« L’Avaleur de sabres/Partie 2/Chapitre 12 » : différence entre les versions

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Deuxième partie


XII

Triomphe de Languedoc


Mademoiselle Guite n’en demanda pas davantage, elle dégrafa sa robe lentement, et, comme Saladin ainsi que le Dr Samuel faisaient mine de s’écarter, par décence, elle leur dit bonnement :

— Ne vous dérangez pas, c’est des objets d’art.

Languedoc, qui fouillait déjà les recoins de sa boîte, murmura d’un ton pénétré :

— Quel Séraphin du ciel ! et comme ça va faire naître le bonheur au sein du noble château de ses ancêtres !

— Faut-il me coucher ? demanda Guite.

— Allons donc ! repartit Languedoc, c’est bon pour les docteurs et officiers de santé, moi, je ne fais pas tant d’embarras. Asseyez-vous là, bijou, sur le coin de la table, une chaise sous vos petits pieds, et pensez à vos amours. Il est seulement interdit de bouger, pour que la guigne ait la rondeur désirable. Y sommes-nous ?

— Nous y sommes, répondit la fillette assise commodément et montrant au grand jour le satin de sa poitrine où il n’y avait ni coq gaulois ni drapeaux balancés au-dessus de l’aigle impériale.

— Ma parole, fit Languedoc en prenant position, si on n’était pas de l’année 1807, comme la bataille d’Eylau, la main tremblerait ; mais quand la maturité de l’âge s’ajoute à la pudeur de notre sexe, la distraction n’a plus de prise sur l’artiste.

Il se mit à travailler, demandant de temps à autre :

— L’enfant, vous fait-on mal ?

La troisième fois, au lieu de répondre, Guite entonna à pleine voix une chanson de canotière.

— N, i, ni, fini ! prononça gravement Languedoc, au bout d’un quart d’heure.

Guite bondit sur ses pieds et s’élança vers un miroir.

— Un amour de Montmorency ! s’écria-t-elle, on a envie de la manger à l’eau-de-vie !

Elle se retourna vers le docteur et Saladin, leur montrant, entre son sein droit et son épaule, une cerise si brillante qu’elle avait l’air humide de rosée.

— Ce n’est pas un signe, cela, dit le docteur, c’est une lithographie coloriée.

— Jaloux ! fit mademoiselle Guite avec une moue.

— La marque de l’autre, dit tout bas Saladin, ressemble beaucoup à ceci, seulement, elle est moins nette.

— Quel âge avait-elle quand vous avez vu le signe pour la dernière fois ? demanda Languedoc.

— Six ou sept ans, répondit Saladin.

— Et bien ! blanc-bec, ma chatte… pardon, excuse, je voulais dire monsieur le marquis, les signes sont comme tout le reste dans la nature humaine, ils s’usent. Voici une minette qui a l’âge de l’aurore, et quand les fruits de son espèce commencent à tourner pour mûrir, j’ai vu ça en foire, moi, plutôt dix fois qu’une, les signes s’effacent au moment où la mioche devient demoiselle, ou bien, à tout le moins, ils déteignent. J’ai prévu la chose dans mon ouvrage.

— Comment ! s’écria le docteur, c’est rouge comme piment !

— Une carafe d’eau, sans vous commander, monsieur le médecin, mais de l’eau pure, où vous n’aurez mis aucune drogue ! Et, pour être plus sûr, je vas aller la cueillir moi-même à la fontaine.

Il sortit.

— C’est son état, dit Saladin au docteur en manière de consolation.

— Moi, répondit Samuel, je vous offrais une chose indélébile.

— Elle était propre votre chose ! ricana mademoiselle Guite.

Languedoc rentrait avec une carafe pleine. Saladin n’eut que le temps de glisser à l’oreille de Samuel :

— Changez de ton avec lui ; il faut que vous soyez une paire d’amis…, vous savez qu’il fait jour !

— Rien dans les mains, rien dans les poches ! dit Languedoc en s’approchant de la jeune fille. Un coin de votre joli mouchoir, ma bébelle, si c’est l’effet de votre complaisance.

Guite lui tendit son mouchoir parfumé que Languedoc approcha de ses narines avec gourmandise. Il le trempa dans l’eau et commença incontinent à laver, sans précaution aucune, l’espèce de pastel qu’il avait appliqué sur la poitrine de Guite.

— Vous allez tout enlever ! dit-elle.

— Pas peur ! répliqua Languedoc. Ça me connaît. Encore un petit bain !… là ! regardez voir, s’il vous plaît, messieurs et dame !

— Parfait ! s’écria Saladin.

— Ma foi, dit le docteur qui avait sa leçon faite, toute jalousie à part, c’est vraiment un chef-d’œuvre.

Languedoc le regarda, étonné.

— Vous êtes donc tout de même un brave homme, murmura-t-il, c’est drôle.

— Mais oui, fit Samuel en riant, je suis un assez brave homme.

— Seulement, ajouta-t-il, vous comprenez, j’ai été un peu humilié quand vous avez parlé de vésicatoire.

— Monsieur le docteur, dit Languedoc avec effusion, les ignorants comme moi, ça ne ménage pas ses expressions, mais puisque vous trouvez ma guigne bien faite, j’ai idée que vous devez faire un fameux médecin.

Pendant cela, Guite-à-tout-faire se regardait dans la glace et poussait de véritables cris de joie.

— Mais c’est mignon comme tout, cette petite machine-là, disait-elle, on n’a qu’à glisser un secret pareil à deux ou trois chroniqueurs et il faudra faire venir des pompiers chaque fois qu’on ira à Mabille… Dites donc, monsieur Languedoc… c’est Languedoc, votre nom ? Il est aussi drôle que vous… est-ce que c’est bon teint, ce bijou-là ?

— Ça n’est pas éternel comme les gravures en taille-douce, où la poudre à canon a passé sur le cuir, répondit le peintureur ; mais c’est plus solide que la plupart des indiennes et jaconas. Ça peut aller à la lessive un nombre de fois indéterminé. Et quand il n’y en a plus, ajouta-t-il en frappant sur sa boîte, il y en a encore.

— C’est juste, dit Guite, vous êtes un vieil amour, papa Languedoc, embrassez-moi.

Puis se tournant vers Saladin, elle ajouta :

— Monsieur le marquis, déliez les cordons de votre bourse.

— Un instant ! répondit Saladin. Languedoc et moi nous n’en avons pas fini pour aujourd’hui. Il y a quatorze ans que je lui dois un petit déjeuner fin.

— C’est pourtant vrai, fit le peintureur en riant, quatorze ans sonnés depuis la dernière foire au pain d’épice. Cette fois-là, monsieur le marquis, on t’avait dressé une assez jolie tête de portière, pas vrai ?

— Ah ça ! fit mademoiselle Guite étonnée, vous avez donc gardé quelque chose ensemble, vous deux ?

— Ne faites pas attention, s’empressa de répondre Languedoc, en foire nous tutoyons tout le monde à tort et à travers, mais monsieur le marquis sait bien le respect que je lui porte.

Saladin avait entraîné le Dr Samuel dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Il faut que je voie vous et ces messieurs dans la journée, lui dit-il tout bas. Les choses, désormais, vont marcher très vite. Je suppose que vous avez deviné la mécanique ? Il s’agit maintenant de pousser la chère enfant dans les bras de sa tendre mère, de l’installer à l’hôtel, etc. C’est la moindre des bagatelles. Dans quelques heures, je fixerai l’ordre et la marche de notre travail ; prévenez donc nos amis, et soyez ici en permanence, à dater de deux heures.

— Très bien, répondit le docteur qui ne demanda pas d’autre explication.

— Ce n’est pas tout, reprit Saladin en baissant la voix davantage, ce brave homme a notre secret.

Le docteur le regarda avec inquiétude.

— Jamais je ne me charge de rien de semblable…, murmura-t-il.

— Vous ne m’avez pas compris, poursuivit Saladin, il s’agit tout simplement de le faire déjeuner, bien déjeuner… déjeuner si bien qu’il s’endorme à la fin du repas.

— Cela se peut, mais rien que cela.

— Attendez. Comme il nous a rendu service, il ne serait pas généreux de le jeter ivre ou endormi sur le trottoir. Vous avez bien un trou, une décharge ; vous le mettrez à cuver son vin dans un coin, et demain…

— C’est que nous serons terriblement occupés demain, dit le docteur.

— Certes, certes. Aussi, comme il aura la tête lourde, on lui donnera quelque potion qui le tiendra en repos. Après-demain, ou tout au plus tard le jour qui suivra, ne vous inquiétez pas, je me charge de lui. — Eh bien ! voilà qui est entendu, reprit-il tout haut en quittant l’embrasure, ce bon docteur se charge d’acquitter ma dette… ah ! ah ! maître Languedoc, s’il n’est pas peintureur comme toi, c’est du moins un fier gastronome ! La petite et moi nous allons faire une course et nous revenons nous mettre à table. Vous pourrez grignoter les hors-d’œuvre en nous attendant. À bientôt ! vieux, je suis content de toi et tu auras fait une bonne journée.

Sur ce, monsieur le marquis de Rosenthal offrit son bras à mademoiselle Guite, et tous deux sortirent.

Languedoc resta un peu déconcerté, mais le Dr Samuel, entrant franchement dans son rôle, lui offrit un cigare et lui demanda des explications sur son travail de tout à l’heure avec un empressement si bien joué que Languedoc, heureux de montrer sa science, perdit toute inquiétude.

Une demi-heure après, ils s’asseyaient à table, en face l’un de l’autre, pour grignoter les hors-d’œuvre. La glace était rompue, et vous les eussiez pris pour les meilleurs amis du monde.

Pendant cela, mademoiselle Guite et son compagnon roulaient au grand trot vers le faubourg Saint-Honoré et l’hôtel de Chaves.

Mademoiselle Guite ne savait absolument rien de ce dont il s’agissait, sinon des choses très vagues et qui ressemblaient à des lambeaux de contes de fées. Les petites ouvrières de Paris, surtout quand elles ressemblent à mademoiselle Guite, la charmante fille, croient aux fées bien plus qu’en Dieu.

Saladin, au début de leurs relations, s’était approché d’elle sous prétexte de lui faire la cour, mais cela n’avait pas duré, et il lui avait laissé entendre presque tout de suite qu’elle était destinée à jouer un rôle dans une féerie à grand spectacle qui ferait son bonheur et sa fortune.

Saladin n’étant pas mal de sa personne, mademoiselle Guite, qui ne demandait pas mieux que de jouer la pièce, n’importe quelle pièce, aurait consenti volontiers à avoir un amant par-dessus le marché.

Mais telle n’était pas la vocation de Saladin. Il avait entretenu de son mieux l’imagination de la fillette, donnant à entendre que les circonstances étaient trop graves pour s’attarder à des frivolités.

Mademoiselle Guite n’y comprenait rien. Elle avait assez d’éducation pour savoir que tous les intrigants d’opéra-comique mènent de front l’amour et les affaires, mais comme, en somme, Paris n’est pas une île déserte et qu’on y trouve d’autres galants que Saladin, mademoiselle Guite laissait aller et prenait patience.

Seulement, monsieur le marquis de Rosenthal, ce beau garçon blanc et imberbe, était pour elle un problème vivant qui excitait sans cesse sa curiosité et un peu son dédain.

Au moment même où ils montaient tous deux en voiture, en quittant la maison du docteur, Saladin lui dit en souriant :

— Ma chère enfant, nous approchons de la crise ; vous vous rendez de ce pas chez votre maman.

Guite devint aussitôt sérieuse.

— Déjà ! murmura-t-elle.

Puis, après un silence :

— Comme ça, sans préparation, sans rien savoir ?

— Il faut se mettre dans le vrai des choses, répondit froidement Saladin. Plus vous serez déconcertée, troublée, ahurie, mieux cela vaudra, ma fille. C’est le vrai.

— Mais enfin…, voulut objecter la fillette.

— C’est le vrai, réfléchissez : vous avez bien deviné un peu ce qu’est notre drame, quoique je vous aie tenue dans une ignorance nécessaire, et qui fera votre succès à la première représentation. Vous avez été enlevée à votre noble famille, voici quatorze ans, et vous en avez seize, un peu plus, un peu moins. Hier, vous ne saviez même pas cela ; hier, vous saviez seulement… écoutez-moi bien, car c’est votre rôle, qu’un homme généreux, moi, le marquis de Rosenthal, dont vous avez payé la générosité par l’amour le plus tendre, vous recueillit sur une grande route où des saltimbanques, vos maîtres, vous avaient perdue. Vous pouviez alors avoir de six à sept ans. L’homme généreux vous éleva très bien. Il n’était pas riche ; mais vous n’êtes pas sans savoir confusément qu’il remua ciel et terre pour retrouver vos parents.

— Et puis ? dit Guite, voyant que son compagnon s’arrêtait.

— C’est tout, répondit Saladin ; il ne retrouva pas vos parents et vous épousa pour vous donner une situation dans le monde.

— Alors, je suis mariée ! s’écria la modiste qui retrouva un instant sa gaieté, mariée avec vous !

Saladin fit un signe de tête affirmatif.

— C’est drôle, dit Guite.

Puis, revenant à l’embarras de sa situation, elle s’écria :

— Mais nous voici déjà aux Tuileries ! Dans dix minutes je serai auprès de cette dame qui se croira ma mère… Que lui dire ?

— Exactement ce que vous voudrez, répondit Saladin.

— Mais encore…

— Racontez-lui votre propre histoire si votre histoire peut être racontée, ou l’histoire d’une autre, c’est bien égal ! dites que je vous ai mise en pension, puis en apprentissage ; faites, comme vous l’entendrez, le roman de notre mutuel amour… ou bien encore taisez-vous, soyez timide jusqu’au mutisme… enfin, comprenez bien que tout cela sera bon. Le mauvais, ce serait un rôle appris à l’avance et récité avec trop d’aplomb.

Ils traversaient la rue Royale, et Guite frémit en voyant la façade de la Madeleine.

— Je n’ai plus que trois minutes ! murmura-t-elle.

— Votre effroi m’enchante, répondit Saladin, vous êtes juste comme il faut que vous soyez… À propos ! trouvez moyen de glisser que nous avons fait ensemble le voyage d’Amérique. C’est nécessaire.

— Mais, dit Guite qui, en vérité, rougit pour tout de bon, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années : la cerise…

— C’est une bague que vous avez au doigt, répliqua Saladin, et qui vaut tous les parchemins du monde ; mais vous n’avez pas à vous en servir. La chose viendra d’elle-même en temps et lieu. La vérité, la vérité avant tout ! Si vous aviez une marque semblable, naturellement et depuis le jour de votre naissance, que feriez-vous ?

— Rien, répondit Guite, c’est pourtant vrai.

— Vous voyez bien. Votre rôle est simple comme bonjour. Le tout est de ne pas chercher la petite bête : c’est votre mère qui fera tout.

La voiture s’arrêtait devant la porte cochère de l’hôtel.

— Résumé, dit rapidement Saladin : trouvée sur la grande route à sept ans, souvenirs très vagues d’une vie de saltimbanque, et peut-être, dans les brouillards, l’image d’une femme penchée au-dessus de votre berceau… Élevée chez moi, dans du coton, adorée par moi et me le rendant avec usure ; éducation ébauchée, métier appris, voyage au Brésil, coup de foudre quand on est venu vous dire : vous allez voir votre mère.

Il sauta sur le trottoir et tendit la main à Guite, qui dit, en descendant à son tour lestement :

— Après ça, au petit bonheur ! on fera de son mieux pour être idolâtrée par la dame, et, si on ne parvient pas à lui plaire, on s’en frotte l’œil !

— Admirable ! fit Saladin, qui mit en branle la sonnette de l’hôtel.

« Ah ! diable ! reprit-il au moment où la porte roulait sur ses gonds, un détail, mais très important. Vous aimez les arbres, la verdure, vous demanderez un petit réduit donnant sur les jardins. N’oubliez pas cela ! c’est tout à fait indispensable.

La duchesse, qui attendait depuis le matin en proie à une impatience fiévreuse, vit enfin le ciel s’ouvrir, quand sa femme de chambre, qui était prévenue, annonça sans en avoir demandé la permission :

— Monsieur le marquis de Rosenthal et mademoiselle Justine.

— Mademoiselle Justine ! répéta la duchesse qui se leva chancelante ; il m’avait dit…

Elle fut interrompue par l’entrée de monsieur le marquis, dont la première parole répondit à sa pensée.

— Madame la duchesse, murmura-t-il en s’inclinant respectueusement, il n’y a ici que votre fille. Je n’abdique pas des droits qui me sont plus chers que la vie, mais je m’efface complètement, entendez-moi bien, complètement devant votre grande joie de mère, et je sens que je serais de trop ici aujourd’hui. Je reviendrai, madame, seulement quand vous me rappellerez.

La duchesse, pendant qu’il parlait, avait traversé toute la chambre en s’appuyant aux meubles. Elle était violemment émue et ressentait dans son cœur une reconnaissance immense.

Ne trouvant point de paroles pour répondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de Saladin et l’attira vers elle pour déposer un baiser sur son front.

Saladin balbutia, les larmes aux yeux, ou du moins en essuyant ostensiblement ses paupières :

— Merci, madame, du fond de mon cœur, merci !

Puis il s’effaça, et, prenant mademoiselle Guite par la main, il la présenta à la duchesse en ajoutant :

— Vous ne serez jamais si heureuse que je le souhaite !

Mme de Chaves s’empara de la jeune fille et la pressa contre sa poitrine en sanglotant.

Saladin avait disparu. Elles étaient seules.