« Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/238 » : différence entre les versions

 
(Aucune différence)

Dernière version du 14 mai 2021 à 07:20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
427
L’AVALEUR DE SABRES

mère ? j’aurais dû la réchauffer, j’aurais dû l’embrasser de mon amour, j’aurais dû…

Elle s’arrêta et pressa sa poitrine à deux mains.

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc là ! fit-elle avec une expression tragique. Est-ce que je n’aime pas mon enfant ? Moi ! moi ! s’écria-t-elle, prise d’un véritable vertige, ne pas aimer ma fille, mon tout, ma vie ! Mais qu’ai-je fait depuis quatorze ans, sinon pleurer mon âme goutte à goutte !… Justine ! s’interrompit-elle d’une voix douce comme un chant, ma petite Justine, reviens à toi, je t’aime, va ! c’est à force d’aimer qu’on ne peut plus bien dire tout ce qu’on a dans le cœur !

Elle essaya de la soulever dans ses bras. Mademoiselle Guite était lourde et glissa sur le divan dans une position plus commode.

La duchesse baisa ses cheveux dont la racine était baignée de sueur.

— Elle respire, se dit-elle ; ce n’est pas une syncope… c’est une crise de nerfs, et bientôt, elle va s’éveiller.

Mademoiselle Guite respirait, en effet, et même, de seconde en seconde, sa respiration devenait plus robuste.

Mme de Chaves passa un coussin sous sa tête et se mit à côté d’elle, bien près, pour la regarder mieux.

Elle croyait encore, de bonne foi, qu’elle avait besoin de la contempler et de l’adorer. Aucun doute, si faible qu’il pût être, n’était né dans son esprit.

Bien au contraire, tout l’effort de sa pensée se portait vers le désir d’expier son crime imaginaire, son crime de dureté et de froideur.

— J’aurais dû l’interroger tout de suite, se disait-elle, ne lui parler que d’elle-même et de sa chère petite histoire, qu’elle m’aurait dite alors tout en prenant confiance en moi. Il semblait que le nom de son mari me blessait la bouche ; elle a bien dû voir cela. Et que m’a-t-il fait, cet homme, sinon m’apporter le plus grand bonheur que j’aie éprouvé depuis que j’existe !

Elle étouffa un soupir.

— Oui, répéta-t-elle tristement, un bonheur… un bien grand bonheur !

Elle frappa dans les mains de Guite et appela doucement :

— Justine, Justine…

Puis, prise d’une idée, elle se leva. Elle était dans un de ces moments où la pensée subit une sorte de paralysie et où la moindre idée qui vient semble une découverte énorme.

— Mon flacon ! s’écria-t-elle, mon flacon de sel ! et je n’y ai pas songé !

Le flacon était pourtant à la portée de sa main, sur l’étagère voisine. Elle le saisit, et le présenta tout ouvert aux narines de mademoiselle Guite.

Mademoiselle Guite fit un soubresaut, se retourna et continua de dormir.

La duchesse lui tâta le pouls et le cœur.

— Elle est calme, dit-elle avec une surprise où il y avait du contentement ; ce ne sera rien. Et comme nous allons causer, cette fois, car je ne retomberai plus dans la même faute. Je vais me faire aimer autant que j’aime…

Elle se leva sur ce dernier mot, et comme s’il eût éveillé en elle un nouveau remords.