« Histoire de la philosophie moderne/Livre 4/Chapitre 6 » : différence entre les versions

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 446-464).

5. — David Hume

a) Biographie et caractéristique.

La philosophie anglaise a cette grande importance dans l’histoire du développement de l’esprit humain, qu’au moyen de sa méthode empirique elle vérifie non seulement les systèmes édifiés par les philosophes spéculatifs, mais encore les hypothèses inconscientes et non prouvées sur lesquelles s’appuient la conception populaire du monde et les sciences spéciales. C’est ainsi que Locke avait réclamé une explication exacte de la source dont proviennent nos idées en général, et Berkeley avait montré le problème renfermé dans l’idée d’espace et dans l’idée du monde matériel quand on prend cette explication au sérieux. Cet examen critique de la connaissance atteint son apogée dans l’École anglaise du XVIIIe siècle avec la philosophie de David Hume. Il procède à un examen des deux notions qui forment la base de toute la philosophie antérieure, et que Locke et Berkeley n’avaient pas encore sérieusement attaquées : à savoir un examen de la notion de substance et de la notion de causalité, les deux notions qui étaient le ciment de jonction de tous les systèmes spéculatifs, scientifiques et populaires. Sur le principe de causalité ou de raison suffisante s’appuyaient le grand système de l’harmonie de Leibniz, la mécanique universelle de Newton et la conception populaire d’un monde soumis à de certaines lois. Tous partaient de la rationalité de l’existence, supposaient plus ou moins sciemment que l’existence renferme un élément correspondant à notre raison. C’est cette hypothèse que Hume examine. Et il est le premier à avoir fait sérieusement un examen de ce genre et à être descendu jusque dans les profondeurs d’où jaillissent les forces qui, autant que nous sachions, assurent l’union du monde intérieur et du monde extérieur, profondeurs éloignées des régions où se meuvent les philosophes spéculatifs, les savants spécialistes et le bon sens. Hume a lui-même éprouvé et exprimé en termes caractéristiques l’étrange état d’isolement et d’abattement dans lequel se trouve le penseur qui poursuit avec persévérance le problème de la connaissance jusqu’à ces profondeurs, ainsi que l’antinomie qui existe entre la conception strictement théorique et la conception instinctive, pratique et populaire du monde. Seule la passion intellectuelle sans cesse renaissante, unie à l’espoir d’acquérir la gloire, s’il venait à parcourir sans défaillance le chemin jusqu’au bout, lui permit d’achever son œuvre, ainsi qu’il dit lui-même (dans le chapitre final du premier livre de son œuvre principale).

Le caractère de Hume renfermait un mélange de zèle et d’ambition intellectuelle unis à la bienveillance, à la bonhomie et à l’indulgence pour les faiblesses et les préjugés, mais il avait aussi un certain amour de la commodité qui ne souffrait pas d’être dérangé par la polémique dans le soin des intérêts littéraires. Il naquit le 26 avril 1711 ; c’était le fils cadet d’un propriétaire demeurant à Ninewells, dans l’Écosse méridionale. Il dit dans son autobiographie : « Je me pris de très bonne heure d’une belle passion pour la littérature, qui a été la passion dominante de ma vie, et pour moi une source abondante de jouissances. » Sa famille désirait faire de lui un juriste, mais il éprouvait « une aversion insurmontable pour toute autre chose que la philosophie et l’érudition ». Son idéal était une existence libre de tout souci, où il pût satisfaire ses goûts de savant et fréquenter un petit nombre d’amis choisis ; mais il voulait en même temps que sa production littéraire mît son nom en honneur. Dès sa prime jeunesse il croyait avoir découvert des pensées nouvelles : une nouvelle « scène de la pensée » s’ouvrit à lui. Une attaque d’hypochondrie (décrite par lui-même dans une lettre reproduite dans l’ouvrage de Burton Life and correspondance of David Hume. Edinburgh 1846, I, p. 30 et suiv.) interrompit quelque temps ses méditations. Il est à présumer qu’il sentit aussitôt l’étrange antinomie entre le monde de la réflexion et le monde de la vie pratique journalière, qu’il décrivit plus tard dans son œuvre principale. Il résolut d’abandonner les études et d’être négociant. La vie pratique ne put toutefois le captiver. Il élut domicile en France dans la solitude pour écrire son livre capital : « Traité de la nature humaine, essai pour appliquer la méthode empirique au domaine spirituel. » (Treatise on Human Nature, etc.) Il parut à Londres de 1739 à 1740, et se compose de trois parties, dont la première traite de la connaissance, la deuxième des sentiments et la troisième du fondement de la morale. Il fait progresser considérablement l’examen de ces diverses questions, et de nos jours il occupe encore le premier rang parmi les ouvrages classiques de philosophie. Mais en attendant il n’avait pas de succès. « Il échappa, dit Hume, mort-né à la presse et n’eut même pas l’honneur d’exciter les murmures des fanatiques. » L’ambition littéraire de Hume, qui l’induisit à déclarer mort-née l’excellente production de son esprit, eut un effet funeste. Il chercha à acquérir la gloire que celle-ci ne lui avait pas rapportée au moyen d’une série de petits essais (Essays) soit philosophiques, soit économiques et politiques ; pendant un certain temps il abandonna complètement la philosophie pour l’histoire ; il alla même jusqu’à renier absolument le travail si considérable de sa jeunesse, en déclarant — pour ne pas être décrié par les théologiens qui le critiquaient (et par conséquent ils s’étaient mis à « murmurer) » — qu’il pouvait seulement reconnaître l’exposé de sa doctrine philosophique qu’il donnait dans les Essais. Beaucoup de ces petits ouvrages sont excellents, ils ne pouvaient néanmoins prendre dans la discussion philosophique la grande importance qu’aurait pu acquérir son œuvre principale, s’il eût employé la gloire littéraire qu’il obtint par la suite à insuffler la vie à l’enfant « mort-né », et s’il ne l’eût pas désavoué pour ne pas s’attirer de désagréments.

En ce qui concerne spécialement le problème de la connaissance, la philosophie de Hume influa sur le développement ultérieur de la pensée, notamment par l’exposé abrégé et atténué qu’il en fit dans son ouvrage Inquiry concerning human understanding (1749). L’exposé radical du Treatise qui tranche le lien qui unit proprement nos pensées et d’une façon générale les éléments de notre être, fut au contraire longtemps oublié. — On peut voir par les Letters of David Hume to William Strahan (Oxford 1888, p. 289 et suiv.), parues récemment, que le motif qui poussa Hume à désavouer son ouvrage de jeunesse est bien celui que nous indiquons ici. Il ne saurait être question, ainsi qu’on l’a cru parfois, que Hume ait modifié réellement ses idées dans les points principaux. Psychologiquement, on s’explique cependant que l’état de tension intellectuelle dans lequel Hume a écrit son ouvrage de jeunesse n’ait pu durer. Après avoir pensé avec les savants, et mieux qu’eux, il éprouva le besoin de converser avec les illettrés. Lorsqu’il eut donné dans ses Essays un exposé populaire de ses idées philosophiques et économiques, il se jeta sur l’histoire. « Vous le savez, écrit-il à un ami, il n’y a pas de place d’honneur sur le Parnasse anglais qui puisse être regardée avec plus de raison comme vacante que celle de l’histoire. » La situation de conservateur à la bibliothèque des avocats d’Édimbourg qu’il avait acquise — après une violente résistance des orthodoxes, — lui fournit une bonne occasion de faire des études savantes. Son histoire d’Angleterre le rendit encore plus populaire que ses Essays. Comme historien, il a le mérite d’avoir été le premier qui ait cherché à faire de l’histoire autre chose et plus qu’un récit de guerres, et à tenir compte de l’état social, des mœurs, de la littérature et des arts. La publication de son ouvrage commença deux ans avant l’apparition du célèbre Essai sur les mœurs de Voltaire. Alors qu’il était libéral dans ses vues philosophiques, il partait pour juger les personnages de l’histoire, d’idées royalistes et tories. — Cependant il ne négligeait pas entièrement la philosophie. Pendant ses dernières années il s’occupa notamment de la philosophie de la religion. C’est ce qu’attestent sa Natural History of religion (1757) et ses Dialogues on Natural Religion, ouvrage qu’il garda par devers lui pour des raisons de prudence, et qui de ce fait ne parut que quelques années après sa mort.

Hume n’était pas seulement philosophe et historien. Il éprouvait le besoin de se mêler à la vie pratique. Il entreprit, en qualité de secrétaire d’ambassade, un grand voyage en Hollande, en Allemagne, en Autriche et en Italie (1748). Par la suite, il échangea son poste de bibliothécaire à Édimbourg pour le poste de secrétaire de lord Hertford, qui, après le traité de Paris de 1763, alla en France comme ambassadeur d’Angleterre. Hume était déjà célèbre alors et il fut accueilli avec éclat à la Cour et dans les cercles littéraires. Il était à la mode, comme plus tard Franklin, peut-être pour son maintien simple et peu élégant. De retour en Angleterre après un séjour de trois ans en France, il emmena Jean-Jacques Rousseau avec lui pour procurer un asile à celui qui était banni de la Suisse et de la France. Rousseau récompensa la belle conduite de Hume envers lui par une défiance insensée, et après une rupture éclatante, Rousseau repartit pour la France où l’orage s’était apaisé. — Après avoir occupé pendant une année les fonctions de sous-secrétaire d’État pour l’Écosse, Hume fixa sa résidence à Édimbourg et mena dès lors en compagnie d’amis d’élite une vie calme, consacrée à la science jusqu’à sa mort (25 août 1776). Il mourut après une assez longue maladie, qui ne put cependant lui enlever sa sérénité et son enjouement.

b) Radicalisme dans la théorie de la connaissance.

Toutes les sciences, et non pas seulement les sciences de l’esprit, ont certains rapports avec la nature humaine. C’est par cette proposition que Hume commence son examen de la connaissance, et il en déduit qu’en étudiant la nature humaine, on découvrira le fondement de toute science humaine. Mais cette étude doit être faite au moyen de la méthode empirique qui a déjà été appliquée avec succès dans la science de la nature, et que Bacon, Locke et Shaftesbury avaient déjà commencé à appliquer à l’étude de la nature humaine. Comme principe fondamental, Hume, s’autorisant de l’expérience, pose alors ce principe, que toutes nos idées (ideas) proviennent de sensations (impressions) ; des idées ne peuvent jamais être a priori. Quand nous vérifions la valeur d’une idée, nous devons pour cette raison avant tout nous demander quelle sensation a produit cet effet. Hume voit dans l’origine des sensations un problème insoluble pour notre connaissance, mais un problème dont la solution n’est pas nécessaire pour traiter son sujet (cf. Treatise I, 3, 5 ; en d’autres passages, tels que II, 1, 1, il se sert des termes ordinaire. — Au moyen de ce principe fondamental (que Berkeley n’avait appliqué qu’aux idées d’espace et de matière ) Hume examine une série d’idées importantes. — L’idée de substance ou d’être doit être déclarée illégitime, vu que nous n’avons pas de sensation correspondante. Nous ne percevons immédiatement que des qualités particulières, plus ou moins solidement reliées entre elles, mais nous ne percevons pas d’« essence ». — Les idées mathématiques du temps et de l’espace sont formées par idéalisation. L’expérience ne nous montre qu’une égalité imparfaite des grandeurs de temps et d’espace ; toutes les mesures que nous possédons sont imparfaites ; — mais lorsque l’expérience nous a donné l’occasion de comparer différents degrés de ressemblance et diverses mesures, nous formons l’idée d’égalité parfaite et de mesure parfaite (par exemple l’idée d’une ligne parfaite) ; l’imagination une fois mise en mouvement poursuit son cours, bien que l’expérience ne puisse suivre. La géométrie portant sur des objets idéaux de ce genre, son application à des objets réels ne saurait acquérir une exactitude pleine et entière. — Pas plus que la notion de substance et que les notions mathématiques, l’idée d’existence ne correspond à aucune sensation. Penser à une chose et penser cette chose comme existante, ce ne sont pas deux choses différentes. Notre idée de l’objet reste pure idée, alors même que nous pensons l’objet existant, et nous n’accordons pas de qualité nouvelle à une chose en nous la représentant comme existante.

Examinant la valeur de notre connaissance en général, Hume distingue entre la connaissance qui ne consiste qu’en l’interprétation des rapports réciproques de nos idées (les sciences formelles : la logique et les mathématiques), et la connaissance qui nous mène au delà des sensations données, et qui nous convainc de l’existence de quelque chose qui n’est pas donné. Cette dernière espèce de connaissance se fonde sur l’hypothèse de la légitimité du principe de causalité, — et c’est ici que Hume accomplit son exploit philosophique, de poser d’une façon définitive le problème de causalité, problème de la solution duquel dépend toute appréciation de l’importance de la science positive. Toute investigation suppose un besoin de trouver « ce qui fait la cohérence du monde dans son fond » ; dans tout problème de la science positive on retrouve le même problème fondamental, et Hume le premier le vit dans toute son étendue. Mais il faut bien se rappeler que Hume ne doute pas un seul instant que nous ne soyions obligés d’appliquer sans relâche le principe de causalité dans la théorie comme dans la pratique ; il demande seulement si cette application peut se fonder, — et en ce point il ne trouve qu’une réponse négative. Il découvre que ce qui nous détermine à admettre le rapport de causalité est la même chose que ce qui nous détermine à admettre une chose comme existante, même quand elle n’est pas donnée dans la sensation. Un seul et même examen éclaire — d’après la méthode psychologique de Hume — les deux notions de cause et de croyance (belief).

On ne saurait, pour fonder la légitimité du rapport de causalité, s’autoriser de la certitude immédiate ou intuition, car nous n’avons ce genre de certitude que pour des rapports simples d’analogie ou de grandeur. Non plus de la démonstration logique, car nous pouvons isoler toutes nos idées les unes des autres. Le mouvement d’une bille de billard est un fait absolument différent du mouvement d’une autre bille de billard. Il n’y a pas d’objet que nous ne puissions facilement penser comme existant dans un moment, et comme non-existant dans le moment suivant. Il n’y a donc pas de contradiction à dire que quelque chose commence sans cause. Les preuves essayées par les philosophes précédents (Hobbes, Locke, Clarke, — auxquels on pourrait ajouter Wolff) ne sont que des preuves illusoires. Il est clair, du reste, que si le principe de causalité était fondé par la raison (soit par l’intuition, soit par la démonstration), nous nous trouverions en conflit avec le « principe fondamental » ; car la raison posséderait alors la faculté de créer des idées complètement neuves ne provenant pas de l’expérience ! Mais la légitimité du rapport de causalité n’est-elle pas fondée par l’expérience ? — À ceci il faut répondre que l’expérience nous montre seulement qu’un fait en suit un autre, sans nous expliquer la nécessité intérieure de leur liaison, que l’on entend par ce mot : rapport de causalité. Cela est vrai, que par expérience nous entendions l’expérience externe ou l’expérience interne. Hume réfute spécialement l’opinion (professée par Berkeley) que nous avons dans la conscience immédiate de notre volonté une perception de la force ou de l’activité. Une seule expérience ne peut nous donner l’idée de causalité, et plusieurs expériences ne font que nous donner un rapport de succession. Lorsque nous avons vu très souvent un phénomène succéder à un autre, nous attendons involontairement le premier, lorsque le dernier se reproduit ; mais c’est là une habitude, et cela ne prouve pas que nous ayions le droit de conclure du passé à l’avenir.

Dans l’explication qu’il donne du penchant que nous avons à dépasser une sensation donnée et à croire à une chose non donnée ou à s’y attendre, Hume part d’abord de cette expérience, que tout état fortement excité ou toute disposition fortement excitée (disposition, feeling) où est jetée la conscience, a tendance à durer et à s’étendre au delà des idées nouvelles qui surgissent. Si la conscience a été accrue ou excitée par un objet quelconque, chaque acte de conscience se produira plus vivement que d’ordinaire, tant que dure l’excitation. Cette même loi expliquait déjà l’idéalisation des idées mathématiques. — Deuxièmement, il insiste sur ce fait, que l’expérience nous montre le penchant qu’ont nos idées à se provoquer mutuellement. Toute idée a une tendance associative : une douce force (a gentle force) mène de l’une à l’autre. Hume cite comme conditions de cette association l’analogie, la coexistence dans l’espace et dans le temps, la causalité. Ici se manifeste dans le monde intérieur une attraction aussi significative pour lui que l’attraction physique pour le monde extérieur. Mais son essence n’en est pas moins mystérieuse. : les causes doivent en être dans des propriétés pour nous inconnues de la nature humaine. Le lien qui unit nos idées est aussi incompréhensible que celui qui unit les objets extérieurs ; et l’expérience seule nous le fait connaître. Bien plus, Hume trouve la relation d’association non seulement incompréhensible, mais contradictoire (dans l’appendice du livre Ier du Treatise) ; comment peut-il y avoir un principe de connexion (uniting principle, Tr., I, 3, 4, principle of connection, Tr., I, App), si toutes nos sensations et toutes nos idées sont des existences séparées, indépendantes ? Hume déclare cette difficulté trop ardue pour son intelligence. — Toutefois les deux faits (que nous pouvons appeler l’expansion et l’association) sont avérés. Et grâce à eux on s’explique qu’une sensation vive, qui — par sa vivacité même — nous apparaît comme l’expression d’une réalité, puisse communiquer aux idées qu’elle provoque au moyen de l’association sa vivacité et par suite son cachet de réalité. Ce que nous appelons croyance (belief), n’est autre chose que le vif cachet que peuvent recevoir de cette façon les idées. La croyance n’est pas due à une impression nouvelle, particulière ; elle ne fait que désigner la façon spéciale dont une idée apparaît au sentiment (feeling or sentiment). Nous ne pouvons nous empêcher de passer à l’idée associée avec la vive sensation, et nous ne pouvons nous empêcher de nous attacher à cette idée et de la voir sous un jour plus vigoureux que d’ordinaire. — Et, troisièmement, la conscience (telle que la révèlent les idées des qualités sensibles, de l’espace et du temps, de substance) ayant un penchant à considérer ses propres états internes comme des phénomènes extérieurs, objectifs, nous comprenons comment il se fait que nous croyions à l’existence d’un rapport de causalité entre les choses du monde, bien que la nécessité, dont il est question ici, ne se trouve qu’en nous-mêmes, qu’elle soit une contrainte qui se manifeste par ce fait, que, pour des raisons psychologiques, nous sommes portés à passer d’une sensation ou d’une idée à une autre. La nécessité est subjective tout comme les qualités sensibles, comme l’espace et le temps, Ce que nous appelons raison (reason, Treatise, I, 3,16 in fine, cf. Inquiry IX, experimental reasoning), n’est qu’un obscur instinct en nous, qui tient à ce que des expériences sont répétées dans un certain ordre de succession. La formation de cet instinct, ou l’influence de l’habitude, nous est aussi incompréhensible que d’une façon générale tout enchaînement entre les éléments de notre conscience. Mais l’activité de l’esprit, au moyen de laquelle nous concluons de la même cause au même effet, ayant une importance pratique extrême, la nature n’a pas voulu la confier à la pensée incertaine ; elle l’a fait naître dans l’instinct sûr, bien qu’obscur, qu’aucun examen critique ne saurait ébranler : la nature est plus forte que la réflexion ! (nature is too strong for principle).

Alors que la philosophie dogmatique sous ses diverses formes croyait pouvoir édifier à l’aide de la raison pure des ordres d’idées dépassant de beaucoup la sensibilité, l’imagination (imagination) est la seule faculté, après l’examen fait par Hume, qui puisse nous porter à croire à quelque chose qui n’est pas objet de perception actuelle. D’elle dépend donc la croyance en un monde extérieur indépendant de la conscience. Nous n’éprouvons pas l’existence ininterrompue des objets, mais seulement une certaine persistance et un certain enchaînement — mais cela suffit à notre imagination, qui continue son mouvement dans un sens une fois qu’elle l’a pris, pour se représenter une uniformité et un enchaînement aussi grands que possible. Nous comblons les intervalles entre nos sensations en imaginant des êtres constants. — Le même principe absolument explique l’idée du moi. L’illégitimité de la notion de substance a déjà été démontrée. Nos sensations et nos idées, dit Hume, peuvent très bien subsister sans s’appuyer sur la substance ou sans demeurer en elle. Si l’on veut fonder sa croyance en une substance psychique, il faut démontrer une sensation sur laquelle elle se fonde, et cela on ne le peut pas, car toutes nos sensations changent. Si l’on prend le mot de substance dans un sens plus vague, dans le sens de ce qui a une existence particulière, pourquoi nos sensations et nos idées, qui peuvent toutes exister à part, ne seraient-elles pas des substances ? — Hume prévient spécialement les métaphysiciens à tendance théologique de ne pas croire à une âme substance où les sensations et les idées isolées existeraient à l’état de modifications particulières, car ce serait prêter un appui dangereux au Spinozisme : c’est ainsi justement que Spinoza a conçu les rapports entre Dieu et les choses du monde ! — Mais même quand nous quittons l’idée de l’âme substance pour nous demander seulement ce qu’il en est de l’idée du moi considérée comme expression de notre identité personnelle, nous nous heurtons à de grandes difficultés. Aucune sensation ou idée n’est invariable et constante. Nous trouvons toujours un état intérieur spécial donné, mais nous ne nous trouvons jamais « nous-mêmes » comme totalité. L’identité que nous nous attribuons est de la même nature que celle que nous attribuons aux objets extérieurs : ce n’est qu’une conséquence de la facilité avec laquelle nous passons d’une sensation ou d’une idée à une autre, facilité qui nous empêche de voir combien il est en somme énigmatique qu’un élément puisse faire passer à un autre élément différent de lui ! —

Hume s’entend à merveille à poser un problème. Il a la faculté rare d’approfondir si bien un concept ou une relation, que les difficultés cachées apparaissent. Par un travail énergique de pensée, il parvient à dégager la notion fondamentale qui porte toute la pensée pratique des hommes, toute leur science exacte, toute leur spéculation et toute leur religion. Il démontra qu’il y a assez de problèmes pour la philosophie, même après les grands systèmes. Mais pour bien voir son importance, il faut l’étudier dans son chef-d’œuvre (le Treatise). Dans les Essays80 l’examen est essentiellement restreint à la notion de causalité, et l’exposé, abrégé et atténué, ne peut donner aucune idée de la façon radicale dont Hume poursuit « le principe liant » sous toutes ses formes (dans la connaissance mathématique, dans la notion du moi), ainsi que de la méthode qu’il applique, surtout de l’application soutenue de la loi d’expansion. — Il reconnaît toutefois l’activité du principe de liaison, dont il démontre le caractère incompréhensible, soit en admettant que nous avons des idées non seulement des choses isolées, mais encore de leurs relations (temps et espace, analogie et différence, par exemple), soit en admettant que l’association des idées est un fait, soit en insistant sur l’importance qu’il attribue au penchant de l’imagination à s’étendre et à s’agrandir, d’après lequel la conscience tend à maintenir malgré toutes les diversités son identité avec elle-même. Tout ceci offre, il est vrai, un étrange contraste avec la différence absolue, « substantielle » des diverses sensations et idées, qui est l’hypothèse dont part Hume, — hypothèse qui marque les limites de sa pensée. À plus forte raison pourrait-on trouver incompréhensible la différence qui existe entre les éléments de notre conscience : car comprendre, c’est unir, trouver une liaison !

c) Éthique.

La deuxième partie de l’ouvrage capital de Hume traite des sentiments. Elle a une grande importance pour l’histoire de la psychologie ; ici nous pouvons cependant la considérer comme introduction à l’Éthique, qui forme la troisième partie de l’ouvrage, que Hume publia plus tard (1751 ) sous une forme abrégée, sous le titre de Inquiry concerning the principles of morals. — Dans sa conception de la nature psychologique des sentiments, il a pour devancier Spinoza et il fut probablement influencé par lui. Son exposé est plus abondant et plus détaillé que celui de Spinoza. Tous deux appuient leur conception sur l’importance qu’ont les idées et leur union réciproque pour le développement des sentiments. Hume montre comment un sentiment se rattache à un autre sentiment au moyen de l’association des idées de leurs objets. Ses déclarations sont hésitantes relativement à la question de savoir s’il y a une association directe entre les sentiments. La plupart du temps il attribue bien en effet aux sentiments — ainsi qu’aux idées — une tendance à reproduire d’autres sentiments (II, 1, 4, cf. Dissertation of the passions dans les Essays) ; cependant en d’autres endroits (II, 2,8) il enseigne qu’il n’y a pas d’association des sentiments sans l’association des idées. Cette hésitation tient probablement a ce qu’il sait bien que le sentiment ne reste pas absolument passif dans ces processus ; Hume le voyait clairement, ainsi qu’il ressort de sa théorie de l’expansion, qui est d’une importance si grande pour sa théorie de la connaissance. — Comme psychologue, il exerça aussi une grande influence en soulignant fortement que le sentiment seul, et non la simple raison, peut créer des actes de volonté. Il attire l’attention sur ce point, que les sensations et les idées sont plus faciles à constater que les instincts et les tendances, quand ceux-ci ne se distinguent pas par leur violence. C’est pourquoi on néglige facilement les premiers germes de la volonté. Et de même que la volonté ne consiste que dans le sentiment, et non dans la raison seule, de même le sentiment seul est capable d’entraver un sentiment et de prévenir une action (II, 3, 3). Ici encore il se trouve d’accord avec Spinoza dans une proposition psychologique souvent négligée, qui ne laisse pas de posséder une grande portée. Le sentiment est un état primordial et immédiat, mais la raison se manifeste par la réflexion et la comparaison, et la raison ne prend pour cela de l’influence sur le sentiment qu’autant qu’elle peut éprouver les idées liées au sentiment. — C’est une imperfection de la psychologie de Hume de ne pas mettre en relief l’enchaînement du sentiment avec les instincts originaux81. Shaftesbury voyait ici plus clair que lui. Hume est porté à considérer les instincts comme étant exclusivement dérivés (dans sa théorie de la connaissance, il explique par exemple l’instinct de causalité par l’habitude). Sa conception est ici bornée par son empirisme. Un trait analogue se montre dans sa façon d’écrire l’histoire ; on lui a en effet reproché de ne pas tenir compte des particularités de race des peuples qu’elle décrit. —

L’examen psychologique des rapports du sentiment avec la raison prend une importance directe pour l’Éthique de Hume, car il renferme la réponse à la question de savoir si la morale se fonde sur la raison ou sur le sentiment. La raison ne fait que constater des rapports ou des faits. Or il y jugement moral quand un sentiment est excité par l’idée d’une action, lorsque tous les rapports et faits concernant cette action ont été dégagés. Si nous disons d’une chose qu’elle est bonne ou mauvaise, c’est que notre sentiment est mis en mouvement. Voilà pourquoi les qualités morales (bon et mauvais) ne sont valables que pour des êtres sentants — de même que les qualités sensibles ne sont valables que pour des êtres ayant des perceptions sensibles82. Mais cela n’enlève pas aux qualités leur importance : dans la pratique nous appliquons les appréciations morales avec la même sûreté que les qualités sensibles, bien que ni les unes ni les autres n’expriment des rapports objectifs et éternels (Voir outre le Treatise, III, 1,1 surtout le Traité sur The Sceptic dans les Essays). Hume (qui s’accorde encore en ce point avec Spinoza) est ici en opposition directe avec les philosophes moralistes, qui prétendaient faire dériver la morale de la seule raison et regardaient les principes moraux comme des vérités éternelles, point de vue qui fut défendu même après Locke par Clarke et Price (de même que Cudworth l’avait défendu contre Hobbes).

La question qui suit, c’est alors de savoir de quel sentiment provient la morale. Dans toutes les actions et dans toutes les qualités soumises à l’approbation morale, on retrouve ce trait commun, qu’elles profitent directement ou indirectement à la personne même qui agit ou à autrui. Ce trait nous impose — indépendamment de toute éducation et de toute autorité — l’approbation, l’estime, peut-être l’admiration. Et comme nous approuvons des actions qui ne nous profitent pas personnellement, le sentiment qui est au fond de l’approbation ne peut pas être de nature égoïste. Quiconque porte des jugements moraux, abandonne son point de vue privé et se place à un point de vue commun à lui et à autrui. Si nous voulions apprécier simplement d’après nos intérêts égoïstes, nous n’obtiendrions pas d’appréciation générale. Alors même que le fait de voir dans la justice une vertu serait dû à l’origine au besoin qu’éprouve tout individu de jouir de la paix et de la sécurité, l’intérêt pour l’ordre légal collectif ne pourrait cependant s’expliquer que par la sympathie pour ce qui d’une manière générale soutient la vie humaine. Le motif qui, dès le début, fait de quelque chose une vertu n’a pas besoin d’être ce qui plus tard peut se trouver au fond de l’appréciation. Le fondement proprement dit de la morale, c’est donc la sympathie ou le sentiment de camaraderie (fellow feeling). L’appréciation même des vertus qui (telle que l’habileté dans ses propres affaires) ne procurent un avantage qu’à la personne même qui agit, peut le mieux se comprendre par la sympathie. — Pour la sympathie, Hume déclare, d’accord avec le « principe fondamental » de sa théorie de la connaissance, qu’elle tient à ce que le spectacle ou la vive idée des manifestations ou des causes de la joie ou de la douleur d’autrui provoque en nous un vif sentiment de joie ou de douleur, c’est-à-dire à ce qu’une simple idée (idea) passe à l’état d’impression (impression) en vertu de son association avec une vive sensation.

L’éthique de Hume porte la marque d’un esprit clair et d’un cœur ardent. Mais il ne faut pas s’attendre à y trouver des éclaircissements sur des crises et des conflits éthiques profonds. Hume ne reprend même pas l’intéressante tentative faite par Hutcheson pour dériver le sentiment du devoir de la sympathie. La résistance intérieure et extérieure que l’élaboration du caractère éthique peut rencontrer ne l’arrête pas. Mais il est pleinement et clairement convaincu que la morale a pour fondement la nature humaine, et il indique la distinction féconde qui existe entre le premier motif pour le développement d’une qualité du caractère ou d’une institution, et le motif d’où provient l’appréciation ultérieure. On l’a traité souvent de sceptique, mais en tous cas cette dénomination ne convient pas pour lui en tant que moraliste. Dans un examen spécial (A Dialogue, dans les Essays) il discute les objections qui peuvent être faites au moyen des idées morales contradictoires, des us et coutumes des différents peuples et des différentes époques. On pourrait, dit-il, tout aussi bien trouver une difficulté dans le fait que le Rhin coule au nord et le Rhône au sud ! Ces deux fleuves coulent conformément à une seule et même loi, la loi de la pesanteur, dans un sens opposé, à cause de l’inclinaison différente du sol. Tout en arrivant à des résultats différents dans des états de choses différents, les hommes peuvent très bien partir du même principe. Tout ce que les hommes ont appelé bon ou mauvais a été quelque chose qui était regardé comme directement ou indirectement utile ou nuisible. Les diversités n’ébranlent donc point le principe. —

Comme économiste, Hume est le devancier le plus considérable d’Adam Smith. Il fait ressortir dans ses articles d’économie politique de quelle importance est le réveil de l’esprit industriel. La contrainte ne saurait rendre un ouvrier habile. De nouveaux besoins doivent naître avant que l’envie du progrès puisse naître. S’il ne se montrait d’autres besoins que ceux qui peuvent être assouvis au moyen du moindre rendement du sol, celui-ci ne serait pas cultivé de la meilleure façon possible. L’agriculture ne prospère qu’avec le concours du commerce et de l’industrie. Du même coup est aussi formée la classe moyenne, qui est le plus sûr et le meilleur appui de la liberté publique. — Hume n’aborde pas le problème des rapports de l’esprit industriel avec la sympathie, pas plus que ne le fait Adam Smith, son ami et son successeur. Ils semblent avoir admis que les effets des deux motifs sont en harmonie.

d) Philosophie de la religion.

Le service le plus grand que Hume ait rendu au problème religieux vient de la clarté avec laquelle il a envisagé la question de savoir s’il est possible de fonder la religion par la voie de la raison, et l’a distinguée de la question de l’origine réelle de la religion dans la nature humaine, distinction qui trouve des analogies dans sa théorie de la connaissance comme dans son éthique. Il discute la première question dans ses Dialogues on naturalreligion, la dernière question dans la Natural history of religion.

En ce qui concerne cette question de caractère historique, Hume cherche à montrer que ce n’est pas le besoin de comprendre qui nous pousse à croire à des êtres divins. Au contraire, ce qui pour le penseur est une grosse pierre d’achoppement, le mal et le désordre de la nature, est pour le vulgaire précisément un motif de croyance. La croyance est produite par des sentiments qui naissent au cours de la vie : par la peur et l’espérance, par la tension et l’incertitude, par la crainte du mystérieux. À cela contribue aussi la tendance générale à concevoir tous les autres êtres par ressemblance avec l’homme. L’histoire semble montrer que le polythéisme est la religion primitive. Et cela concorde avec l’évolution naturelle ; la conscience s’élève progressivement des degrés inférieurs aux degrés supérieurs, et tandis que dans la violente émotion où elle tombe, par crainte ou par enthousiasme, elle élève l’objet de l’imagination et le fait de plus en plus parfait et plus noble, elle parvient enfin à l’idée d’un Dieu unique, infini et incompréhensible. Il se produit ici dans le domaine du sentiment religieux un processus d’idéalisation analogue à celui qui est au fond de la formation des principes mathématiques et du principe de causalité. Le passage du polythéisme au monothéisme ne peut s’expliquer par des motifs d’ordre purement intellectuel ; mais par la voie du sentiment les hommes ont atteint le même résultat que celui que produit une façon de voir rationnelle : il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. Après avoir atteint ce sublime point de vue, il se produit facilement une réaction, ainsi que l’histoire l’atteste. Le besoin se fait sentir d’avoir des êtres médiateurs entre le Dieu unique, infini, pur esprit, et le monde. Entre ces deux pôles opposés — la conception intuitive, sublime, de Dieu et la conception bornée, sensible — se produit une oscillation perpétuelle. — En poussant plus loin l’analyse, Hume trouve dans l’essence de la religion des tendances et des propriétés contradictoires. Sublime et grossièreté, foi et doute, pureté et immoralité, grandeur et horreur sont étrangement alliés. Il est tant d’énigmes dans la religion, et tant d’antinomies entre les diverses religions, que Hume préfère se retirer dans les régions sereines, bien qu’obscures, de la philosophie. — Dans l’Essay « Des miracles », Hume discute spécialement le problème du surnaturel. Sa principale idée ici, c’est qu’aucun témoignage ne suffit pour fonder un miracle, à moins que la fausseté du témoignage ne soit un plus grand miracle que le miracle attesté. Il prétend toutefois qu’il n’y a pas de miracle qui ait pu être appuyé par un pareil témoignage. —

Pour le problème de la vérité de la religion, il est difficile de découvrir le point de vue véritable de Hume, vu qu’il a examiné cette question sous forme de dialogue. Il indique trois points de vue. Demea est le représentant d’une orthodoxie mystique, qui s’appuie en partie sur des motifs à priori de la raison, et en partie sur des postulats du sentiment. Cléanthe représente un déisme rationaliste auquel la finalité de la nature vient notamment en aide. Philon prend parti soit comme sceptique, soit comme naturaliste. Que Déméa ne représente pas le point de vue propre à Hume, cela ne fait pas de doute. D’après ses propres dires, il fit de Cléanthe le héros des dialogues ; mais il est évident, comme il le déclare du reste dans des lettres (Burton, I, p. 332, Letters to Strahan, p. 330) que les considérations de Philon l’intéressent le plus, bien que ce dernier soit obligé de renoncer à son point de vue. C’est le point de vue de Philon qui, sans aucun doute, coïncide surtout avec celui de Hume. Les principales idées que Philon fait valoir sont suivantes. — Qui pourrait nous blâmer de déclarer, relativement à de si grandes et si difficiles questions, que nous ne savons rien ? Nous dépassons de beaucoup le domaine de l’expérience, et les systèmes s’opposent aux systèmes ! Philon élève une série d’objections contre la preuve de l’existence de Dieu tirée par Cléanthe de l’ordre et de la finalité de la nature. 1o Pourquoi chercher la cause de l’ordre et de la finalité en dehors du monde ? En lui pourraient bien agir des forces produisant l’ordre et l’harmonie — peut-être après maintes révolutions et accommodations provisoires. L’habileté se développe par essais et par tentatives ; de même divers systèmes du monde ont bien pu se succéder jusqu’au jour où le système actuel s’est formé, offrant les conditions d’existence les plus favorables. 2o L’expérience nous montre que l’esprit et la pensée sont des phénomènes finis et bornés. De quel droit expliquons-nous la totalité du monde par une de ses parties ? La pensée même, comme toutes choses au monde, a besoin d’explication, et si nous nous arrêtons à elle comme cause dernière n’est-ce pas pour avoir la satisfaction de retrouver sous les choses notre propre être, de même que nous sommes portés à retrouver nos propres formes dans les nuages ? 3o Peut-on poser un problème spécial relativement au monde en tant que totalité ? Lorsque nous avons expliqué la formation des parties ou des phénomènes isolés, la formation de toutes ces parties en tant que totalité n’est pas un problème spécial. Si nous nous les représentons à l’état de totalité, c’est simplement la conséquence d’un acte arbitraire de conscience. 4o Du monde tel que l’expérience nous le montre, avec toute son imperfection, sa douleur et sa misère, on ne peut en tous cas conclure à une cause parfaite. Dans un de ses Essays (Of a particular providence and of a future state), Hume pose le dilemme suivant : s’il y a une justice en ce monde, nous n’avons pas de raison de chercher un autre monde, et s’il n’y a pas de justice en ce monde, on ne peut admettre qu’il ait été créé par Dieu. —

Philon ne prétend pas cependant nier l’existence de Dieu. Il prévient seulement de ne pas concevoir Dieu selon une trop grande analogie avec l’homme. Il déclare que la différence entre le théiste et l’athée, entre le dogmatique et le sceptique n’est après tout qu’une différence de termes : le théiste accorde que l’esprit divin est extrêmement différent de l’esprit humain ; l’athée, que le principe régnant dans le monde a cependant une certaine analogie avec l’esprit humain ; le dogmatique avoue que son opinion est liée à de grandes difficultés, et le sceptique, que malgré les difficultés nous ne pouvons nous en tenir au doute pur et simple. L’important est que les préjugés n’émoussent pas la philanthropie naturelle et le sentiment de justice. —

La façon dont Hume traite le problème religieux marque un grand progrès. Ses dialogues restent comme monument durable avec la critique de la théologie faite par Kant dans sa Critique de la raison pure. À vrai dire, il n’a pas encore été fait de réponse à ces deux ouvrages. En ce qui concerne le côté psychologique de la religion, il faudrait bien une plus grande profondeur de pensée et de sentiment que ne le comportait l’esprit prosaïque de Hume ; et pour l’intelligence historique de la religion, ses matériaux n’étaient pas non plus suffisants. Mais à ces deux points de vue il a indiqué des pensées qui firent progresser les recherches ultérieures. Sa saine méthode empirique prête à son investigation une valeur durable. C’est le plus important devancier du positivisme moderne.