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LES HABITS NOIRS

Le lecteur serait capable, en vérité, d’imputer à l’imprudence de Saladin la façon pitoyable dont marchait cette reconnaissance entre mère et fille. Rien n’allait ; c’était une scène lamentablement estropiée. Pourquoi ?

Parce que Saladin n’avait pas fait la leçon suffisante à mademoiselle Guite et que la pauvre modiste, à bout de ressources, s’en tirait comme elle pouvait, par un évanouissement vrai ou feint.

Eh bien ! le lecteur se tromperait. Saladin n’était pas coupable. Il y avait autre chose, et voilà ce qu’il faut constater :

La veille au soir, on était venu chercher mademoiselle Guite pour la conduire à Asnières, où le Rowing Club fraternisait avec la Société des régates parisiennes. C’était une très belle fête, dont les dames du sport nautique devaient se souvenir longtemps.

Après le bal on s’était séparé par équipes pour déjeuner çà et là au gré des préférences de chacun.

Mademoiselle Guite avait déjeuné, à Bois-Colombes, avec six jeunes loups de mer qui manœuvraient la yole favorite Miss Adah.

Cela faisait une nuit complète et très laborieuse, agitée par la danse, le punch, les glaces, et couronnée par ce diable de déjeuner, après lequel vinrent encore le punch, les glaces et la danse.

Il y avait à peu près un demi-heure que mademoiselle Guite était revenue de Bois-Colombes, quand Saladin avait frappé à sa porte ce matin.

Quoi qu’on ait pu écrire et dire sur le tempérament mémorable des modistes parisiennes, elles ne sont pas de fer. Nous n’irions point jusqu’à affirmer que l’émotion produite sur notre grisette par les événements de cette matinée ne fût pas pour quelque chose dans son état, mais son état était, avant tout, celui d’une jeune personne qui a trop dansé, trop bu, trop mangé et qui n’a pas assez dormi.

Puisse la candeur de cet aveu en faire pardonner la désolante platitude : c’était de l’estomac que souffrait mademoiselle Guite, et son prétendu évanouissement était une attaque de ce lourd sommeil qui suit ce que mesdames les canotières appellent une noce.

Mme de Chaves était à cent lieues de ces mœurs et ne savait probablement même pas que Paris est une puissance maritime, dont le principal port a nom Asnières.

Elle restait haletante devant cette enfant dont les yeux se fermaient, tandis que sa bouche entrouverte, avec une expression de souffrance, semblait chercher sa respiration prête à se perdre.

Cette erreur grandissait chez madame la duchesse, en même temps que mille pensées confuses naissaient en elle. Elle avait oublié déjà cette folie de tendresse qui l’avait tour à tour exaltée et brisée, aux premiers instants de l’entrevue. Comme il ne restait plus dans son âme trace de ces transports, elle se reprochait d’avoir été froide et d’avoir effrayé par sa froideur cette pauvre enfant qui, sans doute, avait rêvé si différent l’accueil d’une mère !

Elle ne savait plus qu’elle avait failli mourir de joie quelques minutes auparavant. La joie était si loin ! Il y avait, en vérité, un siècle entre la minute présente et le premier baiser.

— Je ne l’ai pas assez chérie, pensait Mme de Chaves. De même que je la trouvais glacée, elle devait se dire : est-ce que c’est là le cœur d’une