« Histoire d’un conscrit de 1813 » : différence entre les versions

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== Texte supplémentaire de l'édition originale publiée par la Revue des deux mondes, 1864. ==
 
Ça produit toujours le même effet. » Il s’admirait lui-même d’avoir découvert cela, mais personne ne riait avec lui. Â chaque minute les blessés criaient : « Â boire ! » Quand l’un commençait, tous suivaient. Le vieux soldat m’avait pris sans doute en amitié, car, en passant, il me présentait toujours son gobelet. Je ne restai pas là-dedans plus d’une heure; une dizaine d’autres voitures à larges échelles étaient venues se ranger derrière la première. Des paysans du pays, en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur l’épaule, attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet de hussards arriva bientôt, le maréchal des logis mit pied à terre, et, entrant sous le hangar, il dit : « Faites excuse, major, mais voici un ordre pour escorter douze voitures de blessés jusqu’à Lutzen; est-ce que c’est ici qu’on les charge ? — Oui, c’est ici », répondit le chirurgien. Et tout de suite on se mit à charger la première file. Les paysans et les hommes de l’ambulance, avant de nous enlever, nous faisaient boire encore un bon coup. Dès qu’une voiture était pleine, elle partait en avant, et une autre s’avançait. J’étais sur la troisième, assis dans la paille, au premier rang, à côté d’un conscrit du 27ème qui n’avait plus de main droite; derrière, un autre manquait d’une jambe, un autre avait la tête fendue, un autre la mâchoire cassée, ainsi de suite jusqu’au fond. On nous avait rendu nos grandes capotes, et nous avions tellement froid, malgré le soleil, qu’on ne voyait que notre nez, notre bonnet de police, ou le bandeau de linge au-dessus des collets. Personne ne parlait; on avait bien assez à penser pour soi-même. Par moments, je sentais un froid terrible, puis tout à coup des bouffées de chaleur qui m’entraient jusque dans les yeux : c’était le commencement de la fièvre. Mais en partant de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clairement les choses, et ce n’est que plus tard, du côté de Leipzig, que je me sentis tout à fait mal. Enfin, on nous chargea donc de la sorte : ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans les premières voitures, les autres étendus dans les dernières, et nous partîmes. Les hussards, à cheval près de nous, causaient de la bataille, fumaient et riaient sans nous regarder. C’est en traversant Kaya que je vis toutes les horreurs de la guerre. Le village ne formait qu’un monceau de décombres. Les toits étaient tombés; les pignons, de loin en loin, restaient seuls debout; les poutres et les lattes étaient rompues; on voyait, à travers, les petites chambres avec leurs alcôves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes, des enfants, des vieillards, allaient et venaient à l’intérieur tout désolés; ils montaient et descendaient comme dans des cages en plein air. Quelquefois, tout au haut, la cheminée d’une petite chambre, un petit miroir et des branches de buis au-dessus montraient que là vivait une jeune fille dans les temps de paix. Ah ! qui pouvait prévoir alors qu’un jour tout ce bonheur serait détruit, non par la fureur des vents ou la colère du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrement redoutable ! Il n’y avait pas jusqu’aux pauvres animaux qui n’eussent un air d’abandon au milieu de ces ruines. Les pigeons cherchaient leur colombier, les boeufs et les chèvres leur étable; ils allaient déroutés par les ruelles, mugissant et bêlant d’une voix plaintive. Des poules perchaient sur les arbres, et partout, partout on rencontrait la trace des boulets ! Â la dernière maison, un vieillard tout blanc, assis sur le seuil de sa demeure en ruine, tenait entre ses genoux un petit enfant; il nous regarda passer, morne et sombre. Nous voyait-il ? Je n’en sais rien; mais son front sillonné de grandes rides et ses yeux ternes annonçaient le désespoir. Que d’années de travail, que d’économies et de souffrances il lui avait fallu pour assurer le repos de sa vieillesse ! Maintenant tout était anéanti... l’enfant et lui n’avaient plus une tuile pour abriter leur tête !... Et ces grandes fosses d’une demi-lieue — où tous les gens du pays travaillent à la hâte pour empêcher la peste d’achever la destruction du genre humain -, je les ai vues aussi du haut de la colline de Kaya, et j’en ai détourné les yeux avec horreur ! Oui, j’ai vu ces immenses tranchées dans lesquelles on enterre les morts : Russes, Français, Prussiens, tous pêle-mêle,- comme Dieu les avait faits pour s’aimer avant l’invention des plumets et des uniformes, qui les divisent au profit de ceux qui les gouvernent. Ils sont là... ils s’embrassent... et si quelque chose revit en eux, ce qu’il faut bien espérer, ils s’aiment et ils se pardonnent, en maudissant le crime qui, depuis tant de siècles, les empêche d’être frères avant la mort ! Mais ce qu’il y avait encore de plus triste, c’était la longue file de voitures emmenant les pauvres blessés; — ces malheureux dont on ne parle dans les bulletins que pour en diminuer le nombre, et qui périssent dans les hôpitaux comme des mouches, loin de tous ceux qu’ils aiment, pendant qu’on tire le canon et qu’on chante dans les églises pour se réjouir d’avoir tué des milliers d’hommes ! Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la ville était tellement encombrée de blessés que notre convoi reçut l’ordre de partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que des malheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons sur de la paille. Il nous fallut plus d’une heure pour arriver devant une église, où l’on déchargea quinze ou vingt d’entre nous qui ne pouvaient plus supporter la route. Le maréchal des logis et ses hommes, après s’être rafraîchis dans un bouchon au coin de la place, remontèrent à cheval, et nous continuâmes notre chemin vers Leipzig. Alors je n’entendais et je ne voyais plus; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, je prenais les arbres pour des hommes; j’avais une soif dont on ne peut se faire l’idée. Depuis longtemps, d’autres, dans les voitures, s’étaient mis à crier, à rêvasser, à parler de leur mère, à vouloir se lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis les mêmes choses; mais je m’éveillai comme d’un mauvais rêve, au moment où deux hommes me prenaient chacun par une jambe — les bras autour de mes reins -, et m’emportaient en traversant une place sombre. Le ciel fourmillait d’étoiles, et, sur la façade d’un grand édifice, qui se détachait en noir au milieu de la nuit, brillaient des lumières innombrables : c’était l’hôpital du faubourg de Hall, à Leipzig. Les deux hommes montèrent un escalier tournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une salle immense — où des lits à la file se touchaient presque d’un bout à l’autre sur trois rangs -, et l’on me coucha dans un de ces lits. Ce qu’on entendait de cris, de jurements, de plaintes, n’est pas à imaginer : ces centaines de blessés avaient tous la fièvre. Les fenêtres étaient ouvertes, les petites lanternes tremblotaient au courant d’air. Des infirmiers, des médecins, des aides, le grand tablier lié sous les bras, allaient et venaient. Et le bourdonnement sourd des salles au-dessous, les gens qui montaient et descendaient, les nouveaux convois qui débouchaient sur la place, les cris des voituriers, le claquement des fouets, les piétinements des chevaux : tout vous faisait perdre la tête. Là, pour la première fois, pendant qu’on me déshabillait, je sentis à l’épaule un mal tellement horrible, que je ne pus retenir mes cris. Un chirurgien arriva presque aussitôt, et fit des reproches à ceux qui ne prenaient pas garde. C’est tout ce que je me rappelle de cette nuit, car j’étais comme fou : — j’appelais Catherine, M. Goulden, la tante Grédel à mon secours, — chose que m’a racontée plus tard mon voisin, un vieux canonnier à cheval, que mes rêves empêchèrent de dormir. Ce n’est que le lendemain, vers huit heures, au premier pansement, que je vis mieux la salle. Alors aussi je sus que j’avais l’os de l’épaule gauche cassé. Lorsque je m’éveillai, j’étais au milieu d’une douzaine de chirurgiens : l’un d’eux, un gros homme brun, qu’on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage; un aide tenait, au pied du lit, une cuvette d’eau chaude. Le major examina ma blessure; tous les autres se penchaient pour entendre ce qu’il allait dire. Il leur parla quelques instants; mais tout ce que je pus comprendre, c’est que la balle était venue de bas en haut, qu’elle avait cassé l’os et qu’elle était ressortie par-derrière. Je vis qu’il connaissait bien son état, puisque les Prussiens avaient tiré d’en bas, par-dessus le mur du jardin, et que la balle avait dû remonter. Il lava lui-même la plaie et remit le bandage en deux tours de main; de sorte que mon épaule ne pouvait plus remuer et que tout se trouvait en ordre. Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutes après, un infirmier vint me mettre une chemise sans me faire mal, à force d’habitude. Le chirurgien s’était arrêté près de l’autre lit et disait : « Hé ! te voilà donc encore, l’ancien ! — Oui, monsieur le baron, c’est encore moi, répondit le canonnier, tout fier de voir qu’il le reconnaissait : la première fois, c’était à Austerlitz, pour un coup de mitraille, ensuite à Iéna, ensuite à Smolensk, pour deux coups de lance. — Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri; et maintenant qu’est-ce que nous avons ? — Trois coups de sabre sur le bras gauche, en défendant ma pièce contre les hussards prussiens. » Le chirurgien s’approcha, défit le bandage, et je l’entendis qui demandait au canonnier : « Tu as la croix ? — Non, monsieur le baron. — Tu t’appelles ? — Christian Zimmer, maréchal des logis au 2ème d’artillerie à cheval. — Bon ! bon ! » Il pansait alors les blessures et finit par dire en se levant : « Tout ira bien ! » Il se retourna, causant avec les autres, et sortit après avoir fini son tour et donné quelques ordres aux infirmiers. Le vieux canonnier paraissait tout joyeux; comme je venais d’entendre à son nom qu’il devait être de l’Alsace, je me mis à lui parler dans notre langue, de sorte qu’il en fut encore plus réjoui. C’était un gaillard de six pieds, les épaules rondes, le front plat, le nez gros, les moustaches d’un blond roux, dur comme un roc, mais brave homme tout de même. Ses yeux se plissaient quand on lui parlait alsacien, ses oreilles se dressaient; j’aurais pu tout lui demander en alsacien, il m’aurait tout donné s’il avait eu quelque chose; mais il n’avait que des poignées de main qui vous faisaient craquer les os. Il m’appelait Joséphel, comme au pays, et me disait : « Joséphel, prends garde d’avaler les remèdes qu’on te donne... Il ne faut avaler que ce qu’on connaît... Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien. Si l’on nous donnait tous les jours une bouteille de rikevir, nous serions bientôt guéris; mais c’est plus commode de nous démolir l’estomac avec une poignée de mauvaise herbe bouillie dans de l’eau que de nous apporter du vin blanc d’Alsace. » Quand j’avais peur à cause de la fièvre et de ce que je voyais, il prenait des airs fâchés et me regardait avec ses grands yeux, en disant : « Joséphel, est-ce que tu es fou d’avoir peur ? Est-ce que des gaillards comme nous autres peuvent mourir dans un hôpital ? Non... non... ôte-toi cette idée de la tête. » Mais il avait beau dire, tous les matins les médecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit de morts. Les uns attrapaient la fièvre chaude, les autres un refroidissement, et cela finissait toujours par la civière, que l’on voyait passer sur les épaules des infirmiers ! — de sorte qu’on ne savait jamais s’il fallait avoir chaud ou froid pour bien aller. Zimmer me disait : « Tout cela, Joséphel, vient des mauvaises drogues que les médecins inventent. Vois-tu ce grand maigre ? Il peut se vanter d’avoir tué plus d’hommes que pas une pièce de campagne; il est en quelque sorte toujours chargé à mitraille, et la mèche allumée. Et ce petit brun ? à la place de l’Empereur je l’enverrais aux Prussiens et aux Russes; il leur tuerait plus de monde qu’un corps d’armée. » Il m’aurait bien fait rire avec ses plaisanteries, si je n’avais pas vu passer les brancards. Au bout de trois semaines, l’os de mon épaule commençait à reprendre, les deux blessures se refermaient tout doucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre que Zimmer avait sur le bras et sur l’épaule allaient très bien. On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait le coeur, et le soir un peu de boeuf, avec un demi-verre de vin, dont la vue seule nous réjouissait et nous faisait voir l’avenir en beau. Vers ce temps, on nous permit aussi de descendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derrière l’hôpital. Il y avait des bancs sous les arbres, et nous nous promenions dans les allées comme de véritables rentiers, en grande capote grise et bonnet de coton. La saison était magnifique; notre vue s’étendait sur la Partha, bordée de peupliers. Cette rivière tombe dans l’Elster, à gauche, en formant de grandes lignes bleues. Du même côté s’étend une forêt de hêtres, et sur le devant passent trois ou quatre grandes routes blanches, qui traversent des plaines de blé, d’orge, d’avoine, de plantations de houblon, enfin tout ce qu’il est possible de se figurer d’agréable et de riche, principalement quand le vent donne dessus, et que toutes ces moissons se penchent et se relèvent au soleil. La chaleur du mois de juin annonçait une bonne année. Souvent, en voyant ce beau pays, je pensais à Phalsbourg, et je me mettais à pleurer. Zimmer me disait : « Je voudrais bien savoir pourquoi diable tu pleures, Joséphel ? Au lieu d’avoir attrapé la peste d’hôpital, d’avoir perdu le bras ou la jambe, comme des centaines d’autres, nous voilà tranquillement assis sur un banc à l’ombre; nous recevons du bouillon, de la viande et du vin; on nous permet même de fumer, quand nous avons du tabac, et tu n’es pas content ? Qu’est-ce qui te manque ? » Alors je lui parlais de mes amours avec Catherine, de mes promenades aux Quatre-Vents, de nos belles espérances, de nos promesses de mariage, enfin de tout ce bon temps qui n’était plus qu’un songe. Il m’écoutait en fumant sa pipe. « Oui, oui, disait-il, c’est triste tout de même. Avant la conscription de 1798, je devais aussi me marier avec une fille de notre village, qui s’appelait Margrédel, et que j’aimais comme les yeux de ma tête. Nous nous étions fait des promesses, et, pendant toute la campagne de Zurich, je ne passais pas un jour sans penser à Margrédel. « Mais voilà qu’à mon premier congé j’arrive au pays, et qu’est-ce que j’apprends ? Qu’elle s’est mariée depuis trois mois avec un cordonnier de chez nous, nommé Passauf. « Tu peux te figurer ma colère, Joséphel; je ne voyais plus clair, je voulais tout démolir; et, comme on me dit que Passauf était à la brasserie du Grand-Cerf, je vais là sans regarder à droite ni à gauche. En arrivant, je le reconnais au bout de la table, près d’une fenêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec trois ou quatre autres mauvais gueux, en buvant des chopes. Je m’approche, et lui se met à crier : « Tiens, tiens, voici Christian Zimmer ! Comment ça va-t-il, Christian ? j’ai des compliments pour toi de Margrédel ! » Il clignait de l’oeil. Moi, j’empoigne aussitôt une cruche, que je lui casse sur l’oreille gauche en disant : « Va lui porter ça de ma part, Passauf; c’est mon cadeau de noces. » Naturellement, tous les autres tombèrent sur mon dos, j’en assomme encore deux ou trois avec un broc; je monte sur une table, et je passe la jambe à travers une fenêtre sur la place, où je bats en retraite. « Mais j’étais à peine rentré chez ma mère que la gendarmerie arrive et qu’on m’arrête par ordre supérieur. On m’attache sur une charrette, et l’on me reconduit de brigade en brigade au régiment, qui se trouvait à Strasbourg. Je reste six semaines à la Finkmalt, et j’aurais peut-être eu du boulet si nous n’avions alors passé le Rhin pour aller à Hohenlinden. Le commandant Courtaud lui-même me dit : « Tu peux te vanter d’avoir de la chance d’être bon pointeur; mais s’il t’arrive encore d’assommer les gens avec une cruche, cela tournera mal, je t’en préviens. Est-ce que c’est une manière de se battre, animal ? Pourquoi donc avons-nous un sabre, si ce n’est pas pour nous en servir et nous en faire honneur au pays ? » Je n’avais rien à répondre. « Depuis ce temps-là, Joséphel, le goût du mariage m’est passé. Ne me parle pas d’un soldat qui pense à sa femme, c’est une véritable misère. Regarde les généraux qui se sont mariés, est-ce qu’ils se battent comme dans le temps ? Non, ils n’ont qu’une idée, c’est de grossir leur magot et principalement d’en profiter en vivant bien avec leurs duchesses et leurs petits ducs au coin du feu. Mon grand-père Yéri, le garde forestier, disait toujours qu’un bon chien de chasse doit être maigre; sauf la différence des grades, je pense la même chose des bons généraux et des bons soldats. Nous autres nous sommes toujours à l’ordonnance, mais nos généraux engraissent, et cela vient des bons dîners qu’on leur fait à la maison. » Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité de son âme, et cela ne m’empêchait pas d’être triste. Dès que j’avais pu me lever, je m’étais dépêché de prévenir M. Goulden par une lettre que je me trouvais à l’hôpital de Hall, dans l’un des faubourgs de Leipzig, à cause d’une légère blessure au bras; mais qu’il ne fallait rien craindre pour moi : que je me portais de mieux en mieux. Je le priais de montrer ma lettre à Catherine et à la tante Grédel, afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerre terrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait de recevoir des nouvelles du pays et de la santé de tous ceux que j’aimais. Depuis ce moment, je n’avais plus de repos; chaque matin j’attendais une réponse, et de voir le vaguemestre distribuer des vingt et trente lettres à toute la salle, sans rien recevoir, cela me saignait le coeur : je descendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait un coin obscur où l’on jetait les pots cassés, un endroit couvert d’ombre et qui me plaisait le mieux, parce que les malades n’y venaient jamais. C’est là que je passais mon temps à rêver sur un vieux banc moisi. Des idées mauvaises me traversaient la tête; j’allais jusqu’à croire que Catherine pouvait oublier ses promesses, et je m’écriais en moi-même : « Ah ! si seulement tu ne t’étais pas relevé de Kaya ! tout serait fini !... Pourquoi ne t’a-t-on pas abandonné ! Cela vaudrait mieux que de tant souffrir. » Les choses en étaient venues au point que je désirais ne pas guérir, quand, un matin, le vaguemestre, parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la main sans pouvoir parler, et l’on me remit une grosse lettre carrée, couverte de timbres innombrables. Je reconnus l’écriture de M. Goulden, ce qui me rendit tout pâle. « Eh bien, me dit Zimmer en riant, à la fin cela vient tout de même. » Je ne lui répondis pas, et m’étant habillé, je fourrai la lettre dans ma poche, et je descendis pour la lire seul, tout au fond du jardin, à la place où j’allais toujours. D’abord, en l’ouvrant, je vis deux ou trois petites fleurs de pommier, que je pris dans mes mains, et un bon sur la poste, avec quelques mots de M. Goulden. Mais ce n’est pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait trembler des pieds à la tête, c’était l’écriture de Catherine, que je regardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon coeur battait d’une force extraordinaire. Pourtant je finis par me calmer un peu et par lire tout doucement la lettre, en m’arrêtant de temps en temps, pour bien être sûr que je ne me trompais pas, que c’était bien ma chère Catherine qui m’écrivait et que je ne faisais pas un rêve. Cette lettre, je l’ai conservée, parce qu’elle me rendit en quelque sorte la vie; la voici donc telle que je l’ai reçue le 8 juin 1813. « Mon cher Joseph, « Cette lettre est afin de te dire en commençant que je t’aime toujours de plus en plus, et que je ne veux jamais aimer que toi. « Tu sauras aussi que mon plus grand chagrin est de savoir que tu es blessé dans un hôpital, et que je ne peux pas te soigner. C’est un bien grand chagrin. Et depuis le départ des conscrits, nous n’avons pas eu seulement une heure de repos. La mère se fâchait en disant que j’étais folle de pleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi, toute seule le soir auprès de l’âtre, je l’entendais bien d’en haut; et sa colère retombait sur Pinacle, qui n’osait plus aller au marché, parce qu’elle avait un marteau dans son panier. « Mais notre plus grand chagrin de tout, Joseph, c’est quand le bruit a couru qu’on venait de livrer une bataille, où des mille et mille hommes avaient été tués. Nous ne vivions plus; la mère courait tous les matins à la poste, et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. Â la fin des fins ta lettre est pourtant arrivée. Maintenant je vais mieux, parce que je pleure à mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé tes jours. « Et quand je pense combien nous étions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous les dimanches, et que nous restions assis l’un près de l’autre sans bouger, et que nous ne pensions à rien ! Ah ! nous ne connaissions pas notre bonheur; nous ne savions pas ce qui pouvait nous arriver; mais que la volonté de Dieu soit faite. Pourvu que tu guérisses, et que nous puissions espérer encore une fois d’être ensemble comme nous étions ! « Beaucoup de gens parlent de la paix, mais nous avons eu tant de malheurs, et l’empereur Napoléon aime tant la guerre, qu’on ne peut plus se confier en rien. « Tout ce qui me fait du plaisir, c’est de savoir que ta blessure n’est pas dangereuse et que tu m’aimes encore... Ah ! Joseph, moi je t’aimerai toujours, je ne peux pas dire autre chose; c’est tout ce que je peux te dire dans le fond de mon coeur, et je sais aussi que ma mère t’aime bien. « Maintenant, M. Goulden veut t’écrire quelques mots, et je t’embrasse mille et mille fois. — Il fait bien beau temps ici; nous aurons une bonne année. Le grand pommier du verger est tout blanc de fleurs; je vais en cueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quand M. Goulden aura écrit. Peut-être, avec la grâce de Dieu, nous mordrons encore une fois ensemble dans une de ses grosses pommes. Embrasse-moi comme je t’embrasse, et adieu, adieu, Joseph ! » En lisant cela, je fondais en larmes, et, Zimmer étant arrivé, je lui dis : « Tiens, assieds-toi, je vais te lire ce que m’écrit mon amoureuse; tu verras après si c’est une Margrédel ! — Laisse-moi seulement allumer ma pipe », répondit-il. Il mit le couvercle sur l’amadou, puis il ajouta : « Tu peux commencer, Joséphel; mais je t’en préviens, moi, je suis un ancien, je ne crois pas tout ce qu’on écrit... les femmes sont plus fines que nous. » Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherine lentement. Il ne disait rien, et, quand j’eus fini, il la prit et la regarda longtemps d’un air rêveur; ensuite il me la rendit en disant : « Ça, Joséphel, c’est une bonne fille, pleine de bon sens et qui n’en prendra jamais un autre que toi. — Tu crois qu’elle m’aime bien ? — Oui, celle-là, tu peux te fier dessus; elle ne se mariera jamais avec un Passauf. Je me méfierais plutôt de l’Empereur que d’une fille pareille. » En entendant ces paroles de Zimmer, j’aurais voulu l’embrasser, et je lui dis : « J’ai reçu de la maison un billet de cent francs que nous toucherons à la poste. Voilà le principal pour avoir du vin blanc. Tâchons de pouvoir sortir d’ici. — C’est bien vu, fit-il en relevant ses grosses moustaches et remettant sa pipe dans sa poche. Je n’aime pas de moisir dans un jardin quand il y a deux auberges dehors. Il faut tâcher d’avoir une permission. » Nous nous levâmes tout joyeux, et nous montions l’escalier de l’hôtel, quand le vaguemestre, qui descendait, arrêta Zimmer en lui demandant : « Est-ce que vous n’êtes pas le nommé Christian Zimmer, canonnier au 2ème d’artillerie à cheval ? — Faites excuse, vaguemestre, j’ai cet honneur. — Eh bien, voici quelque chose pour vous », dit-il en lui remettant un petit paquet avec une grosse lettre. Zimmer était stupéfait, n’ayant jamais rien reçu ni de chez lui ni d’ailleurs. Il ouvrit le paquet — où se trouvait une boîte -, puis la boîte, et vit la croix d’honneur. Alors il devint tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instant il appuya la main derrière lui sur la balustrade; mais ensuite il cria : Vive l’Empereur ! d’une voix si terrible que les trois salles en retentirent comme une église. Le vaguemestre le regardait de bonne humeur. « Vous êtes content ? dit-il. — Si je suis content, vaguemestre ! il ne me manque plus qu’une chose. — Quoi ? — La permission de faire un tour en ville. — Il faut vous adresser à M. Tardieu, le chirurgien en chef. » Il descendit en riant, et, comme c’était l’heure de la visite, nous montâmes, bras dessus, bras dessous, demander la permission au major, un vieux à tête grise qui venait d’entendre crier Vive l’Empereur ! et nous regardait d’un air grave. « Qu’est-ce que c’est ? » fit-il. Zimmer lui montra sa croix et dit : « Pardon, major, mais je me porte comme un charme. — Je vous crois, dit M. Tardieu; vous voulez une sortie ? — Si c’est un effet de votre bonté, pour moi et mon camarade Joseph Bertha. » Le chirurgien avait visité ma blessure la veille; il tira de sa poche un portefeuille et nous donna deux sorties. Nous redescendîmes, fiers comme des rois : Zimmer de sa croix d’honneur, et moi de ma lettre. En bas, dans le grand vestibule, le concierge nous cria : « Eh bien, eh bien, où allez-vous donc ? » Zimmer lui fit voir nos billets et nous sortîmes, heureux de respirer l’air du dehors. Une sentinelle nous montra le bureau de poste, où j’allai toucher mes cent francs. Alors, plus graves, parce que notre joie était un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de Hall, à deux portées de fusil sur la gauche, au bout d’une longue avenue de tilleuls. Chaque faubourg est séparé des vieux remparts par une de ces allées, et, tout autour de Leipzig, passe une autre avenue très large, également de tilleuls. Les remparts sont de vieilles bâtisses — comme on en voit à Saint-Hippolyte dans le Haut-Rhin -, des murs décrépits où pousse l’herbe, à moins que les Allemands ne les aient réparés depuis 1813.ErckmHisto|ErckmHisto016|Chapitre 16
 
== Chapitre 16 ==
 
Combien de choses nous devions apprendre en ce jour ! Â l’hôpital, personne ne s’inquiète de rien; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines de blessés, et qu’on en voit partir autant tous les soirs sur une civière, cela vous montre l’univers en petit, et l’on pense : « Après nous la fin du monde ! » Mais dehors, les idées changent. En découvrant la grande rue de Hall, cette vieille ville avec ses magasins, ses portes cochères encombrées de marchandises, ses vieux toits avancés en forme de hangar, ses grosses voitures basses couvertes de ballots, enfin tout ce spectacle de la vie active des commerçants, j’étais émerveillé. Je n’avais jamais rien vu de pareil, et je me disais : « Voilà bien une ville de commerce comme on se les représente : — pleine de gens industrieux cherchant à gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses; où chacun veut s’élever, non pas au détriment des autres, mais en travaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prospérité pour sa famille; ce qui n’empêche pas tout le monde de profiter des inventions et des découvertes. Voilà le bonheur de la paix, au milieu d’une guerre terrible ! » Et les pauvres blessés qui s’en allaient le bras en écharpe, ou bien traînant la jambe appuyés sur leurs béquilles, me faisaient de la peine à voir. Je me laissais conduire tout rêveur par mon ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les coins de rue, et me disait : « Ça, c’est l’église Saint-Nicolas; ça, c’est le grand bâtiment de l’Université; ça, l’hôtel de ville. » Il se souvenait de tout, ayant déjà vu Leipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait de me répéter : « Nous sommes ici comme à Metz, à Strasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent du bien. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés qu’on pouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous emmenaient parfois par trois ou quatre dîner chez eux. On nous donnait même des bals, on nous appelait les héros d’Iéna. Tu vas voir comme on nous aime ! Entrons où nous voudrons, partout on nous recevra comme des bienfaiteurs du pays; c’est nous qui avons nommé leur électeur roi de Saxe, et nous lui avons aussi donné un bon morceau de la Pologne. » Tout à coup Zimmer s’arrêta devant une petite porte basse en s’écriant : « Tiens, c’est la brasserie du Mouton-d’Or ! La façade est sur l’autre rue, mais nous pouvons entrer par ici. Arrive ! » Je le suivis dans une espèce de conduit tortueux qui nous mena bientôt au fond d’une vieille cour entourée de hautes bâtisses en bousillage, avec de petites galeries vermoulues sous le pignon, et la girouette au-dessus, comme dans la rue du Fossé-des-Tanneurs, à Strasbourg. Â droite, se trouvait la brasserie : on découvrait les cuves cerclées de fer sur les poutres sombres, des tas de houblon et d’orge déjà bouillis, et dans un coin, une grande roue à manivelle, où galopait un chien énorme, pour pomper la bière à tous les étages. Le cliquetis des verres et des cruches d’étain s’entendait dans une salle à droite, donnant sur la rue de Tilly, et, sous les fenêtres de cette salle, s’ouvrait une cave profonde où retentissait le marteau du tonnelier. La bonne odeur de la jeune bière de mars remplissait l’air, et Zimmer, les yeux levés sur les toits, la face épanouie de satisfaction, s’écria : « Oui, c’est bien ici que nous venions, le grand Ferré, servant de gauche, le gros Roussillon et moi. Dieu du ciel, comme je me réjouis de revoir tout ça, Joséphel ! C’est qu’il y a pourtant six ans depuis. Ce pauvre Roussillon, il a laissé ses os l’année dernière à Smolensk, et le grand Ferré doit être maintenant dans son village, près de Toul, car il a eu la jambe gauche emportée à Wagram. Comme tout vous revient, quand on y pense ! » En même temps il poussa la porte, et nous entrâmes dans une haute salle pleine de fumée. Il me fallut un instant pour voir, à travers ce nuage gris, une longue file de tables entourées de buveurs la plupart en redingote courte et petite casquette, et les autres en uniforme saxon. C’étaient des étudiants, des jeunes gens de famille, qui viennent à Leipzig étudier le droit, la médecine, et tout ce qu’on peut apprendre, en vidant des chopes et en menant une vie joyeuse qu’ils appellent dans leur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entre eux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulement aiguisées de quelques lignes; de sorte qu’ils se font des balafres à la figure, comme me l’a raconté Zimmer, mais il n’y a jamais de danger pour leur vie. Cela montre le bon sens de ces étudiants, qui savent très bien que la vie est une chose précieuse, et qu’il vaut mieux avoir cinq ou six balafres et même davantage que de la perdre. Zimmer riait en me racontant ces choses; son amour de la gloire l’aveuglait; il disait qu’on ferait aussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de se battre avec ces lattes rondes au bout. Enfin nous entrâmes dans la salle, et nous vîmes le plus vieux d’entre ces étudiants — un grand sec, les yeux creux, le nez jaune, la barbe blonde commençant à déteindre en jaune, à force d’avoir été lavée par la bière -, nous le vîmes debout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui lui pendait en forme de tablier dans la main droite. Il tenait de l’autre main une longue pipe de porcelaine. Tous ses camarades, avec leurs cheveux blonds retombant en boucles sur le collet de leur petite redingote, l’écoutaient la chope en l’air. Au moment où nous entrions, nous les entendîmes qui répétaient entre eux : « Faterland ! Faterland ! » Ils trinquaient avec les soldats saxons, pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sa chope; et le gros brasseur, la tête grise et crépue, le nez épaté, les yeux ronds et les joues en forme de citrouille, criait d’une voix grasse : « Gesoundheit ! Gesoundheit ! » Â peine eûmes-nous fait quatre pas dans la fumée que tout se tut. « Allons, allons, camarades, s’écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez à lire, que diable ! Nous ne serons pas fâchés non plus d’apprendre du nouveau. » Mais ces jeunes gens ne voulurent pas profiter de notre invitation, et le vieux descendit de la table en repliant sa gazette, qu’il mit dans sa poche. « C’était fini, dit-il, c’était fini. — Oui, c’était fini », répétèrent les autres en se regardant d’un air singulier. Deux ou trois soldats saxons sortirent aussitôt, comme pour aller prendre l’air dans la cour, et disparurent. Le gros tavernier nous demanda : « Vous ne savez peut-être pas que la grande salle est sur la rue de Tilly ? — Si, nous le savons bien, répondit Zimmer; mais j’aime mieux cette petite salle. C’est ici que nous venions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelques chopes en l’honneur d’Iéna et d’Auerstaedt. Cette salle me rappelle de bons souvenirs. — Ah !... comme vous voudrez, comme vous voudrez, dit le brasseur. C’est de la bière de mars que vous demandez ? — Oui, deux chopes et la gazette. — Bon ! bon ! » Il nous servit les deux chopes, et Zimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants, qui s’excusaient en s’en allant les uns après les autres. Je sentais que tous ces gens-là nous portaient une haine d’autant plus terrible, qu’ils n’osaient pas la montrer tout de suite. Dans la gazette, qui venait de France, on ne parlait que d’un armistice, après deux nouvelles victoires à Bautzen et à Wurtschen. Nous apprîmes alors que cet armistice avait commencé le 6 juin, et qu’on tenait des conférences à Prague, en Bohême, pour arranger la paix. Naturellement cela me faisait plaisir; j’espérais qu’on renverrait au moins les estropiés chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut, remplissait toute la salle de ses réflexions; il m’interrompait à chaque ligne et disait : « Un armistice !... Est-ce que nous avions besoin d’un armistice, nous ? Est-ce qu’après avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lutzen, à Bautzen, et à Wurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond en comble ? Est-ce que, s’ils nous avaient battus, ils nous donneraient un armistice, eux ? Ça, — vois-tu, Joseph, c’est le caractère de l’Empereur, il est trop bon... il est trop bon ! C’est son seul défaut. Il a fait la même chose après Austerlitz, et nous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis qu’il est trop bon. Ah ! s’il n’était pas si bon, nous serions maîtres de toute l’Europe. » En même temps il regardait à droite et à gauche, pour demander l’avis des autres. Mais on nous faisait des mines du diable, et personne ne voulait répondre. Finalement Zimmer se leva. « Partons, Joseph, dit-il. Moi, je ne me connais pas en politique; mais je soutiens que nous ne devions pas accorder d’armistice à ces gueux; puisqu’ils sont à terre, il fallait leur passer sur le ventre. » Après avoir payé, nous sortîmes, et Zimmer me dit : « Je ne sais pas ce que ces gens ont aujourd’hui; nous les avons dérangés dans quelque chose. — C’est bien possible, lui répondis-je. Ils n’avaient pas l’air aussi bons garçons que tu le racontais. — Non, fit-il. Ces gens-là, vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants que j’ai vus. Ceux-là passaient en quelque sorte leur existence à la brasserie. Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leur journée; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six d’entre eux, qu’on appelait senior, avaient la barbe grise et l’air vénérable. Nous chantions ensemble Fanfan-la-Tulipe et Le Roi Dagobert, qui ne sont pas des chansons politiques; mais ceux-ci ne valent pas les anciens. » J’ai souvent pensé depuis à ce que nous avions vu ce jour-là, et je suis sûr que ces étudiants faisaient partie du Tugend-Bund. En rentrant à l’hôpital, après avoir bien dîné et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc à l’auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly, nous apprîmes, Zimmer et moi, que nous irions coucher le soir même à la caserne de Rosenthâl. C’était une espèce de dépôt des blessés de Lutzen, lorsqu’ils commençaient à se remettre. On y vivait à l’ordinaire comme en garnison; il fallait répondre à l’appel du matin et du soir. Le reste du temps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venait passer la visite, et, quand vous étiez remis, vous receviez une feuille de route pour aller rejoindre votre corps. On peut s’imaginer la position de douze à quinze cents pauvres diables, habillés de capotes grises à boutons de plomb, coiffés de gros shakos en forme de pots de fleurs, et chaussés de souliers usés par les marches et les contremarches, pâles, minables, et la plupart sans le sou, dans une ville riche comme Leipzig. Nous ne faisions pas grande figure parmi ces étudiants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes riantes, qui, malgré toute notre gloire, nous regardaient comme des va-nu-pieds. Toutes les belles choses que m’avait racontées mon camarade rendaient cette situation encore plus triste pour moi. Il est vrai que dans le temps on nous avait bien reçus; mais nos anciens ne s’étaient pas toujours honnêtement conduits avec les gens qui les traitaient en frères, et maintenant on nous fermait la porte au nez. Nous étions réduits à contempler du matin au soir les places, les églises et les devantures des charcutiers, qui sont très belles en ce pays. Nous cherchions toutes sortes de distractions; les vieux jouaient à la drogue, les jeunes au bouchon. Nous avions aussi, devant la caserne, le jeu du chat et du rat. C’est un piquet planté dans la terre, auquel se trouvent attachées deux cordes; le rat tient l’une de ces cordes et le chat l’autre. Ils ont les yeux bandés; le chat est armé d’une trique, et tâche de rencontrer le rat, qui dresse l’oreille et l’évite tant qu’il peut. Ils tournent ainsi sur la pointe des pieds, et donnent le spectacle de leur finesse à toute la compagnie. Zimmer me disait qu’autrefois les bons Allemands venaient voir ce spectacle en foule, et qu’on les entendait rire d’une demi-lieue, lorsque le chat touchait le rat avec sa trique. Mais les temps étaient bien changés; le monde passait sans même tourner la tête : nous perdions nos peines à vouloir l’intéresser en notre faveur. Durant les six semaines que nous restâmes à Rosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt, et nous poussions jusqu’à Lindenau, sur la route de Lutzen. Ce n’étaient que ponts, marais, petites îles boisées à perte de vue. Là-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de la Carpe, et nous l’arrosions d’une bouteille de vin blanc. On ne nous donnait plus rien à crédit, comme après Iéna; je crois qu’au contraire l’aubergiste nous aurait fait payer double et triple, en l’honneur de la patrie allemande, si mon camarade n’avait connu le prix des oeufs, du lard et du vin, comme le premier Saxon venu. Le soir, quand le soleil se couche derrière les roseaux de l’Elster et de la Pleisse, nous rentrions en ville au chant mélancolique des grenouilles, qui vivent dans ces marais par milliards. Quelquefois nous faisions halte, les bras croisés sur la balustrade d’un pont, et nous regardions les vieux remparts de Leipzig, ses églises, ses antiques masures et son château de Plessenbourg, éclairés en rouge par le crépuscule : la ville s’avance en pointe à l’embranchement de la Pleisse et de la Partha, qui se rencontrent au-dessus. Elle est en forme d’éventail; le faubourg de Hall se trouve à la pointe, et les sept autres faubourgs forment les branches de l’éventail. Nous regardions aussi les mille bras de l’Elster et de la Pleisse, croisés comme un filet entre les îles déjà sombres, tandis que l’eau brillait comme de l’or, et nous trouvions cela très beau. Mais, si nous avions su qu’il nous faudrait un jour traverser ces rivières sous le canon des ennemis, après avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante des batailles et que des régiments entiers disparaîtraient dans ces eaux qui nous réjouissaient alors les yeux, je crois que cette vue nous aurait rendus bien tristes. D’autres fois nous remontions la rive de la Pleisse jusqu’à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus d’une lieue, et partout la plaine était couverte de moissons que l’on se dépêchait de rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pas nous voir; quand nous leur demandions un renseignement, ils avaient l’air de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours se fâcher; je le retenais en lui disant que ces gueux ne cherchaient qu’un prétexte pour nous tomber dessus, et que d’ailleurs nous avions l’ordre de ménager les populations. « C’est bon ! faisait-il; si la guerre se promène par ici... gare ! Nous les avons comblés de biens... et voilà comme ils nous reçoivent. » Mais ce qui montre encore mieux la malveillance du monde à notre égard, c’est ce qui nous arriva le lendemain du jour où finit l’armistice. Ce jour-là, vers onze heures, nous voulions nous baigner dans l’Elster. Nous avions déjà jeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur la route de Connewitz, lui cria : « Hé ! camarade, il n’y a pas de danger, ici ? — Non, non, entrez hardiment, répondit cet homme; c’est un bon endroit. » Et Zimmer, étant entré sans défiance, descendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais son bras gauche était encore faible; la force du courant l’entraîna, sans lui donner le temps de s’accrocher aux branches des saules qui pendaient dans l’eau. Si par bonheur une espèce de gué ne s’était pas rencontré plus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deux îles de vase, d’où jamais il n’aurait pu sortir. Le paysan s’était arrêté sur la route pour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je me rhabillai bien vite, en lui montrant le poing; mais il se mit à rire et gagna le village d’un bon pas. Zimmer ne se possédait plus d’indignation; il voulait courir à Connewitz et tâcher de découvrir ce gueux; malheureusement c’était impossible : allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre cents baraques ! Et d’ailleurs, quand on l’aurait trouvé, qu’est-ce que nous pouvions faire ? Enfin nous descendîmes à l’endroit où l’on avait pied, et la fraîcheur de l’eau nous calma. Je me rappelle qu’en rentrant de Leipzig, Zimmer ne fit que parler de vengeance. « Tout le pays est contre nous, disait-il; les bourgeois nous font mauvaise mine, les femmes nous tournent le dos, les paysans veulent nous noyer, les aubergistes nous refusent le crédit, comme si nous ne les avions pas conquis trois ou quatre fois; et tout cela vient de notre bonté tout à fait extraordinaire : nous aurions dû déclarer que nous sommes les maîtres ! — Nous avons accordé aux Allemands des rois et des princes; nous avons même fait des ducs, des comtes et des barons avec les noms de leurs villages, nous les lavons comblés d’honneur, et voilà maintenant leur reconnaissance ! « Au lieu de nous ordonner de respecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirs sur le monde; alors tous ces bandits changeraient de figure et nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout. On fait d’abord les conscrits par force; car si on ne les forçait pas à partir, tous resteraient à la maison. Avec les conscrits on fait des soldats par force, en leur expliquant la discipline; avec des soldats on gagne des batailles par force, et alors les gens vous donnent tout par force : ils vous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros, parce qu’ils ont peur. Voilà ! « Mais l’Empereur est trop bon... S’il n’était pas si bon, je n’aurais pas risqué de me noyer aujourd’hui; rien qu’en voyant mon uniforme, ce paysan aurait tremblé de me dire un mensonge. » Ainsi parlait Zimmer; et ces choses sont encore présentes à ma mémoire; elles se passaient le 12 août 1813. En rentrant à Leipzig, nous vîmes la joie peinte sur la figure des habitants; elle n’éclatait pas ouvertement; mais les bourgeois, en se rencontrant dans la rue, s’arrêtaient et se donnaient la main; les femmes allaient se rendre visite l’une à l’autre; une espèce de satisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux des servantes, des domestiques et des plus misérables ouvriers. Zimmer me dit : « On croirait que les Allemands sont joyeux; ils ont tous l’air de bonne humeur. — Oui, lui répondis-je, cela vient du beau temps et de la rentrée des récoltes. » C’était vrai, le temps était très beau; mais, en arrivant à la caserne de Rosenthâl, nous aperçûmes nos officiers sous la grande porte, causant entre eux avec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passants s’approchaient pour entendre. — On nous dit que les conférences de Prague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommes de plus sur les bras. J’ai su depuis que nous étions alors trois cent mille hommes contre cinq cent vingt mille, et que, parmi nos ennemis, se trouvaient deux anciens généraux français, Moreau et Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres; mais nous l’ignorions encore, et nous étions sûrs de remporter la victoire, puisque nous n’avions jamais perdu de bataille. Du reste, la mauvaise mine qu’on nous faisait ne nous inquiétait pas : en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelque sorte comptés pour rien; on ne leur demande que de l’argent et des vivres, qu’ils donnent toujours, parce qu’ils savent qu’à la moindre résistance on leur prendrait jusqu’au dernier sou. Le lendemain de cette grande nouvelle, il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, à peu près remis, reçurent l’ordre de rejoindre leurs corps. Ils s’en allaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les uns la route d’Altenbourg, qui remonte l’Elster, les autres celle de Wurtzen, plus à gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-même demandé à partir. Je l’accompagnai jusque hors des portes, et puis nous nous embrassâmes tout attendris. Moi je restai, mon bras était encore trop faible. Nous n’étions plus que cinq ou six cents, parmi lesquels un certain nombre de maîtres d’armes, de professeurs de danse et d’élégance française, de ces gaillards qui forment en quelque sorte le fond de tous les dépôts. Je ne tenais pas à les connaître, et mon unique consolation était de songer à Catherine, et quelquefois à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé, dont je ne recevais aucune nouvelle. C’était une existence bien triste; les gens nous regardaient d’un oeil mauvais; ils n’osaient rien dire, sachant que l’armée française se trouvait à quatre journées de marche, et Blücher et Schwarzenberg beaucoup plus loin. Sans cela, comme ils nous auraient pris à la gorge ! Un soir, le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut une consternation générale, les habitants ne sortaient plus de chez eux. J’allais lire la gazette à l’auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly. Les journaux français restaient tous sur la table; personne ne les ouvrait que moi. Mais la semaine suivante, au commencement de septembre, je vis le même changement sur les figures que le jour où les Autrichiens s’étaient déclarés contre nous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui était vrai, comme je l’appris plus tard, car les gazettes de Paris n’en disaient rien. Le temps s’était mis à la pluie à la fin d’août; l’eau tombait à verse. Je ne sortais plus de la caserne. Souvent, assis sur mon lit — regardant par la fenêtre l’Elster bouillonner sous l’ondée, et les arbres des petites îles se pencher sous les grands coups de vent -, je pensais : « Pauvres soldats !... pauvres camarades !... que faites-vous à cette heure ?... où êtes-vous ? Sur la grande route peut-être, au milieu des champs ! » , Et malgré mon chagrin de vivre là, je me trouvais moins à plaindre qu’eux. Mais un jour le vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit : « Votre bras est solide,... Voyons, levez-moi cela... Bon... bon ! » Le lendemain, à l’appel, on me fit passer dans une salle où se trouvaient des effets d’habillement, des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je reçus un fusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le 6ème, à Gauernitz, sur l’Elbe. C’était le 1er octobre. Nous nous mîmes en marche douze ou quinze ensemble; un fourrier du 27ème nommé Poitevin nous conduisait. En route, tantôt l’un, tantôt l’autre changeait de direction pour rejoindre son. corps; mais Poitevin, quatre soldats d’infanterie et moi, nous continuâmes notre chemin jusqu’au village de Gauernitz.ErckmHisto|ErckmHisto017|Chapitre 17
 
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== Chapitre 18 ==
 
Le bataillon commençait à descendre la colline en face de Leipzig, pour rejoindre notre division, lorsque nous vîmes un officier d’état-major traverser la grande prairie au-dessous et venir de notre côté ventre à terre. En deux minutes il fut près de nous; le colonel Lorain courut à sa rencontre, ils échangèrent quelques mots, puis l’officier repartit. Des centaines d’autres allaient ainsi dans la plaine porter des ordres. « Par file à droite ! » cria le colonel, — et nous prîmes la direction d’un bois en arrière qui longe la route de Duben environ une demi-lieue. C’était une forêt de hêtres, mais il s’y trouvait aussi des bouleaux et des chênes. Une fois sur la lisière, on nous fit renouveler l’amorce de nos fusils, et le bataillon fut déployé dans le bois en tirailleurs. Nous étions échelonnés à vingt-cinq pas l’un de l’autre, et nous avancions en ouvrant les yeux, comme on peut s’imaginer. Le sergent Pinto disait à chaque minute : « Mettez-vous à couvert ! » Mais il n’avait pas besoin de tant nous prévenir; chacun dressait l’oreille et se dépêchait d’attraper un gros arbre pour regarder à son aise avant d’aller plus loin. — Â quoi pourtant des gens paisibles peuvent être exposés dans la vie ! Enfin nous marchions ainsi depuis dix minutes, et, comme on ne voyait rien, cela commençait à nous rendre de la confiance, lorsqu’un coup de feu part... puis encore un, puis deux, trois, six, de tous les côtés, le long de notre ligne, et dans le même instant je vois mon camarade de gauche qui tombe en cherchant à se retenir contre un arbre. Cela me réveille... Je regarde de l’autre côté, et qu’est-ce que je découvre à cinquante ou soixante pas ? Un vieux soldat prussien — avec son petit chapeau à chaînette, le coude replié, ses grosses moustaches rousses penchées sur la batterie de son fusil -, qui m’ajuste en clignant de l’oeil. Je me baisse comme le vent. Â la même seconde j’entends la détonation, et quelque chose craque sur ma tête; j’avais mon fourniment, la brosse, le peigne et le mouchoir dans mon shako : la balle de ce gueux avait tout cassé. Je me sentais tout froid. « Tu viens d’en échapper d’une belle ! » me cria le sergent en se mettant à courir; et moi qui ne voulais pas rester seul dans un pareil endroit, je le suivis bien vite. Le lieutenant Bretonville, son sabre sous le bras, répétait : « En avant ! en avant !... » Plus loin sur la droite, on tirait toujours. Mais voilà que nous arrivons au bord d’une clairière ou se trouvaient cinq ou six gros troncs de chênes abattus, une petite mare pleine de hautes herbes, et pas un seul arbre pour nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s’avançaient hardiment, quand le sergent nous dit : « Halte !... les Prussiens sont, bien sûr, en embuscade aux environs, ouvrons l’oeil. » Il avait à peine dit cela, qu’une dizaine de balles sifflaient dans les branches et que les coups retentissaient; en même temps, un tas de Prussiens allongeaient les jambes et entraient plus loin dans le fourré. « Les voilà partis. En route ! » dit Pinto. Mais le coup de fusil de mon shako m’avait rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte à travers les arbres; et comme le sergent voulait traverser la clairière, je le retins par le bras en lui montrant le bout d’un fusil qui dépassait une grosse broussaille, de l’autre côté de la mare, à cent pas devant nous. Les camarades, s’étant approchés, le virent aussi; c’est pourquoi le sergent dit à voix basse : « Toi Bertha, reste ici... ne le perds pas de vue. Nous autres, nous allons tourner la position. » Aussitôt ils s’éloignèrent à droite et à gauche, et moi, la crosse à l’épaule, derrière mon arbre, j’attendis comme un chasseur à l’affût. Au bout de deux ou trois minutes, le Prussien, qui n’entendait plus rien, se leva doucement; il était tout jeune, avec de petites moustaches blondes et une haute taille mince bien serrée. J’aurais pu l’abattre pour sûr; mais cela me fit une telle impression de tuer cet homme ainsi découvert, que j’en tremblais. Tout à coup il m’aperçut et sauta de côté; alors je lâchai mon coup, et je respirai de bon coeur en voyant qu’il se sauvait à travers le taillis comme un cerf. En même temps, cinq ou six coups de fusil partirent à droite et à gauche; le sergent Pinto, Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d’un trait, et cent pas plus loin, nous trouvâmes ce jeune Prussien par terre, la bouche pleine de sang. Il nous regardait tout effrayé, en levant le bras comme pour parer les coups de baïonnette. Le sergent lui dit d’un air joyeux : « Va, ne crains rien, tu as ton compte ! » Personne n’avait envie de l’achever; seulement Klipfel prit une belle pipe qui sortait de sa poche de derrière, en disant : « Depuis longtemps je voulais avoir une pipe, en voilà pourtant une ! — Fusilier Klipfel, s’écria Pinto vraiment indigné, voulez-vous bien remettre cette pipe ! C’est bon pour les Cosaques de dépouiller les blessés ! Le soldat français ne connaît que l’honneur ! » Klipfel jeta la pipe, et finalement nous repartîmes de là sans tourner la tête. Nous arrivâmes au bout de cette petite forêt, qui s’arrêtait aux trois quarts de la côte; des broussailles assez touffues s’étendaient encore à deux cents pas jusqu’au haut. Les Prussiens que nous avions poursuivis se trouvaient cachés là-dedans. On les voyait se relever de tous les côtés pour tirer sur nous, puis aussitôt après ils se baissaient. Nous aurions bien pu rester là tranquillement; puis nous avions l’ordre d’occuper le bois, ces broussailles ne nous regardaient pas; derrière les arbres où nous étions, les coups de fusil des Prussiens ne nous auraient pas fait de mal. Nous entendions de l’autre côté de la côte une bataille terrible, les coups de canon se suivaient à la file et tonnaient quelquefois ensemble comme un orage : c’était une raison de plus pour rester. Mais nos officiers, s’étant réunis, décidèrent que les broussailles faisaient partie de la forêt et qu’il fallait chasser les Prussiens jusque sur la côte. Cela fut cause que bien des gens perdirent la vie en cet endroit. Nous reçûmes donc l’ordre de chasser les tirailleurs ennemis, et comme ils tiraient à mesure que nous approchions, et qu’ils se cachaient ensuite, tout le monde se mit à courir sur eux pour empêcher de recharger. Nos officiers couraient aussi, pleins d’ardeur. Nous pensions qu’au bout de la colline les broussailles finiraient, et qu’alors nous fusillerions les Prussiens par douzaines. Mais dans le moment où nous arrivons en haut, tout essoufflés, voilà que le vieux Pinto s’écrie : « Les hussards ! » Je lève la tête, et je vois des colbacks qui montent et qui grandissent derrière cette espèce de dos d’âne : ils arrivaient sur nous comme le vent. Â peine avais-je vu cela, que sans réfléchir je me retourne et je commence à redescendre, en faisant des bonds de quinze pieds, malgré la fatigue, malgré mon sac et malgré tout. Je voyais devant moi le sergent Pinto, Zébédé et les autres, qui se dépêchaient et qui sautaient en allongeant les jambes tant qu’ils pouvaient. Derrière, les hussards en masse faisaient un tel bruit que cela vous donnait la chair de poule : les officiers commandaient en allemand, les chevaux soufflaient, les fourreaux de sabre sonnaient contre les bottes, et la terre tremblait. J’avais pris le chemin le plus court pour arriver au bois; je croyais presque y être, quand, tout près de la lisière, je rencontre un de ces grands fossés où les paysans vont chercher de la terre glaise pour bâtir. Il avait plus de vingt pieds de large et quarante ou cinquante de long; la pluie qui tombait depuis quelques jours en rendait les bords très glissants; mais comme j’entendais les chevaux souffler de plus en plus, et que les cheveux m’en dressaient sur la nuque, sans faire attention à rien, je prends un élan et je tombe dans ce trou sur les reins, la giberne et la capote retroussées presque par-dessus la tête, un autre fusilier de ma compagnie était déjà là qui se relevait; il avait aussi voulu sauter. Dans la même seconde, deux hussards, lancés à fond de train, glissaient le long de cette pente grasse sur la croupe de leurs chevaux. Le premier de ces hussards, la figure toute rouge, allongea d’abord un coup de sabre sur l’oreille de mon pauvre camarade, en jurant comme un possédé; et comme il relevait le bras pour l’achever, je lui enfonçai ma baïonnette dans le côté de toutes mes forces. Mais en même temps, l’autre hussard me donnait sur l’épaule un coup qui m’aurait fendu en deux sans l’épaulette; il allait me percer, si, par bonheur, un coup de fusil d’en haut ne lui avait cassé la tête. Je regardai, et je vis un de nos soldats enfoncé dans la terre glaise jusqu’à mi-jambes. Il avait entendu les hennissements des chevaux et les jurements des hussards, et s’était avancé jusqu’au bord du trou pour voir ce qui se passait. « Eh bien, camarade, me dit-il en riant, il était temps ! » Je n’avais pas la force de lui répondre; je tremblais comme une feuille. Il ôta sa baïonnette, et me tendit le bout de son fusil pour m’aider à remonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je lui dis : « Vous m’avez sauvé !... Comment vous appelez-vous ? » Il me dit que son nom était Jean-Pierre Vincent. J’ai souvent pensé depuis que, s’il m’arrivait de rencontrer cet homme, je serais heureux de lui rendre service; mais le surlendemain eut lieu la seconde bataille de Leipzig, ensuite la retraite de Hanau, et je ne l’ai jamais revu. Le sergent Pinto et Zébédé vinrent un instant plus tard. Zébédé me dit : « Nous avons encore eu de la chance cette fois, nous deux, Joseph; nous sommes les derniers Phalsbourgeois au bataillon à cette heure... Klipfel vient d’être haché par les hussards ! — Tu l’as vu ? lui dis-je tout pâle. — Oui, il a reçu plus de vingt coups de sabre; il criait : « Zébédé ! Zébédé ! » Un instant après, il ajouta : « C’est terrible tout de même d’entendre appeler au secours un vieux camarade d’enfance sans pouvoir l’aider.. Mais ils étaient trop... ils l’entouraient ! » Cela nous rendit tristes, et les idées du pays nous revinrent encore une fois. Je me figurais la grand-mère Klipfel, lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, et cette pensée me fit aussi songer à Catherine ! Depuis la charge des hussards jusqu’à la nuit, le bataillon resta dans la même position, à tirailler contre les Prussiens. Nous les empêchions d’occuper le bois; mais ils nous empêchaient de monter sur la côte. Nous avons su le lendemain pourquoi. Cette côte domine tout le cours de la Partha, et la grande canonnade que nous entendions venait de la division Dombrowski, qui attaquait l’aile gauche de l’armée prussienne, et qui voulait porter secours au général Marmont à Mockern : là vingt mille Français, postés sur un ravin, arrêtaient les quatre-vingt mille hommes de Blücher; et du côté de Wachau, cent quinze mille Français livraient bataille à deux cent mille Autrichiens et Russes; plus de quinze cents pièces de canon tonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur la côte de Witterch était comme le bourdonnement d’une abeille au milieu de l’orage. Et même quelquefois nous cessions de tirer de part et d’autre pour écouter... Cela me paraissait quelque chose d’épouvantable et pour ainsi dire de surnaturel; l’air était plein de fumée de poudre, la terre tremblait sous nos pieds; les vieux soldats comme Pinto disaient qu’ils n’avaient jamais rien entendu de pareil. Vers six heures, un officier d’état-major remonta sur notre gauche, porter un ordre au colonel Lorain, et presque aussitôt on sonna la retraite. Le bataillon avait perdu soixante hommes, par la charge des hussards prussiens et la fusillade. Il faisait nuit lorsque nous sortîmes de la forêt, et, sur le bord de la Partha, — parmi les caissons, les convois de toute sorte, les corps d’armée en retraite, les détachements, les voitures de blessés qui défilaient sur deux ponts, — il nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver à notre tour. Le ciel était sombre, la canonnade grondait encore de loin en loin, mais les trois batailles étaient finies. On entendait bien dire que nous avions battu les Autrichiens et les Russes à Wachau, de l’autre côté de Leipzig; mais ceux qui revenaient de Mockern étaient sombres, personne ne criait : Vive l’Empereur ! comme après une victoire. Une fois sur l’autre rive, le bataillon descendit la Partha d’une bonne demi-lieue, jusqu’au village de Schoenfeld; la nuit était humide; nous marchions d’un pas lourd, le fusil sur l’épaule, les yeux fermés par le sommeil et la tête penchée. Derrière nous, le grand défilé des canons, des caissons, des bagages et des troupes en retraite de Mockern prolongeait son roulement sourd; et, par instants, les cris des soldats du train et des conducteurs d’artillerie, pour se faire place, s’élevaient au-dessus du tumulte. Mais ces bruits s’affaiblissaient insensiblement, et nous arrivâmes enfin près d’un cimetière, où l’on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils en faisceau. Alors seulement je relevai la tête et reconnus Schoenfeld au clair de lune. Combien de fois j’étais venu manger là de bonnes fritures et boire du vin blanc avec Zimmer, au petit bouchon de la Gerbe-d’Or, sous la treille du père Winter, quand le soleil chauffait l’air et que la verdure brillait autour de nous !... Ces temps étaient passés ! On plaça les sentinelles; quelques hommes entrèrent au village pour chercher du bois et des vivres. Je m’assis contre le mur du cimetière et je m’endormis. Vers trois heures du matin, je fus éveillé. « Joseph, me disait Zébédé, viens donc te chauffer; si tu restes là, tu risques d’attraper les fièvres. » Je me levai comme ivre de fatigue et de souffrance. Une petite pluie fine tremblotait dans l’air. Mon camarade m’entraîna près du feu, qui fumait sous la pluie. Ce feu n’était que pour la vue, il ne donnait point de chaleur; mais Zébédé m’ayant fait boire une goutte d’eau-de-vie, je me sentis un peu moins froid et je regardai les feux du bivac qui brillaient de l’autre côté de la Partha. « Les Prussiens se chauffent, me dit Zébédé; ils sont maintenant dans notre bois. — Oui, lui répondis-je, et le pauvre Klipfel est aussi là-bas; il n’a plus froid, lui ! » Je claquais des dents. Ces paroles nous rendirent tristes. Quelques instants après, Zébédé me demanda : « Te rappelles-tu, Joseph, le ruban noir qu’il avait à son chapeau le jour de la conscription ? Il criait : « Nous sommes tous condamnés à mort comme ceux de la Russie... Je veux un ruban noir.. il faut porter notre deuil ! » Et son petit frère disait : « Non, Jacob, je ne veux pas ! » Il pleurait; mais Klipfel mit tout de même le ruban : il avait vu les hussards dans un rêve ! » Â mesure que Zébédé parlait, je me rappelais ces choses, et je voyais aussi ce gueux de Pinacle sur la place de l’Hôtel-de-Ville, qui me criait, en agitant un ruban noir au-dessus de sa tête : « Hé ! boiteux, il te faut un beau ruban, à toi... le ruban de ceux qui gagnent... Arrive ! » Cette idée, avec le froid terrible qui m’entrait jusque dans la moelle, me faisait frémir. Je pensais : « Tu n’en reviendras pas... Pinacle avait raison... C’est fini ! » Je songeais. à Catherine, à la tante Grédel, au bon M. Goulden, et je maudissais ceux qui m’avaient forcé de venir là. Sur les quatre heures du matin, comme le jour commençait à blanchir le ciel, quelques voitures de vivres arrivèrent; on nous fit la distribution du pain, et nous reçûmes aussi de l’eau-de-vie et de la viande. La pluie avait cessé. Nous fîmes la soupe en cet endroit; mais rien ne pouvait me réchauffer; c’est là que j’attrapai les fièvres. J’avais froid à l’intérieur et mon corps brûlait. Je n’étais pas le seul au bataillon dans cet état, les trois quarts souffraient et dépérissaient ainsi; depuis un mois, ceux qui ne pouvaient plus marcher s’étendaient par terre en pleurant, et appelaient leur mère comme de petits enfants. Cela vous déchirait le coeur. La faim, les marches forcées, la pluie et le chagrin de savoir qu’on ne reverra plus son pays ni ceux qu’on aime, vous causaient cette maladie. Heureusement, les parents ne voient pas leurs enfants périr le long des routes; s’ils les voyaient, ce serait trop terrible : bien des gens croiraient qu’il n’y a de miséricorde ni sur la terre ni dans le ciel. Â mesure que le jour montait, nous découvrions à gauche — de l’autre côté de la rivière et d’un grand ravin rempli de saules et de trembles -, les villages brûlés, les tas de morts, les caissons et les canons renversés, et la terre ravagée aussi loin que pouvait s’étendre la vue sur les routes de Hall, de Lindenthal et de Dolitzch : c’était pire qu’à Lutzen. Nous voyions aussi les Prussiens se déployer dans cette direction et s’avancer par milliers sur le champ de bataille. Ils allaient donner la main aux Autrichiens et aux Russes, et fermer le grand cercle autour de nous; personne maintenant ne pouvait les en empêcher, d’autant plus que Bernadotte et le général russe Beningsen, restés en arrière, arrivaient avec cent vingt mille hommes de troupes fraîches. Ainsi notre armée, après avoir livré trois batailles en un seul jour, et réduite à cent trente mille combattants, allait être prise dans un cercle de trois cent mille baïonnettes, sans compter cinquante mille chevaux et douze cents canons ! De Schoenfeld, le bataillon se remit en marche pour rejoindre la division à Kohlgarten. Sur toute la route, on voyait s’écouler lentement les convois de blessés; toutes les charrettes du pays avaient été mises en réquisition pour ce service, et, dans les intervalles, marchaient encore des centaines de malheureux, le bras en écharpe, la figure bandée, pâles, abattus, à demi morts. Tout ce qui pouvait se traîner ne montait pas en charrette et tâchait pourtant de gagner un hôpital. Nous avions mille peines à traverser cet encombrement, lorsque tout à coup, en approchant de Kohlgarten, une vingtaine de hussards, arrivant ventre à terre et le pistolet levé, firent rebrousser la foule à droite et à gauche dans les champs. Ils criaient d’une voix éclatante : « L’Empereur ! l’Empereur ! » Aussitôt le bataillon se rangea, présenta les armes au bas de la chaussée, et, quelques secondes après, les grenadiers à cheval de la garde — de véritables géants, avec leurs grandes bottes, et leurs immenses bonnets à poil qui descendaient jusqu’aux épaules, ne laissant voir que le nez, les yeux et les moustaches -, passèrent au galop, la poignée du sabre serrée sur la hanche. Chacun était content de se dire : « Ceux-là sont avec nous... ce sont de rudes gaillards ! » Â peine avaient-ils défilé, que l’état-major parut... Figurez-vous cent cinquante à deux cents généraux, maréchaux, officiers supérieurs ou d’ordonnance,- montés sur de véritables cerfs, et tellement couverts de broderies d’or et de décorations, qu’on voyait à peine la couleur de leurs uniformes, — les uns grands et maigres, la mine hautaine; les autres courts, trapus, la face rouge; d’autres plus jeunes, tout droits sur leurs chevaux comme des statues, avec des yeux luisants et de grands nez en bec d’aigle : c’était quelque chose de magnifique et de terrible ! Mais ce qui me frappa le plus, au milieu de tous ces capitaines qui faisaient trembler l’Europe depuis vingt ans, c’est Napoléon avec son vieux chapeau et sa redingote grise; je le vois encore passer devant mes yeux, son large menton serré et le cou dans les épaules. Tout le monde criait : « Vive l’Empereur ! » — Mais il n’entendait rien... il ne faisait pas plus attention à nous qu’à la petite pluie fine qui tremblotait dans l’air... et regardait, les sourcils froncés, l’armée prussienne s’étendre le long de la Partha, pour donner la main aux Autrichiens. Tel que je l’ai vu ce jour-là, tel il m’est resté dans l’esprit. Le bataillon s’était remis en marche depuis un quart d’heure quand Zébédé me dit : « Est-ce que tu l’as vu, Joseph ? — Oui, lui répondis-je, je l’ai bien vu, et je m’en souviendrai toute ma vie. — C’est drôle, fit mon camarade, on dirait qu’il n’est pas content... Â Wurtschen, le lendemain de la bataille, il paraissait si joyeux en nous entendant crier : « Vive l’Empereur ! » et les généraux avaient aussi des figures riantes ! Aujourd’hui, tous font des mines du diable... Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nous avons remporté la victoire de l’autre côté de Leipzig. » Bien d’autres pensaient la même chose sans rien dire; l’inquiétude vous gagnait... Nous trouvâmes le régiment au bivouac, à deux portées de fusil de Kohlgarten. Le bataillon prit sa position à droite de la route, sur une colline. Dans toutes les directions, on voyait les feux innombrables des armées dérouler leur fumée dans le ciel. Il tombait toujours de la bruine, et les hommes assis sur leurs sacs en face des petits feux, les bras croisés, semblaient tout rêveurs. Les officiers se réunissaient entre eux. On entendait répéter de tous les côtés qu’on n’avait jamais vu de guerre pareille... que c’était une guerre d’extermination... que cela ne faisait rien à l’ennemi d’être battu, et qu’il voulait seulement nous tuer du monde, sachant bien qu’à la fin il lui resterait quatre ou cinq fois plus d’hommes qu’à nous, et qu’il serait le maître. On disait que l’Empereur avait gagné la bataille à Wachau contre les Autrichiens et les Russes; mais que cela ne servait à rien, puisque les autres ne s’en allaient pas et qu’ils attendaient des masses de renforts. Du côté de Mockern, on savait que nous avions perdu, malgré la belle défense de Marmont : l’ennemi nous avait écrasés sous le nombre. Nous n’avions eu qu’un seul véritable avantage en ce jour, c’était d’avoir conservé notre point de retraite sur Erfurt; car Giulay n’avait pu s’emparer des ponts de l’Elster et de la Pleisse. Toute l’armée, depuis le simple soldat jusqu’au maréchal, pensait qu’il fallait battre en retraite le plus tôt possible, et que notre position était très mauvaise. Malheureusement l’Empereur pensait le contraire : il fallait rester ! Tout ce jour du 17, nous demeurâmes en position sans tirer un coup de fusil. — Quelques-uns parlaient de l’arrivée du général Reynier avec seize mille Saxons; mais la défection des Bavarois nous avait appris quelle confiance on pouvait avoir dans nos alliés. Vers le soir, on annonça que l’on commençait à découvrir l’armée du grand Nord sur le plateau de Breitenfeld : c’étaient soixante mille hommes de plus pour l’ennemi. Je crois entendre encore les malédictions qui s’élevaient contre Bernadotte, les cris d’indignation de tous ceux qui l’avaient connu simple officier du temps de la République et qui disaient : « Il nous doit tout; nous l’avons fait roi de notre propre sang, et maintenant, il vient nous donner le coup de grâce ! » La nuit, il se fit un mouvement général en arrière; notre armée se resserra de plus en plus autour de Leipzig, ensuite tout devint calme. Mais cela ne vous empêchait pas de réfléchir; au contraire, chacun pensait dans le silence : « Que va-t-il arriver demain ? Est-ce qu’à cette même heure je verrai la lune monter entre les nuages, comme je la vois ? Est-ce que les étoiles brilleront encore pour mes yeux ? » Et quand on regardait, dans la nuit sombre, ce grand cercle de feu qui nous entourait sur une étendue de près de six lieues, on s’écriait en soi-même : « Maintenant tout l’univers est contre nous, tous les peuples demandent notre extermination... ils ne veulent plus de notre gloire ! » On songeait ensuite qu’on avait pourtant l’honneur d’être Français, et qu’il fallait vaincre ou mourir.ErckmHisto|ErckmHisto019|Chapitre 19
 
== Chapitre 19 ==
 
C’est au milieu de ces pensées que le jour arriva. Rien ne bougeait encore, et Zébédé me dit : « Quelle chance, si l’ennemi n’avait pas le courage de nous attaquer ! » Les officiers causaient entre eux d’un armistice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos coureurs entrèrent à bride abattue, criant que l’ennemi s’ébranlait sur toute la ligne, et presque aussitôt le canon gronda sur notre droite, le long de l’Elster. Nous étions déjà sous les armes, et nous marchions à travers champs, du côté de la Partha, pour retourner à Schoenfeld. Voilà le commencement de la bataille. Sur les collines, en avant de la rivière, deux ou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et la cavalerie sur les flancs, attendaient l’ennemi; plus loin, par-dessus les pointes des baïonnettes, nous voyions les Prussiens, les Suédois et les Russes s’avancer en masses profondes de tous les côtés : cela n’en finissait plus. Vingt minutes après, nous arrivions en ligne, entre deux collines, et nous apercevions, devant nous, cinq ou six mille Prussiens qui traversaient la rivière en criant tous ensemble : « Faterland ! Faterland ! » Cela formait un tumulte immense, semblable à celui de ces nuées de corbeaux qui se réunissent pour gagner les pays du nord. Dans le même moment, la fusillade s’engagea d’une rive à l’autre, et le canon se mit à gronder. Le ravin où coule la Partha se remplit de fumée; les Prussiens étaient déjà sur nous, que nous les voyions à peine avec leurs yeux furieux, leurs bouches tirées et leur air de bêtes sauvages. Alors nous ne poussâmes qu’un cri jusqu’au ciel : « Vive l’Empereur ! » et nous courûmes sur eux. La mêlée devint épouvantable; en deux secondes nos baïonnettes se croisèrent par milliers : on se poussait, on reculait, on se lâchait des coups de fusil à bout portant, on s’assommait à coups de crosse, tous les rangs se confondaient... ceux qui tombaient on marchait dessus, la canonnade tonnait; et la fumée qui se traînait sur cette eau sombre entre les collines, le sifflement des balles, le pétillement de la fusillade faisaient ressembler ce ravin à un four, où s’engouffraient les hommes comme des bûches pour être consumés. Nous, c’était le désespoir qui nous poussait, la rage de nous venger avant de mourir; les Prussiens, c’était l’orgueil de se dire : « Nous allons vaincre Napoléon cette fois ! » Ces Prussiens sont les plus orgueilleux des hommes; leurs victoires de Gross-Beeren et de la Katzbach les avaient rendus comme fous. Mais il en resta dans la rivière... oui, il en resta ! Trois fois, ils passèrent l’eau et coururent sur nous en masse. Nous étions bien forcés de reculer, à cause de leur grand nombre, et quels cris ils poussaient alors ! On aurait dit qu’ils voulaient nous manger.. C’est une vilaine race... Leurs officiers, l’épée en l’air entre les baïonnettes serrées, répétaient cent fois : « Forwertz ! Forwertz ! » et tous s’avançaient comme un mur, avec grand courage, on ne peut pas dire le contraire. Nos canons les fauchaient, ils avançaient toujours; mais en haut de la colline nous reprenions un nouvel élan et nous les bousculions jusque dans la rivière. Nous les aurions tous massacrés sans une de leurs batteries, en avant de Mockern, qui nous prenait en écharpe et nous empêchait de les poursuivre trop loin. Cela dura jusqu’à deux heures; la moitié de nos officiers étaient hors de combat; le commandant Gémeau était blessé, le colonel Lorain tué, et tout le long de la rivière on ne voyait que des morts entassés et des blessés qui se traînaient pour sortir de la bagarre; quelques-uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup de baïonnette ou lâcher un dernier coup de fusil. On n’a jamais rien vu de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à la file, les uns montrant leur figure, les autres le dos, d’autres les pieds. Ils se suivaient comme des flottes de bois, et personne n’y faisait seulement attention. On aurait dit que la même chose ne pouvait pas nous arriver d’une minute à l’autre. Ce grand carnage se passait tout le long de la Partha, depuis Schoenfeld jusqu’à Grossdorf. Les Suédois et les Prussiens finirent par remonter la rivière pour nous tourner plus haut, et des masses de Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n’étaient pas fâchés d’aller voir ailleurs. Les Russes se formèrent sur deux colonnes; ils descendirent au ravin l’arme au bras, dans un ordre admirable, et nous donnèrent l’assaut deux fois avec une grande bravoure, mais sans pousser des cris de bêtes comme les Prussiens. Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont au-dessus de Schoenfeld; la canonnade allait toujours en augmentant. De tous les côtés où s’étendaient les yeux, à travers la fumée, on ne voyait que des ennemis qui se resserraient; quand nous avions repoussé une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupes fraîches : c’était toujours à recommencer. Entre deux ou trois heures, on apprit que les Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé la rivière au-dessus de Grossdorf, et qu’ils venaient nous prendre à revers; ça leur plaisait beaucoup mieux que de nous attaquer en face. Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de front, l’aile droite en arrière. Notre division resta toujours appuyée sur Schoenfeld; mais toutes les autres se retirèrent de la Partha pour s’étendre dans la plaine, et toute l’armée ne forma plus qu’une ligne autour de Leipzig. Les Russes, derrière la route de Mockern, préparaient leur troisième attaque vers trois heures; nos officiers prenaient de nouvelles dispositions pour les recevoir, lorsqu’une sorte de frisson passa d’un bout de l’armée à l’autre, et tout le monde apprit en quelques minutes que les seize mille Saxons et la cavalerie wurtembergeoise — au centre de notre ligne -, venaient de passer à l’ennemi, et que, même avant d’arriver à distance, ils avaient eu l’infamie de tourner les quarante pièces de canon qu’ils emmenaient avec eux contre leurs anciens frères d’armes de la division Durutte. Cette trahison, au lieu de nous abattre, augmenta tellement notre fureur que, si l’on nous avait écoutés, nous aurions traversé la rivière pour tout exterminer. Ces Saxons-là disent qu’ils défendaient leur patrie; eh bien, c’est faux. Ils n’avaient qu’à nous quitter sur la route de Duben; qui les en empêchait ? Ils n’avaient qu’à faire comme les Bavarois et se déclarer avant la bataille. Ils pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi refuser le service; mais ils nous trahissaient parce que la chance tournait contre nous. S’ils avaient vu que nous allions gagner, ils auraient toujours été nos bons amis pour avoir leur part, comme après Iéna et Friedland. Voilà ce que chacun pensait, et voilà pourquoi ces Saxons seront des traîtres dans les siècles des siècles. Non seulement ils abandonnèrent leurs amis dans le malheur, mais ils les assassinèrent pour se faire bien venir des autres. Dieu est juste : leurs nouveaux alliés eurent un tel mépris d’eux qu’ils partagèrent la moitié de leur pays après la bataille. Les Français ont ri de la reconnaissance des Prussiens, des Autrichiens et des Russes. Depuis ce moment jusqu’au soir, ce n’était plus une guerre humaine qu’on se faisait, c’était une guerre de vengeance. Le nombre devait nous écraser, mais les alliés devaient payer chèrement leur victoire. Â la nuit tombante, pendant que deux mille pièces de canon tonnaient ensemble, nous recevions notre septième attaque dans Schoenfeld : d’un côté les Russes et de l’autre les Prussiens nous refoulaient dans ce grand village. Nous tenions dans chaque maison, dans chaque ruelle; les murs tombaient sous les boulets, les toits s’affaissaient. On ne criait plus comme au commencement de la bataille; on était froid et pâle à force de rage. Les officiers avaient ramassé des fusils et remis la vieille giberne; ils déchiraient la cartouche comme le soldat. Après les maisons, on défendit les jardins et le cimetière où j’avais couché la veille; il y avait alors plus de morts dessus que dessous terre. Ceux qui tombaient ne se plaignaient pas; ceux qui restaient se réunissaient derrière un mur, un tas de décombres, une tombe. Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quelqu’un. Il faisait nuit lorsque le maréchal Ney amena, de je ne sais où, du renfort : ce qui restait de la division Ricard et de la deuxième de Souham. Tous les débris de nos régiments se réunirent, et l’on rejeta les Russes de l’autre côté du vieux pont, qui n’avait plus de rampe à force d’avoir été mitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de douze, et jusqu’à sept heures on se canonna dans cet endroit. Les restes du bataillon et de quelques autres en arrière soutenaient les pièces, et je me rappelle que leur feu s’étendait sous le pont comme des éclairs, et qu’on voyait alors les chevaux et les hommes tués s’engouffrer pêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne durait qu’une seconde, mais c’étaient de terribles visions ! Â sept heures et demie, comme des masses de cavalerie s’avançaient sur notre gauche, et qu’on les voyait tourbillonner autour de deux grands carrés qui se retiraient pas à pas, nous reçûmes enfin l’ordre de la retraite. Il ne restait plus que deux ou trois mille hommes à Schoenfeld avec les six pièces. Nous revînmes à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous allâmes bivaquer autour de Rendnitz. Zébédé vivait encore; comme nous marchions l’un près de l’autre en silence depuis vingt minutes, écoutant la canonnade qui continuait du côté de l’Elster malgré la nuit, tout à coup il me dit : « Comment sommes-nous encore là, Joseph, quand tant de milliers d’autres près de nous sont morts ? Maintenant nous ne pouvons plus mourir. » Je ne répondais rien. « Quelle bataille ! fit-il. Est-ce qu’on s’est jamais battu de cette façon avant nous ? C’est impossible. » Il avait raison, c’était une bataille de géants. Depuis dix heures du matin jusqu’à sept heures du soir, nous avions tenu tête à trois cent soixante mille hommes sans reculer d’une semelle, et nous n’étions pourtant que cent trente mille ! On n’avait jamais rien vu de pareil. — Dieu me garde de dire du mal des Allemands, ils combattaient pour l’indépendance de leur patrie; mais je trouve qu’ils ont tort de célébrer tous les ans l’anniversaire de la bataille de Leipzig : quand on était trois contre un, il n’y a pas de quoi se vanter. En approchant de Rendnitz, nous marchions sur des tas de morts; à chaque pas nous rencontrions des canons démontés, des caissons renversés, des arbres hachés par la mitraille. C’est là qu’une division de la jeune garde et les grenadiers à cheval, conduits par Napoléon lui-même, avaient arrêté les Suédois qui s’avançaient dans le vide formé par la trahison des Saxons. — Deux ou trois vieilles baraques qui finissaient de brûler en avant du village éclairaient ce spectacle. Les grenadiers à cheval étaient encore à Rendnitz; mais une foule d’autres troupes débandées allaient et venaient dans la grande rue. On n’avait pas fait la distribution des vivres; chacun cherchait à manger et à boire. Comme nous défilions devant une grande maison de poste, nous vîmes derrière le mur d’une cour deux cantinières qui versaient à boire du haut de leurs charrettes. Il y avait là des chasseurs, des cuirassiers, des lanciers, des hussards, de l’infanterie de ligne et de la garde, tous pêle-mêle, déchirés, les shakos et les casques défoncés, sans plumets, criblés de coups. Tous ces gens semblaient affamés. Deux ou trois dragons, debout sur le petit mur, près d’un pot rempli de poix qui brûlait, les bras croisés sous leurs longs manteaux blancs, étaient couverts de sang comme des bouchers. Aussitôt Zébédé, sans rien dire, me poussa du coude, et nous entrâmes dans la cour, pendant que les autres poursuivaient leur chemin. Il nous fallut un quart d’heure pour arriver près de la charrette. Je levai un écu de six livres; la cantinière, à genoux derrière sa tonne, me tendit un grand verre d’eau-de-vie avec un morceau de pain blanc, en prenant mon écu. Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui le vida. Nous eûmes ensuite de la peine à sortir de cette foule, on se regardait d’un air sombre, on se faisait place des épaules et des coudes, et c’est là qu’on pouvait dire — en voyant ces faces dures, ces yeux creux, ces mines terribles d’hommes qui viennent de traverser mille morts et qui recommenceront demain — : « Chacun pour soi... Dieu pour tous ! » En remontant le village, Zébédé me dit : « Tu as du pain ? — Oui. » Je cassai le pain en deux et je lui en donnai la moitié. Nous mangions en allongeant le pas. On entendait encore tirer dans le lointain. Au bout de vingt minutes nous avions rattrapé la queue de la colonne, et nous reconnûmes le bataillon au capitaine adjudant-major Vidal, qui marchait auprès. Nous rentrâmes dans les rangs sans que personne eût remarqué notre absence. Plus on approchait de la ville, plus on rencontrait de détachements, de canons et de bagages, qui se dépêchaient d’arriver à Leipzig. Vers dix heures nous traversions le faubourg de Rendnitz. Le général de brigade Fournier prit notre commandement et nous donna l’ordre d’obliquer à gauche. Â minuit nous arrivâmes dans les grandes promenades qui longent la Pleisse, et nous fîmes halte sous les vieux tilleuls dépouillés. On forma les faisceaux. Une longue file de feux tremblotaient dans le brouillard jusqu’au faubourg de Ranstadt. Quand la flamme montait, elle éclairait des troupes de lanciers polonais, des lignes de chevaux, des canons et des fourgons, et, de loin en loin, quelques sentinelles immobiles dans la brume comme des ombres. De grandes rumeurs s’élevaient en ville, elles semblaient augmenter toujours, et se confondaient avec le roulement sourd de nos convois sur le pont de Lindenau. C’était le commencement de la retraite. — Alors chacun mit son sac au pied d’un arbre et s’étendit dessus, le bras replié sous l’oreille. Un quart d’heure après, tout le monde dormait.ErckmHisto|ErckmHisto020|Chapitre 20
 
== Chapitre 20 ==
 
Ce qui se passa jusqu’au petit jour, je n’en sais rien — les bagages, les blessés et les prisonniers continuèrent sans doute de défiler sur le pont; mais alors une détonation épouvantable nous éveilla, pas un homme ne resta couché, car on prenait cela pour une attaque, lorsque deux officiers de hussards arrivèrent en criant qu’un fourgon de poudre venait de sauter par hasard dans la grande avenue de Ranstadt, au bord de l’eau. La fumée, d’un rouge sombre, tourbillonnait encore dans le ciel en se dissipant; la terre et les vieilles maisons frémissaient. Le calme se rétablit. Quelques-uns se recouchèrent pour tâcher de se rendormir; mais le jour venait; en jetant les yeux sur la rivière grisâtre, on voyait déjà nos troupes s’étendre à perte de vue sur les cinq ponts de l’Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n’en font pour ainsi dire qu’un. Ce pont, sur lequel tant de milliers d’hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Cela devait prendre beaucoup de temps, et l’idée venait à tout le monde qu’il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deux rivières, puisque d’un instant à l’autre l’ennemi pouvait nous attaquer, et qu’alors la retraite deviendrait bien difficile. Mais l’Empereur avait oublié de donner des ordres, et l’on n’osait rien faire sans ordre; pas un maréchal de France n’aurait osé prendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu’un seul ! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible de Napoléon avait réduit tous ces vieux capitaines : ils obéissaient comme des machines et ne s’inquiétaient de rien autre, dans la crainte de déplaire au maître !... Moi, tout de suite, en voyant ce pont qui n’en finissait plus, je pensai : « Pourvu qu’on nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez de bataille et de carnage ! Une fois de l’autre côté, nous serons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-être encore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden ! » En songeant à cela, je m’attendrissais, je regardais d’un oeil d’envie ces milliers d’artilleurs à cheval et de soldats du train qui s’éloignaient là-bas comme des fourmis, et les grands bonnets à poil de la vieille garde, immobiles de l’autre côté de la rivière sur la colline de Lindenau, l’arme au bras. — Zébédé, qui pensait la même chose, me dit : « Hein ! Joseph, si nous étions à leur place ! » Aussi, vers sept heures, lorsque nous vîmes s’approcher trois fourgons pour nous distribuer des cartouches et du pain, cela me parut bien amer. Il était clair maintenant que nous serions à l’arrière-garde, et, malgré la faim, j’aurais voulu jeter mon pain contre un mur. Quelques instants après, passèrent deux escadrons de lanciers polonais qui remontaient la rivière; puis derrière ces lanciers cinq ou six généraux, et dans le nombre Poniatowski. C’était un homme de cinquante ans, assez grand, mince et l’air triste. Il passa sans nous regarder. Le général Fournier se détacha de son état-major en nous criant : « Par file à gauche ! » Je n’ai jamais eu de crève-coeur pareil, j’aurais donné ma vie pour deux liards; mais il fallait bien emboîter le pas et tourner le dos au pont. Au bout des promenades, nous arrivâmes à un endroit appelé Hinterthôr, c’est une vieille porte sur la route de Caunewitz; à droite et à gauche s’étendent les anciens remparts, et derrière s’élèvent les maisons. On nous posta dans les chemins couverts, près de cette porte que des sapeurs avaient solidement barricadée. Le capitaine Vidal commandait alors le bataillon, réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quelques vieilles palissades vermoulues nous servaient de retranchements, et sur toutes les routes en face s’avançait l’ennemi. Cette fois, c’étaient des vestes blanches et des shakos plats sur la nuque, avec une espèce de haute plaque devant, où se voyait l’aigle à deux têtes des kreutzers. — Le vieux Pinto, qui les reconnut tout de suite, nous dit : « Ceux-là sont des Kaiserlicks ! nous les avons battus plus de cinquante fois depuis 1793; mais c’est égal, si le père de Marie-Louise avait un peu de coeur, ils seraient avec nous tout de même. » Depuis quelques instants on entendait la canonnade; de l’autre côté de la ville, Blücher attaquait le faubourg de Hall. Bientôt après, le feu s’étendit à droite. Bernadotte attaquait le faubourg de Kohlgartenthôr, et presque en même temps les premiers obus des Autrichiens tombèrent dans nos chemins couverts; ils se suivaient à la file; plusieurs passant au-dessus du Hinterthôr éclataient dans les maisons et dans les rues du faubourg. Â neuf heures, les Autrichiens se formèrent en colonnes d’attaque sur la route de Caunewitz. De tous les côtés ils nous débordaient; malgré cela, le bataillon tint jusque vers dix heures. Alors il fallut nous replier derrière les vieux remparts, où les Kaiserlicks nous poursuivirent par les brèches, sous le feu croisé du 29ème et du 14ème de ligne. Ces pauvres diables n’avaient pas la fureur des Prussiens; ils montrèrent pourtant un vrai courage, car à dix heures et demie ils couronnaient les remparts, et nous, de toutes les fenêtres environnantes, nous les fusillions sans pouvoir les forcer à redescendre. Six mois avant, ces choses m’auraient fait horreur, mais j’en avais vu tant d’autres ! J’étais alors insensible comme un vieux soldat, et la mort d’un homme ou de cent ne me paraissait plus rien. Jusqu’à ce moment tout avait bien marché; mais comment sortir des maisons ? L’ennemi couvrait toutes les avenues, et à moins de grimper sur les toits, il n’y avait plus de retraite possible. C’est encore un des mauvais moments dont j’ai gardé le souvenir. Tout à coup l’idée me vint que nous serions pris là comme des renards qu’on enfume dans leur trou; je m’approchai d’une fenêtre de derrière, et je vis qu’elle donnait dans une cour, et que cette cour n’avait de porte que sur le devant. Je me figurais que les Autrichiens, après tout le mal que nous venions de leur faire, nous passeraient au fil de la baïonnette; c’était assez naturel. En songeant à cela, je rentrai dans la chambre où nous étions une dizaine, et j’aperçus le sergent Pinto assis tout pâle contre le mur, les bras pendants. Il venait de recevoir une balle dans le ventre, et disait au milieu de la fusillade : « Défendez-vous, conscrits, défendez-vous !... Montrez à ces Kaiserlicks que nous valons encore mieux qu’eux !... Ah ! les brigands ! » En bas, contre la porte, retentissaient comme des coups de canon. Nous tirions toujours, mais sans espoir, lorsqu’il se fit dehors un grand bruit de piétinement de chevaux. Le feu cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre escadrons de lanciers passer comme une bande de lions au milieu des Autrichiens. Tout cédait. Les Kaiserlicks allongeaient les jambes : mais les grandes lances bleuâtres, avec leurs flammes rouges, filaient plus vite qu’eux et leur entraient dans le dos comme des flèches. Ces lanciers étaient des Polonais, les plus terribles soldats que j’aie vus de ma vie, et pour dire les choses comme elles sont, nos amis et nos frères. Ceux-là n’ont pas tourné casaque au moment du danger, ils nous ont donné jusqu’à la dernière goutte de leur sang... Et nous, qu’est-ce que nous avons fait pour leur malheureux pays ?... Quand je pense à notre ingratitude, cela me crève le coeur ! Enfin cette fois encore les Polonais nous dégageaient. En les voyant si fiers et si braves, nous sortîmes de partout, courant sur les Autrichiens à la baïonnette, et nous les rejetâmes dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais il était temps de battre en retraite, car l’ennemi remplissait déjà Leipzig : les portes de Hall et de Grimma étaient forcées, et celle de Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et nos autres amis les Saxons. Soldats, étudiants et bourgeois tiraient sur nous des fenêtres ! Nous n’eûmes que le temps de nous reformer et de reprendre le chemin de la grande avenue qui longe la Pleisse. Les lanciers nous attendaient là, nous défilâmes derrière eux, et comme les Autrichiens nous serraient de près, ils firent encore une charge pour les refouler. Quels braves gens et quels magnifiques cavaliers que ces Polonais ! Ah ! tous ceux qui les ont vus pousser une charge sont dans l’admiration, surtout dans un moment pareil. La division, réduite de huit mille hommes à quinze cents, se retirait donc devant plus de cinquante mille ennemis, non sans se retourner et répondre encore au feu des Kaiserlicks. Nous nous rapprochions du pont, avec quelle joie ! je n’ai pas besoin de le dire. Mais il n’était pas facile d’y arriver, car sur toute la longueur de l’avenue, tant d’hommes à pied et à cheval se précipitaient pour passer, arrivant de toutes les rues environnantes, que cette foule ne formait en quelque sorte qu’un seul bloc, où toutes les têtes se touchaient et s’avançaient lentement avec des soupirs et des espèces de cris sourds qu’on entendait d’un quart de lieue malgré la fusillade. Malheur à ceux qui se trouvaient sur le bord du pont; ils tombaient, et personne n’y faisait attention ! Au milieu, les hommes et même les chevaux étaient portés; ils n’avaient pas besoin de bouger, ils avançaient tout seuls... — Mais comment arriver là ? L’ennemi faisait des progrès à chaque seconde. On avait bien placé quelques canons sur les deux côtés pour balayer les promenades et en face la rue principale. Il y avait bien encore des troupes en ligne pour repousser les premières attaques; mais les Prussiens, les Autrichiens et les Russes avaient aussi des canons pour balayer le pont, et ceux qui resteraient les derniers, après avoir protégé la retraite des autres, devaient recevoir tous les obus, tous les boulets et la mitraille; il ne fallait pas beaucoup de bon sens pour comprendre cela, c’était assez clair : voilà pourquoi tout le monde voulait passer à la fois. Â deux ou trois cents pas de ce pont, l’idée me vint de courir me perdre dans la foule, et de me faire porter de l’autre côté; mais le capitaine Vidal, le lieutenant Bretonville et d’autres vieux disaient : « Le premier qui s’écarte des rangs, qu’on tire dessus ! » Quelle terrible malédiction que d’être si près, et de penser : « Il faut que je reste ! » Cela se passait entre onze heures et midi. Je vivrais cent ans, qu’il me serait impossible de rien oublier de ce moment; la fusillade se rapprochait à droite et à gauche, quelques boulets commençaient à ronfler dans l’air, et du côté du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens déboucher pêle-mêle avec nos soldats. — Aux environs du pont, des cris épouvantables s’élevaient; les cavaliers, pour se faire place, sabraient les fantassins, qui leur répondaient à coups de baïonnettes : c’était un sauve-qui-peut général ! — Â chaque pas de la foule, quelqu’un tombait du pont, et, cherchant à se retenir, en entraînait cinq ou six par grappes ! Et comme la confusion, les hurlements, la fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient augmentaient de seconde en seconde, comme ce spectacle devenait tellement abominable, qu’on aurait cru qu’il ne pouvait rien arriver de pire... voilà qu’une espèce de coup de tonnerre part, et que la première arche du pont s’écroule avec tous ceux qui se trouvaient dessus : des centaines de malheureux disparaissaient, des masses d’autres sont estropiés, écrasés, mis en lambeaux par les pierres qui retombent. Un sapeur du génie venait de faire sauter le pont ! Â cette vue, le cri de trahison retentit jusqu’au bout des promenades : « Nous sommes perdus !... trahis !... » On n’entendait que cela... c’était une clameur immense, épouvantable. Les uns, saisis de la rage du désespoir, retournent à l’ennemi comme des bêtes fauves acculées, qui ne voient plus rien et qui n’ont plus que l’idée de vengeance; d’autres brisent leurs armes, en accusant le ciel et la terre de leur malheur. Les officiers à cheval, les généraux sautent dans la rivière pour traverser à la nage; bien des soldats font comme eux, ils se précipitent sans prendre le temps d’ôter leurs sacs. L’idée qu’on avait pu s’en aller, et que maintenant, à la dernière minute, il fallait se faire massacrer, vous rendait fous... J’avais vu bien des cadavres la veille, entraînés par la Partha; mais alors c’était encore plus terrible; tous ces malheureux se débattaient avec des cris déchirants, ils s’accrochaient les uns aux autres; la rivière en était pleine : — on ne voyait que des bras et des têtes grouiller à sa surface. En ce moment, le capitaine Vidal, un homme calme et qui par sa figure et son coup d’oeil nous avait retenus dans le devoir, — en ce moment, le capitaine lui-même parut découragé; il remit son sabre dans le fourreau en riant d’un air étrange, et dit : « Allons... c’est fini !... » Et comme je lui posais la main sur le bras, il me regarda avec une grande douceur : « Que veux-tu, mon enfant ? me demanda-t-il. — Capitaine, lui répondis-je — car cette pensée me revenait alors -, j’ai passé quatre mois à l’hôpital de Leipzig, je me suis baigné dans l’Elster, et je connais un endroit où l’on a pied. — Où cela ? — Â dix minutes au-dessus du pont. » Aussitôt il tira son sabre en criant d’une voix de tonnerre : « Enfants, suivez-moi, et toi, marche devant. » Tout le bataillon, qui ne comptait plus que deux cents hommes, se mit en marche; une centaine d’autres, qui nous voyaient partir d’un pas ferme, se mirent avec nous sans savoir où nous allions. Les Autrichiens étaient déjà sur la terrasse de l’avenue; plus bas s’étendaient les jardins séparés par les haies jusqu’à l’Elster. Je reconnus ce chemin, que Zimmer et moi nous avions parcouru en juillet, quand tout cela n’était qu’un bouquet de fleurs. Des coups de fusil partaient sur nous, mais nous n’y répondions plus. J’entrai le premier dans la rivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les autres deux à deux. L’eau nous arrivait jusqu’aux épaules, parce qu’elle était grossie par les pluies d’automne; malgré cela, nous passâmes heureusement, il n’y eut personne de noyé. Nous avions encore presque tous nos fusils en arrivant sur l’autre rive, et nous prîmes tout droit à travers champs. Plus loin nous trouvâmes le petit pont de bois qui mène à Schleissig, et de là nous tournâmes vers Lindenau. Nous étions tous silencieux, de temps en temps nous regardions au loin, de l’autre côté de l’Elster, la bataille qui continuait dans les rues de Leipzig. Longtemps les clameurs furieuses et le rebondissement sourd de la canonnade nous arrivèrent; ce n’est que vers deux heures, lorsque nous découvrîmes l’immense file de troupes, de canons et de bagages qui s’étendait à perte de vue sur la route d’Erfurt, que ces bruits se confondirent pour nous avec le roulement des voitures.ErckmHisto|ErckmHisto021|Chapitre 21
 
== Chapitre 21 ==
 
J’ai raconté jusqu’à présent les grandes choses de la guerre : des batailles glorieuses pour la France, malgré nos fautes et nos malheurs. Quand on a combattu seul contre tous les peuples de l’Europe — toujours un contre deux et quelquefois contre trois -, et qu’on a fini par succomber, non sous le courage des autres, ni sous leur génie, mais sous la trahison et le nombre, on aurait tort de rougir d’une pareille défaite, et les vainqueurs auraient encore plus tort d’en être fiers. Ce n’est pas le nombre qui fait la grandeur d’un peuple ni d’une armée, c’est sa vertu. Je pense cela dans la sincérité de mon âme, et je crois que les hommes de coeur, les hommes sensés de tous les pays du Monde penseront comme moi. Mais il faut maintenant que je raconte les misères de la retraite, et voilà ce qui me paraît le plus pénible. On dit que la confiance donne la force, et c’est vrai surtout pour les Français. Tant qu’ils marchent en avant, tant qu’ils espèrent la victoire, ils sont unis comme les doigts de la main, la volonté des chefs est la loi de tous; ils sentent qu’on ne peut réussir que par la discipline. Mais aussitôt qu’ils sont forcés de reculer, chacun n’a plus de confiance qu’en soi-même, et l’on ne connaît plus le commandement. Alors ces hommes si fiers — ces hommes qui s’avançaient gaiement à l’ennemi pour combattre -, s’en vont les uns à droite, les autres à gauche, tantôt seuls, tantôt en troupeaux. Et ceux qui tremblaient à leur approche s’enhardissent; ils avancent d’abord avec crainte, ensuite, voyant qu’il ne leur arrive rien, ils deviennent insolents. Ils fondent sur les traînards à trois ou quatre pour enlever, comme on voit les corbeaux, en hiver, tomber sur un pauvre cheval abattu, qu’ils n’auraient pas osé regarder d’une demi-lieue lorsqu’il marchait encore. J’ai vu ces choses... J’ai vu de misérables Cosaques — de véritables mendiants, avec de vieilles guenilles pendues aux reins, un vieux bonnet de peau râpé tiré sur les oreilles, des gueux qui ne s’étaient jamais fait la barbe et tout remplis de vermine, assis sur de vieilles biques maigres, sans selle, le pied dans une corde en guise d’étrier, un vieux pistolet rouillé pour arme à feu, un clou de latte au bout d’une perche pour lance -, j’ai vu des gueux pareils, qui ressemblaient à de vieux Juifs jaunes et décrépits, arrêter des dix, quinze, vingt soldats, et les emmener comme des moutons ! Et les paysans, ces grands flandrins qui tremblaient quelques mois auparavant comme des lièvres, lorsqu’on les regardait de travers... eh bien, je les ai vus traiter d’un air d’arrogance de vieux soldats, des cuirassiers, des canonniers, des dragons d’Espagne, des gens qui les auraient renversés d’un coup de poing; je les ai vus soutenir qu’ils n’avaient pas de pain à vendre, lorsqu’on sentait l’odeur du four dans tous les environs, et qu’ils n’avaient ni vin ni bière, ni rien, lorsqu’on entendait les pots tinter à droite et à gauche comme les cloches de leurs villages. Et l’on n’osait pas les secouer, on n’osait pas les mettre à la raison, ces gueux qui riaient de nous voir battre en retraite, parce qu’on n’était plus en nombre, parce que chacun marchait pour soi, qu’on ne reconnaissait plus de chefs et qu’on n’avait plus de discipline. Et puis la faim, la misère, les fatigues, la maladie, tout vous accablait à la fois; le ciel était gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le vent d’automne vous glaçait. Comment de pauvres conscrits encore sans moustaches, et tellement décharnés qu’on aurait vu le jour entre leurs côtes comme à travers une lanterne, comment ces pauvres êtres pouvaient-ils résister à tant de misères ? Ils périssaient par milliers; on ne voyait que cela sur les chemins. La terrible maladie qu’on appelait le typhus nous suivait à la piste : les uns disent que c’est une sorte de peste, engendrée par les morts qu’on n’enterre pas assez profondément; les autres, que cela vient des souffrances trop grandes qui dépassent les forces humaines; je n’en sais rien, mais les villages d’Alsace et de Lorraine, où nous avons apporté le typhus, s’en souviendront toujours : sur cent malades, dix ou douze au plus revenaient ! Enfin, puisqu’il faut continuer cette triste histoire, le soir du 19 nous allâmes bivaquer à Lutzen, où les régiments se reformèrent comme ils purent. Le lendemain, de bonne heure, en marchant sur Weissenfelds, il fallut tirailler contre les Westphaliens, qui nous suivirent jusqu’au village d’Eglaystadt. Le 22, nous bivaquions sur les glacis d’Erfurt, où l’on nous donna des souliers neufs et des effets d’habillement. Cinq ou six compagnies débandées se réunirent à notre bataillon; c’étaient presque tous des conscrits qui n’avaient plus que le souffle. Nos habits neufs et nos souliers nous allaient comme des guérites; mais cela ne nous empêchait pas de sentir la bonne chaleur de ces habits : nous croyions revivre. Il fallut repartir le 22, et les jours suivants nous passâmes près de Gotha, de Teitlèbe, d’Eisenach, de Salmunster. Les Cosaques nous observaient du haut de leurs biques; quelques hussards leur donnaient la chasse, ils se sauvaient comme des voleurs et revenaient aussitôt après. Beaucoup de nos camarades avaient la mauvaise habitude de marauder le soir pendant que nous étions au bivac, ils attrapaient souvent quelque chose; mais il en manquait toujours à l’appel le lendemain, et les sentinelles eurent la consigne de tirer sur ceux qui s’écartaient. Moi, j’avais les fièvres depuis notre départ de Leipzig; elles allaient en augmentant et je grelottais jour et nuit. J’étais devenu si faible, que je pouvais à peine me lever le matin pour me remettre en route. Zébédé me regardait d’un air triste, et me disait quelquefois : « Courage, Joseph, courage ! nous reviendrons tout de même au pays » Ces paroles me ranimaient; je sentais comme un feu me monter à la figure. « Oui, oui, nous reviendrons au pays, disais-je; il faut que je revoie le pays !... » Et je pleurais. Zébédé portait mon sac; quand j’étais trop fatigué, il me disait : « Soutiens-toi sur mon bras... Nous approchons chaque jour maintenant, Joseph... Une quinzaine d’étapes, qu’est-ce que c’est ? » Il me remontait le coeur, mais je n’avais plus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient; malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais en moi-même : « Ce n’est rien... Quand tu verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherine te soignera... Tout ira bien... vous vous marierez ensemble. » J’en voyais d’autres comme moi qui restaient en route, mais j’étais bien loin de me trouver aussi malade qu’eux. J’avais toujours bonne confiance, lorsqu’à trois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant une halte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre en travers de notre retraite, et qu’ils étaient postés dans de grandes forêts où nous devions passer Cette nouvelle me porta le dernier coup, parce que je ne me sentais plus la force d’avancer, ni d’ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et que toutes mes peines pour venir de si loin étaient perdues. Je fis pourtant encore un effort lorsqu’on nous ordonna de marcher, et j’essayai de me lever. « Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons... du courage !... » Mais je ne pouvais pas, et je me mis à sangloter en criant : « Je ne peux pas ! — Lève-toi, faisait-il. — Je ne peux pas... mon Dieu... je ne peux pas ! » Je me cramponnais à son bras... des larmes coulaient le long de son grand nez... Il essaya de me porter, mais il était aussi trop faible. Alors je le retins en lui criant : « Zébédé, ne m’abandonne pas ! » Le capitaine Vidal s’approcha, et me regardant avec tristesse : « Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de l’ambulance vont passer dans une demi-heure... on te prendra. » Mais je savais bien ce que cela voulait dire, et j’attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis à l’oreille : « Ecoute, tu embrasseras Catherine pour moi... tu me le promets !... Tu lui diras que je suis mort en l’embrassant et que tu lui portes ce baiser d’adieu ! — Oui... fit-il en sanglotant tout bas, oui... je lui dirai !... — Ô mon pauvre Joseph ! » Je ne pouvais plus le lâcher; il me posa lui-même à terre et s’en alla bien vite sans tourner la tête. La colonne s’éloignait... je la regardai longtemps, comme on regarde la dernière espérance de vie qui s’en va. Les traînards du bataillon entrèrent dans un pli de terrain... Alors je fermai les yeux, et seulement une heure après, ou même plus longtemps, je me réveillai au bruit du canon, et je vis une division de la garde passer sur la route au pas accéléré, avec des fourgons et de l’artillerie. Sur les fourgons, j’apercevais quelques malades et je criais : « Prenez-moi !... Prenez-moi !... » Mais personne ne faisait attention à mes cris... on passait toujours... et le bruit de la canonnade augmentait. Plus de dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et de l’infanterie; je n’avais plus la force d’appeler. Enfin la queue de tout ce monde arriva; je regardai les sacs et les shakos s’éloigner jusqu’à la descente, puis disparaître, et j’allais me coucher pour toujours lorsque j’entendis encore un grand bruit sur la route. C’étaient cinq ou six pièces qui galopaient, attelées de solides chevaux — les canonniers à droite et à gauche, le sabre à la main -; derrière venaient les caissons. Je n’avais pas plus d’espérance dans ceux-ci que dans les autres, et je regardais pourtant, quand, à côté d’une de ces pièces, je vis s’avancer un grand maigre, roux, décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieux camarade de Leipzig. Il passait sans me voir, mais alors de toutes mes forces, je m’écriai : « Christian !... Christian !... » Et malgré le bruit des canons il s’arrêta, se retourna et m’aperçut au pied d’un arbre; il ouvrait de grands yeux. « Christian, m’écriai-je, aie pitié de moi ! » Alors il revint, me regarda et pâlit : « Comment, c’est toi, mon bon Joseph ! » fit-il en sautant à bas de son cheval. Il me prit dans ses bras comme un enfant, en criant aux hommes qui menaient le dernier fourgon : « Halte !... arrêtez ! » Et, m’embrassant, il me plaça dans ce fourgon, la tête sur un sac. Je vis aussi qu’il étendait un gros manteau de cavalerie sur mes jambes et sur mes pieds, en disant : « Allons... en route... Ça chauffe là-bas ! » C’est tout ce que je me rappelle, car, aussitôt après, je perdis tout sentiment. Il me semble bien avoir entendu depuis comme un roulement d’orage, de cris, des commandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de grands sapins au milieu de la nuit; mais tout cela pour moi n’est qu’un rêve. Ce qu’il y a de sûr, c’est que derrière Salmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-là une grande bataille contre les Bavarois, et qu’on leur passa sur le ventre.ErckmHisto|ErckmHisto022|Chapitre 22
 
== Chapitre 22 ==