« Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 05 » : différence entre les versions

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Version du 12 mars 2021 à 15:38

Librairie nouvelle (p. 31-39).


CHAPITRE V

LES EMBARRAS DU GOUVERNEMENT D’ARCIS


En ce moment, plusieurs groupes de bourgeois, électeurs ou non, stationnaient devant le château d’Arcis, dont la grille donne sur la place, et en retour de laquelle se trouve la porte de la maison Marion.

Cette place est un terrain auquel aboutissent plusieurs routes et plusieurs rues. Il s’y trouve un marché couvert ; puis, en face du château, de l’autre côté de la place qui n’est ni pavée, ni macadamisée, et où la pluie dessine de petites ravines, s’étend une magnifique promenade appelée Avenue des Soupirs. Est-ce à l’honneur ou au blâme des femmes de la ville ? Cette amphibologie est sans doute un trait d’esprit du pays.

Deux belles contre-allées plantées de vieux tilleuls très-touffus, mènent de la place à un boulevard circulaire, qui forme une autre promenade délaissée comme toutes les promenades de province, où l’on aperçoit beaucoup plus d’immondices tranquilles que de promeneurs agités comme ceux de Paris.

Au plus fort de la discussion qu’Achille Pigoult dramatisait avec un sang-froid et un courage dignes d’un orateur du vrai parlement, quatre personnages se promenaient de front sous les tilleuls d’une des contre-allées de l’avenue des Soupirs. Quand ils arrivaient à la place, ils s’arrêtaient d’un commun accord, et regardaient les habitants d’Arcis qui bourdonnaient devant le château, comme des abeilles rentrant le soir à leur ruche.

Ces quatre promeneurs étaient tout le parti ministériel d’Arcis : le sous-préfet, le procureur du roi, son substitut, et monsieur Martener le juge d’instruction. Le président du tribunal est, comme on le sait déjà, partisan de la branche aînée et le dévoué serviteur de la maison de Cinq-Cygne.

— Non, je ne conçois pas le gouvernement, répéta le sous-préfet en montrant les groupes qui épaississaient. En de si graves conjonctures, on me laisse sans instructions !…

— Vous ressemblez en ceci à beaucoup de monde ! répondit Olivier Vinet en souriant.

— Qu’avez-vous à reprocher au gouvernement ? demanda le procureur du roi.

— Le ministère est fort embarrassé, reprit le jeune Martener ; il sait que cet arrondissement appartient en quelque sorte aux Keller, et il se gardera bien de les contrarier. On a des ménagements à garder avec le seul homme comparable à monsieur de Talleyrand. Ce n’est pas au préfet que vous deviez envoyer le commissaire de police, mais au comte de Gondreville.

— En attendant, dit Frédéric Marest, l’opposition se remue, et vous voyez quelle est l’influence du colonel Giguet. Notre maire, monsieur Beauvisage, préside cette réunion préparatoire.

— Après tout, dit sournoisement Olivier Vinet au sous-préfet, Simon Giguet est votre ami, votre camarade de collége ; il sera du parti de monsieur Thiers, et vous ne risquez rien à favoriser sa nomination.

— Avant de tomber, le ministère actuel peut me destituer. Si nous savons quand on nous destitue, nous ne savons jamais quand on nous renomme, dit Antonin Goulard.

— Collinet, l’épicier !… voilà le soixante-septième électeur entré chez le colonel Giguet, dit monsieur Martener qui faisait son métier de juge d’instruction en comptant les électeurs.

— Si Charles Keller est le candidat du ministère, reprit Antonin Goulard, on aurait dû me le dire, et ne pas donner le temps à Simon Giguet de s’emparer des esprits !

Ces quatre personnages arrivèrent en marchant lentement jusqu’à l’endroit où cesse le boulevard, et où il devient la place publique.

— Voilà monsieur Groslier ! dit le juge en apercevant un homme à cheval.

Ce cavalier était le commissaire de police ; il aperçut le gouvernement d’Arcis, réuni sur la voie publique, et se dirigea vers les quatre magistrats.

— Eh bien ! monsieur Groslier ?… fit le sous-préfet en allant causer avec le commissaire à quelques pas de distance des trois magistrats.

— Monsieur, dit le commissaire de police à voix basse, monsieur le préfet m’a chargé de vous apprendre une triste nouvelle, monsieur le vicomte Charles Keller est mort. La nouvelle est arrivée avant-hier à Paris par le télégraphe, et les deux messieurs Keller, monsieur le comte de Gondreville, la maréchale de Carigliano, enfin toute la famille est depuis hier à Gondreville. Abd-el-Kader a repris l’offensive en Afrique, et la guerre s’y fait avec acharnement. Ce pauvre jeune homme a été l’une des premières victimes des hostilités. Vous recevrez, ici même, m’a dit monsieur le préfet, relativement à l’élection, des instructions confidentielles…

— Par qui ?… demanda le sous-préfet.

— Si je le savais, ce ne serait plus confidentiel, répondit le commissaire. Monsieur le préfet lui même ne sait rien. Ce sera, m’a-t-il dit, un secret entre vous et le ministre.

Et il continua son chemin après avoir vu l’heureux sous-préfet mettant un doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence.

— Eh bien ! quelle nouvelle de la préfecture ?… dit le procureur du roi quand Antonin Goulard revint vers le groupe formé par les trois fonctionnaires.

— Rien de bien satisfaisant, répondit d’un air mystérieux Antonin qui marcha lestement comme s’il voulait quitter les magistrats.

En allant vers le milieu de la place assez silencieusement, car les trois magistrats furent comme piqués de la vitesse affectée par le sous-préfet, monsieur Martener aperçut la vieille madame Beauvisage, la mère de Philéas, entourée par presque tous les bourgeois de la place, auxquels elle paraissait faire un récit. Un avoué, nommé Sinot, qui avait la clientèle des royalistes de l’Arrondissement d’Arcis, et qui s’était abstenu d’aller à la réunion Giguet, se détacha du groupe et courut vers la porte de la maison Marion en sonnant avec force.

— Qu’y a-t-il ? dit Frédéric Marest en laissant tomber son lorgnon et instruisant le sous-préfet et le juge de cette circonstance.

— Il y a, messieurs, répondit Antonin Goulard, ne trouvant plus d’utilité à la garde d’un secret qui allait être dévoilé par un autre côté, que Charles Keller a été tué en Afrique, et que cet événement donne les plus belles chances à Simon Giguet ! Vous connaissez Arcis, il ne pouvait y avoir d’autre candidat ministériel que Charles Keller. Tout autre rencontrera contre lui le patriotisme de clocher…

— Un pareil imbécile serait nommé ?… dit Olivier Vinet en riant.

Le substitut, âgé d’environ vingt-trois ans, en sa qualité de fils aîné d’un des plus fameux procureurs généraux, dont l’arrivée au pouvoir date de la révolution de Juillet, avait dû naturellement à l’influence de son père d’entrer dans la magistrature du parquet. Ce procureur général, toujours nommé député par la ville de Provins, est un des arcs-boutants du centre à la Chambre. Aussi le fils, dont la mère est une demoiselle de Chargebœuf, avait-il une assurance, dans ses fonctions et dans son allure, qui révélait le crédit du père. Il exprimait ses opinions sur les hommes et sur les choses, sans trop se gêner ; car il espérait ne pas rester longtemps dans la ville d’Arcis, et passer procureur du roi à Versailles, infaillible marche-pied d’un poste à Paris.

L’air dégagé de ce petit Vinet, l’espèce de fatuité judiciaire que lui donnait la certitude de faire son chemin, gênaient d’autant plus Frédéric Marest que l’esprit le plus mordant appuyait les prétentions du subordonné. Le procureur du Roi, homme de quarante ans, qui, sous la Restauration, avait mis six ans à devenir premier substitut, et que la révolution de Juillet oubliait au parquet d’Arcis, quoiqu’il eût dix-huit mille francs de rente, se trouvait perpétuellement pris entre le désir de se concilier les bonnes grâces d’un procureur général susceptible d’être garde des sceaux tout comme tant d’avocats députés, et la nécessité de garder sa dignité.

Olivier Vinet, mince et fluet, blond, à la figure fade, relevée par deux yeux verts pleins de malice, était de ces jeunes gens railleurs, portés au plaisir, qui savent reprendre l’air gourmé, rogue et pédant dont s’arment les magistrats une fois sur leur siége. Le grand, gros, épais et grave procureur du Roi, venait d’inventer depuis quelques jours un système au moyen duquel il se tirait d’affaires avec le désespérant Vinet, il le traitait comme un père traite un enfant gâté.

— Olivier, répondit-il à son substitut en lui frappant sur l’épaule, un homme qui a autant de portée que vous doit penser que maître Giguet peut devenir député. Vous eussiez dit votre mot tout aussi bien devant des gens d’Arcis qu’entre amis.

— Il y a quelque chose contre Giguet, dit alors monsieur Martener.

Ce bon jeune homme, assez lourd, mais plein de capacité, fils d’un médecin de Provins, devait sa place au procureur-général Vinet, qui fut pendant longtemps avocat à Provins et qui protégeait les gens de Provins, comme le comte de Gondreville protégeait ceux d’Arcis[1].

— Quoi ? fit Antonin.

— Le patriotisme de clocher est terrible contre un homme qu’on impose à des électeurs, reprit le juge ; mais quand il s’agira pour les bonnes gens d’Arcis d’élever un de leurs égaux, la jalousie, l’envie seront plus fortes que le patriotisme.

— C’est bien simple, dit le procureur du Roi, mais c’est bien vrai… Si vous pouvez réunir cinquante voix ministérielles, vous vous trouverez vraisemblablement le maître des élections ici, ajouta-t-il en regardant Antonin Goulard.

— Il suffit d’opposer un candidat du même genre à Simon Giguet, dit Olivier Vinet.

Le sous-préfet laissa percer sur sa figure un mouvement de satisfaction qui ne pouvait échapper à aucun de ses trois compagnons, avec lesquels il s’entendait d’ailleurs très-bien. Garçons tous les quatre, tous assez riches, ils avaient formé, sans aucune préméditation, une alliance pour échapper aux ennuis de la province. Les trois fonctionnaires avaient d’ailleurs remarqué déjà l’espèce de jalousie que Giguet inspirait à Goulard, et qu’une notice sur leurs antécédents fera comprendre.

Fils d’un ancien piqueur de la maison de Simeuse, enrichi par un achat de biens nationaux, Antonin Goulard était, comme Simon Giguet, un enfant d’Arcis. Le vieux Goulard son père quitta l’abbaye du Valpreux (corruption du Val-des-Preux), pour habiter Arcis après la mort de sa femme, et il envoya son fils Antonin au lycée impérial, où le colonel Giguet avait déjà mis son fils Simon. Les deux compatriotes, après s’être trouvés camarades de collége, firent à Paris leur droit ensemble, et leur amitié s’y continua dans les amusements de la jeunesse. Ils se promirent de s’aider les uns les autres à parvenir en se trouvant tous deux dans des carrières différentes. Mais le sort voulut qu’ils devinssent rivaux.

Malgré ses avantages assez positifs, malgré la croix de la Légion d’Honneur que le comte de Gondreville, à défaut d’avancement, avait fait obtenir à Goulard et qui fleurissait sa boutonnière, l’offre de son cœur et de sa position fut honnêtement rejetée, quand, six mois avant le jour où cette histoire commence, Antonin s’était présenté lui-même secrètement à madame Beauvisage.

Aucune démarche de ce genre n’est secrète en province. Le procureur du roi, Frédéric Marest, dont la fortune, la boutonnière, la position étaient égales à celles d’Antonin Goulard, avait essuyé, trois ans auparavant, un refus motivé sur la différence des âges.

Aussi le sous-préfet et le procureur du roi se renfermaient-ils dans les bornes d’une exacte politesse avec les Beauvisage, et se moquaient d’eux en petit comité.

Tous deux en se promenant, ils venaient de deviner et de se communiquer le secret de la candidature de Simon Giguet ; car ils avaient compris, la veille, les espérances de madame Marion. Possédés l’un et l’autre du sentiment qui anime le chien du jardinier, ils étaient pleins d’une secrète bonne volonté pour empêcher l’avocat d’épouser la riche héritière dont la main leur avait été refusée.

— Dieu veuille que je sois le maître des élections, reprit le sous-préfet, et que le comte de Gondreville me fasse nommer préfet, car je n’ai pas plus envie que vous de rester ici, quoique je sois d’Arcis.

— Vous avez une belle occasion de vous faire nommer député, mon chef, dit Olivier Vinet à Marest… Venez voir mon père, qui sans doute arrivera dans quelques heures à Provins, et nous lui demanderons de vous faire prendre pour candidat ministériel…

— Restez ici, reprit Antonin, le ministère a des vues sur la candidature d’Arcis…

— Ah bah ! Mais il y a deux ministères : celui qui croit faire les élections et celui qui croit en profiter, dit Vinet.

— Ne compliquons pas les embarras d’Antonin, répondit Frédéric Marest en faisant un clignement d’yeux à son substitut.

Les quatre magistrats, alors arrivés bien au-delà de l’avenue des Soupirs, sur la place, s’avancèrent jusques devant l’auberge du Mulet, en voyant venir Poupart qui sortait de chez madame Marion.

En ce moment, la porte cochère de la maison vomissait les soixante-sept conspirateurs.

— Vous êtes donc allé dans cette maison ? lui dit Antonin Goulard en lui montrant les murs du jardin Marion qui bordent la route de Brienne en face des écuries du Mulet.

— Je n’y retournerai plus, monsieur le sous-préfet, répondit l’aubergiste ; le fils de monsieur Keller est mort, je n’ai plus rien à faire. Dieu s’est chargé de faire la place nette…

— Eh bien ! Pigoult ?… fit Olivier Vinet en voyant venir toute l’opposition de l’assemblée Marion.

— Eh bien ! répondit le notaire sur le front de qui la sueur non séchée témoignait de ses efforts, Sinot est venu nous apprendre une nouvelle qui les a mis tous d’accord ! À l’exception de cinq dissidents : Poupart, mon grand-père, Mollot, Sinot et moi, tous ont juré, comme au Jeu de Paume, d’employer leurs moyens au triomphe de Simon Giguet, de qui je me suis fait un ennemi mortel. Oh ! nous nous étions échauffés. J’ai toujours amené les Giguet à fulminer contre les Gondreville. Ainsi le vieux comte sera de mon côté. Pas plus tard que demain, il saura tout ce que les soi-disant patriotes d’Arcis ont dit de lui, de sa corruption, de ses infamies, pour se soustraire à sa protection, ou, selon eux, à son joug.

— Ils sont unanimes, dit en souriant Olivier Vinet.

— Aujourd’hui, répondit monsieur Martener.

— Oh ! s’écria Pigoult, le sentiment général des électeurs est de nommer un homme du pays. Qui voulez-vous opposer à Simon Giguet ? un homme qui vient de passer deux heures à expliquer le mot progrès !…

— Nous trouverons le vieux Grévin, s’écria le Sous-préfet.

— Il est sans ambition, répondit Pigoult ; mais il faut avant tout consulter monsieur le comte de Gondreville. Tenez, voyez, ajouta-t-il, avec quels soins Simon reconduit cette ganache dorée de Beauvisage.

Et il montrait l’avocat qui tenait le maire par le bras et lui parlait à l’oreille.

Beauvisage saluait à droite et à gauche tous les habitants qui le regardaient avec la déférence que les gens de province témoignent à l’homme le plus riche de leur ville.

— Il le soigne comme père et maire ! répliqua Vinet.

— Oh ! il aura beau le papelarder, répondit Pigoult qui saisit la pensée cachée dans le calembour du Substitut, la main de Cécile ne dépend ni du père, ni de la mère.

— Et de qui donc ?…

— De mon ancien patron. Simon serait nommé député d’Arcis, il n’aurait pas ville gagnée…

Quoi que le sous-préfet et Frédéric Marest pussent dire à Pigoult, il refusa d’expliquer cette exclamation qui leur avait justement paru grosse d’événements, et qui révélait une certaine connaissance des projets de la famille Beauvisage.

Tout Arcis était en mouvement, non seulement à cause de la fatale nouvelle qui venait d’atteindre la famille Gondreville, mais encore à cause de la grande résolution prise chez les Giguet où, dans ce moment, les trois domestiques et madame Marion travaillaient à tout remettre en état pour pouvoir recevoir pendant la soirée leurs habitués, que la curiosité devait attirer au grand complet.

  1. Voir Pierrette.