« La vie et la mort des fées/10 » : différence entre les versions

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Version du 11 avril 2021 à 05:54

Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 201-210).


CHAPITRE X

LA FÉERIE POLÉMISTE : SPENSER ET LA REINE DES FÉES


La féerie de Spenser, que virent éclore les années 1589 et 1596, fit vibrer une corde nouvelle dans ce monde imaginaire. C’est une féerie de rancune et de flatterie, de calomnie et d’adulation. Nous ne lisons pas le poème de la Reine des fées sans une sorte de malaise, que nous reconnaissons pour l’avoir éprouvé devant quelque œuvre de polémique.

Pourtant, il y a polémique et polémique. Celle de Dante s’élève aux régions de la poésie, et quand même nous la soupçonnerions d’être injuste ou partiale, nous devrions reconnaître de la grandeur dans ses invectives. Celle de Spenser nous rebute, d’autant plus qu’à l’insulte elle mêle la flagornerie, et que le poète ne s’attache à déshonorer que des victimes. Son âme a deux pôles : le culte des puissants, la haine des opprimés. Cette double passion n’a rien d’épique.

Le noble Torquato Tasso savait envelopper de beauté les camps ennemis, et nos vieilles Chansons de geste possédaient un assez riche fonds d’héroïsme pour en doter Chrétiens et Sarrasins. Homère, en décrivant la rencontre d’Achille et de Priam, entrevit des sommets d’éternelle émotion que, de près ou de loin, Spenser ne devinera jamais.

Pourquoi médite-t-on si rarement sur les fibres de beauté qui demeurent au cœur des vaincus ? Pourquoi ne s’avise-t-on pas qu’ils sont peut-être susceptibles de découvrir plus de secrets profonds dans le baiser qu’ils donnent à la poussière, que n’en apercevront les victorieux portés sur les épaules de flatteurs enivrés ? Eschyle, qui respecte les Perses en glorifiant Athènes, a créé le personnage d’une Cassandre. Ce n’est point sous l’influence d’Apollon, mais parce qu’elle a souffert intensément, que la princesse troyenne voit ce que ne voit pas le triomphateur : les horizons tragiques de la gloire.

Au siècle de Spenser, Shakespeare n’a pas craint de déplaire à la fille d’Anne Boleyn en donnant les traits du sublime à Catherine d’Aragon. Il nous montre les esprits de la paix surnaturelle venant visiter la douleur et peupler la solitude du délaissement.

Spenser, lui, a poursuivi de ses injures la pauvre Marie Stuart. Suprême outrage infligé par la poésie à la petite reine dont le sourire faisait jadis éclore les rimes françaises, à la belle et radieuse protectrice de Ronsard ! Le fils de Marie, si lent à s’émouvoir, s’émut pourtant cette fois… Il se plaignit. Rappelons, à l’honneur des poètes, que, du vivant

de Marie, Ronsard avait élevé la voix en faveur de la captive :

Peuples, vous forlignez aux armes, nonchalents
De vos aïeux Renauds, Lancelots et Rolands,
Qui prenaient d’un grand cœur pour les dames querelle…

Et revenons à Spenser qui ne fut pas Homère, ni Eschyle, ni Dante, ni le Tasse, ni Shakespeare, mais qui fut un poète, un grand poète, avec des notes délicieuses, tout en étant le moins chevaleresque des poètes.


I


Spenser, pour suivre une mode intellectuelle, adopte cependant le genre de la poésie dite « chevaleresque ». Il n’ignore aucun des chefs-d’œuvre dus à ce genre. Il a lu tous les récits des jardins féeriques, et, si les spectacles familiers à ses yeux, reflétés dans son livre, évoquent parfois une délicieuse fraîcheur de jardin anglais, d’autres passages y font revivre les jardins d’Italie, comme la description de cette porte enguirlandée de vigne aux feuillages d’or et de pourpre, aux grappes lourdes et transparentes, aux festons d’une grâce riche et souple, par où l’on pénètre chez la molle et dangereuse Acrasia. Il exécutera des variations sur le même thème, mais, cette fois, dans le mode mineur, en nous dépeignant le triste jardin de Proserpine, ombragé de cyprès, fleuri de pavots, de ciguë et d’ellébore.

Les fontaines ornées de bas-reliefs, les coupes de breuvage enchanté, tendues aux chevaliers par des magiciennes perfides, Spenser utilise à sa façon, et non sans charme, tous ces motifs traditionnels de la féerie créés par la Renaissance. Sa Duessa, son Acrasia, n’auraient peut-être jamais existé si Bojardo, si l’Arioste, si le Tasse, ne nous avaient donné des Dragontine, des Alcine, des Armide.

Une féerie se pourrait-elle concevoir, s’il n’y était question de l’enchanteur Merlin ? La belle guerrière Britomart, inspirée par les souvenirs de Bradamante et de Clorinde, après avoir jeté les yeux sur le miroir de Merlin qui lui montre le chevalier Arthegall, autre héros du royaume de féerie, comme l’objet de son futur amour, ira trouver au fond de sa caverne l’enchanteur Merlin lui-même, accompagnée de la nourrice Glaucè. Comme à la Bradamante de l’Arioste, Merlin donne pour ascendants à Britomart des héros troyens. Il lui prédit une postérité glorieuse qui régnera sur l’Angleterre et dont la plus belle fleur sera la reine Élisabeth. Ainsi l’Arioste faisait prédire à Merlin la splendeur de la maison d’Este.

Les vieux romans de la chevalerie et de la féerie inspirent à Spenser un chant plus original et plus émouvant lorsqu’il célèbre la bibliothèque du château de Tempérance. Elles dorment, toutes les vieilles histoires destinées à ravir et à exalter les hommes ; et elles peuvent lutter contre les enchantements du jardin d’Alcine, contre les prestiges du jardin d’Acrasia. Tous les féeriques et chevaleresques romans bretons seront revivifiés par le juvénile enthousiasme des héros et des poètes ; ici, un patriotique amour se mêle à cet enthousiasme. On aime la terre natale dans les légendes qu’elle inspire, comme dans le parfum des fleurs auxquelles elle a donné naissance.

Spenser possède une vaste culture ; il connaît à merveille l’Iliade, l’Enéide, et, de même que le Roland furieux ou la Jérusalem délivrée, il considère ces ouvrages comme des allégories. Il croit avoir trouvé le secret d’Homère, de Virgile, de l’Arioste et du Tasse. Son poème, qui ne craindra pas de leur faire des emprunts, sera, lui aussi, une vaste allégorie divisée en allégories secondaires. Il aura les enchevêtrements symétriques qui sont dans le goût du temps, comme le témoignent les jardins, les reliures, les parures, les bordures de tapisserie.

Mais Spenser apporte dans la poésie féerique une note nouvelle où vibrent certains échos de son âme, de sa vie, de son pays et de son époque.

L’âme paraît avoir été de qualité médiocre, et, cependant, il eut un bel amour inspiré par une Élisabeth qu’il épousa, qu’il rendit heureuse, et pour laquelle il composa des vers exquis.

Sa vie eut des heures brillantes. Comme beaucoup de poètes, Spenser vécut en quelque sorte sa féerie avant de l’écrire. Il était fils d’un petit employé de commerce dont la famille avait certaines prétentions nobiliaires : dans les régions de la cour, il y avait des Spencer orthographiant leur nom par un c, dont les splendeurs le faisaient rêver. Pourtant la destinée devait avoir quelques sourires pour le jeune Spenser, malgré cet s malencontreux qui déparait son nom.

Sorti de Cambridge en 1556 avec le titre de maître ès arts, il sut acquérir la protection du favori Leicester et devint l’hôte de Leicester-House, où son imagination, comme celle de Perrault à Versailles, s’illumina de la splendeur d’un règne.

La reine Élisabeth à laquelle il fut présenté le reçut très gracieusement ; il devait voir en elle l’héroïne de son rêve féerique.

Cette Angleterre d’Élisabeth s’enorgueillissait de sa puissance, de sa prospérité, de son luxe, de son architecture, de sa poésie, de ses fêtes ; et, de toutes ces gloires, elle faisait une auréole à sa souveraine.

Comme poète, à la vérité, Spenser avait le droit d’être frappé par cette étrange personne. Assez belle, d’une beauté que l’adulation ne manquait pas d’exagérer, elle trouvait le moyen, au milieu des affaires, de ne négliger ni son latin, ni son grec, ni sa musique, et de faire de sa culture intellectuelle une nouvelle arme de sa coquetterie. Vulgaire et violente, elle lançait aussi bien de sa voix rauque des injures de poissarde que des calembours et des plaisanteries salées. Elle avait une âme double, cette impétueuse et frivole Élisabeth qui, pour faire admirer sa grâce, dansait une courante, lorsqu’elle savait l’ambassadeur de France caché derrière une tapisserie, mais qui devenait capable, à l’occasion, de résister à tous les entraînements de sa nature, surtout lorsque sa politique était en jeu.

Spenser, quand il la vit, magnifiquement parée sans doute comme à son ordinaire, et jouant avec ses bagues pour faire admirer la blancheur de ses mains, ne put oublier que les flots des mers lointaines s’étaient courbés sous sa puissance, et que, dans cette somptueuse Angleterre où croissaient les demeures seigneuriales, chaque pierre de ces châteaux merveilleux célébrait son nom. Elle devint la reine des fées, et, flattée de l’hommage, elle sourit au poète.

La reine des fées s’appelle Gloriana. Tout le long du poème, elle reste invisible, et son apparition devait se produire vers la fin de l’épopée, dans une apothéose, mais l’œuvre fut inachevée. Gloriana fait mouvoir tous les rouages de la féerie et des chevaleresques entreprises, comme Élisabeth fait mouvoir les rouages de son royaume. La souveraine de féerie est entourée de chevaliers auxquels elle confie des missions. Tels des compagnons de la Table-Ronde, ils parcourent l’univers pour délivrer des princesses captives, sauver des innocents opprimés, abattre des monstres féroces. Mais leur patrie est ce Fairyland, ce pays de féerie, où ils retournent après avoir accompli leur tâche, afin de recevoir le prix de leurs travaux, la récompense que leur décerne Gloriana.

Si grande est la fascination exercée sur Spenser par l’image d’Élisabeth, que cette image se multiplie à ses yeux ; on la reconnait sous les traits de plusieurs héroïnes des poèmes : Gloriana est sa gloire ; la chasseresse Belphœbé, fille du soleil et d’une fée, sa chasteté ; Mercilla, sa justice. Toutes les hypocrisies d’Élisabeth sont flattées dans le portrait de Mercilla : son luxe y est magnifiquement dépeint ; Mercilla nous est donnée comme la justicière vengeresse des chevaliers de féerie, mais nous la reconnaissons, nous la parons imaginairement des robes gemmées de son modèle, de cette Élisabeth victorieuse qui aimait mieux les propos gaillards que les rêves poignants ou les fantaisies délicates de Shakespeare, mais qui sut honorer les poètes.

Élisabeth est la reine des Fées et domine toute la composition de cette œuvre. C’est Élisabeth qu’il convient d’exalter, ce sont ses ennemis qu’il convient d’avilir, et voilà comment l’âme d’un polémiste s’empare de l’âme d’un poète, comment la polémique entre, avec des allures de souveraine, dans les parterres fleuris de la Reine des Fées.


II


Les ennemis d’Élisabeth apparaissent sous les traits les plus odieux. Il faut les reconnaître sous la figure d’une bête immonde qui porte le nom d’Erreur et que tue le chevalier Croix-Rouge. Ses petits la dévorent ensuite et meurent eux-mêmes de cet abominable repas. Voilà, pour Spenser, l’emblème de ces Papistes et de ces dissidents qui pendent à tous les gibets du royaume. Il est bien le digne shériff de Cork, qui jure l’extermination des malheureux Irlandais et ne se rassasie point de leur détresse : « Qu’ils meurent, écrit-il… La famine est le meilleur moyen. » Il récolta ce qu’il avait semé : ces spectres se révoltèrent. Spenser et sa famille furent sur le point de périr dans l’incendie de leur propre maison.

La Reine des Fées met encore en scène les personnages du faux ermite Archimago qui symbolise le Papisme ; de l’infâme Corceca, hébétée de patenôtres, caricature du Catholicisme ; du triste sire Bourbon qui représente le roi de France ; de la sorcière Duessa à quelle il attribue le rôle de la mauvaise fée, et qui n’est autre que la séduisante victime d’Élisabeth, l’infortunée Marie Stuart.

L’infâme Duessa, la vile Duessa détourne de leurs vraies dames l’amour des chevaliers ; elle complote la mort des héros ; elle lutte contre des entreprises favorisées par Gloriana ; elle ourdit des trahisons et des sortilèges. Un moment, sa laideur et sa vieillesse réelles apparaissent sous son air de jeunesse et de beauté. Nous connaissons le passage pour avoir lu la métamorphose de la mauvaise fée Aleine dans Roland Furieux de l’Arioste. Mais, lorsque Spenser nous montre Duessa comparaissant au tribunal de Mercilla, sous le tissu d’injures, nous voyons certaines allusions — quelles allusions ! — au charme de Marie Stuart, à ce charme irrésistible qui, jusqu’au dernier moment, dans les cœurs les plus prévenus, lui ouvrit les sources de la pitié. L’emprisonnement et la mort de leurs victimes n’assouvirent pas les rancunes puritaines. Elles furent patientes à composer un tissu de calomnies, tel qu’il s’en est rarement trouvé de semblables, si bien que, devant certaines ombres vraies ou factices, qui se jouent encore sur le beau visage de Marie, l’historien, troublé, ne sait que s’arrêter, hésiter. On connaît pourtant des mots exquis de son cœur. Marie était belle, chevaleresque, artiste, raffinée, elle nous émeut même dans les livres écrits par ses ennemis, tandis que, à travers les louanges des panégyristes, Élisabeth nous laisse de la défiance.

Mais Spenser qui, du vivant de Marie, réclamait sa mort, ne s’est jamais ému ni de sa beauté ni de son malheur.

Il ne convient guère d’approfondir l’âme de ce poète. Mieux vaut s’arrêter à son œuvre : un royaume des fées où l’on se voue à des entreprises morales (ou prétendues telles), à travers des tableaux qui ne le sont pas toujours, ainsi peut-elle se définir. Les images brutales ou voluptueuses se mêlent aux prédications édifiantes, mais c’est un étrange prédicateur que ce poète qui ne s’attendrit le plus souvent que sur la volupté. Cependant, il a sur l’amour toute une pure envolée de vers resplendissants, par exemple dans ses Hymnes à l’Amour et à la Beauté, dans le Prothalamion composé pour sa belle épousée.

Le je ne sais quoi d’éclatant et d’impalpable, de musical et de fluidique, par où la poésie se révèle poésie, n’a jamais été plus merveilleusement présent que dans certaines strophes ou dans certains vers de son œuvre.

En somme, le poème de la Reine des fées est plus beau, plus glorieux, quand il se dégage des scories de la polémique, et quand les strophes bruissent doucement, comme le murmure des fontaines chantantes ou le frémissement de feuillages embaumés, dont Spenser sut parler avec des accents immortels.