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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 394-395).


LIVRE QUATRIÈME

LA PHILOSOPHIE ANGLAISE DE L’EXPÉRIENCE


Les grands systèmes étaient nés de la certitude qu’il y avait un matériel suffisant et une clarté de la pensée suffisante pour édifier des constructions capables de remplacer la conception médiévale du monde, renversée par l’investigation de la Renaissance et par l’apparition de la science nouvelle. En un sens cette confiance n’était pas injustifiée : les découvertes et les méthodes nouvelles et les principes nouveaux avaient jeté une lumière définitive sur la direction que la pensée humaine devait désormais prendre pour traiter quelques-uns des problèmes les plus importants, et le xviie siècle a surtout ce mérite, d’avoir formulé avec énergie et avec logique les hypothèses les plus considérables sur les rapports de la nature spirituelle avec la nature matérielle. Mais le fait seul qu’il y avait plusieurs hypothèses possibles devait forcément exciter l’attention du penseur et du critique. À cela s’ajoutait que ceux qui bâtirent ces grands systèmes avec tant de confiance et de génie, avaient bien discuté la nature et le mode d’action de la pensée, mais qu’ils n’y avaient vu qu’une introduction à leurs systèmes proprement dits. Avec une hâte dogmatique ils s’empressaient de passer sur l’examen de la pensée pour trouver la solution des énigmes de l’existence. Ce qui fait l’importance de l’école anglaise devenue classique dans l’histoire de la philosophie, c’est d’avoir fait un problème indépendant de l’examen du développement de la connaissance humaine, des formes et des hypothèses dont elle dispose. John Locke et ses successeurs assurèrent l’indépendance du problème de la connaissance en face du problème de l’existence, par lequel il était absolument laissé dans l’ombre dans les grands systèmes. Ils firent passer la théorie de la connaissance avant la métaphysique. Si (pour parler avec Kant) on entend par dogmatisme une tendance à utiliser nos idées pour approfondir l’essence des choses, sans éprouver suffisamment les conditions et les limites de la connaissance, tandis que la philosophie critique éprouve précisément la faculté de connaître, avant de spéculer sur l’existence, la philosophie critique commence définitivement avec John Locke.

Mais derrière cette opposition purement philosophique entre la philosophie dogmatique et la philosophie critique, il y a une opposition historique plus étendue. Les systèmes philosophiques ne sont pas le seul objet de la critique : l’examen critique se tourne contre toutes les autorités, contre toutes les puissances existantes. La notion de substance en philosophie, avait, ainsi que nous l’avons vu, un pendant dans l’autorité absolue en politique. Maintenant vient le siècle de l’émancipation, en même temps que celui de la critique. Le processus dont les monades de Leibniz sont les symboles : les individus rendus autonomes, ressort avec une sobre clarté dans le grand bilan de la pensée que fait Locke en réglant le compte des autorités et des traditions dans les domaines de la science, de l’éducation, de l’État et de l’Église. Leibniz et Wolff affirmaient le principe de raison suffisante et l’appliquaient. John Locke et ses successeurs soumirent à un examen approfondi tous les principes — et au bout du compte le principe même de raison suffisante.

À côté de la façon énergique dont on traite le problème de la connaissance, il s’accomplit un examen non moins énergique du problème de l’estimation des valeurs. L’éthique acquiert dans l’école anglaise une place plus indépendante qu’il ne se pouvait dans les grands systèmes dont l’intérêt propre détournait le regard bien au delà de la vie humaine. Grâce à la méthode empirique employée dans cette école, le fondement de l’éthique philosophique apparaît sous un jour plus complet.