseresse[5]. Il l’avait encouragée à cultiver les Muses, à répandre son esprit dans de petites nouvelles en prose dont, au besoin, il s’offrait à lui fournir le thème. Et lorsque, en 1843, elle s’était décidée à réunir en volume ses premières nouvelles[6], il s’était fait son chevalier servant auprès des journaux et des revues où il avait quelque influence, mais sans paraître, et en

[7] recommandant bien de ne pas nommer l’auteur qui désirait rester voilé. « Les affections bien vraies, écrivait-il alors à Juste Olivier, ont leur pudeur et craignent d’en trop dire devant tous. » Aussi, à la Revue des Deux Mondes, avait-il passé la plume à Charles Labitte qui, pour plus de précaution, afin de ne pas le trahir, avait signé l’article du pseudonyme de Lagenevais[8].

Tant d’égards et de délicatesse, s’ajoutant à mille prévenances, avaient touché Mme d’Arbouville au bon endroit. Mais il y a mieux. La même année, après avoir passé au Marais et à Champlâtreux une partie de l’été auprès d’elle, il l’avait couchée sur son testament. Soit qu’il se sentît malade ou qu’il fût dégoûté de la vie, il avait pris, — au mois de décembre 1843, — toutes ses dispositions en vue de la mort. Et il avait légué par testament à Mme d’Arbouville quelques-uns de ses livres préférés, dont l’Imitation de Jésus-Christ et un exemplaire de la Valérie de Mme de Krüdner, — le sacré et le profane ! Le sut-elle ? Je ne pourrais le dire ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle eut communication à ce moment du Livre d’amour qu’il avait fait imprimer en cachette et en petit nombre, voulant que ce mauvais livre lui survécût, et qu’après l’avoir lu, elle le lui rendit avec ces simples mots : « Pourquoi n’êtes-vous pas resté sur les Consolations ? »

C’était lui dire : Si vous avez cru par cette lecture exciter ma jalousie, vous vous êtes trompé ! Et, en effet, rien ne devait avoir raison de sa vertu. Cela n’empêcha pas Sainte-Beuve de lui livrer un combat en règle dont on trouvera quelques échos dans le Clou d’or.

Plus d’un, j’en suis certain, s’étonnera que Mme d’Arbouville n’ait pas coupé court à cette correspondance en tirant sa révérence à Sainte-Beuve. Assurément, elle aurait pu le faire sans passer pour trop susceptible ; mais, en amour, les choses qui paraissent aux autres les plus dures ne sont pas toujours les plus désagréables aux intéressés. Et la femme qui les reçoit en plein visage, pourvu qu’elle ait un peu d’esprit, et le cœur tendre, au lieu de s’en fâcher, se contente ordinairement d’en sourire, — ou d’en pleurer. C’est ce que semble avoir fait Mme d’Arbouville. Nous n’avons pas ses réponses aux lettres du Clou d’or, mais dans celles qu’elle adressa postérieurement à Sainte-Beuve, il y en a quelques-unes qu’on dirait être du même temps, ce qui prouve que le sujet de cette discussion ne fut jamais entre eux complètement épuisé. Les voici :


S. d. 7 h. du matin.

« Je vous écris trois mots à la hâte avant l’office. Je vous remercie de votre lettre. Du moins sous les reproches et le ressentiment, elle laisse entrevoir un peu d’affection. Je vous comprends. Mais comprenez-moi aussi avec douceur. Vous n’êtes pas sur moi dans la nuance vraie ; oui, j’aime le bien et ai besoin du bien autour de moi, mais c’est sans rien d’austère, cela laisse toute place à la sympathie, à l’affection, à l’intérêt, presque au regret. Je ne suis pas cet être froid et inébranlable que vous rêvez, mais simplement un cœur pur, triste, rêveur, souvent ému et si découragé dès sa jeunesse, qu’il n’a demandé à la vie d’autre bonheur que le repos, une certaine élévation de sentimens, une certaine droiture qui console et soutient. Mes amis sont mon seul bonheur. Vous savez quelle place vous avez parmi eux. J’ai prié Dieu pour vous, et il me semble qu’il vous enverra, si ce n’est joie et bonheur, du moins un peu de sérénité et le sentiment qui fait qu’on tient à ses amis et qu’on ne songe pas à s’en séparer, — le sentiment qui fait qu’on pardonne au lieu de s’aigrir, le sentiment qui rapproche les cœurs et fonde les solides amitiés de la fin de la vie. — Merci. »


Champlâtreux, ce 9 novembre (1846).

« Votre lettre m’a fait beaucoup de peine. C’est pour moi un chagrin sérieux que de vous entendre dire que vous êtes malheureux. C’est pour moi d’autant plus un chagrin, que je sens qu’il n’en devrait pas être ainsi. C’est une œuvre d’amertume dont vous êtes vous-même l’auteur, les circonstances ne s’y prêtant pas. C’est peut-être ce qui m’a portée, avec une franchise dont je fais excuse, à vous montrer les coins de votre caractère qui faisaient obstacle au repos et à la douceur de vos pensées. Si vous m’eussiez entendue parler de vous à d’autres, vous eussiez vu que je connais bien les qualités précieuses qui vous distinguent. Malheureusement, vos qualités sont pour les autres. Les inconvéniens de votre caractère sont pour vous et nuisent à votre bonheur. Voilà comment ils atteignent vos amis. Comment, avec le dévouement que vous avez dans le cœur, dire que vous n’avez pas de but à votre vie ? C’est blasphémer tout ce qui sent en vous. Pourquoi faire de toutes vos affections un marché dont vous stipulez d’avance le contrat ? Vous le voulez à votre profit, et si les pièces d’orque vous donnez ne vous sont pas rendues en même nombre et en même qualité, vous repoussez toutes choses : vous feriez croire que vous n’avez nulle générosité dans le caractère, si l’on ne vous connaissait pas d’ailleurs. Le propre des affections touchantes, c’est qu’elles durent à travers les différences, avec abnégation et dévouement. Elles se font leur place bien plus pour ce qu’elles donnent que par ce qu’elles demandent. Vous avez besoin d’une direction morale. Eh bien ! où est l’obstacle ? Quand vous venez, votre présence n’est-elle pas un plaisir ? Quand vous donnez votre confiance, n’est-elle pas reçue avec reconnaissance, et jamais trahie en nulle occasion ? Quand vous demandez un conseil, n’est-il pas donné en vue de votre intérêt, — et pesé, — et discuté avec vous ? Quand on parle d’avenir, ne compte-t-on pas sur votre amitié comme sur une des meilleures choses réservées à l’avenir ? A-t-on jamais manqué de sérieux, de suite dans tout ce qui vous regarde ? N’a-t-on pas mille fois accepté votre dévouement, et dit de quel prix, il était, et quelle reconnaissance il inspirait ? Ne dites pas que vous n’avez pas de but à votre vie, car s’il vous était doux de donner votre amitié, il serait doux de la recevoir. Tout ce qu’il est sérieusement possible de donner, vous est donné, et là où vous ne voyez pas une issue, pas une éclaircie possibles, il y a une route facile, et un jour serein. Je vous en prie, résignez-vous à quelques tristesses pour conserver quelques joies. C’est notre loi à tous sans exception aucune. Ne changez pas en amertume pour moi le bien si rare d’avoir un ami véritable. Essayez d’un bonheur, en dessous sans doute de celui que vous avez rêvé, mais bonheur encore, si vos regrets ont de la douceur et votre affection de la générosité... »


Quelle délicatesse et quelle franchise d’accent ! Quelle noblesse d’âme ! « Tout ce qu’il est sérieusement possible de donner vous est donné. » Comment, après avoir lu cela, peut-on demander davantage ? Sainte-Beuve semble en avoir été touché, car, à quelques jours de là, Mme d’Arbouville lui écrivait encore :


Champlâtreux, ce 11 septembre (1846).

« Je vous remercie mille fois de votre petit billet. Il m’a été une douce, une heureuse surprise. J’ai commencé par une foi complète, entière de votre amitié, et j’éprouvais cette sécurité qu’inspirent les biens appréciés et que l’on croit bien à soi. Mais depuis quelque temps les nombreux orages ont mis dans mon esprit l’inquiétude de voir se rompre cette amitié précieuse, — et j’ai dans mon cœur une grande tristesse à votre égard. Il me semble que rien ne doit ou ne peut résister à tant de secousses, à moins qu’il n’y ait des cœurs qui vivent d’ouragans, comme moi, je vivrais de sécurité, de confiance, d’habitude et de repos. Mais non, vous souffrez de vos impressions et de votre caractère. Voilà ce qui affecte le plus. Oh ! si vous pouviez donner la paix avec tout ce que votre âme a de richesses ! Vous seriez heureux et vos amis aussi ! et le bonheur n’est pas de ce monde ! Approchez-en le plus que vous pourrez, je serai fière d’y contribuer. — Merci encore de vos quelques lignes dévouées. Elles renouent.

« Champlâtreux est très beau, bien calme, bien solitaire jusqu’à présent. Il vous désire et voudrait vous espérer. On vous le dira. Je ne sais ce qu’il y aura à attendre. Je sais bien ce que je souhaite : adieu !

« Mille remerciemens, mille oublis de tout ce qui froisse. Mille amitiés dévouées. A bientôt pour causer. »


Hélas ! sur ce terrain-là, les causeries avec Sainte-Beuve n’allaient jamais sans quelque froissement.


« Nous nous sommes médiocrement quittés l’autre jour, lui écrivait-elle au mois de décembre 1846 ; vous me mettez toujours en colère, monsieur, quand vous dites ces choses-là. Il y a, dans ma colère, regret, amitié pour vous, mais enfin il y a colère ! Ménagez donc mes faiblesses, et vous qui savez être si aimable sur tous les sujets, ne me rendez pas malheureuse par le choix de celui-là. Vous ai-je fâché l’autre jour ? Je n’en sais plus rien. J’espère que non ; en tout cas, ce petit mot est pour rétablir la paix. Je vous dis mille amitiés et compte vous voir bientôt. »


Avez-vous remarqué que, dans ce petit billet, Mme d’Arbouville dit à Sainte-Beuve : « Monsieur ? » N’allez pas en conclure qu’elle était encore fâchée. Non, c’était sa formule de politesse ordinaire. Cela sentait l’Académie dont elle était in partibus, et le mot « Monsieur, » même tombé d’une bouche amie, est toujours quelque peu distant. On le trouvera dans toutes les lettres de Mme d’Arbouville, sauf dans celles de la fin, quand il était loin d’elle et qu’elle attendait la mort ; elle le remplaça alors par un autre beaucoup plus tendre.

Sainte-Beuve répondit tout de suite, trop heureux qu’on lui tendît la perche, et ce fut pour Mme d’Arbouville l’occasion de lui donner un de ces petits coups de patte qui laissent après eux l’impression du velours.


« Merci, lui écrivait-elle. Oui, vous m’aviez fait de la peine, mais je vous connais si bien que le soir en rentrant j’ai dit : « N’y a-t-il pas une lettre de M. de Sainte-Beuve ? » J’étais bien sûre que les bons amis suivent le précepte de l’Evangile et ne se couchent pas sur leur colère. Pourquoi donc le penchant à croire factice tout ce qui diffère un peu de manière de sentir avec vous ? Mais ne rentrons pas dans le fond. Merci de votre bon mouvement d’hier soir, et puisque vous le regardez comme aimable, soyez assez bon pour dire quelques paroles à M. Ravenel. J’ai la confiance que tout ce que vous ferez sera bien. Merci et au revoir. »


Une remarque encore au passage. Mme d’Arbouville faisait précéder de la particule le nom de Sainte-Beuve. Elle n’était pas la seule à la lui donner. Soit que certains noms l’appellent, soit qu’il ait dit autour de lui qu’il avait le droit de la porter[9], presque tous les amis de Sainte-Beuve l’anoblirent pendant un certain temps. Mme d’Arbouville ne parait en avoir perdu l’habitude qu’en 1848, lorsqu’il partit pour Liège.

Le 1er janvier 1847 elle lui adressait ce gracieux bonjour :

.... Je veux vous souhaiter une bonne année, c’est-à-dire d’être toujours ce que vous êtes. Je vous trouve un ami dévoué, persévérant, bon, aimable, un ami envers lequel je suis reconnaissante et endettée. Quand je suis sur le point de médire des hommes, et de leur cœur, je m’arrête en pensant à vous. Vous m’ôtez le droit de me plaindre, d’en vouloir, d’être mélancolique. Soyez donc remercié.

« On est bien un peu tantôt chez la tante[10]. Mais c’est ce soir de très bonne heure qu’elle vous demande. J’achève la soirée chez M. Molé. Venez donc de bonne heure. Mille amitiés dévouées. »


Cette année-là commençait bien ; cependant elle eut ses nuages comme les autres. Mme d’Arbouville écrivait à Sainte-Beuve au mois de mars :

« Que devenez-vous par cet affreux temps ? Moi, je quitte à peine mon lit, et un violent mal de gorge persiste, et j’en suis toute découragée ! Vous avez été un peu brusque, l’autre soir. Vous aviez l’air de ne pas me pardonner le désir de vous avoir au coin de mon feu ? J’espère qu’il n’en sera résulté aucun mal.

« J’ai bien réfléchi à tout ce que vous m’avez dit, et vous avez raison. Je profiterai de vos conseils. Je remercie votre cœur et votre esprit de me les avoir donnés. Il n’y a que nos amis qui réfléchissent si bien sur nos fautes. J’ai été touchée du soin avec lequel vous aviez lu, — et il est bon d’avoir pour phare un esprit aussi distingué ; — mais quand vous dites qu’on trouve dans mon livre, comme dans ma personne, quelque chose d’odieux, n’est-ce pas un peu fort ? Demandez vite pardon ! (Il est accordé depuis longtemps !)

« Mille amitiés, monsieur, et donnez-moi de vos nouvelles. »

« Odieux » était un peu fort, en effet. Mais cette charmante femme s’était promis de tout passer à Sainte-Beuve, sentant bien que tout cela était au fond du dépit amoureux.

« Écoutez bien ceci, lui disait-elle un jour : vous pouvez me faire mille contradictions, me dire mille jugemens sévères, m’assurer que vous n’avez plus d’affection pour moi, que je vous déclare, monsieur, que je ne vous croirais pas. Je crois en vous à jamais, et je compte mourir (fort tard) avec cette croyance. »

N’est-ce pas délicieux ? Ah ! que Sainte-Beuve avait raison — et tort — de dire :

« Elle est un charmant mélange de bon sens, de légèreté, de coquetterie, et de vertu. Il y a là de quoi pétrir la plus divine saveur d’amitié. Mais je ne suis pas digne de l’amitié, puisqu’elle ne me suffit pas... Après tout, sous tous ces airs de raison, elle est plus fière que tendre, plus glorieuse que passionnée[11]. »


Passionnée, certes, elle ne l’était guère, mais tendre et affectueuse et dévouée, on verra si elle le fut.

« ... Vous avez pour vous, écrivait-elle encore à Sainte-Beuve, le 17 octobre 1847, vous avez pour vous tous les avantages d’un combat dans lequel on ne dispute rien. Croyez du moins que je vois, que je comprends, que j’apprécie, que je suis touchée. Otez-moi en qualités tout ce que vous voudrez, mais laissez-moi l’intelligence d’affection qui sait tenir compte aux choses de leur valeur, et qui ne passe pas sans apercevoir.

« J’ai lu hier une jolie phrase : Il y a des choses que l’on ne voit pas, mais dont on se souvient.

« C’est une femme qui répond ainsi à un homme de ses amis qui, bien vieux, lui disait qu’il l’avait aimée quand elle était jeune, sans qu’elle le sût. »


Mais voici venir les mauvais jours. La Révolution de 1848 a troublé si profondément la vie de Sainte-Beuve qu’il prend la résolution de s’exiler. A première vue, cela paraît étrange, étant donné l’âge de sa mère et l’amour qu’il portait à Mme d’Arbouville. En y réfléchissant, on se demande s’il n’espérait pas qu’au moment du départ l’amie, dont il sentait le chagrin, lui accorderait ce qu’elle lui avait obstinément refusé jusqu’à ce jour. S’il avait fait ce calcul, le billet suivant nous montrera qu’il en fut pour ses illusions.

« Et moi aussi, lui mandait-elle, je trouverais bien triste de vous quitter sur ces sentimens amers. C’est contre ma volonté, que chaque fois que vous venez chez moi, la conversation tombe sur de pénibles questions. Je le déplore, j’aurais voulu plus de silence. C’est le dernier charme de nos affections comme c’en est le premier que de se taire. Vous me demandez le ton, le voici : Vous remercier du dévouement du passé, — vous exprimer les plus derniers regrets de votre départ, — vous prier de donner souvent de vos nouvelles, — enfin rester amis. Voilà mon désir et ma pensée. »

Et comme si elle avait redouté de n’être pas assez forte, elle se décide tout à coup à se retirer auprès de son mari, qui commandait l’armée de Lyon.

« J’ai pu si peu causer avec vous hier, et, dans ces jours agités, je sais si peu quand on pourra en paix échanger une pensée, que je vous écris quelques mots en m’éveillant. Je suis fort triste de partir. Je ne regrette à Paris que vous ; quoi que vous en disiez, mon cœur a pris de douces habitudes, des liens qu’il sent et dont il peut souffrir. Dans ce moment où tout croule, on se réfugie dans la solidité du cœur, et je me tourne vers votre amitié. N’ajoutez pas à mes peines, retirez des paroles comme celles-ci : Je suis bien libre à présent, bien dégage, je puis faire tout ce que je veux. En quoi les secousses et les tristesses d’une destinée amie vous donnent-elles la liberté d’ajouter à ses maux ? — En quoi, de ce que je suis moins heureuse, trouvez-vous le droit d’amoindrir votre affection ? — Pourquoi retirer à mon chagrin le seul soutien de tout chagrin, compter sur un ami ? C’est mal.

« J’espère que tout ceci ne sera pas aussi grave que cela semble l’être. J’espère que c’est une courte absence (il n’y a pas de courte absence), mais une absence comme celle de tous les étés. Si la guerre éclate, je reviens ; si elle n’éclate pas, les corps seront licenciés.

« Ne me faites pas encore la peine d’attribuer à de mesquines et pitoyables considérations la résolution que j’ai prise. Laissez des motifs sérieux aux choses sérieuses. Je quitte vous, pays, maison, entourage, je mets à une épreuve bien forte une santé attaquée, et vous ne cherchez que dans d’étroites pensées mon but et mon motif. Que votre amitié soit plus juste envers moi, je vous en prie. Ne mettons pas l’absence sur un malentendu. Serrons-nous la main et donnez-moi l’appui de votre dévouement.

« J’ignore notre avenir à tous, mais vous savez bien, n’est-ce pas ? que, si le malheur vous atteint, c’est près de nous qu’il faut venir chercher refuge. »


Cette allusion discrète et touchante à la mort de sa mère fit plus que tout le reste pour désarmer Sainte-Beuve.

Quelques jours après, — le 14 octobre 1848, — Mme d’Arbouville lui écrivait l’admirable lettre que voici :

« Vous m’avez écrit une bonne et sérieuse lettre. Je vous en remercie. Jen comprends plusieurs choses, pas tout. Au lieu de réfuter, j’aime mieux raconter mes impressions avec cette sincérité que vous n’aimez pas.

« Ecoutez un cœur qui s’ouvre comme un livre devant vous. Quelle que soit l’impression des jours présens, elle ne rejaillit pas sur le passé, il reste entier et radieux de tout son dévouement. Je crois que vous êtes la personne, en dehors de mes liens naturels, qui m’a le plus aimée, et j’en éprouve une reconnaissance que rien n’entame. Le temps de ma vie que vous avez partagé me reste un doux souvenir. Je tourne ma pensée vers ce temps-là sans une amertume quelconque. Je sais qu’une affection pareille, eût-elle une limite de temps, est chose rare, et que des milliers d’êtres sont incapables de la ressentir un jour. Quant au présent, j’ai lu et relu tout ce que vous me dites à cet égard, et je mets toute la bonne volonté d’âme possible à le juger et à sentir comme vous. Mais quelque chose au fond de moi-même murmure toujours ceci : « Oui, tout cela serait vrai, si on pouvait croire qu’il n’est pas un seul sentiment qui puisse être plus fort que le chagrin de l’absence. Alors, oui, il faudrait mépriser les amitiés qui ne supporteraient pas même des années d’une absence inévitable et douloureuse. Oui, alors, tout ce que vous dites est vrai, et il faudrait presque remercier de l’éloignement qui serait une épreuve marquant bien la valeur d’une affection toute à part. Mais se dire tout cela quand on a donné un consentement volontaire à l’absence pour s’éviter d’autres chagrins qui ont le plus pesé dans la balance, voilà ce qui est un peu difficile.

« Il est un autre côté de la question dont vous serez satisfait. C’est celui qui me regarde, moi. On ne recommence pas de longues années de sa vie, et même l’amitié a une pudeur qui l’empêche d’être multiple, du moins l’amitié qui est une affection. Je ne me sens ni la verve, ni le courage de recommencer avec d’autres la longue histoire que j’ai traversée avec vous. Le temps, cet ingrédient si précieux en fait de choses du cœur, manque à mon avenir que je crois borné, et d’ailleurs ce dévouement un peu triste me fait détourner la tête de toutes nouvelles chances. Je me prêterais plutôt à plaire (si cela était possible), à sourire quelques jours, à me distraire, qu’à chercher du sérieux encore. Enfin, par un autre chemin que celui que vous m’indiquez, j’arriverai au but que vous désirez, je ne remplacerai pas. »


II. — PLACE VENDOME

A présent que nous voilà fixés sur la vertu de Mme d’Arbouville, remontons un peu le cours du temps et disons tout ce qu’elle fut dans sa « longue histoire avec Sainte-Beuve. »

Et d’abord mettons-la dans son cadre. Il n’était pas banal, le cadre qu’elle s’était choisi. Ce n’était pas le hasard seul ou des raisons de famille qui l’avaient fait s’établir sur la place Vendôme. Elle avait voulu être au cœur de Paris, pour être plus près de tout ce qui l’intéressait : le mouvement, la mode, le château[12], l’Institut.

— Ah ! ma chère, lui disait un jour Mme Narishkine, quelle bonne idée vous avez eue de venir habiter ici ! Comme mon couturier est rue Neuve-Saint-Augustin et ma modiste rue des Capucines, vous êtes sûre de me voir souvent.

Et, en effet. Mme Narishkine était une des colonnes du salon de Mme d’Arbouville. Seulement, de même qu’elle n’était jamais pressée d’arriver, elle ne l’était pas plus de partir. Généralement, elle faisait son apparition quand tout le monde se retirait, et onze heures sonnaient qu’elle bavardait quelquefois encore.

Dans les commencemens Mme d’Arbouville la supportait, parce qu’elle avait toujours à raconter des histoires amusantes ; mais à la fin, la tante Fleming se chargea de régler le temps de ses visites. Tante Fleming était celle de « ses trente-six tantes, » comme disait Sainte-Beuve, qui avait le plus d’autorité sur Mme d’Arbouville. Elle était née d’Houdetot et, si je ne me trompe, la sœur du général, ami des Muses, que le roi Louis-Philippe s’était attaché comme officier d’ordonnance. Depuis que sa nièce avait perdu ses parens (1830-1832), c’est tante Fleming qui les avait remplacés près d’elle. Quand elle était souffrante, — et cela lui arrivait souvent, — c’était elle qui dirigeait sa maison, qui l’accompagnait aux eaux et qui, le cas échéant, tenait sa correspondance. Aussi Mme d’Arbouville l’aimait-elle comme sa mère. Mais à la société des dames Mme d’Arbouville préférait de beaucoup celle des messieurs, et dès qu’elle voyait entrer dans son salon Victor Cousin, Mérimée, Rémusat, Salvandy, Xavier Marmier, Sainte-Beuve, etc., elle laissait là Mme Narishkine, Mme de Contades, Mme Lebrun, Mme de Goyon, Mme Foy, Mme Letissier, et ses autres visiteuses, pour les accueillir avec un air de fête. Cousin l’intéressait infiniment avec ses grandes dames du temps de Louis XIV ; Mérimée la scandalisait délicieusement avec ses paradoxes de pince-sans-rire ; Marmier, qui avait fait le tour du monde ou à peu près, savait des chansons et des légendes exquises. Quant à Sainte-Beuve, c’était le charme en personne. Il ne faisait pas de bruit ; après avoir salué cérémonieusement la maîtresse de la maison, il allait s’asseoir dans un coin, mais tout de suite il était accaparé par les dames, — ce qui rendait Mme d’Arbouville quelque peu jalouse, car elle prisait fort sa conversation. Tant il y a qu’au bout d’un certain temps, afin d’en jouir davantage, elle fit pour lui ce qu’elle n’a jamais fait pour aucun autre : elle lui donna un jour et une heure en dehors de ceux où elle recevait, et bientôt, par la force de l’habitude et du plaisir, ce jour privilégié se répéta sept fois la semaine. De même qu’au coup de deux heures et demie on était sûr de voir arriver Chateaubriand à l’Abbaye-aux-Bois, de même il était rare que Sainte-Beuve n’arrivât pas au coup de quatre heures à la place Vendôme. Comme le lui disait une fois Mme d’Arbouville, « il lui était doux de penser qu’en mettant le pied sur le seuil de sa porte, il ne se demandait pas : Où irai-je ? mais prenait chaque jour le même chemin. » Quant à elle, ces visites quotidiennes de Sainte-Beuve lui devinrent bientôt une règle si douce que, lorsqu’il partit pour Liège, à la fin de 1848, elle refusa pendant quelques jours, en entendant sonner quatre heures, de croire qu’il n’allait pas entrer : « J’ai fermé ma porte le premier jour, lui écrivait-elle, et ma portière m’a dit : — Excepté pour M. Sainte-Beuve, n’est-ce pas, madame ? — J’ai répondu : Il ne viendra plus, il est parti pour plusieurs années. — J’ai bien vu que cette femme ne le croyait pas plus que moi ! »

« Hier, chez Mme de Boigne, lui écrivait-elle encore le 19 décembre de cette année, on me parlait de vous, et je disais que, depuis que vous n’étiez plus à mes quatre heures, on y parlait, mais on n’y causait plus, parce que je n’étais pas assez habile pour toujours donner la réplique et que vous m’aviez ouvert l’intelligence, mais rendu la langue paresseuse. Xavier Marmier a trouvé la chose excessive, et Mme Narishkine a dit : « Moi, je comprends bien ! »

Et de quoi parlaient-ils ainsi tous les jours aux mêmes heures ? De tout, de littérature, de religion, de politique. Mais la politique n’allait qu’à moitié à Mme d’Arbouville. « Ne laissons pas la politique, disait-elle à Sainte-Beuve, se mettre en travers des impressions douces de nos cœurs, les seules consolantes. Ne la laissons pas nous empêcher de sentir que nous nous sommes chers les uns aux autres. »

Elle préférait le voir mettre la conversation sur des poètes comme Théocrite, Chénier, Musset, Lamartine.

Ils n’étaient cependant pas toujours d’accord dans leurs admirations.

« Voici Agnès de Méranie, lui écrivait-elle en 1847, peu de temps après la représentation de cette pièce, ne nous querellons pas sur la littérature. Il y aurait plus de mal que de profit. Je vous pardonne de me dire que j’ai des jugemens vulgaires, puisque vous l’avez pensé[13]. Votre amitié a le droit de la vérité, mais je regrette de vous l’avoir fait penser. Adieu, à revoir, et ne parlons plus Ponsard et Musset. Tous les chemins sont bons qui mènent à Rome, et nous les verrons tous les deux à l’Académie. »

Mme d’Arbouville ne redoutait pas la querelle sur les questions religieuses, et depuis que Sainte-Beuve avait coupé derrière lui le pont qui le rattachait à l’Eglise, elle ne perdait aucune occasion de lui faire honte de cet acte impie, — au risque d’encourir sa colère. Elle lui écrivait un jour :


4 heures.

Ce Vendredi-Saint.

« Le souvenir de vos paroles amères contre moi, et surtout contre les plus graves croyances, m’est tellement resté dans le cœur que, revenant de l’église, je ne sais quel instinct me pousse à vous écrire. Vous ne m’en voudrez pas d’y céder. Cela m’est une douceur. Mon cœur recueilli et ému se tourne vers vous, si loin de ce recueillement-là ! — et sans espoir de vous rien faire partager, il me faut vous écrire.

« Il y a au fond de Saint-Roch la chapelle du Sépulcre. Il y fait complètement obscur. On n’y voit que par la faible clarté dos petits cierges que les fidèles allument autour du tombeau du Christ. Le tombeau est creusé dans le roc. Aujourd’hui on y avait mis quelques arbustes en fleur. C’est là que j’ai passé deux heures. Il y avait une grande foule, mais dans un grand silence : tous les rangs confondus s’inclinaient devant la croix. Les pauvres gens venaient avec de tout petits enfans dans les bras, qu’ils n’avaient pu laisser au logis où ils n’ont pas de domestiques. Toutes les physionomies que je regardais étaient graves. On priait des lèvres. Je ne sais ce qui se passait dans la rue, mais dans ce petit coin d’église, il y avait du silence, de l’obscurité, du calme et de la foi ; — aucun office ne s’y disait, aucun sermon ne s’y prêchait, chacun était livré à soi-même.

« On n’entendait que la voix d’un prêtre qui disait à la partie de la foule circulante : « Passez ! » Ce mot était frappant, revenant sans cesse au milieu du silence ; ah ! oui, nous passons ! bien vite, bien rapidement. Moi, je restais, et une parole de l’Evangile m’est revenue à l’esprit : « Je vous donne la paix ! » Le Christ a dit vrai. Si le bonheur, si les joies ne nous viennent pas du calme austère de la religion, la paix est là, la paix résignée, la paix après le sacrifice, la paix, non parce que l’on ne sent rien, mais la paix venant au-dessus de ce que l’on sent ! Je suis sérieusement rentrée en moi-même, je me suis examinée sous le jour du jugement de ma conscience, après. J’ai cherché le vrai. Ce que j’ai cru voir alors, sont de ces pensées intimes que rien ne doit redire, mais une voix s’élevait en moi pour m’inspirer une immense compassion, une immense sympathie, un grand désir d’arriver à consoler. J’ai demandé avec larmes à Dieu de donner au cœur de mes amis deux croyances : l’immortalité de l’âme, et l’existence de Dieu. J’ai demandé aux larmes d’arracher de ces mêmes choses l’amertume, le vide, le désordre des pensées. Oh ! si vous eussiez été là auprès de moi dans cette chapelle, dans ce silence, dans cette obscurité, au pied de ce tombeau, dans ce grand calme, si j’avais pu vous regarder au moment où mes larmes coulaient, je crois que votre cœur aurait senti aussi un peu de l’émotion qui vient de la foi. — Ah ! monsieur, vous soumettez votre croyance à votre raisonnement, et jamais à votre cœur ! il est des choses qu’il faut comprendre par l’émotion. Esprit borné, nous voulons analyser l’infini, et quand notre vue myope ne perce pas les nuages, nous nous drapons avec orgueil et sécurité dans notre aveuglement, comme César dans son manteau pour mourir ! Ah ! venez donc être ému, un jour ! cela tue tous les raisonnemens !

« Oui, j’ai passé deux heures à dire : Je crois en Dieu. Je crois à mon âme éternelle. Je m’humilie dans ma faiblesse. Je désire tourner mon cœur vers tous les sentimens généreux. Je veux plaindre tous ceux qui souffrent. Je veux soutenir et consoler. Je veux pardonner à tous ceux qui m’attristent. Je veux me résigner à la souffrance (non pas à celle du corps, cela est facile, mais à celle de l’âme). Je veux être douce et courageuse envers elle. Je ne chasse aucune des émotions inséparables de la vie, il faut sentir pour vivre, il faut souffrir pour prier, il faut pleurer pour savoir parler aux autres. J’accepte toutes les tristesses de mon âme faible et agitée, mais, au milieu du trouble, je m’agenouille et je viens dans ce coin retiré songer que le Christ a dit : « Je vous donne la paix ! » Et demain, émue et confiante, j’obéirai aux lois de l’Eglise ; si je me trompe, n’ai-je pas du moins mis en activité les plus nobles sentimens de notre être ? N’est-ce pas vivre aussi comme dans ces heures consumées dans les regrets de l’impossible ? Et croyez-moi, cela ne dessèche pas le cœur ! Ah ! monsieur Cazalès, lui que vous aimez, où est-il ? où est-il pour joindre sa voix à la mienne ? Sait-il que vous dites : Je ressemble à ce chien ; je crèverai comme lui. » — Ces paroles sont tombées douloureusement dans mon cœur, et j’en ai souffert. Je ne sais ce que je vous écris, monsieur, et ne veux pas me relire. J’ai confiance dans le sentiment qui a conduit ma main. Vous ne rirez pas de cet épanchement d’une âme amie, qui voudrait vous donner ce qu’elle sent.

« Mille amitiés et à revoir ! »


A la même époque, toujours avec l’espoir de le retenir sur la pente où il glissait, les yeux tout grands ouverts, elle lui écrivait encore à propos de son livre sur Port-Royal :


17 octobre 1847.

« ... Ah ! plus vous avancez dans Port-Royal, et plus vous sentez qu’il y a bon nombre de personnes que vous blesserez. Voilà qui me désole. Il faut que l’esprit fasse un miracle et tienne lieu aux yeux de ces personnes de tout ce qui leur manquera du reste. Mais je ne veux pas plaisanter sur ce sujet. Votre talent, votre esprit supérieur sont hors de discussion. Toutefois, il y a des points de votre sujet où votre main sera téméraire, parce qu’elle est inhabile en pareille matière. Mettez devant un piano un homme qui ne sait pas la musique, il y a cent à parier qu’il ne touchera pas l’instrument avec un doigt, mais avec toute la main : cela fera plus de bruit sans être un son. Il y a une difficulté première qui, je le sens bien, pèse sur vous : c’est d’écrire l’histoire de Port-Royal sans avoir la foi. Vous êtes trop homme de goût pour vouloir n’avoir choisi ce sujet que pour y proclamer votre incrédulité, et vous sentez les épines d’une semblable situation. Elle m’effraie pour vous, même pénétrée comme je le suis de votre grand talent et de tout ce qu’il y a de remarquable dans ce que je connais et dans ce que je prévois. Croyez-moi, laissez l’auteur dans l’ombre, puisqu’il ne saurait parler la langue de son sujet. Racontez, réunissez les faits, exposez les querelles, débrouillez tous ces fils avec votre haute intelligence, mais ne concluez pas par un : « Voilà ce que je pense. » Si vous disiez à un vieux général de l’Empire : « Votre Empereur est une chimère ! » que dirait la vieille moustache ? Les chrétiens (un grand nombre de chrétiens) croient bien plus en leur Dieu que le soldat à son chef. Ils vous diront qu’ils le voient plus clairement que le soldat ne voit son général. Un autre grand nombre de chrétiens ne croit guère, mais trouve mauvais qu’on le dise, et conserve le respect en n’ayant plus la foi. Le plus petit nombre est composé de ceux qui ne sentent rien assez pour se blesser de rien, mais aussi ceux-là n’admirent pas chaudement parce qu’ils ne sauraient rien blâmer vivement. Je vous en prie, soyez bien sobre de vous-même, au milieu de toutes ces difficultés. Et puisque vous parlez de Rossini sans savoir la musique, ne niez pas l’extase causée par l’harmonie. Comme vous auriez raison de me trouver ridicule dans cet orgueil de conseils, si vous n’aviez encore mille fois plus raison de me croire une amie qui porte un intérêt vif à ce qui regarde votre renommée ! Je sais, monsieur, que vous ne me pardonnez pas cette controverse à laquelle je me livre, moi, avec tout l’abandon d’une amitié non discutable. Venez donc causer de tout cela.

« Mme Foy est arrivée. Ce m’est une grande joie. Nous avons lu hier soir tout haut l’article de M. Saint-Marc Girardin sur le Banquet de Platon. C’est très bien, surtout au début. On est tombé de là dans un parallèle entre M. Saint-Marc Girardin et M. Villemain. Je me suis assez tue, parce que je trouve le dernier trop supérieur à l’autre pour vraiment comparer. Quand il y a de grosses différences, je ne m’amuse pas à les constater.

« Bonjour, monsieur, pardonnez-moi vite cette lettre dont je suis honteuse, ou, si vous voulez m’en réprimander, venez le faire de vive voix... »

Cette lettre était trop noble, le sentiment qui l’avait dictée était trop élevé, pour que Sainte-Beuve en voulût un seul instant à celle qui l’avait écrite. Il y a plus. Je viens de relire les pages éloquentes et attristées par où, en 1857, il terminait son histoire de Port-Royal, et il m’a semblé que, dans la forme, sinon dans le fond, il s’était souvenu du conseil de Mme d’Arbouville. Cela lui arriva plus d’une fois On lit dans ses Cahiers, à la page 146 :

« Mot charmant de Mme d’Arbouville dans une lettre (1848) :

« Eh bien, oui, votre ami l’abbé n’a pas répondu à mon rêve... nous en causerons, je ne me décourage pas. Qu’il y a de choses bonnes à côté de celles que nous aimons ! Il faut faire place en nous pour un certain contraire. »

« Quand je lus pour la première fois cette parole, ajoute Sainte-Beuve, je me dis : « Ce devrait être là la devise du critique étendu et intelligent. »

Tout cela donne à penser quelle place cette charmante femme aurait pu prendre dans la littérature, si elle avait été moins modeste ou si elle n’avait eu peur de passer pour un bas bleu !... Modeste, elle le fut à un degré invraisemblable. Nous avons vu qu’en 1843 elle avait publié un petit volume de nouvelles anonymes dont Ch. Labitte avait rendu compte dans la Revue des Deux Mondes. En 1847, ayant eu l’idée de réunir encore en volume, pour elle et quelques amis, les dernières nouvelles qu’elle avait composées, elle chargea Sainte-Beuve de lui trouver un imprimeur et « une main habile » pour faire toutes les corrections, ce travail lui cassant la tête. Le volume une fois imprimé, Sainte-Beuve, qui en avait été prié par le général d’Arbouville en cachette de sa femme, refusa d’en parler pour les mêmes raisons que précédemment[14], mais il le fit remettre à M. Buloz, et, le 15 mars 1847, la Revue des Deux Mondes publiait le Médecin du village en faisant suivre cette jolie nouvelle des lignes que voici :

« On a lu ce touchant récit qui semble échappé à la plume de l’auteur d’Ourika. C’est la même sensibilité, la même finesse : oserons-nous ajouter que la tradition se continue sur d’autres points ? Ce n’est pas chose indifférente que le milieu où naissent les productions de l’esprit et, pour les deux écrivains, ce milieu est un peu le même. Certaines œuvres n’ont pu se produire que dans les régions supérieures où la distinction s’allie naturellement à l’élégance. Comme Ourika, le Médecin du village est une de celles-là. En sortant du château de Burcy encore tout ému, on se souvient involontairement d’une autre résidence[15], qui porte un nom illustre dans l’histoire, et où un homme d’État, dont la noble intelligence comprend toutes les supériorités, se plaît à réunir ce que les lettres et la politique comptent de plus éminent[16]. N’est-ce pas là que ces gracieuses pages ont dû être écrites ?…

« Il y a quatre ans nous signations dans un autre récit dû à même plume « cette fraîcheur tendre, cette fleur furtive du cœur » qu’on ne retrouve plus guère dans les écrits contemporains. Ce qui nous charme et ce qui nous rassure, en effet, dans ce concours apporté aux lettres par quelques plumes délicates, c’est l’attrait de rajeunissement qu’elles communiquent à des genres pour lesquels depuis longtemps le courant des suaves inspirations était tari. »

Cet article était signé du pseudonyme de F. de Lagenevais, qui cette fois ne cachait pas M. Labitte, puisqu’il était mort l’année d’avant.

Mme d’Arbouville fut si contrariée de se voir ainsi louée et imprimée toute vive, qu’elle écrivit à M. Buloz pour se plaindre d’un procédé dont elle ignorait les dessous.


III. — LES DERNIÈRES ANNÉES. L’ABSENCE, L’AGONIE, LA MORT

On sait de reste pour quel point d’honneur Sainte-Beuve quitta la bibliothèque Mazarine après la Révolution de Février, mais ce qu’on ignore, c’est que Mme d’Arbouville, qui se méfiait de ses coups de tête, fit l’impossible pour l’empêcher de donner sa démission :

« Je vous prie, lui écrivait-elle alors, et fais plus même, de ne faire aucune démarche pour donner votre démission avant de m’en avoir parlé. Je vous en demande votre parole d’honneur. Vous devez cela à votre meilleure amie. »

Sainte-Beuve ne pouvait pas refuser cette petite satisfaction à Mme d’Arbouville : il s’entretint donc de l’affaire avec elle, mais comme il ne savait « pas vaincre la contrariété, » comme il n’y avait pas d’amitié capable de l’arrêter, une fois qu’il avait pris un parti, il ne tint aucun compte de ses observations. Depuis longtemps, la bibliothèque Mazarine lui pesait lourdement sur les épaules, il n’attendait qu’une occasion pour se défaire de sa charge. L’occasion eut beau se présenter à lui sous la forme d’une accusation ridicule, il la saisit d’autant plus vite que les journées de Juin et tout ce qui s’ensuivit le fortifièrent dans le dessein qu’il avait déjà conçu de s’expatrier.

Le voilà parti pour Liège. Ce ne fut pas sans un profond chagrin de part et d’autre, et Mme d’Arbouville dut se faire violence pour ne pas trop montrer sa peine. Mais il l’avait tant irritée, tant affligée, dans les derniers temps, avec ses exigences toujours les mêmes, que la pauvre femme avait cru trouver dans la séparation momentanée le remède qui n’était, hélas ! que dans la mort.

Elle lui écrivait, le 15 octobre 1848, quelques jours après son départ :

« Je vous ai écrit hier, mais je reçois une lettre de vous qui m’a été au cœur et je cède à l’entrainement de vous le dire sous l’impression du premier moment. Mon ami, je sens votre tristesse, elle semble me rappeler quelque chose que j’ai senti. J’y reconnais ce vrai que j’aime. En la lisant, j’ai pardonné, j’ai effacé toute récrimination, j’ai été triste avec vous, comme si nous n’avions rien pu ni l’un ni l’autre pour nous épargner le regret. Croyez-le bien, quand le temps a tant passé sur une affection, il ne dépend guère de ceux qu’elle a laissés purs, de la rompre et de chercher ailleurs. Ce sont les remords qui brisent. Allez, je crois à votre plan de vie, mais quand il ne se maintiendrait pastel, j’aurais encore une place à part, un souvenir persévérant. J’ai été une des meilleures pages de votre vie. Ces pages-là ne se déchirent pas à volonté. Aimez donc de loin, souvenez-vous et travaillez. Les jours passent vite, et même ce que l’on désire arrive ! Nous nous retrouverons. Vous ne vous rappelez pas un humble vers de moi que Stella dit à son fiancé retrouvé :


Et j’efface le temps passé sans vous revoir ! »


Cette lettre nous laisse deviner tout ce qu’elle ne dit pas. Pour que cette âme si religieuse et si haute ait eu à pardonner, il fallait que Sainte-Beuve l’eût offensée cruellement. Mais l’amour est son propre médecin. Il suffisait à présent qu’il lui arrivât, sous une enveloppe timbrée de Belgique, un sourire, un regret, un simple mot jailli du cœur, pour que son mal en fût calmé. Et son mal était double. Le chagrin que lui avait causé le départ de l’ami se compliquait de souffrances physiques qui allaient en augmentant chaque jour.


« Ayant reçu vos deux journaux belges, lui mandait-elle le 10 novembre 1848, vous jugez si j’avais le désir de vous écrire et de causer avec vous. Mais, hélas ! jamais je n’ai eu des jours plus pénibles que ceux qui viennent de s’écouler. La fièvre m’est revenue, avec des douleurs aiguës, des maux de tête terribles. A travers tout cela une consultation de Cloquet et d’Emery me trouvant plus mal, croyant l’opération la seule chance de guérison et n’osant pas l’ordonner à cause de la santé et de ce qu’ils voient de l’état des nerfs. Alors on organise un traitement (de l’iode pur), mais la fièvre empêche qu’il ne puisse avoir lieu, et l’autre mal va son train. Comme dernier coup, mon mari est rappelé à Lyon. Il est parti hier, et me voilà seule, dans cette vaste et triste maison, malade, et n’ayant autour de moi que des drogues affreuses, ou l’imagination rêvant de bistouris. L’affection, ce remède universel, me manque en ce pénible moment. Ceux qui m’aiment le mieux sont tous absens. Mais enfin, de ce fond d’un puits où je me trouve aujourd’hui, je me dis que les maux tels que fièvre, etc., passeront, qu’il restera, il est vrai, le mal chronique, mais qui sait ? Dieu permettra peut-être qu’on puisse au moins lutter ! Puis, en fin de compte, l’homme est né pour souffrir et mourir. S’il l’oublie quelques jours, ce sont des jours de grâce. Il faut revenir à ce souvenir, je suis résignée, et je m’initie à cette triste science aimée par vous, de vivre au jour le jour, en détournant les yeux du lendemain. »


Puis, ce regard de compassion donné comme malgré elle à son état si misérable, elle se tournait vers celui qui l’occupait plus que tout au monde et elle lui disait :

« Enfin vous avez franchi le seuil, et vous voilà en route ! Vous allez être si bien sur votre terrain ! Votre plan me paraît plein d’intérêt. Les Liégeois ne se seront jamais vus à pareille fête. Je crois facilement à la science des peuples ennuyeux, mais vous allez leur révéler l’agrément. Amusez-les, ils en resteront ébahis. Les imbéciles ! ils ont sourcillé à ce mot sur M. de Lamartine[17]. Mais c’est le trait le plus spirituel du discours. Enfin j’ai lu avec grand intérêt et grande approbation. Vous avez bien raison sur le chancelier. Mais pour rencontrer les gens, il ne faut pas leur souhaiter trop de qualités. Le mérite sérieux appelle l’observation ; pour voir en passant, il faut des qualités et des défauts, faire un thé de Mme Gibou. Si vous n’avez pas vu cette folie, je vous parle hébreu. Quand j’allais encore, j’ai rencontré chez Mme de B(oigne] ce même regard persévérant, froid et scrutateur de M. Mérimée. Nous ne nous sommes rien dit. Xavier Marmier est moins peigné que jamais, plus insouciant encore et partant plus prodigue de phrases passionnées. Les Lebrun sont venus me chercher, ils sont à Passy dans une cellule, à la porte de Béranger. Ces gens-là me font envie ! Tous me parlent de vous et s’étonnent ! s’étonnent ! M. de Saint-Priest m’écrit : « Faites-le donc revenir ! » — Cela veut dire tout simplement qu’il se présentera pour remplacer M. Vatout et qu’il compte ses voix<ref> M. de Saint-Priest avait quelque droit de compter sur la voix de Sainte-Beuve, qui lui avait été d’un très grand secours quand il s’était porté lui-même à l’Académie. Je possède un petit billet de Sainte-Beuve à Ch. Labitte en date du 17 mars 1844, où il est dit : « M. de Saint-Priest m’y a aidé avec une grande obligeance et son tact diplomatique. »<ref>. M. Vatout ! ! ! O vanité des vanités ! Mort avant d’être reçu ! Enfin mourir dans l’exil de Claremont, c’est pour lui être mort au champ d’honneur. Mme Récamier a encore été opérée. Cela me paraît de nouveau un résultat douteux. Mais qu’elle se résigne donc ! la vie, l’aveuglement, la mort, mais ce sont les marches d’un escalier ! Descendre est-il plus triste que tomber d’en haut ? Cela m’amène aux Mémoires d’Outre-tombe. C’est un peu tard, ma tête est déjà fatiguée et j’aurais voulu vous en faire un beau jugement. Je vais me reposer quelques instans et je vous reviendrai.

« Me voilà. On lit beaucoup ces Mémoires, on en dit les choses les plus contraires, et tout le monde a raison. On y trouve à foison de quoi blâmer et de quoi admirer. Ce sont les fragmens d’un talent, ce sont les morceaux cassés d’un tout. S’il est au ciel, de là-haut on dirait qu’il laisse tomber ce qui fut lui, puis nous ramassons sans mettre en ordre, et cela fait des taches et des rayons. Quant au style. Mme Narishkine me disait : « Mais c’est du breton ! » — Le fait est que je ne comprends pas tout. Puis il y a de ces beautés d’expression qui n’appartiennent qu’à lui. Mais il s’égare dans le grandiose, il le parcourt et le dépasse. Quant au fond, il se rappelle les faits et a oublié les impressions. Il les met après coup. Ce sont les gestes d’un jeune homme et les réflexions d’un vieillard. De sorte que c’est vrai et c’est faux à la fois. Jamais on n’a mis l’intelligence d’autrui à plus rude épreuve. Elle s’embrouille. Oublie-t-on Atala, René, l’Itinéraire en lisant ces Mémoires, et le passé reconnaissant ne protège-t-il pas un peu l’œuvre du jour ? N’y a-t-il pas un peu le prestige des Souvenirs ? Je ne saurais dire. Si c’était un premier ouvrage, ferait-il une réputation ? J’en doute, mais en étant une dernière parole, cela ne dépare rien et cela supporte l’entraînement avec le reste. Je crains bien que le commencement ne soit le meilleur. L’amour, les rêves, un vieux château, la mer, ce sont des textes qui vont à tout le monde. Mais ce langage, cette fantaisie, ce défaut de plan, appliqués à la politique, que sera-ce ?

« Adieu, monsieur, j’ai les doigts crispés de cette longue épître. Peut-être sera-t-elle un peu rude à lire.


« A la grâce de Dieu ! »

Un peu rude à lire ! Ce ne fut sans doute pas le sentiment de Sainte-Beuve. On dit que les absens ont toujours tort. Combien c’est faux, du moins dans le cas qui nous occupe ! Jamais, au contraire, Mme d’Arbouville n’eut plus raison aux yeux de Sainte-Beuve que lorsqu’elle fut loin de lui. C’est au point que le sceptique teinté de matérialisme qu’il lui montrait depuis quelque temps, et qui l’avait blessée plus d’une fois avec ses doctrines ou ses boutades, se sentit reprendre, à son souvenir, par je ne sais quel sentiment religieux. On me dira que c’était de l’amour plutôt que de la religion. Et moi, je répondrai que c’était de l’un et de l’autre, — l’amour étant coutumier de ces sortes de miracles. Autrement, comment expliquer qu’à peine installé à Liège, Sainte-Beuve ait songé à faire un vœu pour la guérison de Mme d’Arbouville ? Un vœu ? oui, un vœu : le mot est écrit en toutes lettres dans la lettre que voici :


« Ce 17 novembre.

« Vous êtes vraiment bien aimable, au milieu de tout ce qu’il vous faut écrire, de vous fatiguer encore à m’envoyer d’aussi longues lettres. Je vous en prie, ne vous exterminez pas. Je suis bien touchée de votre idée de faire un vœu. Certes, si quelque chose pouvait fléchir cette puissance invisible, qui, je ne dirai pas, ordonne la mort de ses créatures, mais les laisse parcourir les chances mortelles de leur nature, quelle que soit l’heure où ces fatales chances arrivent, ce serait, dis-je, qu’une âme rebelle à la foi se tournât vers Dieu, et l’implorât. La guérison serait la réponse. Dieu aurait dit : « Je suis, » — et vous vous engageriez à le comprendre ainsi. Ne cherchez pas pour ce vœu des actes bien extraordinaires. Mon Dieu ! que sais-je ? Chaque soir fléchissez le genou, et dites seulement une fois : « Mon Dieu, guérissez-la ! » C’est l’heure à laquelle moi aussi je dis : « Mon Dieu, guérissez-moi ! » — Ce sera une communauté de pensées. Si Dieu exauce, vous et moi, nous nous en souviendrons, et nous le glorifierons de la seule manière digne de lui, par le Bien. Mais que vous êtes bon ! cette pensée d’un cœur vient de loin quand elle arrive à un esprit sceptique comme le vôtre. Merci. Maintenant, voici de mes nouvelles. Mes maux accessoires ont diminué. Plus de fièvre, ni de ces douleurs aiguës qui me décourageaient de vivre. Je ne suis plus en ce moment qu’aux prises avec le mal chronique. Mais là est le danger. Une dernière consultation a été grave. Ils ont déclaré l’opération impossible. Faite superficiellement, le mal reviendrait avant trois mois ; faite profondément, il y a péril de la vie. On a décidé l’impossibilité de cette ressource. En même temps on me déclarait plus mal, et la glande se développait ; — vous comprenez que cela fait un état grave. On a changé le traitement. On me donne une solution d’iode, de ciguë et de sel de potassium, mon estomac le supporte, c’est un miracle. Je ne sors pas le soir, du moins tant que ma tante est en haut ; quand elle quitte Paris, je vais une heure en chapeau et en schall chez les plus simples de mes amies. Je me couche à dix heures. J’ai à peine assez de vie pour la journée. Le matin, je me promène et je vais voir tous ces vivans qui comptent si bien sur leur avenir et qui y arriveront peut-être encore moins que moi ! A quatre heures je reviens au gîte. Je commence à lire, mais j’ai tous les jours du monde, des indifférens. On me témoigne de l’intérêt et je l’accepte avec douceur. Je détourne ma pensée de ceux qui ne sont pas ce qu’une amitié d’enfance devrait les faire être en ce moment. Je ne veux pas d’amertume : la tristesse, inévitable, n’est pas de l’amertume ; je veux bien les peines ; je ne veux pas le ressentiment. Je protège mon âme, qu’elle doive rester ou partir. Je ne veux pas qu’elle ait tout vu en ce monde. Oh ! qu’il serait triste de mourir sans regret ! — On est ici en politique mortellement effrayé. Si une planète devait, en décembre, rencontrer notre monde et le broyer, on ne serait pas en pire état ; — les deux chances nous apportent le mal, la guerre civile ou la république rouge. Voici le cercle dans lequel on tourne. La panique est au comble. Dieu se rira peut-être de tous ces effrois de fourmis. Le père de Clotilde[18] et Thiers se sont lancés ensemble dans le même sillon. Le premier a retrouvé vingt ans. Est-ce force ? est-ce faiblesse que cette ardeur des vieilles années pour les choses ambitieuses de ce monde ? Je suis portée à croire que la force s’approche plus du silence et du repos. Mme de Boigne dit que, quoi qu’il arrive, elle ne quittera plus son fauteuil. Son plus grand ennemi, dit-elle, est un catarrhe.

« Elle a demandé de vos nouvelles, mais elle est vieillie et éteinte. Plus ne lui est rien. Pourquoi ne lui écrivez-vous pas un mot ? Son salon reste désert. humanité ! — Oui, il y a bien du néant dans tout cela, et comme vous le dites, rien ne vaut la peine. — Mais il y a, au-dessus de tout cela, d’autres pensées, le frein est nécessaire à l’homme, n’importe ce qui le lui impose : son âme gagne par la compression, l’eau ne coule que resserrée et à l’étroit entre deux rives ; la vapeur n’a de force que comprimée ; l’âme, les passions, les goûts, les penchans ayant l’espace et la liberté, nous aurions Anacréon. Mais ni Millevoye, ni Lamartine (des Lamentations), ni Job, ni tous ceux qui nous ont fait pleurer !

« Adieu, merci ! »


Sainte-Beuve fit son vœu et ne fut pas exaucé. Quand, vers la fin de décembre, il vint à Paris pour voir sa chère malade, il la trouva tellement changée, qu’il hésita à retourner à Liège. Mais elle l’y obligea, disant qu’il ne fallait « pas trop ballotter sa vie ni trop déménager son âme. »

Cependant, au commencement du mois de février 1849, les médecins appelés en consultation déclarèrent unanimement qu’elle était « sans ressource et sans espérance. » Ce que voyant, sa famille désolée fut d’avis de l’envoyer tenter les eaux de Celles, dans l’Ardèche, où il y avait « deux maisons au milieu des crevasses de rochers et un charlatan qui traitait avec de l’or et de l’arsenic. »

« Je pars demain, écrivait-elle à Sainte-Beuve. Si vous étiez plus riche, ou si je l’étais davantage, je vous dirais : Venez dans cet affreux village quand vous serez libre. Mais c’est au bout de la France, et il n’y a que des maisons pour les baigneurs où tout est hors de prix. Attendez-moi donc. Quel que soit mon sort, je reviendrai à Paris au milieu des miens. »

Il n’attendit pas jusque-là. Comme elle tardait à revenir et que les eaux de Celles l’enraient complètement épuisée, il profita des vacances de Pâques pour, aller la voir à Lyon, où elle s’était réfugiée près de son mari.

« Ah ! mon Dieu, que j’ai souffert, écrivait-elle le 28 mars, et que mes jours heureux sont loin de moi ! Oui, oui, notre meilleur ami, c’est le passé. A Celles, j’ai vu mon état s’aggraver d’une manière affreuse, j’y étais seule, ne sachant quel parti prendre. Derrière moi je n’avais laissé aucun espoir de guérison. Fallait-il briser précipitamment cette dernière planche de salut ? Enfin le mal a été plus fort que tout raisonnement, et plus malade que jamais, sans illusion, même sur la durée du mal, je me suis enfuie à Lyon. Là, nouvelles peines : mon mari, esclave, sans un jour de liberté, recevait l’ordre de partir, et je me trouvais seule, malade, loin de tous les miens, et destinée à mourir loin de mon mari, ainsi que j’avais vécu loin de lui. Il a reçu contre-ordre, mais nous voici de nouveau dans la même position, et le télégraphe peut d’une minute à l’autre donner l’ordre d’aller à Rome ou à la frontière. Je suis aussi éprouvée que la faible créature que Dieu a mise sur cette terre pour souffrir — puisse l’être. Cette mort, qui vient évidemment, et sans altérer la raison qui en sonde toutes les terreurs et la solennité, est une chose plus terrible que vous ne pensez. Je ploie sous le fardeau ; pendant longtemps, j’ai été courageuse, mais cela dure trop, et mon âme est vaincue avant mon corps. Je n’ai point appris à désaimer une vie où l’on trouve un ami comme vous. Je compte sur votre pensée, sur votre tristesse, sur le vide de votre cœur quand je n’y serai plus. « Adieu, je suis fatiguée, et voilà que je pleure. Je ne sais rien de mes projets, je dépends de l’armée d’Italie. Si M. d’A(rbouville] part sous quelques jours, je ne veux point m’éloigner avant. Ecrivez-moi des mots. Merci. »


C’est sur cette lettre que Sainte-Beuve arriva à Lyon. On devine la joie que Mme d’Arbouville éprouva en le voyant. Il resta quelques jours auprès d’elle, et puis, il reprit le chemin de Paris pour rentrer encore une fois et malgré lui à Liège.

Elle lui écrivait le 18 avril :

« Je voulais vous écrire dès le lendemain de votre départ, cela était bien dans mon cœur. Mais mon frère est arrivé, malade, toussant de cette irritation de larynx qui cet hiver nous a donné de vives inquiétudes[19]. Il venait d’être soigné, j’ai trouvé qu’il ressemblait à mon autre frère que j’ai perdu de cette même maladie[20]. Une désolation intérieure m’a saisie, et je n’ai plus été bonne à rien. Puis on a reçu des dépêches télégraphiques qui disaient à Roger de Fezensac de partir pour Marseille afin de se rendre à Rome. On annonçait aussi la nomination de M. Oudinot au commandement qui avait été donné à mon mari. Tout cela, quoi qu’on ait fait pour me le cacher, a un peu attristé mon intérieur, et j’ai passé de ces jours pénibles, où personne ne parle du vrai sujet de ses pensées. Mon meilleur temps à Lyon aura été le temps que vous y avez passé. Je vous ai bien peu remercié. Ne me croyez pas ingrate. Mais j’évite maintenant tout ce qui m’attendrit. Je sens plus que je n’ai jamais senti. Et je me tais plus que jamais. Mes sentimens n’y perdent rien. C’est comme une essence dans un flacon fermé, le parfum n’en est que plus fort. Je n’ai aucune nouvelle de vous, et cela m’inquiète un peu, quoique, en vérité, je veuille croire qu’une bonne action ne saurait vous mal tourner. Oui, c’est une bonne action que d’être fidèle avec tout le charme de l’amitié aux amis qui ne tiennent plus sur la terre que la place que leurs pieds occupent sur le sol ! Car voilà où réduisent la souffrance et la certitude qu’on n’a pas d’avenir. On cesse d’exister suivant l’heure, et on diminue soi-même sa propre existence. Enfin je garde au nombre des choses douces de ma vie le souvenir de votre voyage à Lyon. Je ne sais rien de mes projets. Mon état est le même, sans douleur, mais s’aggravant inexorablement. Mon esprit est triste, mon cœur oppressé. M. de Laprade vient me voir, mais la glace n’est pas rompue, le cadre nous est contraire. Si je reste ici, nous nous accoutumerons l’un à l’autre. Notre souvenir est entre nous.

« Adieu, mari et frère vous envoient leurs amitiés. Une famille est comme un petit pays, et vous avez pris droit de citoyen dans ce pays de ma famille. »


La pauvre femme n’était pas au bout de ses souffrances. A la suite d’une nouvelle consultation de médecins, on lui avait conseillé de suivre un traitement hydrothérapique. Non qu’on espérât la guérir (on ne guérit pas d’un cancer à l’estomac), mais on pensait lui rendre ainsi la force, l’appétit et le sommeil. A peine avait-elle commencé ce nouveau traitement, que la guerre civile éclata à Lyon. Il faut l’entendre raconter à Sainte-Beuve les transes par lesquelles elle passa :


Ce jeudi, s. d.

« J’ai été si malade après les cruels événemens de Lyon, mon ami, que je n’ai pu vous écrire, et cependant je sais bien que vous aurez été inquiet. J’ai bien regretté de n’avoir pu vous envoyer quelques lignes. Vous savez que je suis à la Croix-Rousse. Les barrières de Lyon s’étant trouvées fermées, les voilures ou omnibus ne circulant plus, et moi, pauvre infirme, ne pouvant marcher, je suis restée là, tout près des endroits que l’on bombardait. Les journaux, les rapports ne vous diront jamais assez ce qu’a été mon mari. Il s’est battu comme un sous-lieutenant toute la journée. Mais comme il faisait ce rude métier, afin d’engager les régimens, de ne pas laisser place à la plus légère hésitation, du côté de l’armée, après être monté le premier à pied en avant, sur toutes les barricades, il a le soir envoyé chez les journalistes pour exiger que l’on n’en parlât pas, craignant qu’une plume maladroite n’exprimât quelques doutes sur la conduite de l’armée[21]. M. Raoult a été blessé, presque rien. Ma santé a reçu une rude atteinte de tant d’émotions, mais après tout, elle n’a pas besoin de causes accessoires pour être mauvaise. Plaignez-moi ! Ah ! si vous saviez ce qu’est devenue ma position, — ce que j’ai de souffrance, de martyre, d’effroi ! Je n’ai pas toujours du courage ; le présent est douloureux, l’avenir est affreux.

« Ah ! j’ai fini, je le sens bien. Mais il n’y aura rien d’immédiat, et nous nous reverrons. Vos bonnes lettres sont une joie pour moi. Dites-moi bien que vous m’êtes attaché. Ce sont les plus tardives paroles d’affection, d’une affection qui m’a choisie, que j’entendrai.

« Oh ! si je pouvais encore rire, comme je rirais de vous voir en rosette, et bien troussé, allant recevoir un roi ! Ah ! farouche républicain, qui vouliez la chute du tyran Louis-Philippe, qui avez donné votre démission pour ne pas saluer des ministres ! Mais vous êtes un ami parfait. Vos sentimens sont toujours les mêmes. Voilà le meilleur et la seule chose nécessaire, comme disait Marthe.

« Adieu, je n’écris qu’avec peine et ceci est déjà long.

« M. d’A[rbouville] me charge toujours de vous dire une chose aimable pour lui. Il me soigne bien, mais je n’en suis pas moins trop seule dans ce lieu de traitement où le mal augmente chaque jour, et pourtant l’affection ne me manque pas. Je ne dois pas me plaindre. Adieu, adieu, que Dieu vous garde ! »

Quelques jours après elle lui écrivait encore :


Ce dimanche de la Pentecôte,

10 heures du soir.

« Je suis toujours dans l’établissement. Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai passé par des phases bien pénibles. La maladie a marché. J’ai eu toutes les angoisses, toutes les désolations imaginables, j’ai bien pleuré dans l’amertume de mon cœur. Depuis quelques jours, mon moral est un peu remonté. Non que je voie du mieux, non qu’en quelque chose ma triste existence soit améliorée ; mais un vieux médecin, homme d’expérience, prétend que tout le monde se trompe sur mon compte, que quoique destinée à souffrir, à être des années malade, pourtant il prétend que le caractère mortel manque à mes maux. Est-il possible que ce vieillard ait raison contre tant d’autres ? Non, mais j’ai besoin d’un moment d’espérance, et j’essaie de croire à ce que j’entends. Je reste donc indéfiniment ici. Ma vie est atroce d’ennui. Depuis quatre heures du matin, je suis ou au lit, ou dans l’eau, sans une seconde de repos. Pas de lectures, pas d’écritures, rien, toujours rien, et une multitude de personnes communes autour de moi. Ah ! mes beaux jours passés ! Vous jugez si cœur et pensée vivent de souvenirs.

« Ma tante Fleming va venir pour quarante-huit heures avec moi. C’est beaucoup et bien peu ! A part que je ne marche pas un quart d’heure de suite, que je suis enveloppée dans des mantelets, je n’ai pas trop mauvaise mine, et âme, intelligence et cœur prendraient encore vivement part au bonheur que me donnerait la présence d’un ami. Je lis vos lettres avec grande joie. Elles me touchent. Promenez-vous, rêvez, aimez, il n’y a que cela de bon dans la vie. Puis racontez-le moi. C’est le seul coin par lequel j’échapperai au positif affreux de ma situation. L’avenir de mon pays m’inquiète. C’est un mauvais moment pour mourir. On est trop incertain sur le sort de ceux que l’on quitte. Adieu. Je voudrais dire au revoir. Mais nous voilà bien loin ! Soignez-vous et écrivez.

« Vous êtes le meilleur ami que j’aie. »


C’est dans ces circonstances douloureuses que Sainte-Beuve fit pour elle le sonnet que voici, le plus beau assurément qui

lui ait été inspiré par cet amour unique :


Non, je n’ai point perdu mon année en ces lieux,
Dans ce paisible exil mon âme s’est calmée ;
Une absente chérie, et toujours plus aimée,
A seule, en les fixant, épuré tous mes feux.

Et tandis que des pleurs mouillaient mes tristes yeux,
J’avais sous ma fenêtre, en avril embaumée.
De pruniers blanchissans la plaine clairsemée :
— Sans feuille, et rien que fleur, un verger gracieux !

J’avais vu bien des fois Mai, brillant de verdure.
Mais Avril m’avait fui dans sa tendre peinture.
Non, ce temps de l’exil, je ne l’ai point perdu !

Car ici j’ai vécu fidèle dans l’absence,
Amour ! et sans manquer au chagrin qui t’est dû.
J’ai vu la fleur d’Avril et rappris l’innocence.


Après avoir lu ces vers , Mme d’Arbouville écrivit à Sainte-Beuve :


Lyon, 10 juin.

« J’aime les sonnets, quand c’est vous qui les faites. Merci mille fois de celui-ci. Vous m’aurez donné le plus tard possible la bonne impression de... Bon ! je ne sais plus comment finir ma pensée, les mots en disent trop ou pas assez. Merci. Il m’a semblé retrouver un jour d’autrefois en lisant ces vers charmans.

« J’ai bien de la peine à ne pas manquer de courage. Mon état est pitoyable quoique la santé générale ne soit pas trop mauvaise. Il était trop tard, disent les médecins pour que le mal pût retourner en arrière. Il faut franchir des phases terribles. Y resterai-je ? les traverserai-je ? C’est là la question, that is the question, comme dit Hamlet. Jamais pauvre courage de femme n’a été misa plus rude épreuve. Plaignez et gardez affection. Mes médecins ont l’air d’espérer un peu. En vérité, je ne puis les croire. Adieu, au revoir, quand il plaira à Dieu, mais n’importe où et quand avec joie ! »


Ce fut sa dernière lettre, car je ne compte pas comme telle le petit billet qu’elle lui adressa au mois de juillet pour lui annoncer son brusque départ de Lyon. A partir de ce moment, la force lui manquant même pour écrire, elle passa la plume à sa tante d’Houdetot-Fleming qui l’avait ramenée à Paris. Et quand Sainte-Beuve l’y rejoignit, au mois d’août, il la trouva couchée sur une chaise longue, les mains et la figure décharnées et pouvant parler à peine. Il n’y avait plus à se faire la moindre illusion, c’était la fin.

Dès qu’elle se sentit mourir, elle appela le P. de Ravignan dont elle connaissait la chaleur d’âme. Sainte-Beuve put encore l’approcher une fois ou deux, mais après qu’elle eut reçu les derniers sacremens, soit que la vue de son ami lui causât trop de chagrin, soit qu’elle voulût lui épargner le spectacle de son agonie, soit qu’elle éprouvât le besoin d’être toute à Dieu, elle refusa de le recevoir. Toutefois, étant donné l’affection profonde, unique, qu’elle avait eue pour lui, ce n’est pas trop s’avancer que de dire qu’il eut sa dernière pensée.

Elle mourut le 22 mars 1850[22]. Trois ans après, Sainte-Beuve, qui jusque-là avait gardé à son endroit le silence le plus absolu, s’exprimait ainsi sur elle dans une lettre adressée à Mme du Gravier :

« À toutes les questions sur Mme d’Arbouville, je crois qu’il n’y a qu’une réponse : Elle avait l’imagination ! elle avait la foi et le génie ! Avec cela, on pleure, on rit, on s’intéresse à des créations nées de nous-mêmes, on les fait vivre aux yeux de tous, on y met de soi et l’on ne s’y met pas tout entier : c’est là l’éternel mystère. Sa souffrance réelle était sa laideur : elle la recouvrait d’un voile éblouissant d’esprit, de bienveillance, d’agrément. La louange lui était très chère et la consolait de beaucoup de choses. Elle dépendait des salons, elle qui valait mieux. Elle avait une source naturelle et sincère, une source qu’on peut appeler créole de bonté, un trésor de sensibilité qu’elle n’avait placé à fonds perdus nulle part : cela se retrouvait et circulait dans les œuvres de sa composition et de sa fantaisie. Ma plume est trop lourde pour parler d’elle aujourd’hui : excusez-moi, nous en reparlerons à quelque heure vague de l’après-midi. Elle voulait plaire et être aimée plutôt qu’aimer… J’en sais quelque chose[23]. »

Il était impossible de mieux la peindre et de dire plus clairement qu’elle n’avait été que son amie. Qui pourrait d’ailleurs en douter à présent ?


Léon Séché.
  1. Cf. notre ouvrage : Sainte-Beuve, son esprit, ses idées, ses mœurs, t. II, p. 169.
  2. N’a-t-il pas dit lui-même dans une des poésies qu’il a faites sur elle :
    En me voyant gémir, votre froide paupière
    M’a refermé d’abord ce beau ciel que j’aimais.
    Comme aux portes d’Enfer, de vos lèvres de pierre,
    Vous m’avez opposé pour premier mot : jamais !
    (A Elle qui était allée entendre des scènes de l’opéra d’ORPHÉE.)
  3. Il écrivait à Juste Olivier, le 19 février 1841 : « Je suis des plus mondains cet hiver, probablement pour me distraire des graves douleurs d’il y a quelques mois. Je vais partout où l’on m’invite, de sorte que je ne saurais dire où je ne vais pas, ne fût-ce qu’une ou deux fois. » (Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier. — Librairie du Mercure de France.)
  4. On lit dans le Clou d’or : « Je ne suis pas fait pour le monde qu’à la rencontre et au passage ; mais d’habitude, de liaison ordinaire, point. Ceci me reprend et éclate dès que j’ai un moment à voir clair et à respirer. »
  5. Ne l’a-t-il pas définie un jour ? « Jeune femme charmante, un peu Diane, sans enfans. Restée enfant et plus jeune que son âge. Pas jolie, mais mieux. » Et ne l’a-t-il pas chantée dans un rondeau dédié « à une belle chasseresse, » qui commence par ce vers ?
    Doux vents d’automne, attiédissez l’amie.
    (Poésies complètes, t. I, p. 211.)
  6. Ce petit volume, non mis dans le commerce, renfermait trois nouvelles : Marie-Madeleine, Une Vie heureuse, et Résignation.
  7. Mme d’Arbouville habitait place Vendôme, n° 10, dans l’hôtel de la baronne de Graffenried-Villars, sa cousine germaine.
  8. Cet article parut dans la livraison du 15 mai 1843 de la Revue des Deux Mondes.
  9. Les Sainte-Beuve étaient en effet de bonne et ancienne noblesse, et c’est par suite d’une simple omission de l’officier d’état civil que la particule ne figure pas sur l’acte de naissance de l’écrivain qui a illustré son nom.
  10. Mme d’Houdetot-Fleming.
  11. Le Clou d’or, p. 51 et 53.
  12. C’est ainsi qu’on désignait les Tuileries.
  13. Il ne pensait pas toujours ainsi et il était beaucoup plus dans le vrai, quand il avait « la bonté de lui reconnaître ou de lui supposer un je ne sais quoi artiste. » (Lettre de Mme d’Arbouville, du 22 septembre 1846.)
  14. Il opposa le même refus au général lors de la publication, en 1855, des œuvres complètes de Mme d’Arbouville.
    « Je vous remercie beaucoup, Monsieur, lui écrivait alors le général, de toutes les peines que vous avez bien voulu prendre à l’occasion de cette nouvelle publication, et je regrette vivement qu’il vous paraisse impossible de faire vous-même un article dans la Revue des Deux Mondes ; du reste, sans compliment, les lecteurs habituels de cette feuille en souffriront tout autant que moi.
    « Je vais suivre votre conseil et faire prier M. de Rémusat de se charger de l’article de la Revue des Deux Mondes.
    « Je verrais avec plaisir que vous prissiez la peine de prier M. de la Caussade d’écrire l’article de la Revue contemporaine, afin de conserver M. de Pontmartin pour l’article du journal l’Assemblée nationale.
    « M. Mérimée ferait un excellent effet dans le Moniteur, ainsi que M. Octave Lacroix dans le Constitutionnel. Entretenez donc, je vous prie, les bonnes dispositions de ces quatre écrivains, auxquels je ferai adresser un exemplaire de l’ouvrage, aussitôt qu’il paraîtra : à moins que vous ne me fassiez dire que leurs favorables dispositions sont changées.
    « Recevez, Monsieur, la nouvelle assurance de ma haute considération.
    « D’ARBOUVILLE. »
  15. Champlâtreux.
  16. M. Molé.
  17. Je ne vois pas, en effet, ce qu’il y a de choquant dans ce mot de Sainte-Beuve sur Lamartine : « … le génie poétique d’un Lamartine, descendu un matin on ne sait d’où, et nous dirions volontiers du Ciel, s’il n’avait montré depuis combien il tenait à la terre. » Mais je ne vois pas davantage que le trait du Parthe, autrement dit l’allusion au rôle politique de Lamartine, fût le plus spirituel du discours d’ouverture de Sainte-Beuve.
  18. M. Molé.
  19. Elle parlait de son frère Frédéric-Joseph, qui a écrit plusieurs ouvrages, notamment l’Histoire de la guerre d’Italie, et qui est mort en 1865.
  20. Celui-là s’appelait Maximilien-Mathieu. Il mourut à vingt-deux ans en 1833.
  21. Le général d’Arbouville eut dans ces tristes journées une conduite si héroïque que la ville de Lyon, pour lui marquer sa reconnaissance, donna son nom à une grande voie,
  22. Ses obsèques furent célébrées à la Madeleine le lundi 25 mars.
  23. Lettre du 3 avril 1853, publiée par M. G. Michaut dans la Revue latine du 25 septembre 1905.