« Histoire de la philosophie moderne/Livre 4/Chapitre 2 » : différence entre les versions

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 412-428).

2. — Discussions ayant trait à la philosophie de la religion
et à la philosophie morale

a) La théorie du sens moral.

On sent à travers toute l’ère de la Renaissance et tout le xviie siècle que la conservation de soi est sous diverses formes le fondement sur lequel on croit la vie édifiée. Sauf de rares exceptions, toutes les tentatives faites pour fonder l’éthique partent de l’individu, de ses tendances et de ses aspirations, de son existence et de son bien. En principe, que l’on se borne à penser à l’existence de l’individu en ce monde, ou que l’on tienne aussi compte (comme le fait Locke par exemple) de son existence dans un autre monde, il n’y a pas de différence. Pour combattre cette manière de voir qui trouvait en Hobbes son défenseur le plus acharné et le plus solide, on fit notamment appel dans l’éthique philosophique à la raison comme à la puissance faite pour régler les actions des hommes. On n’accordait que peu d’attention à la profonde tentative de Spinoza pour démontrer les métamorphoses et les déplacements que peut subir l’instinct de conservation personnelle. Shaftesbury a le mérite d’avoir dégagé l’importance du sentiment immédiat, déterminé par l’instinct, pour les éva- luations éthiques. Shaftesbury inaugure une opposition utile et féconde contre le rationalisme naissant, et comme il arrive si souvent quand un courant d’idées nouvelles jaillit dans les temps modernes, ce sont des influences antiques qui déterminent ses idées. L’harmonie antique, la modération et la confiance antique dans la nature se retrouvent chez Shaftesbury, mêlées il est vrai à quelque sentimentalité moderne. Anthony Ashley Cooper Shaftesbury, né à Londres en 1671, était petit-fils de l’ami de Locke. Locke prêta la main comme médecin lors de sa naissance et fut plus tard son professeur. L’instruction soignée qu’il reçut dans les langues classiques influa profondément sur lui. Il avait une institutrice qui parlait couramment latin et grec, en sorte qu’il apprit à parler ces langues comme sa langue maternelle. De saines pensées grecques furent de bonne heure inculquées à l’esprit de l’enfant. Il compléta son développement par des voyages en Italie et en France qui lui procurèrent la connaissance des hommes et lui fournirent l’occasion de cultiver ses goûts artistiques. Pendant quelques années il fut membre de la Chambre Basse. Le roi Guillaume l’appréciait beaucoup et voulait lui confier une haute fonction qu’il refusa. Sa santé était faible et il désirait une vie calme, vouée à la littérature. Il mourut à Naples, relativement jeune, en 1713.

Les œuvres de Shaftesbury, qu’il a lui-même réunies pour la plupart en trois volumes sous le titre de Characteristics of men, manners, opinions, times (Londres, 1711), ne sont pas le développement calme, systématique d’une idée ; elles donnent des effusions et des réflexions, souvent présentées sous forme de lettres ou de dialogues, qui souvent offrent une grande envolée et un grand sentiment poétique, mais qui souvent aussi se haussent sur une rhétorique sentimentale au lieu de s’appuyer sur de bonnes raisons. Il est le premier philosophe du sentiment, dans le bon sens comme dans le sens moins favorable du mot. Il défend l’importance du sentiment immédiat par opposition à la raison ergoteuse, à l’égoïsme calculateur et à la sensation extérieure. Il soutient la relation du beau avec le bien, en reprenant la conception antique de la vertu, qu’il définit une harmonie entre les parties de l’individu et entre les hommes entre eux. Enfin il soutient que l’éthique est indépendante de la religion, tout en étant convaincu que le sentiment éthique se parfait comme sentiment religieux par la croyance à la Divinité active en toutes choses et créatrice d’harmonie.

Bien que Shaftesbury ait eu une grande vénération pour Locke, qui fut son maître, et qu’il dirige sa polémique la plus acerbe contre Hobbes, il n’en déclare pas moins (dans les Letters to a young man at the university), que Locke a détruit par sa critique des idées innées le fondement de la morale. Il accorde que les idées « innées » dans le sens même du mot « inné » sont absurdes. Il se sert lui-même de cette expression dans le sens de « naturel, conforme à la nature, instinctif », par opposition à ce qui est dû à l’art, à la civilisation et à l’éducation (cf. aussi The moralists, III, 2). Il ne s’agit pas, dit-il, de l’instant où un corps en quitte un autre, ou du moment où nos idées sont formées, mais de savoir si la constitution de l’homme est de nature à permettre que certaines idées naissent naturellement au cours de l’évolution. Et l’on ne peut prétendre que nous pouvons tenir les idées d’amour et de justice de l’expérience et du catéchisme seuls. Alors il faut aussi un catéchisme pour apprendre aux oiseaux à voler et à construire leurs nids, et au mâle et à la femelle à se trouver ! — D’après Shaftesbury, qui s’accorde en cela avec Grotius, Cumberland et Leibniz, il y a un instinct qui rattache l’individu à l’espèce et qui est tout aussi naturel que l’instinct de reproduction et que le soin de la progéniture. L’homme ne peut et n’a jamais pu subsister en dehors de la société. C’est à tort que l’on oppose l’état de nature à l’état social. En examinant de plus près le développement de l’espèce humaine, on trouve toute une série de différents états de nature, mais dans aucun d’eux ne disparaissent absolument la vie sociale et les instincts qui la fondent. — Par cette considération (The moralists, II, 4) Shaftesbury s’oppose à la théorie du contrat fondé sur le droit naturel, qui fait naître la société de l’association d’individus autonomes. Il remonte au point de vue de l’instinct obscur, où l’individu et la société ne sont pas encore opposés et du même coup il voit que l’état de nature et l’état de civilisation sont des notions relatives. C’est une des pensées en germe les plus importantes qui se trouvent chez lui. Mais l’atmosphère intellectuelle du xviiie siècle n’était pas favorable à son développement.

Tout en attachant une grande importance à l’instinct, Shaftesbury ne néglige pas pour cela la valeur de la pensée. C’est elle qui permet de réfléchir sur nos propres états internes, lesquels deviennent ainsi objets de sentiment et de jugement. Il s’autorise ici de l’expérience interne de Locke. La réflexion portée sur les mouvements involontaires qui se produisent en nous fait naître des sentiments spéciaux : l’estime ou le mépris, l’admiration pour ce qui est noble et bien, l’aigreur contre ce qui est bas et faux dans les pensées et dans les actions, sentiments apparentés avec le plaisir et le déplaisir esthétiques, mais qui s’en distinguent par leur caractère actif, incitant à l’action. Shaftesbury nomme ce sentiment « sentiment réfléchi » (reflex affection) ou « sens moral » (moral sense). Découlant des instincts naturels, il est lui-même naturel, primordial (Inquiry concerning Virtue and Merit).

Il y a, il est vrai une « froide philosophie » qui enseigne qu’il n’y a ni foi naturelle, ni justice naturelle, ni vertu véritable, parce que l’égoïsme et la soif de domination sont les seules forces effectives. Shaftesbury déclare que cette théorie provient peut-être de la répugnance à se laisser guider par la nature, pour servir à des fins situées en dehors du moi. Il enseigne lui-même que tous les êtres recherchent le bonheur. Mais il y a une grande différence, dit-il, entre chercher le bonheur en poursuivant des fins collectives, et circonscrire son attention à son propre intérêt, et peut-être même à la seule conservation de son individu. Il n’y a pas d’antinomie absolue entre le sentiment égoïste et le sentiment de sympathie : car l’amour et l’amitié produisent la satisfaction personnelle, puisque au moyen d’une sorte de réflexion on participe au bonheur que l’on prépare à d’autres, et d’autre part les conditions de notre existence sont si étroitement liées à celles d’autrui que nous cessons de pourvoir à nous-mêmes dès que nous cessons de pourvoir aux biens de la communauté. Il s’agit de mettre l’harmonie dans les diverses tendances qui s’agitent, dans l’esprit. Quiconque acquiert un principe intérieur d’ordre, de paix et de concorde est l’architecte de son propre bonheur. Le bonheur dépend de l’intérieur, et non de l’extérieur. L’harmonie et la beauté des sentiments, ce sont les formes et les mœurs de la vie sociale véritable : ce qui satisfait aux prétentions de la vie de société, établit aussi l’harmonie dans l’âme de l’individu. Aussi — écrit Shaftesbury dans les Lettres à un jeune étudiant — recherchez le beau en tout, même dans les plus petites choses ! — Il esquisse une esthétique évolutionniste moderne en disant (dans les Miscellaneous Reflexions) : « Les formes laides engendrent à la fois le malaise et la maladie, mais de belles proportions procurent un avantage, car elles rendent plus apte à l’action et elles l’accélèrent. »

Le sens de l’ordre et de l’harmonie dans lequel consiste pour Shaftesbury le sens moral ne se fixe pas seulement sur la société humaine, mais sur l’univers entier et se transforme ainsi en respect religieux. L’ordre de la nature est admirable. Le malheur et le mal n’existent que pour l’observation bornée : notre pensée finie est souvent obligée de regarder comme imparfait ce qui semblerait une perfection si nous pouvions l’embrasser du point de vue de l’ensemble. L’univers ne rencontre pas de résistance extérieure. Il suit son ordre harmonieux à lui, qui a sa raison dans la pensée de Dieu. — L’éthique conduit ainsi à la religion, et Shaftesbury préconise « un noble théisme, qui conçoive Dieu comme l’Être aimant et protecteur, et par suite comme le modèle idéal ». Par contre on commencerait par la fin, à rebours, si l’on voulait (avec Locke) étayer l’éthique sur la religion. Alors disparaîtrait le désintéressement. La vertu est sa propre récompense. Quelle récompense lui conviendrait mieux ?

Francis Hutcheson (1694-1747), un Écossais né dans le nord de l’Irlande, fut professeur de philosophie morale à Glasgow après avoir dirigé une académie privée à Dublin ; grâce à lui les idées de Shaftesbury prirent une forme plus systématique et se répandirent en même temps dans de plus grands cercles. Son Inquiry into the ideas of beauty and virtue (1725) donne un examen du sentiment esthétique et éthique qui renferme quantité d’observations intéressantes et précise plusieurs points laissés indécis par Shaftesbury. Après sa mort, on publia son System of moral philosophy (1755). Il tend à fonder l’éthique sur l’observation de la nature réelle de l’homme. Outre les instincts égoïstes, il y trouve aussi un besoin involontaire d’aider autrui et de lui faire plaisir. Et d’un autre côté, il trouve un sentiment de joie et d’approbation tout aussi immédiat dans des actions qui proviennent de ce besoin d’assister et de faire plaisir. La raison n’est que la faculté de trouver des moyens en vue de fins données ; elle se met au service de la sympathie et devient indispensable, sans quoi le sentiment immédiat qu’est la sympathie agirait d’une façon aveugle et courte ; mais il n’y a pas que la raison qui nous porte à apprécier les actions humaines. Le sens moral, qui ne peut se passer de la raison, ne peut pas davantage se passer de l’expérience, qui seule peut nous faire connaître les effets ou les tendances des actions. Le sens moral n’agit que lorsqu’il se trouve en présence d’observations d’actions humaines et de leurs effets. Tout en envisageant que le sens moral agit en se fondant sur ces observations, Hutcheson trouve que, étant donné des degrés égaux de bonheur probable, on estime le plus l’action dont les effets heureux s’étendent au plus grand nombre de personnes, — la dignité ou la valeur morale des personnes pouvant à vrai dire remplacer le nombre — et que, étant donné un nombre égal de personnes qui profitent des effets des actions, on estime le plus l’action qui procure le degré le plus élevé de bonheur. Il résume ces observations dans un principe qui a souvent été répété depuis : la meilleure action est celle qui procure le bonheur le plus grand au nombre le plus grand (the greatest happiness for the greatest number). (Inquiry II, 3.)

Le sens moral ne peut s’expliquer par l’expérience, car il se manifeste d’une façon absolument immédiate et instinctive, — non plus que par l’éducation, l’habitude et l’association des idées, car de cette façon il ne peut, d’après d’Hutcheson (System, I, p. 32, 57) se former de sens nouveaux ou d’idées entièrement nouvelles. Il accorde que le sens moral ne renferme en cela rien de mystérieux. Il croit qu’il a été à l’origine donné par Dieu et il voit une preuve de la sagesse du créateur dans ce fait, que le sens moral n’approuve que les actions, servant au bien d’autrui ou au bien personnel en accord avec le bonheur d’autrui. Mais le sens moral est actif chez ceux même qui ne croient pas en Dieu. L’éthique est pour Hutcheson indépendante des idées théologiques aussi bien que des arrière-pensées égoïstes. Il concède cependant que là où le sens moral est émoussé, l’injonction de l’autorité est le seul moyen qu’on ait d’engager la lutte contre les passions. Du reste le sens moral n’agit pas toujours à la façon d’un instinct immédiat. Il peut en résulter un sentiment d’obligation : là même où l’incitation directe ne mène pas à l’action ou à l’abstention, la conscience peut faire sentir qu’en ne prenant pas une certaine décision on se trouvera en conflit avec les préceptes de la charité, que par suite on perdra sa paix intérieure (serenity) et que peut-être on s’attirera aussi des désagréments intérieurs ou extérieurs. Le sentiment du devoir est donc pour Hutcheson un sentiment dérivé et secondaire. —

Dans les problèmes éthiques particuliers, Hutcheson se sert comme mesure du principe du bonheur. Dans son System of moral phylosophy se trouvent une foule de remarques pénétrantes, humaines et libérales sur divers faits moraux, sociaux et politiques. — Une biographie et une caractéristique excellentes de Hutcheson et de son rôle ont été données par W. R. Scott dans son livre Francis Hutcheson (1900).

Joseph Butler, qui, après avoir terminé ses études dans une académie de dissidents, passa par la suite à l’Église d’État et mourut évêque en 1752, est un énergique penseur et un habile observateur. Il donna à la doctrine du sens moral de Shaftesbury une forme encore plus théologique que Hutcheson. À cela se rattachaient en particulier sa vue pénétrante des sombres côtés de la vie et l’éloignement où il se tenait vis-à-vis de l’optimisme enthousiaste de Shaftesbury.

Il a développé sa conception de l’éthique dans ses sermons religieux (Sermons, 1736). Comme Shaftesbury et Hutcheson, il rattache, il est vrai, lui aussi l’éthique étroitement aux rapports immédiats de l’individu avec l’espèce. Mais il appuie encore plus fortement qu’eux sur l’obligation intérieure, absolument immédiate, qui se manifeste dans le sens moral, qu’il préfère nommer conscience. Nous avons la vue trop faible pour découvrir ce qui produit du bonheur dans un cas particulier. C’est le Maître du monde qui dispose du bonheur. Mais nous sommes ainsi faits, que, faisant abstraction complète du résultat, nous condamnons la fausseté, la violence et l’injustice, et qu’au contraire nous approuvons l’amour et la bienveillance. Mais le principe du bonheur posé par Hutcheson ne s’applique pas ici ; Butler n’envisage que le côté interne, subjectif de l’éthique. À Shaftesbury il reproche notamment de n’avoir pas mis en relief dans sa théorie l’autorité de la conscience, du sentiment moral interne, sur tous les éléments et tous les mouvements de l’âme. La conscience est d’une nature supérieure à toutes les autres facultés. Elle est destinée à dominer le monde. Butler démontre au moyen d’une analyse psychologique subtile qu’une satisfaction immédiate comme celle procurée par le sentiment moral diffère du plaisir atteint par le calcul égoïste : dans les instincts immédiats nous ne nous prenons pas nous-mêmes pour fins conscientes ; l’égoïsme proprement dit suppose au contraire qu’on a l’expérience des plaisirs acquis par le dévouement immédiat et qu’on les prend pour fins ; mais cette réflexion et ce calcul ont justement pour effet d’empêcher d’atteindre la satisfaction complète.

Bien que l’observation des commandements de la conscience implique d’après Butler une satisfaction immédiate, il a la vue si nette des antinomies de la nature humaine qu’il ne peut se contenter de la joie qu’a Shaftesbury à constater l’harmonie de notre nature intérieure. Si nous n’avions pas la garantie formelle, de trouver finalement dans le bien et dans le juste une satisfaction purement personnelle de notre instinct de bonheur, nous ne saurions nous y tenir : « Bien que la vertu ou la perfection morale consiste dans le sentiment et dans la poursuite du bien et du juste en soi, nous ne pourrons cependant, l’enthousiasme une fois disparu (when we sit down in a cool hour), justifier ni cette recherche ni aucune autre, avant d’être convaincus qu’elle servira à notre bonheur, ou qu’en tous cas elle ne lui sera pas contraire » (Sermon, XI). Shaftesbury ne tenait pas plus compte des heures « froides » que de la « froide » philosophie. Pour Butler, la perspective d’une vie future accordée par la religion peut seule en dernière instance nous aider à échapper à ces moments. Mais il sait encore un autre chemin par lequel l’éthique nous mène à la religion. Le besoin immanent à notre nature d’éprouver l’amour et l’admiration trouve son objet suprême en Dieu. La religion agrandit notre sentiment et en change la direction, mais elle ne crée pas une espèce de sentiment entièrement nouvelle ; notre nature ne peut se transformer. C’est ainsi que pour Butler l’antinomie entre l’intérêt égoïste et le dévouement enthousiaste s’étend du domaine éthique au domaine religieux, sans aboutir à une solution définitive.

L’opposition de Butler contre Shaftesbury, c’est l’opposition du pessimiste contre l’optimiste. Le XVIIIe siècle commençait dans un esprit catégoriquement optimiste. On voyait la nature et la vie humaine sous des couleurs gaies et l’on mettait de grandes espérances dans le bonheur et dans le progrès. Leibniz, Locke et Shaftesbury exprimaient cet optimisme sous des formes différentes. Shaftesbury et les libres penseurs célébraient la religion naturelle, fondée sur l’observation de l’enchaînement et de l’harmonie de la nature, et l’opposaient aux mystères obscurs et aux dogmes inhumains de la religion révélée. Le sentiment personnel et la conviction théologique tout à la fois portèrent Butler à s’opposer à cette antithèse. Dans son remarquable ouvrage Analogy of religion, natural and revealed, to the constitution and course of nature (1736) il cherchait à démontrer que les objections principales dirigées contre la religion révélée touchaient aussi la croyance de la religion naturelle à l’action d’une Providence dans la nature. L’observation de la nature ne peut montrer qu’elle a une cause sage, juste et bonne. Si l’on se formalise de la doctrine de la prédestination et de la damnation, il ne faut pas oublier que dans la nature des germes innombrables périssent sans s’épanouir, et que dans cette vie bien rares sont les hommes qui parviennent à un développement moral complet ! Si l’on se formalise du dogme de la grâce, il ne faut pas oublier que dans la nature des innocents souffrent réellement pour les coupables ! Si le christianisme est choquant, la nature doit elle aussi être choquante. À vrai dire, le mystère est aussi grand dans l’un que dans l’autre cas. — Ce qui tire Butler lui-même de cette difficulté, — tant par rapport à la nature que par rapport à la révélation, — c’est la pensée que, dans le monde naturel comme dans le monde surnaturel, nous ne sommes que des parties d’un tout immense que de notre place nous ne pouvons embrasser du regard.

Par cette observation, Butler atteint l’optimisme flatteur et dissimulateur, ignorant de la réalité des faits. Il y a un culte irréfléchi de la nature, tout comme il y a une croyance irréfléchie à la révélation, et le dogmatisme de la religion naturelle peut devenir aussi périlleux que celui de la religion positive. Mais la phrase de Butler peut se retourner, et elle signifie alors que dans le christianisme il y a les mêmes antinomies que dans la nature : on se demande alors quelle solution la révélation apporte à l’énigme de l’existence, si elle n’est qu’une espèce de redoublement ou de réflexion de la nature et de ses énigmes. La lance, dont Butler blessait ses adversaires, lui fait à lui-même une blessure.

Bernard de Mandeville (né en Hollande d’une famille française, établi médecin à Londres, mort en 1733) auteur de la Fable des abeilles, semble au contraire avoir évité de se blesser lui-même. La fable des abeilles est un poème qui parut en 1708 et qui fut vendu comme pamphlet dans les rues de Londres. Elle dépeint une société d’abeilles à l’apogée de la prospérité et de la puissance. Toutes travaillent avec ardeur à satisfaire aux besoins communs. L’activité incessante, le mécontentement, la volupté, la vanité, l’imposture règnent, mais contribuent en somme au bien commun. La dépravation qui règne dans les parties individuelles de l’État fait précisément de l’ensemble un vrai paradis, de même que les divers sons discordants d’un morceau de musique relèvent l’harmonie de l’ensemble. Les pauvres mêmes vivent mieux que ne vivaient les riches. Mais quelques-uns vinrent qui se mirent à crier : Plus de corruption ! Grand Dieu, contentons-nous d’être honnêtes ! Et ce cri trouva un écho. Les imposteurs les plus acharnés mirent le plus d’acharnement à réclamer à grands cris l’honnêteté. Les dieux exaucèrent cet appel. L’hypocrisie disparut. Le luxe cessa. Il n’y eut plus de guerres de conquête. La domination des prêtres et la bureaucratie furent restreintes. La chose publique prit soin des pauvres. On se contenta des produits indigènes et l’on n’eut plus besoin d’importer des marchandises précieuses. Aussi la navigation cessa-t-elle. La population diminua — et enfin l’essaim tout entier se retira dans le creux d’un arbre. On était parvenu au contentement et à la loyauté, — mais l’éclat et la puissance avaient disparu. — La morale est assez claire ; le bonheur et la moralité de l’individu ne peuvent subsister à côté de la civilisation de la société.

Dans une édition postérieure (The fable of the bees, or private vices publick benefits, 6 th ed., London, 1732), Mandeville a ajouté des notes, en partie sous forme de dialogue, où il développe nettement la différence entre ses idées et celles de Shaftesbury. — Il ne peut y avoir, dit-il, entre deux systèmes de contradiction plus grande qu’entre celui de Lord Shaftesbury et le mien. Ce sont les intérêts égoïstes de l’homme, son besoin de manger et de boire, son ambition et son envie, sa soif de jouissances, sa paresse et son impatience qui le poussent au travail, à la civilisation et à la vie de société. La satisfaction et la vertu font au contraire qu’on se contente de ce qu’on a. Il n’y a pas de besoin originel de vivre en société. Sans hypocrisie la société ne saurait subsister : qu’on réfléchisse aux conséquences que cela aurait si nous voulions tous exprimer loyalement nos idées et nos sentiments ! Le devoir d’un homme d’État véritable est celui-ci : rendre la société puissante, en faisant agir de concert les intérêts égoïstes de l’homme en vue du bien général ; mais il serait insensé d’extirper les maux nécessaires. Les vertus ordinaires ont été inventées par d’ambitieux politiciens qui pouvaient mieux s’assurer la domination et le pouvoir s’ils parvenaient à inculquer aux hommes l’esprit de sacrifice et d’obéissance ; ce moyen seul a permis de dominer les grandes masses. Mais à mesure que la civilisation grandit, l’enchaînement se révèle entre le vice et le mécontentement continuel de l’individu d’une part, et le bien de l’ensemble de l’autre. La philanthropie, qui veut supprimer la pauvreté, est nuisible. Dans un traité spécial (On charity and charity schools) Mandeville fait ressortir combien il est dangereux d’apporter aux pauvres plus de lumières qu’il n’est besoin pour leur situation : à qui confiera-t-on le soin des travaux les plus humbles et les moins attrayants ? — Il faut choisir entre la nature et la civilisation, entre la morale et le progrès social. La boue des rues de Londres ne peut disparaître sans que l’animation gigantesque ne disparaisse elle aussi. Maux et biens ont été inséparablement liés l’un à l’autre au cours de l’évolution.

Mandeville rejette donc l’harmonie établie par Shaftesbury et par Leibniz. Il est le défenseur le plus vigoureux du pessimisme au xviiie siècle et il a rendu un réel service à la solution du problème de la civilisation. Pour transiger avec les théologiens, il déclare que, le créateur de la nature nous étant incompréhensible, nous n’avons pas le droit de le traiter de cruel. Et qui plus est, il se figure travailler dans l’intérêt de la croyance à la révélation et de la morale chrétienne en exposant la vanité du monde et l’impuissance de la raison humaine, ainsi que celle de la vertu païenne, à l’encontre de Shaftesbury, qui favorise le déisme et qui a élevé la vertu païenne au-dessus de la vertu chrétienne (Fable of the bees, 6 th, ed., II, p. 431 et suiv). Ce finale théologique semble avoir un lien assez lâche avec le reste, mais il fit son effet. Le clergé prit parti beaucoup plus nettement contre Shaftesbury que contre Mandeville.

b) Libres penseurs.

Depuis l’aurore de la Renaissance, la pensée avait essayé ses forces sur les grands problèmes de la vie sous une quantité de formes très différentes et dans une quantité de sens différents. Il n’était donc pas étonnant que même dans un monde de plus en plus étendu la conviction pût se former que la conception de la vie et la conduite de la vie n’avaient besoin de l’appui d’aucune autorité, et que la connaissance des lois de la nature et de la vie humaine, que l’homme peut acquérir par les seules facultés de son esprit, est une étoile directrice suffisante. Des hommes vinrent de bonne heure, en Italie, dès le xve siècle, dans les pays du Nord durant les siècles suivants, à qui la religion naturelle suffisait, ou qui même n’en avaient pas besoin sous sa forme ordinaire. La dénomination de Déisme s’appliqua communément à partir du xvie siècle à ceux qui ne croyaient pas à la révélation au sens ecclésiastique du mot ; plus tard pour caractériser cette tendance, on mit particulièrement en relief qu’elle contestait l’intervention miraculeuse de la divinité dans le cours des choses. Souvent on ne faisait guère de différence entre déistes et athées. On était enclin de prime abord à traiter d’athée toute conception nouvelle religieuse ou philosophique. Dès le début du xviiie siècle apparaît dans la littérature anglaise le mot libre penseur. Il désigne la pensée affranchie de l’autorité. Le mot peut — ainsi que le mot déiste ou athée — désigner des opinions extrêmement différentes ; aussi aucune de ces expressions n’a-t-elle une valeur philosophique. Mais c’est un signe des temps que ces libres penseurs se font plus nombreux et plus conscients d’eux-mêmes depuis le début du siècle nouveau. La littérature des déistes ou des libres penseurs n’a en majeure partie qu’une médiocre valeur au point de vue philosophique, ce qui ne retranche rien à sa grande importance au point de vue de l’histoire de la civilisation, car elle est un symptôme de la propagation des idées scientifiques et philosophiques et d’une façon générale elle indique les mouvements qui se produisent dans de plus larges milieux. Quant à poursuivre ces symptômes par le détail, c’est plutôt l’affaire de l’histoire de la littérature que de l’histoire de la philosophie. En ce qui concerne les déistes anglais, Leslie Stephen (History of the english thought in the 18 th Century, chap. III) remarque, sans doute avec raison, qu’ils étaient en tout et partout inférieurs à leurs adversaires, tandis qu’en France, c’était le contraire. Il faut en chercher certainement l’explication dans ce fait, que la résistance plus grande que l’Église catholique était à même de fournir, excitait les assaillants et mettait en mouvement des forces plus grandes ; ou encore dans ce fait, qu’en France on n’engagea pas de discussion dogmatique purement abstraite, mais que l’opposition sociale et politique était intimement liée à l’opposition religieuse et théorique. Pour ces deux raisons un enthousiasme naquit qui manquait au déisme anglais.

Un seul de ceux qu’on a l’habitude d’appeler les déistes anglais a fourni des contributions précieuses à l’histoire de la pensée. C’est John Toland. Il naquit en 1670 dans le nord de l’Irlande et fut élevé dans la religion catholique. C’est tout ce que nous savons de son enfance. Il dit dans la préface de l’ouvrage Christianity not mysterious (1696) : « Dès le berceau j’ai été élevé dans la superstition et dans l’idolâtrie la plus grossière, mais il a plu à Dieu de faire de ma propre raison, et des hommes qui se servent de leur raison, les instruments de ma conversion. » Il ne faisait pas de différence entre l’autorité du pape et l’autorité à laquelle prétendaient les ecclésiastiques protestants. Pour lui il s’agissait dès lors de choisir, comme aux débuts du christianisme, entre la claire doctrine du Christ et les doctrines embarrassées des écrits de mensonge. Toland a expliqué dans l’ouvrage cité ce qu’il considérait comme la claire doctrine du Christ. Le physicien Molyneux, un ami de Locke qui habitait Dublin, mentionne Toland dans ses lettres à Locke, d’abord avec respect ; il l’appelle (Lettre du 6 avril 1697) « un libre penseur loyal et un homme instruit » (a candid free-thinker and a good scholar). (Le mot libre penseur se présente, à ce que je sache, ici pour la première fois.) Toutefois il prit Toland en aversion à cause de sa vanité et de son penchant à faire de la propagande dans les cafés et autres lieux publics. Le clergé et les autorités ne se sentaient pas moins offensés. On prêcha avec tant de zèle contre lui qu’un homme pieux ne voulait plus aller à l’église (à ce que raconte Molyneux) parce qu’il y était plus parlé d’un certain Toland que de notre seigneur Jésus. Le livre fut brûlé et un membre du Parlement irlandais voulait voir brûler aussi l’auteur.

Dans la suite, Toland s’occupa de travaux ayant trait à l’histoire de la littérature et à la politique. Il se posa en défenseur de la succession protestante et gagna par là la faveur de la cour de Hanovre, où il se rencontra avec Leibniz. Toland fut aussi en haute faveur auprès de la reine Sophie-Charlotte de Prusse (princesse de Hanovre), femme de talent et élève de Leibniz. La reine prenait plaisir à écouter des discussions entre les théologiens de Berlin, Leibniz et Toland. Dans la préface des Letters lo Serena (1704) Toland vanta, après les expériences qu’il venait de faire, l’aptitude de la femme pour les travaux intellectuels. Serena, c’est Sophie-Charlotte. — Grâce à son activité de publiciste, Toland parvint à une situation si avantageuse qu’il put s’acheter une maison de campagne. Là, il put satisfaire son amour pour la nature et vivre « libre de chagrin ainsi que d’ambition, ayant toujours un livre en main ou en tête ». Sa situation empira par la suite et ses dernières années furent abrégées par la pauvreté et la maladie. Il mourut (en 1722) dans un village près de Londres.

Nous voyons la position prise par Toland vis-à-vis du christianisme dans l’ouvrage cité plus haut, où il cherche à prouver « que dans l’Évangile il n’y a rien qui soit contre la raison ni au-dessus de la raison, et que la doctrine chétienne ne peut pas être nommée avec raison un mystère ». Par raison, il entend le pouvoir de l’âme qui, par la comparaison de ce qui est douteux et obscur avec ce qui est clairement connu, nous mène à la certitude. Nous devons nous servir de cette faculté également dans la religion ; car elle seule, et non l’autorité de l’Église, peut nous convaincre de la divinité de l’Écriture. Le dogme de la création ou les récits de miracles ne sont point en contradiction avec la raison. Ce que nous ne pénétrons pas complètement n’est pas pour cela par le fait même un miracle. Dans le Nouveau Testament, le mot mystère n’est jamais pris pour désigner ce qui est en soi incompréhensible à notre esprit, il désigne toujours ce qui a jusqu’ici été caché, mais a été ensuite révélé et peut maintenant se comprendre. Pourquoi Dieu exigerait-il que nous croyions ce que nous ne pouvons comprendre ? Notre zèle n’en est pas accru et du reste nous avons assez de raisons pour nous appliquer à l’humilité ! Ce sont les prêtres et les philosophes qui ont les premiers fait du christianisme un mystère. —

Les déistes suivants, CoIIins, Tindal, Morgan, etc., allèrent plus loin que Toland, ils cherchèrent à expliquer les miracles d’une façon naturelle, ou ils les nièrent. La lutte fut menée de leur côté, comme du côté de leurs adversaires, avec une grande violence, mais aussi d’une façon peu scientifique. Les deux partis manquaient de sens historique. Ce que les orthodoxes déclaraient miracles volontaires, les déistes le déclaraient des inventions tout aussi arbitraires de prêtres rusés.

L’ouvrage le plus considérable de Toland est les Letters to Serena. Il est dirigé contre le concept cartésien de matière, auquel se tenait encore Spinoza — bien que ce ne fût pas sans scrupule. — Toland prétend que le mouvement doit être considéré comme une propriété tout aussi essentielle et originale de la matière que l’étendue et la solidité. Si l’on conçoit la matière comme passive et immobile, il faut admettre une cause surnaturelle qui la mette en mouvement. Mais un examen plus exact nous fait trouver le mouvement partout dans la nature ; il n’y a, semble-t-il, immobilité et arrêt en de certains points que pour les sens seulement ; une activité interne (internal energy, autokinesis) se montre en toutes choses à la conception réfléchie. Tout mouvement doit être expliqué par un autre mouvement, et cela est vrai, même des mouvements qui semblent se produire d’eux-mêmes, c’est-à-dire sans cause, comme ceux des animaux. La conscience ne dénote pas une interruption dans la suite des mouvements. Il faut admettre que Dieu a créé la matière active. L’ordre et l’harmonie de l’univers attestent qu’il dirige les mouvements de la matière : sans cette croyance, la formation de la vie organique notamment serait inexplicable.

L’ordre d’idées développé par Toland influa sur le matérialisme français du milieu du siècle. Il n’était pas tout à fait nouveau ; déjà Leibniz avait corrigé la philosophie cartésienne de la nature dans le même sens et à la vérité d’une façon bien plus pénétrante. Toutefois Toland propagea bien davantage la théorie de l’éternité du mouvement.

Toland développa ses idées définitives dans le Pantheisticum (1720).

Il décrit ici, dans un tableau fictif, comment dans toute l’Europe se trouvent çà et là des groupes exempts de préjugés qui se rassemblent dans de simples réunions de société, où ils discutent avec calme et avec discernement diverses questions importantes. Ils s’appellent panthéistes (terme qui paraît émaner de Toland lui-même), parce qu’ils croient que Dieu ne fait qu’un avec la force créatrice et ordonnatrice qui agit dans l’univers tout entier, et que pour cette raison il ne peut se distinguer qu’abstractivement du monde. Ils sont en désaccord complet avec Epicure et ne sont pas matérialistes. D’après eux, tous les individus particuliers sont, chacun selon son espèce, issus du mouvement et de la pensée, laquelle est la force et l’harmonie de l’univers. Ils ont leur liturgie propre et pratiquent une tolérance absolue. Leurs efforts portent sur le bien de l’État et de l’humanité, sans différence de partis. Ils tiennent leur doctrine secrète comme une doctrine ésotérique, accessible aux initiés seuls ; car il est des hommes égarés et opiniâtres, qu’il faut traiter comme la nourrice fait de l’enfant à la mamelle. — Toland écrivit cet ouvrage dans l’esprit d’où est sorti, presque à la même époque, le mouvement de la franc-maçonnerie. Les idées nouvelles ont besoin d’être cultivées dans l’intimité et elles ont aussi besoin en partie de nouveaux symboles. Mais le siècle de la critique et des lumières ne se prêtait guère à la fondation de sociétés de ce genre ou à la création de vivants symboles. Le libre individualisme et l’examen critique avaient (et ont encore) beaucoup à faire, et la volonté consciente ne crée ni sociétés ni symboles.