« L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 13 » : différence entre les versions

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Laffont (p. 421-429).
Deuxième partie


XIII

Mademoiselle Guite ronfle


Le système de Saladin pouvait passer pour adroit, non pas peut-être d’une manière absolue, mais, à tout le moins, dans une mesure assez considérable.

Il est certain que l’ignorance vaut toutes les préparations du monde, dans certains cas et vis-à-vis de certaines personnes.

On peut dire que la préparation la plus parfaite possible ne sait jamais tout prévoir et fait un danger de tout ce qui n’est pas prévu. Elle n’est bonne d’ailleurs, qu’en face des gens de sang-froid.

Saladin n’avait dans l’esprit ni largeur ni hauteur, mais il possédait le don des cerveaux étroits : la subtilité.

Le premier venu ne serait pas arrivé à ce résultat de supprimer tout calcul par calcul ; le premier venu n’aurait pas non plus deviné que la suprême habileté, dans la circonstance présente, était de se tenir à l’écart. Saladin s’était retiré de parti pris, par réflexion, après avoir agité le pour et le contre et s’être dit : « Il n’y a pas là matière à l’avalage du moindre sabre. »

Or, dans son opinion, quand nul sabre ne pouvait être avalé utilement, c’était le signal du départ.

Chose singulière et prouvant assurément combien Saladin avait deviné juste : ce fut mademoiselle Guite qui rompit la première le silence par un mot qui exprimait son inquiétude involontaire et qui, dans la situation, était d’une profonde vérité.

— Est-ce bien vrai, murmura-t-elle pendant que la duchesse l’étouffait de baisers, est-ce bien vrai que j’ai une mère !

Elle ne pleurait pas, mais il y a des natures ainsi faites, et sur son visage bouleversé la pâleur remplaçait les larmes.

Elle souffrait. Ce n’était pas une méchante fille et, dans son étourderie, elle n’avait pas deviné l’angoisse de ce moment.

La vue de cette pauvre femme trompée qui se mourait lui serrait un peu le cœur.

Elle souffrait moralement ; elle souffrait aussi physiquement d’un mal que nous ne tarderons pas à dire.

— C’est bien vrai, oui, oui, c’est bien vrai ! répondit madame de Chaves sans savoir qu’elle parlait. Tu as une mère ! oh ! et comme elle t’aime, ta mère, si tu savais, si tu savais !

Les pleurs l’aveuglaient, elle essuya ses yeux d’un grand geste, pour regarder sa fille qu’elle n’avait pas encore vue.

Mais les larmes revenaient à flots. Elle était là, tout échevelée, et semblable à une folle, disant :

— Tu es là, et je ne peux pas te regarder. Je ne te vois pas. Est-ce qu’on peut devenir aveugle comme cela tout d’un coup ?

Guite cette fois ne répondit pas. Instinctivement et par pitié, elle appuya son mouchoir sur les yeux de la duchesse et en même temps elle la baisa au front.

Madame de Chaves l’enleva dans ses bras, ivre qu’elle était.

— J’ai senti tes lèvres, dit-elle, les lèvres de ma fille ! Tu es là, toi, que j’ai tant pleurée ! Dieu n’est pas assez cruel pour me défendre de te voir ! Viens au jour, viens, mène-moi ! que je te voie ! Je veux te voir !

Guite, obéissante, mais presque aussi pâle qu’elle, la guida en chancelant vers la croisée.

Madame de Chaves aperçut enfin son visage comme au travers d’une brume. Elle eut un éclat de rire spasmodique.

— Ah ! ah ! fit-elle, tu es belle ! mais tu es autrement belle que je le croyais… plus belle ! Certes, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que toi ! Tiens, voilà que mes yeux s’éclairent. Oh ! le bon Dieu ! le bon Dieu ! Tu avais les yeux plus noirs, autrefois… mais tes cheveux, comme ce sont bien tes cheveux ! si doux, si doux ! ont-ils assez souvent caressé mon front quand je dormais !

« Et figure-toi, Justine, ma Justine, je les revoyais toujours avec une petite couronne que nous avions été chercher ensemble dans les blés, une couronne de bluets qui te faisait si jolie ! Mais tu ne te souviens pas de tout cela, toi, n’est-ce pas ma Petite-Reine.

— Non, répondit Guite en baissant les yeux sous l’ardent regard de la pauvre femme, je ne me souviens pas.

— Tu as tout oublié, même ce nom de Petite-Reine ?

— Même ce nom, répéta Guite avec une sorte de fatigue qui semblait n’avoir plus, pour cause unique, l’émotion du moment.

— C’est singulier, murmura la duchesse, tu étais bien petite, mais on a dû te dire… cet homme… Monsieur le marquis de Rosenthal…

— Mon mari, crut devoir interrompre la modiste.

— Ton mari, prononça madame de Chaves, somme si ce mot eût blessé ses lèvres, tu es mariée ! je ne peux pas m’habituer à cela, chérie !

— Et moi, s’écria mademoiselle Guite, heureuse de trouver quelque chose à dire, je ne peux pas m’habituer à vous appeler ma mère. Vous êtes si jeune et si belle, madame !

La duchesse sourit : elle ne pleurait plus. Son grand trouble semblait se calmer.

— Embrasse-moi, dit-elle, bien comme il faut, et apprends vite à m’aimer !

— Je vous aime déjà, madame, prononça Guite avec effort.

— Tu ne dis pas bien cela… je ne sais… tu es sans doute trop étonnée ; tu ne sais pas encore ni ce que tu sens ni ce que tu penses. Oh ! chère enfant ! chère enfant ! allons-nous être heureuses !

Elle s’assit sur le divan et attira sa fille auprès d’elle.

— J’étais plus vieille que tu n’es maintenant quand je t’ai eue, reprit-elle ; tiens ! voilà un petit bracelet que tu portais, la veille du jour où tu me fus volée.

Elle lui montrait le bracelet rapporté par Saladin.

— Tu vois, continua-t-elle, car il n’y avait qu’elle à parler, et mademoiselle Guite restait là, de plus en plus embarrassée ; tu vois, nous étions bien pauvres : il n’y a que les enfants des pauvres à porter des objets comme ceux-là. Mais maintenant, je suis riche ! et si heureuse d’être riche à cause de toi ! Hier soir, il faut que je te dise cela, je t’ai peut-être gagné une grande fortune… M’écoutes-tu ?

— Oh ! oui, madame, dit Guite, je vous écoute.

Les sourcils de la duchesse se froncèrent, exprimant une véritable colère.

— Tu mets bien du temps à m’appeler ta mère ! prononça-t-elle presque durement.

Elle n’aurait point su expliquer d’où lui venait cette impatience qui agitait ses nerfs et qui ressemblait à du courroux.

— Je vous appellerai ma mère, murmura Guite machinalement.

— Bon ! s’écria la pauvre femme, remarquant pour la première fois la pâleur qui couvrait le visage de sa fille, voilà que je t’ai fait peur ! On dirait que tu souffres ?

— C’est la joie…, commença Guite.

— Oui, oui ! s’écria madame de Chaves, c’est la joie ! ce doit être la joie ! et comment ne m’aimerais-tu pas ? est-ce que ce sont là des choses possibles ? Mais où en étais-je ? ma pauvre tête est si faible ! ah ! j’en étais à te dire que je t’avais gagné une fortune. Figure-toi que c’était une maison triste, ici, avant ta venue ; le malheur m’avait rendue méchante, et l’homme à qui je dois pourtant beaucoup de reconnaissance, mon mari, souffrait de ma dureté, de ma froideur.

— Mon père…, dit mademoiselle Guite.

— Non ! s’écria vivement madame de Chaves, pas ton père. Comment ignores-tu cela ? monsieur de Rosenthal ne t’a donc pas appris ?…

— Il ne m’a rien appris, madame, c’est-à-dire ma mère, interrompit la modiste. Il m’a dit : tu sauras tout par ta mère.

— Cette nuit, dit la duchesse tout bas et comme en se parlant à elle-même, j’ai pensé à lui longtemps. Je crois que je pourrai l’aimer, puisque tu l’aimes. Il y a en lui bien des choses que je ne comprends pas, mais les gens de sa nation ont parfois le caractère étrange. Laisse-moi poursuivre.

Certes, Guite ne faisait rien pour s’y opposer. Elle se tenait languissante sur les coussins et avait l’air d’une jolie statue.

Parfois la duchesse la regardait à la dérobée, et un nuage soucieux se répandait sur son beau front.

— Je te disais que nous étions malheureux ici, reprit-elle, cela venait de moi et j’ai peut-être fait beaucoup de mal à mon mari. Hier, songeant que tu allais venir et qu’il te fallait tout, chez nous, son affection comme ma tendresse, la fortune, la noblesse, le bonheur, tout enfin, je l’ai dit, j’ai fait prier monsieur de Chaves de venir dans mon appartement. Il y avait bien longtemps qu’il n’y était entré. Il est venu pourtant, surpris, mais moins joyeux que je ne l’espérais. Je l’ai trouvé bien sombre et bien changé. Mais il m’aime, vois-tu, malgré lui, et comme je t’adore ; il n’a pas su me résister ; j’ai vu renaître sa passion qui m’épouvantait naguère… et c’est à genoux qu’il m’a promis que tu serais sa fille, me jurant qu’il n’y aurait désormais pour lui aucune joie en dehors de notre maison…

— Il vous trompait donc avant cela, ma mère ? demanda mademoiselle Guite avec une petite pointe de curiosité.

Il y eut de l’étonnement dans le regard de la duchesse.

— Tu es mariée, c’est vrai, murmura-t-elle, mais tu es bien jeune pour parler ainsi. Qu’il te suffise de savoir que j’ai fait pour toi un sacrifice auquel je me serais refusée, quand il se fût agi de mon existence même ! Et remercie-moi par un bon baiser, ma fille, va, je l’ai bien mérité !

Mademoiselle Guite lui tendit son front que la duchesse attira jusqu’à ses lèvres.

— Et toi, dit-elle, tu ne m’embrasses pas ?

Mademoiselle Guite, obéissante, l’embrassa.

— Petite-Reine était comme cela, pensa tout haut madame de Chaves, on les rend cruelles à force de les adorer.

Et elle reposa les yeux sur son cher trésor, pour se bien repaître de sa vue.

Mais l’émotion avait été en diminuant, de telle sorte que la pauvre mère resta comme effrayée en ne trouvant dans son cœur aucun reste de la béatitude qui en débordait naguère.

Elle se sentait froide, à ce point que sa colère se tourna contre elle-même.

— Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime ! dit-elle par trois fois, je veux t’aimer pour toutes les larmes que tu m’as coûtées, pour toutes les caresses que je n’ai pu te prodiguer. Mais aide-moi un peu, je t’en prie ; je n’ai pas encore vu tes yeux se mouiller ; ta bouche ne s’est pas même entrouverte dans un sourire !

— Ma mère, murmura Guite qui eut une vraie larme, je vous jure que vous ne me voyez pas telle que je suis.

La duchesse se précipita sur elle et but, dans un baiser passionné, cette larme unique qui déjà se desséchait.

— On demande trop à Dieu, dit-elle. Le cœur devient ingrat à force d’être insatiable. Hier, j’aurais donné tout mon sang, jusqu’à la dernière goutte, pour le bonheur qui m’appartient aujourd’hui, et je me plains ! et je désire autre chose encore, et mon bonheur ressemble presque à une souffrance !

— C’est comme moi, mère, balbutia Guite d’un ton bien naturel cette fois, il ne faut pas vous effrayer, mais je ne me sens pas bien… je souffre.

Sa pâleur augmentait, en effet ; ses beaux yeux demi-clos s’entouraient d’un cercle bleuâtre. Il y avait en elle tous les signes d’un grand malaise, et il semblait que, selon l’expression populaire, son cœur allait tourner.

Mme de Chaves la regardait, effrayée ; ces symptômes l’épouvantaient et provoquaient en elle un trouble qu’elle prenait pour un élan de tendresse.

— Pauvre enfant ! se disait-elle, c’est l’excès de son émotion qui la faisait ainsi paraître insensible…

Elle courut au guéridon et versa de l’eau fraîche dans un verre en répétant :

— Ce ne sera rien, ma fille. La grande joie fait du mal comme la grande douleur.

Elle approcha le verre des lèvres de Guite qui le repoussa, après l’avoir flairé.

— Oui, dit-elle d’une voix qui avait déjà peine à sortir, la joie… la joie fait mal.

Une idée terrible traversa le cerveau de madame de Chaves : une idée de mort.

À ses yeux, qui peut-être n’avaient pas recouvré toute la sûreté de leur regard, les traits de sa fille allaient se décomposant rapidement.

— C’est de l’air qu’il lui faut ! pensa-t-elle, bouleversée du premier coup par cette nouvelle angoisse.

Elle ouvrit la fenêtre.

Quand elle revint à l’ottomane, la pose de mademoiselle Guite s’était affaissée, et sa joue presque livide pendait sur son épaule.

La duchesse s’agenouilla, défaillante ; elle perdait le souffle et ne songeait pas même à demander du secours.

Il est bon de noter ici une circonstance qui pourra sembler frivole, au premier aspect, mais qui a son importance, sous le rapport historique.

Le lecteur serait capable, en vérité, d’imputer à l’imprudence de Saladin la façon pitoyable dont marchait cette reconnaissance entre mère et fille. Rien n’allait ; c’était une scène lamentablement estropiée. Pourquoi ?

Parce que Saladin n’avait pas fait la leçon suffisante à mademoiselle Guite et que la pauvre modiste, à bout de ressources, s’en tirait comme elle pouvait, par un évanouissement vrai ou feint.

Eh bien ! le lecteur se tromperait. Saladin n’était pas coupable. Il y avait autre chose, et voilà ce qu’il faut constater :

La veille au soir, on était venu chercher mademoiselle Guite pour la conduire à Asnières, où le Rowing Club fraternisait avec la Société des régates parisiennes. C’était une très belle fête, dont les dames du sport nautique devaient se souvenir longtemps.

Après le bal on s’était séparé par équipes pour déjeuner çà et là au gré des préférences de chacun.

Mademoiselle Guite avait déjeuné, à Bois-Colombes, avec six jeunes loups de mer qui manœuvraient la yole favorite Miss Adah.

Cela faisait une nuit complète et très laborieuse, agitée par la danse, le punch, les glaces, et couronnée par ce diable de déjeuner, après lequel vinrent encore le punch, les glaces et la danse.

Il y avait à peu près un demi-heure que mademoiselle Guite était revenue de Bois-Colombes, quand Saladin avait frappé à sa porte ce matin.

Quoi qu’on ait pu écrire et dire sur le tempérament mémorable des modistes parisiennes, elles ne sont pas de fer. Nous n’irions point jusqu’à affirmer que l’émotion produite sur notre grisette par les événements de cette matinée ne fût pas pour quelque chose dans son état, mais son état était, avant tout, celui d’une jeune personne qui a trop dansé, trop bu, trop mangé et qui n’a pas assez dormi.

Puisse la candeur de cet aveu en faire pardonner la désolante platitude : c’était de l’estomac que souffrait mademoiselle Guite, et son prétendu évanouissement était une attaque de ce lourd sommeil qui suit ce que mesdames les canotières appellent une noce.

Mme de Chaves était à cent lieues de ces mœurs et ne savait probablement même pas que Paris est une puissance maritime, dont le principal port a nom Asnières.

Elle restait haletante devant cette enfant dont les yeux se fermaient, tandis que sa bouche entrouverte, avec une expression de souffrance, semblait chercher sa respiration prête à se perdre.

Cette erreur grandissait chez madame la duchesse, en même temps que mille pensées confuses naissaient en elle. Elle avait oublié déjà cette folie de tendresse qui l’avait tour à tour exaltée et brisée, aux premiers instants de l’entrevue. Comme il ne restait plus dans son âme trace de ces transports, elle se reprochait d’avoir été froide et d’avoir effrayé par sa froideur cette pauvre enfant qui, sans doute, avait rêvé si différent l’accueil d’une mère !

Elle ne savait plus qu’elle avait failli mourir de joie quelques minutes auparavant. La joie était si loin ! Il y avait, en vérité, un siècle entre la minute présente et le premier baiser.

— Je ne l’ai pas assez chérie, pensait Mme de Chaves. De même que je la trouvais glacée, elle devait se dire : est-ce que c’est là le cœur d’une mère ? j’aurais dû la réchauffer, j’aurais dû l’embrasser de mon amour, j’aurais dû…

Elle s’arrêta et pressa sa poitrine à deux mains.

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc là ! fit-elle avec une expression tragique. Est-ce que je n’aime pas mon enfant ? Moi ! moi ! s’écria-t-elle, prise d’un véritable vertige, ne pas aimer ma fille, mon tout, ma vie ! Mais qu’ai-je fait depuis quatorze ans, sinon pleurer mon âme goutte à goutte !… Justine ! s’interrompit-elle d’une voix douce comme un chant, ma petite Justine, reviens à toi, je t’aime, va ! c’est à force d’aimer qu’on ne peut plus bien dire tout ce qu’on a dans le cœur !

Elle essaya de la soulever dans ses bras. Mademoiselle Guite était lourde et glissa sur le divan dans une position plus commode.

La duchesse baisa ses cheveux dont la racine était baignée de sueur.

— Elle respire, se dit-elle ; ce n’est pas une syncope… c’est une crise de nerfs, et bientôt, elle va s’éveiller.

Mademoiselle Guite respirait, en effet, et même, de seconde en seconde, sa respiration devenait plus robuste.

Mme de Chaves passa un coussin sous sa tête et se mit à côté d’elle, bien près, pour la regarder mieux.

Elle croyait encore, de bonne foi, qu’elle avait besoin de la contempler et de l’adorer. Aucun doute, si faible qu’il pût être, n’était né dans son esprit.

Bien au contraire, tout l’effort de sa pensée se portait vers le désir d’expier son crime imaginaire, son crime de dureté et de froideur.

— J’aurais dû l’interroger tout de suite, se disait-elle, ne lui parler que d’elle-même et de sa chère petite histoire, qu’elle m’aurait dite alors tout en prenant confiance en moi. Il semblait que le nom de son mari me blessait la bouche ; elle a bien dû voir cela. Et que m’a-t-il fait, cet homme, sinon m’apporter le plus grand bonheur que j’aie éprouvé depuis que j’existe !

Elle étouffa un soupir.

— Oui, répéta-t-elle tristement, un bonheur… un bien grand bonheur !

Elle frappa dans les mains de Guite et appela doucement :

— Justine, Justine…

Puis, prise d’une idée, elle se leva. Elle était dans un de ces moments où la pensée subit une sorte de paralysie et où la moindre idée qui vient semble une découverte énorme.

— Mon flacon ! s’écria-t-elle, mon flacon de sel ! et je n’y ai pas songé !

Le flacon était pourtant à la portée de sa main, sur l’étagère voisine. Elle le saisit, et le présenta tout ouvert aux narines de mademoiselle Guite.

Mademoiselle Guite fit un soubresaut, se retourna et continua de dormir.

La duchesse lui tâta le pouls et le cœur.

— Elle est calme, dit-elle avec une surprise où il y avait du contentement ; ce ne sera rien. Et comme nous allons causer, cette fois, car je ne retomberai plus dans la même faute. Je vais me faire aimer autant que j’aime…

Elle se leva sur ce dernier mot, et comme s’il eût éveillé en elle un nouveau remords.

Elle marcha dans la chambre. Ses yeux étaient fixes.

— Autant que j’aime ! répéta-t-elle lentement, après une longue minute de silence.

Elle revint à l’ottomane et resta là, debout, les mains croisées sur sa poitrine.

La langue ne possède pas deux mots pour exprimer cela : mademoiselle Guite ronflait.

Il y a des choses innocentes et à la fois obscènes. Je ne saurais analyser l’effet produit par le ronflement de mademoiselle Guite sur Mme la duchesse de Chaves.

C’est ici peut-être qu’elle aurait dû avoir quelques remords, car elle ignorait l’origine de ce lourd sommeil et rien n’excusait la puérile colère qui contractait violemment la ligne, tout à l’heure si pure, de ses sourcils.

Elle se détourna avec une répugnance qui allait jusqu’au dégoût.

Puis, la réaction se faisant, elle se dit :

— Qu’ai-je donc ? mon Dieu ! Seigneur, qu’y a-t-il donc en moi ? dormir lui fait du bien…

Elle avait été s’asseoir tout à l’autre bout de la chambre, où le ronflement sonore de mademoiselle Guite la poursuivait.

C’est que mademoiselle Guite ronflait en conscience et comme une personne qui n’en est pas à ses débuts.

La duchesse s’irrita contre elle-même, haussa les épaules, sourit de pitié — mais les larmes lui vinrent aux yeux.

Des larmes qui brûlaient sa paupière.

Elle alla jusqu’à son prie-Dieu et joignit les mains douloureusement. Elle pria avec désespoir.

Mademoiselle Guite ronflait.

Et quand la duchesse se retourna, mademoiselle Guite avait changé de posture.

Elle était en quelque sorte vautrée sur le divan. Sa tête avait perdu le coussin et se renversait dans les masses de ses cheveux épars. Ses deux bras relevés s’arrondissaient derrière sa tête comme on représente ceux de bacchantes endormies. Une de ses jambes pendait à terre, tandis que l’autre était allée accrocher le talon mignon de sa chaussure jusque sur le dossier de l’ottomane.

La fièvre donne ces mouvements désordonnés, mais je ne sais pourquoi cette pose, où la pudeur n’était point respectée, semblait cadrer avec la nature même de mademoiselle Guite.

Il y avait là une sorte de révélation. Madame de Chaves le sentit ainsi.

Cette pose la blessa comme un outrage.

Elle eut honte dans chacune des fibres de son être.

Elle baissa les yeux. Elle resta droite et immobile, le rouge au front, comme une personne qui vient d’être insultée.

— Ma fille ! dit-elle, et tout son corps tremblait ; c’est là ma fille.

Ses paupières battirent, mais restèrent sèches, comme si la colère y eût brûlé les larmes au passage.

— Est-ce ma fille ?… murmura-t-elle entre ses dents serrées.

Ses deux mains frémissantes touchèrent son front avec le geste des égarées ; elle dit encore, si bas qu’une personne présente ne l’eût pas entendue :

— Ce n’est pas ma fille !

Sa propre voix l’effraya, bruyante comme une explosion, quoique le mot eût été prononcé, en quelque sorte, à l’intérieur de sa gorge.

Ses cheveux remuèrent sur son crâne, agités par un vent de mystérieuse horreur.

Sa taille avait grandi. La beauté de ses traits semblait rigide comme ces marbres qui représentent l’inflexibilité de la Justice antique.

Elle releva les yeux vers la jeune fille. Son regard désormais était de glace.

— Non, répéta-t-elle d’une voix changée, ce n’est pas ma fille, je le sais, j’en suis sûre, mon cœur me l’a dit ! Si elle était ma fille…

Ceci fut un cri d’angoisse.

Elle se mit à marcher vers l’ottomane et ajouta d’une voix stridente qui blessait ses lèvres au passage :

— Je veux le savoir, dussé-je en mourir !

Elle s’arrêta auprès du divan et prit, l’une après l’autre, les deux jambes de mademoiselle Guite pour les réunir dans la position ordinaire que donne le sommeil.

À la toucher ses mains frémissaient douloureusement.

Et plus douloureusement encore frémissait son cœur, car une voix disait en elle sans cesse :

— Si c’était, si c’était ta fille !

Elle déboutonna lentement le corsage de la modiste, qui emprisonnait une taille avenante et charmante.

Mademoiselle Guite se plaignait dans son sommeil.

Cela n’arrêta pas madame de Chaves qui souleva le corsage et s’en prit au fichu.

Mademoiselle Guite fronça le sourcil en grondant.

Madame de Chaves, dont les mains maladroites tremblaient de plus en plus, voulut dénouer le cordon de la chemise.

Un mot vint sur les lèvres de mademoiselle Guite, un mot que nous n’écrirons pas et qui mit une teinte écarlate, à la place de la pâleur, sur la joue de madame de Chaves.

Elle sourit et leva au ciel ses yeux chargés de pleurs reconnaissants.

— Oh ! fit-elle en une ardente prière qui remerciait avec tout son cœur, je savais bien que c’était impossible !

Désormais la certitude était faite en elle, et ce fut comme par manière d’acquit qu’elle continua de dénouer la chemise.

Son regard glissa entre la toile et la poitrine de mademoiselle Guite ; un nuage passa sur ses yeux, elle crut avoir mal vu.

Sans prendre désormais aucune précaution, elle écarta la chemise et se courba en deux pour regarder :

Puis elle recula frappée de stupeur, tandis qu’un cri s’étranglait dans sa gorge.

Ses deux bras étendus cherchèrent un appui ; ces deux mots vinrent à ses lèvres :

— C’est elle !

En même temps elle roula sur le plancher, foudroyée.